• Avez-vous remarqué comme arrêter tend à calquer sa syntaxe sur celle de empêcher ?

    « Arrêter la terre de tourner » (Christian Goubault, 2007), « Plus rien ne pouvait plus [...] arrêter le mal de progresser » (Norbert Crochet, 2008), « Il ne s'arrête sur rien qui puisse l'arrêter de pleurer » (Dominique Eddé, 2012), « Rien ne peut L'arrêter de faire ce qu'Il fera parce qu'Il est ce genre de Dieu » (Anne Régent-Susini, 2013), « Défendre, [c'est] arrêter quelqu'un de faire quelque chose de mal » (Delphine Vuattoux, 2014), « Comment arrêter quelqu'un de ronfler (de boire, de fumer...) ? » (divers forums en ligne).

    Le phénomène n'a pas échappé à l'Académie, qui s'est récemment fendue d'un avertissement sur son site Internet : « Si l'on peut dire arrêter quelqu'un, arrêter quelque chose et empêcher quelqu'un de faire quelque chose, la tournure arrêter quelqu'un de [faire quelque chose] est incorrecte » (rubrique Dire, ne pas dire, 2021). L'ennui, c'est que l'auteur dudit article aurait dû y regarder à deux fois avant d'émettre un avis aussi... arrêté.

    1. D'abord, parce que la construction incriminée est dûment consignée dans le Littré (1863), le Grand Larousse (édition de 1866), le Nouveau Dictionnaire national de Bescherelle (édition de 1893) et le propre Dictionnaire historique (1888) de l'Académie. Excusez du peu !

    On me rétorquera sans doute que ces dictionnaires, anciens, font tous référence à une même et unique citation, vieille de près de quatre siècles : « Je n'ai pas laissé d'en être un peu honteux, et cela m'a arrêté longtemps de vous écrire » (Vincent Voiture [1], 1647). Qu'en 1807, déjà, cet emploi du verbe arrêter passait pour un archaïsme : « On trouve quelquefois dans Voiture des tournures qui blessent la syntaxe adoptée depuis » (Le Mercure de France(2). Et, partant, que les Larousse et Robert d'aujourd'hui ont toutes les raisons de lui fermer leurs colonnes. Qu'à cela ne tienne ! Grevisse, lui, l'accueille à bras ouverts : « Arrêter, au sens de "empêcher", admet la construction avec de et un infinitif : Aucune considération ne l'arrêtera de faire telle chose » (Le Bon Usage, 1959-1980) (3).

    Vérification faite, l'exemple de Voiture est loin d'être isolé, et l'on peut affirmer sans trop se tromper que la construction arrêter quelqu'un (plus rarement quelque chose) de faire quelque chose est attestée de façon continue au sens de « l'en empêcher, l'en retenir » depuis au moins le milieu du XVIe siècle :

    « Aquerir l'amitié [...] des Latins pour ne les arester de passer outre et poursuivre leur entreprise » (Jean Regnart, 1556), « [Qu'il plaise au roy] prester l'oreille aux plaintes et clameurs de son peuple pour les arrester de monter jusques au Ciel » (Remonstrances du Parlement, 1597), « Le groseiller desire [...] d'estre souvent tondu [...] pour l'arrester de monter trop hautement » (Olivier de Serres, 1600), « Qu'il arreste son œil de semer des desirs » (Agrippa d'Aubigné, avant 1630), « [La mort] l'a arresté de faire choses qui longuement peussent conserver sa memoire entre les hommes » (Nicolas Pasquier, avant 1631), « [Le manque de blé] les pouvoit arrêter de faire aucuns progrès » (Richelieu, avant 1642), « [La charité] bannit du cœur ou elle regne tout ce qui peut l'arrester de s'eslever au Ciel » (Bernardin de Paris, 1662), « C'est un frein qui nous arreste [...] de courir apres le peché » (Jacques Biroat, 1668), « Que rien ne t'arrête d'acomplir ton vœu » (La Sainte Bible, édition de 1687), « Je vous prie que [...] rien ne vous arrête de dire la messe » (Madame Guyon, avant 1717), « Qui que ce soit n'entreprendroit de les arrêter de le [= leur pasteur] suivre » (Robert Challe, 1721), « Rien ne pouvoit l'arrêter de passer en Italie » (Jacques Tailhé, 1755), « Rien ne l'arrête de passer le contrat que l'article des lods » (Budé de Boisi, 1758), « Rien ne nous arrêtera d'aller en avant » (Pierre-Zacharie Idlinger d'Espuller, 1762), « Rien ne m'arrête de m'acquitter envers Madame Rousseau de ce que je devais à son mari » (Michal Wielhorski, 1778), « Hâte-toi maintenant : que plus rien ne t'arrête D'aller droit au Beau-père » (Jean-Baptiste Avisse, 1797), « Que rien ne nous arrête D'approcher de l'époux » (Choix de cantiques, 1827), « Rien ne nous arrêtera d'insister là-dessus » (Feuille religieuse du Canton de Vaud, 1836), « Rien ne peut les arrêter de se rendre au lieu de réunion » (Samuel François Dentan, 1838), « Ceci ne devrait toutefois pas arrêter le gouvernement de tenter l'entreprise » (Revue de la Flandre, 1848), « Que rien ne les arrête De revenir au port » (Jules-Achille Sénéchal, 1858), « Rien ne m'arrête de le penser tout haut » (Émile Bergerat, 1880), « Rien ne l'arrêtait de les [= les pauvres] visiter » (Henri Monachon, 1890), « Il est aussi difficile de faire taire la presse que d'arrêter la terre de tourner » (journal La Justice, 1897), « Rien ne m'arrêtera d'aller recevoir de toi un enfant » (Ernest Daudet, 1912), « Que rien ne vous arrête de le suivre » (Bulletin de l'archidiocèse de Rouen, 1914), « Rien ne doit m'arrêter de préciser ce que je distingue » (André Rouveyre, 1933), « Que rien ne nous arrête d'être les témoins de la Vérité » (Louis Gourmaz, 1935), « J'arrête le sang de couler en mettant les mains en croix dessus » (Jean Gabus, 1935), « Rien ne l'arrêtait de mentir » (Emmanuel Bove, 1939), « Rien n'arrête un enfant de grandir » (André Rousseaux, 1942), « La conscience est destructrice, et rien ne l'arrête de détruire » (André Suarès, 1948), « Son intuition, que rien ne saurait l'arrêter de parfaire » (Raymond Bayer, 1953), « J'ai un mal de chien à l'arrêter de pleurer » (Jean Anouilh, 1955), « Rien n'arrête le jour de grandir » (Albert Ayguesparse, avant 1960), « Vous avez l'impression que vous pouvez arrêter l'eau de couler » (André Soubiran, 1967), « Rien ne peut l'[= un sanglot] arrêter de monter et de gonfler » (Claude Seignolle, 1984), « Jeanne ne peut l'arrêter de boire » (Henriette Jelinek, 1986). (4)

    Le tour semble même connaître ces derniers temps un regain de faveur, sous l'influence probable de l'anglais to stop someone from doing something, parfois traduit par « arrêter quelqu'un de faire quelque chose » (501 French Verbs, 1982 ; 27 000 English-French Words Dictionary, 2018) (5).

    2. Ensuite, parce que empêcher (« s'opposer à la volonté d'une personne, ne pas lui permettre d'agir comme elle l'entend ») semble moins pertinent que arrêter (« interrompre quelqu'un dans son action ») quand ladite action est déjà commencée (6). De là, sans doute, la tentation d'écrire : arrêter un enfant de pleurer (« faire que ses pleurs cessent ») plutôt que empêcher un enfant de pleurer (« faire qu'il ne puisse pas pleurer, éviter qu'il ne pleure »). Des usagers, partagés entre le respect des avis de l'Académie et le souci de la nuance, en viennent de bonne foi à privilégier la forme factitive faire arrêter : Il est difficile de faire arrêter un enfant de pleurer pour « il est difficile de faire qu'un enfant arrête de pleurer ». Ce faisant, ils rouvrent malgré eux un ancien débat : arrêter suivi d'un infinitif peut-il s'employer avec le sens de « cesser » ?

    Non, avait d'abord répondu Hanse, rejoint par plusieurs disciples d'occasion (7).

    « Arrêter ne signifie cesser que lorsqu'il est employé absolument, dans le sens de "cesser de marcher, de parler, d'agir" : Arrête ! (ou Arrête-toi). On ne peut donc dire : Il n'arrête pas de plaisanter. On dira : Il ne cesse (pas) de plaisanter » (Hanse, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques, 1949).

    « Arrêter n'ayant pas le sens de "cesser de faire une chose", sauf quand il est employé d'une manière absolue, il faut dire : Il ne cesse pas de tousser (et non : Il n'arrête pas de tousser) » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1956).

    « Arrêter de (ou s'arrêter de), suivi de l'infinitif. Ce tour, analogique de cesser de, est déconseillé. En revanche, l'emploi absolu est toléré » (Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986).

    « Arrêter suivi d'un complément ne signifie pas "cesser de faire quelque chose" mais "interrompre ou faire cesser quelque chose". Il est donc plus correct de dire cesser de bavarder » (Françoise Nore, 2014).

    Ces réserves ne laissent pas d'étonner, tant les contre-exemples sont légion depuis le milieu du XIXe siècle − non seulement dans la langue familière (dialogues de vaudeville, imitation du parler plus ou moins populaire), mais aussi dans l'usage courant et même littéraire :

    « L'inconnu s'arrêta de parler » (Théophile Dinocourt, 1829), « Comment rester debout sous tant de ruines qui ne s'arrêtent pas de crouler ? » (George Sand, 1836), « Ses yeux n'arrêtaient pas de pleurer » (Joseph-Alexis Walsh, 1838), « Je n'arrête pas de travailler » (Adolphe d'Ennery et Clairville, 1845), « Je n'arrêtais pas de faire dire des messes » (Paul Lacroix, 1855), « J'peux pas m'arrêter de pleurer » (Adolphe Jaime, 1855), « Sans s'arrêter de parler » (Prosper Poitevin, 1856), « Il n'arrêta pas de discourir » (Flaubert [8], 1857), « Deux sexes, qui n'arrêtent pas de se dire mutuellement des sottises » (Eugène Hugot et Paul Boisselot, 1858), « La voix aigre d'une bouquetière qui n'arrête pas de crier» (Édouard Cadol, 1879), « La Maheude s'arrêta de crier » (Zola, 1885), « Voilà qu'elle s'arrête de rire » (Alphonse Allais, 1893), « Vous ne pouvez pas vous arrêter de pleurer » (Abel Hermant, 1899), « Arrêtez de me faire souffrir ! » (frères Tharaud, 1918), « Il n'a pas arrêté de parler » (Édouard Bourdet, 1923), « Ils n'arrêtaient pas de fumer » (Mauriac, 1923), « [Il semblait] s'être arrêté de vieillir vers soixante-dix ans » (Marcel Prévost, 1926), « Il n'a pas arrêté de vomir toute la nuit » (Gide, 1927), « Vous n'avez pas arrêté de sourire » (Jacques Deval, 1934), « Elle ne peut s'arrêter de courir » (Bernanos, 1936), « [Il] n'arrêtait pas de faire des plaisanteries » (Camus, 1942), « Elle s'arrête de rire » (Paul Valéry, avant 1945), « Qu'il arrête de me broyer les poignets » (Nicole Dutreil, 1949), etc.

    De leur côté, les tenants de la position de Hanse ne manquent pas de se prévaloir de l'autorité des anciens. À leurs yeux, arrêter de ne peut signifier que « décider de » (selon le Dictionnaire du moyen français ou DMF) (9), « demeurer d'accord, convenir de » (selon le Dictionnaire historique de l'Académie) :

    « J'arrestay de te choisir pour maistre » (Jean-Antoine de Baïf, 1573), « Ils arresterent premierement entre eux de combattre ; non pour vaincre, mais pour mourir » (Nicolas Coeffeteau, 1621), « On arrêta de créer pour ce prince un huitieme électorat et de lui restituer le bas Palatinat » (Condillac, 1775), « Après avoir bien examiné l'affaire, on arrêta de faire telle chose » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1878),

    ne pas arrêter de, « ne pas manquer de » (selon le DMF) :

    « Messieurs, allez vous tous disner, [...] Mais, s'il vous plaist, n'arrestez point De revenir » (Andrieu de la Vigne, 1496), « Je vous prie que pour moy vous n'arrestiez point d'executer vostre victoire » (Blaise de Monluc, avant 1570),

    et s'arrêter de, « se contenter de, se borner à » (selon Godefroy), « se déterminer pour » (selon Wartburg) :

    « Ils s'arrestent en cela de le souhaiter » (La Boétie, vers 1548), « Si je voulois icy m'arrester de vous descrire les gestes et faits des Seigneurs Saxons, [...] il m'en fauldroit faire un juste volume » (André Thevet, 1575), « Sans s'arrester de vouloir forcer le fort de Tergoviste » (Pierre Victor Palma Payet, 1608).

    C'est oublier un peu vite que ces trois constructions sont également (quoique maigrement) attestées dans l'ancienne langue avec le sens de... « cesser » :

    « Arrester de + inf., cesser de : Le gentil roy arresta un poy de parler (Jean le Bel, Vrayes Chroniques, manuscrit du XVe siècle) » (Heinz Studer, Étude descriptive du vocabulaire de Jean le Bel, 1971), « N'arrester de + inf., ne cesser de : Ilz n'arresterent en ceste nuyt de chevauchier (Perceforest, manuscrit du milieu du XVe siècle) » (Gilles Roussineau, Glossaire du Roman de Perceforest, 1979), « Cesser, ou arrester de faire quelque chose » (Christophe Plantin, Thesaurus Theutonicæ linguæ, 1573), « S'arrester de faire quelque chose, Desistere, Desinere, Cessare » (Robert Estienne, Dictionnaire françois-latin, édition de 1549), « Ladicte vescie s'arreste de faire son debvoir » (Isaac Brochart des Affix, 1612), « Il ne doit point s'arrester de faire ce qu'il estimera à propos » (Richelieu, 1639).

    Démenti par l'usage ancien comme par l'usage moderne, Hanse n'eut d'autre choix, trente ans plus tard, que de faire marche arrière :

    « Arrêter et s'arrêter peuvent signifier, en emploi absolu, "cesser d'avancer" ou "cesser d'agir" : Il m'a crié d'arrêter. Arrête ou Arrête-toi. L'autobus s'arrête. Devant de et un infinitif, arrêter et s'arrêter peuvent fort bien signifier aussi "cesser" [!] : Arrête de faire l'idiot. Il n'arrête pas de fumer. Il s'arrête de parler » (Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1983).

    L'Académie attendit 1992 pour se ranger à ce nouvel avis : « Arrêter de, s'arrêter de, cesser de. Elle n'arrête pas, elle ne s'arrête pas de récriminer » (neuvième édition de son Dictionnaire).

    L'histoire aurait pu s'arrêter là... mais c'était compter sans la résistance des esprits chagrins, lesquels cherchèrent à introduire des distinctions (parfois contradictoires) tantôt entre arrêter de et s'arrêter de :

    « La couleur familière ou populaire de la première expression ne vient pas sans doute que de la prohibition qui pèse sur elle. On peut admettre d'ailleurs que s'arrêter de… prenne un aspect moins vulgaire. Comme il n'existe aucune raison à ce privilège, on pensera que simplement le tour, étant plus rare, paraît plus distingué. Mais il est vraiment impossible de réserver au pronominal s'arrêter l'indulgence qu'on refuse à arrêter. Mieux vaut la répandre sur les deux verbes » (André Thérive, Procès de langage, 1962),

    « L'erreur commune est d'employer ce verbe [arrêter] au sens de cesser, qui demanderait le pronominal s'arrêter » (Henry de Julliot, Le Bon Langage, 1970),

    « S'arrêter de + infinitif n'est pas correct ; il faut dire arrêter de + infinitif [...] : Nous devons arrêter de fumer (et non : nous arrêter de fumer) » (Jean-Paul Jauneau, N'écris pas comme tu chattes, 2011),

    tantôt entre (s')arrêter de et cesser de :

    « Cesser de et arrêter de appartiennent à des niveaux de langue différents. Cesser de est plus littéraire, arrêter de est plus familier » (Dupré, 1972),

    « Cesser de serait plus littéraire [que arrêter de] » (Michèle Lenoble-Pinson, 2009),

    « Dans l'expression soignée, on peut remplacer [arrêter de] par cesser de : j'ai cessé de fumer » (Larousse en ligne).

    Le linguiste Jean-Jacques Franckel souligne notamment que, avec l'auxiliaire avoir, arrêter de et cesser de ne sont pas équivalents : « J'ai arrêté de le voir implique une intentionnalité, alors que j'ai cessé de le voir peut signifier qu'un objet a disparu de mon champ de vision » (Études de quelques marqueurs aspectuels du français, 1989). Et il ajoute : « Par conséquent, [...] seul cesser de est compatible avec un tour impersonnel : il a cessé de pleuvoir / ?il a arrêté de pleuvoir. » Il semblait pourtant à Hanse que « l'emploi impersonnel il n'arrête pas de pleuvoir [était] aussi correct que il cesse de » (1983)...

    Vous l'aurez compris : il serait temps que les spécialistes de la langue arrêtassent de jouer avec nos nerfs et accordassent leurs violons.

    (1) Et non pas Voltaire, comme on peut le lire çà et là.

    (2) Il convient ici de préciser que la critique du Mercure de France ne porte pas sur la présence du complément d'objet direct (m'), mais sur la construction arrêter de + infinitif proprement dite : « On ne dit plus arrêter de faire quelque chose. » Celle-ci figure pourtant dans le Dictionnaire (1787) de Féraud et dans la cinquième édition (1798) du Dictionnaire de l'Académie... mais avec le sens de « demeurer d'accord, convenir de », comme nous le verrons par la suite.

    (3) Curieusement, la remarque a disparu des éditions suivantes, sous la houlette d'André Goosse.

    (4) Signalons également la variante avec arrêter pris cette fois au sens de « décider, déterminer » et suivi de la forme négative de l'infinitif (littéralement : « décider quelqu'un à ne pas faire quelque chose », d'où « le retenir, l'empêcher de faire quelque chose ») : « [Pour] l'arrester de ne rien entreprendre contre nous » (Lettres missives d'Henri IV, 1602), « S'il y a quelque difficulté qui le peut arrester de ne m'accorder pas ce que je souhaitte tant » (Gabriel Chappuys, 1608), « Ce qui nous arreste de ne faire deçà glisser plus avant la plume » (Jacques Severt, 1623).

    (5) Cela pourrait expliquer la sur-représentation dudit tour sous les plumes québécoises : « Rien ne pouvait l'arrêter de parler » (Germaine Guèvremont, 1947), « Je voudrais arrêter la terre de tourner » (Élaine Audet, 1958), « Rien ne peut l'arrêter de trembler » (Julien Bigras, 1979), « J'ai arrêté le sang de couler » (Yves Thériault, 1980), « Pour arrêter une plaie de saigner » (Emmanuel Rioux, 1997), « Rien ne peut l'arrêter de glisser sur cette pente de dangerosité » (Guylaine Massoutre, 2007), « Il arrêta la pluie de tomber » (Anne Robillard, 2016), etc.

    (6) « Arrêter signifie faire cesser l'action commencée » (Pierre-Benjamin Lafaye, Dictionnaire des synonymes, 1884).

    (7) Hanse, au demeurant, ne fut pas le premier à avoir une dent contre cet emploi. Jugez-en plutôt : « Ne pas arrêter de faire quelque chose est de la langue vulgaire » (Emil Rodhe, Les Grammairiens et le français parlé, 1901), « Autre erreur peu distinguée dans Les Faux-Monnayeurs de M. André Gide : Une chose à laquelle, depuis des mois, je n'arrêtais pas de penser. Je préférerais : je ne cessais pas » (André Moufflet, Encore le massacre de la langue française, 1935).

    (8) « C'est un des endroits où [Flaubert] parle normand sans s'en apercevoir », note Paul Eugène Robin dans son Dictionnaire du patois normand (1879).

    (9) « Arrête de faire cela ne peut avoir qu'un sens correct : décide de faire cela, et non cesse de » (Henry de Julliot, Le Bon Langage, 1970).

     

    Séparateur

     

    Remarque 1 : Selon André Thérive, « l'assimilation d'arrêter à cesser fut toujours naturelle en français. Elle était admise au sens absolu, intransitif [...] : Arrêtez tout court signifiait bien "cessez d'agir ou de parler" [...]. C'est donc bien artificiellement qu'on a proscrit arrêter de… au sens de cesser de… » (Procès de langage, 1962). Le Dictionnaire historique de la langue française (celui d'Alain Rey) confirme que la première valeur de arrêter intransitif est « cesser d'avancer, de marcher », tout en apportant la précision suivante : « S'arrêter de et infinitif correspond à cesser de ; cet emploi a été repris avec l'intransitif (arrêter de faire quelque chose), avec une valeur spéciale au négatif, qui correspond à "continuer, faire sans cesse" (il n'arrête pas de...). » Le hic, c'est que la chronologie avancée (s'arrêter de, puis arrêter de) n'est pas confirmée par les faits.
    Par ailleurs, il est permis de supposer que, sous l'influence de arrêter quelqu'un de faire quelque chose (« l'en empêcher »), s'arrêter de faire quelque chose ait pu être interprété en « empêcher soi-même de faire quelque chose », d'où « cesser de ».

    Remarque 2 : Selon André Goosse (Le Bon Usage, 2011), arrêter de au sens de « cesser de » est courant à l'impératif et dans les propositions négatives, mais « relativement rare » sans la négation. Dupré, en 1972, s'en tenait prudemment à « moins fréquent »... L'Académie, quant à elle, se distingue en proposant dans la dernière édition de son Dictionnaire plus d'exemples à la forme affirmative qu'à la forme négative : « S'interrompre, arrêter de faire quelque chose » (à l'article « interrompre »), « Paul a arrêté de fumer » (à l'article « présupposé »), « Il avait arrêté de jouer » (à l'article « rechuter »).

    Remarque 3 : Il convient de noter avec Knud Togeby que de est préposition dans s'arrêter de, mais indice de l'infinitif (COD) dans arrêter de.

    Remarque 4 : Pour ne rien simplifier, (s')arrêter a pu aussi construire l'infinitif complément avec la préposition à. Le tour est attesté avec plusieurs acceptions, qu'il n'est pas toujours facile de distinguer et de déterminer :

    • « tarder à » (selon Godefroy et le Dictionnaire historique de l'Académie) : « Il n'arresta pas long temps a recevoir le salaire deu a tels monstres » (Henri Estienne, 1566), « Je n'arresteray jamais a vous advertir de tout ce je pourray entendre » (Blaise de Monluc, 1569),
    • « borner à » (selon Godefroy) : « J'arreste mon envie A ne servir qu'un prince » (Corneille, 1660),
    • « retenir, occuper à » (selon le Dictionnaire historique de l'Académie) : « Une goutte [...] qui vous arreste huit jours à manger des figues et des melons » (Vincent Voiture, avant 1648),
    • « s'attarder à » (selon le DMF et le TLFi), « s'arrêter [au sens propre] pour » (selon Togeby) : « Seroit ce [...] chose vaine et pou profitable soy arrester a reciter et reprouver tous les opinions qui ont esté en ceste matere » (Nicole Oresme, vers 1370), « S'arrester a penser choses honnestes » (Robert Estienne, 1539), « Puis-je m'arrêter à vous parler des progrès de la raison [...] ? » (Condorcet, 1784), « La dame au mezzaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un » (Prosper Mérimée, 1840), « Il s'arrêtait à reprendre haleine » (Flaubert, 1857), « Je m'arrête pendant quelques instants à écouter la conversation de deux consommateurs » (Ludovic Halévy, 1872), « Cette troublante créature est si connue qu'il n'y a pas lieu de s'arrêter à décrire ici sa beauté » (Ernest Daudet, 1891)... et encore de nos jours : « S'arrêter à exposer les faits de l'espèce » (Jacques Picotte, Juridictionnaire, 2009),
    • « se restreindre, se borner à » (selon le Grand Larousse du XIXe siècle), « fixer son comportement dans une certaine attitude, s'appliquer à » (selon Annie Bertin) : « En peché ne veulx assister Jamais […] Në a mal faire m'arrester » (Andrieu de la Vigne, 1496), « Qu'il [= l'homme] ne s'arreste donc pas à regarder simplement les objets qui l'environnent. Qu'il contemple la Nature entiere » (Pascal, avant 1662),
    • « se déterminer à » : « Il s'arrête à en attribuer la possession [d'un patrimoine] à cet aîné » (Joseph de Pesquidoux, 1937).

     

    Arrêter de

     


    1 commentaire
  • Rarement verbe aura donné autant de fil à retordre aux grammairiens et aux lexicographes. Il n'est que d'interroger lesdits spécialistes sur la construction de l'intéressé pour mesurer l'étendue de leurs désaccords :

    « Augurer, verbe transitif direct » (Hanse, 1987 ; Bescherelle La Conjugaison pour tous, 2019).

    « Augurer, verbe intransitif [au sens de "qui n'admet pas de complément d'objet"] » (Le Bescherelle pratique, 2006).

    « Lorsque le verbe augurer est suivi d'un complément, les grammairiens (en tout cas, ceux qui parlent de ce point de grammaire) prônent la construction avec la préposition de (du, de la…) : Cela augure mal du résultat final. La forme transitive directe ne semble pas être donnée » (Jean-Pierre Colignon, 2020).

    Allez vous étonner, devant pareille cacophonie, que le commun des mortels ne sache plus à quel augure se fier ! « Que faut-il dire : "Cela augure d'une situation compliquée" ou "Cela augure une situation compliquée" ? », « J'ai vu à deux reprises dans la presse, qui n'est certes pas un maître pour le bien parler, que le verbe augurer était employé intransitivement. Ne doit-on pas dire augurer l'avenir ? », « Augurer est un verbe transitif direct. On ne dit pas "augurer de quelque chose" mais "augurer quelque chose" », « Contrairement à ce que l'on peut entendre autour de soi, le verbe augurer est transitif indirect, c'est-à-dire qu'il nécessite l'ajout de la préposition de devant son complément d'objet. On augure DE quelque chose », lit-on sur les forums de langue...
    Les sibylles, pythonisses et autres prophétesses consultées à distance (quelques kilomètres à peine, à vol d'oiseau) seront au moins d'accord sur un point : une clarification s'impose.

    Employé au sens de « pressentir, prédire, conjecturer » − donc avec un nom de personne comme sujet −, augurer est un verbe transitif direct, tout comme son compagnon d'infortune et synonyme présager : « J'augure un heureux butin et une heureuse conquête ! » (Georges Duval, 1909), « Il inclinait à présager le pire » (Paul Valéry, 1938). Il n'est pas rare cependant que le complément d'objet direct soit accompagné d'un second complément, généralement introduit par la préposition de et désignant tantôt le signe, l'évènement d'après lequel on forme la prévision, tantôt la chose ou la personne à laquelle se rapporte ladite prévision : quelqu'un augure présage quelque chose de quelque chose ou de quelqu'un.

    (Avec de = "d'après") « De ce soupir que faut-il que j'augure ? » (Racine, 1674), « De ce premier succès, j'augure la réussite de votre projet. Qu'augurez-vous de son attitude ? − Je n'en augure rien de bon » (Larousse en ligne), « Nous pouvons augurer son succès de ses premiers essais ; nous pouvons en augurer son succès » (Grand Robert) ; « On peut de ces temperatures de l'air presager que l'année suivante sera abondante » (Noël Chomel, 1709), « Des premiers résultats, il présage la victoire » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Nous présagions cette éventualité des nouvelles qui nous sont parvenues » (Larousse en ligne), « Je ne présage rien de bon de son silence prolongé » (Girodet).

    (Avec de = "à propos de") « Je voudrais bien savoir ce que vous augurez de mon avenir » (Victor Hugo, 1826), « Voilà ce que vous augurez de moi ! » (George Sand, 1845), « Je ne sais quoi augurer des heures qui vont suivre » (Patrick Grainville, 1986), « Augurer quelque chose de (= à propos de) quelque chose ou quelqu'un » (TLFi) ; « On pouvait tout présager de lui dès ce jeune âge » (Louis Baunard, 1886), « Je ne présageais rien de bon de ce rendez-vous » (Alfred Fabre-Luce, 1957).

    Ce second complément est-il un complément d'objet (indirect) ? Oui, selon Togeby et Blinkenberg, qui présentent respectivement augurer comme un verbe « doublement transitif » (c'est-à-dire susceptible de prendre à la fois un objet direct et un objet indirect) et comme un verbe « à objet tantôt direct, tantôt indirect ». Non, selon Girodet qui, s'exprimant sur la syntaxe du verbe présager, y voit un « complément [circonstanciel] d'origine ou de cause ». Plaide, me semble-t-il, en faveur de cette dernière analyse l'existence de constructions avec d'autres prépositions (ou locutions prépositives) que de pour introduire ce qui autorise ou ce sur quoi porte la prévision :

    (avec à) « [Il] augura leur future grandeur à leur modestie » (Nicolas Perrot d'Ablancourt, 1651), « J'augure à certains signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré » (Anatole France, 1912) ; « On peut présager à certains signes à peu près infaillibles si la vérole sera forte ou faible » (Melchior Robert, 1861) ;

    (avec à partir de) « Louis XIV [...] pouvait augurer à partir des dépêches de Constantinople [...] qu'il y avait de très fortes chances pour que [...] » (Le Soleil, l'aigle et le croissant, 1983) ; « Aussi n'est-il pas illicite de présager [les] événements futurs à partir de leur cause » (traduction de la Somme théologique de Thomas d'Aquin, aux éditions Eslaria, 2013) ;

    (avec d'après) « J'augure d'après votre lettre que vous vous portez bien » (Anatole France, 1917) ; « À ce qu'on peut présager d'après les signes que nous voyons » (Pierre Grappin, 1943) ;

    (avec par) « Augurer la grandeur future d'un monarque par les circonstances qui accompagnerent son entrée au monde » (Gabriel Seigneux de Correvon ?, 1760), « On y faisait galoper de jeunes poulains, afin d'augurer par leur course à quel parti resterait la victoire » (Pierre-Michel-François Chevalier, 1844) ; « Un avocat, seul compétent pour présager, par l'étude des décisions anciennes, la décision prochaine du juge actuellement constitué » (Élie Halévy, 1901) ;

    (avec sur) « Il y en eut qui auguroient sur ledict brouillard qu'il signifioit qu'on alloit prendre terre dans un royaume brouillé » (Brantôme, avant 1614), « Je ne crois pas que l'on puisse rien augurer sur des signes si différents » (Joseph Adde-Margras, 1855) ; « Les connaisseurs [...] n'osaient rien présager sur l'issue de ce combat » (Gustave Aimard, 1864). (1)

    Dans le doute, mieux vaut prudemment parler de « complément indirect », notion fourre-tout de la grammaire moderne, qui regroupe les compléments d'objets indirects et certains compléments circonstanciels de la grammaire traditionnelle.

    Mais laissons là cette question de terminologie et venons-en au cas où le COD est supprimé et le second complément maintenu. Le verbe est alors employé « absolument » (dixit Poitevin, Littré et Rey) au sens de « tirer un augure, un présage ; faire des prédictions » et, le plus souvent, modifié par un adverbe qualitatif précisant si lesdites prédictions sont bonnes ou mauvaises : quelqu'un augure présage bien (mal, mieux, favorablement...) de quelque chose ou de quelqu'un.

    (Avec de = "d'après") « J'augure bien des premiers résultats atteints jusqu'ici » (Hanse), « J'augurai bien de sa phisionomie et de ses civilitez » (abbé Prévost, 1731).

    (Avec de = "à propos de") « J'augure bien du résultat définitif » (Hanse), « Augurer favorablement de l'évolution d'une maladie » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « J'augure mal de la suite de cette aventure » (Girodet), « J'augure mal de cette rousse bien faite [...], mais d'une laideur flagrante » (Colette, 1900) ; « On présage mal de ce voyage » (Edmond Jean François Barbier, 1722), « Je présage bien du jeune artiste » (Le Constitutionnel, 1818). (2)

    Aucun doute cette fois pour Andreas Blinkenberg : « Combiné avec bien ou mal, le verbe [augurer] s'emploie avec un objet indirect, introduit par de » (Le Problème de la transitivité en français moderne, 1960). À tant faire que d'alimenter la querelle des grammairiens, le romaniste danois aurait dû aller au bout de son raisonnement et évoquer le cas, plus troublant encore, où ledit tour est employé sans l'adverbe attendu : augurer / présager de quelque chose. Mais non, pas un mot.
    Blinkenberg, au demeurant, n'est pas le seul à être pris en flagrant délit d'omission. Le TLFi, pour ne citer que l'ouvrage le plus détaillé sur la syntaxe des verbes, n'évoque pas davantage la construction indirecte sans adverbe. Celle-ci n'est pourtant pas inconnue de nos spécialistes :

    (avec augurer) « Combinaison de cartes que des personnes superstitieuses essayent pour augurer du succès [pris au sens neutre de « résultat »] d'une entreprise, d'un vœu, etc. » (Bescherelle, 1846 ; Complément du Dictionnaire de l'Académie, 1847 ; Littré, 1863 ; Grand Larousse, 1875 ; à l'article « réussite »), « Jeu de cartes [...] que l'on utilisait autrefois comme procédé divinatoire, afin d'augurer du succès d'une entreprise, d'un vœu » (TLFi, à l'article « réussite ») − à comparer avec : « Les Grecs, qui s'étoient entêtés du cottabe [jeu d'adresse consistant à jeter le fond d'un verre dans un récipient], auguroient bien ou mal du succès de leurs amours, par la manière dont il leur réussissoit » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1754 ; à l'article « cottabe ») ;

    (avec présager) « Vivre [dans l'incertitude], sans pouvoir présager de l'avenir » (TLFi, à l'article « branche »).

    N'en déplaise aux oiseaux de mauvais augure, le tour augurer / présager de quelque chose n'a rien que de très correct ; il ne se prête simplement pas à la même analyse que augurer / présager quelque chose : ici, le verbe est pris dans son sens transitif et suivi de l'accusatif de la chose prédite ; là, il est employé dans son sens absolu et suivi d'un complément indirect indiquant la chose sur laquelle porte la prévision (plus fréquemment, soit dit en passant, que la chose à l'origine de la prévision). Seul le sens permet donc de déterminer si la préposition est requise ou non : est-il question de concevoir des espérances ou des craintes sur une chose ? ou bien de la prédire, de l'annoncer ? Comparez :

    « Il n'étoit pas difficile d'augurer [= prédire, annoncer] ce qui arriva par la suite » (Charles-Jean-François Hénault, avant 1770) et « Ce n'est pas une raison pour que désormais le médecin ne tienne compte que de la dynamoscopie pour augurer de [= faire des conjectures, bonnes ou mauvaises, sur] ce qui arrivera du malade » (Léo Collongues, 1862).

    « J'augurois sa gloire et ses succès » (Charles Frey de Neuville, 1776) et « Interroge tes cartes. Tu t'en sers bien pour augurer du succès d'un vœu, d'une entreprise ! » (Bernard Waller, 1980).

    « Elle augurait un avenir favorable [= tel était son pressentiment] » (Anatole France, 1899) et « Il est trop tôt pour augurer de l'avenir [= pour savoir de quoi l'avenir sera fait] » (Bernadette Cailler, 1988).

    « J'ose présager un brillant avenir à [telle] méthode » (Alphonse Toussenel, 1872) et « Je ne pouvais présager de l'avenir, mais d'ici une trentaine d'années, quand j'aurais atteint l'âge de Jansen, je ne répondrais plus au téléphone » (Patrick Modiano, 1993).

    « Je présage des choses très extraordinaires en Hollande » (Charles-François de Bonnay, 1805) et « Le voicy Qui praesagist de toutes choses [= qui fait des prédictions sur toutes choses] » (Rabelais, avant 1553). (3)

    Mais là n'est pas le seul écueil que nous réserve notre duo infernal. Selon la commission du Dictionnaire de l'Académie, augurer et présager « sont synonymes mais n'admettent pas les mêmes sujets. Présager peut avoir comme sujet des personnes ou des choses, contrairement à augurer, dont le sujet ne peut être qu'une personne [seule douée d'une faculté de prédiction] ; Littré écrivait d'ailleurs : "Les choses n'augurent pas" » (Dire, ne pas dire, 2016). C'est, me semble-t-il, aller un peu vite en besogne... 

    Que dit exactement Littré ?

    « Le présage est également le signe qui est dans la chose considérée, et le pronostic que nous en tirons. L'augure n'est que le pronostic. Nous présageons, et les choses présagent ; nous augurons, mais les choses n'augurent pas. Ainsi, en parlant du temps, on dira : les présages visibles au ciel, et les présages qui nous viennent à l'esprit en le considérant ; mais, en parlant d'un événement, on dira bien : l'augure que j'en tire ; mais on ne dira pas : l'augure qui y est manifeste. C'est en cet emploi qu'est la différence entre augure et présage » (Dictionnaire de la langue française, 1863).

    À y regarder de près, cette distinction, établie dès 1785 par l'abbé Roubaud (4) et reprise par plus d'un spécialiste au XIXe siècle (Laveaux, Bescherelle, Lafaye, Littré...), paraît bien artificielle, quand on songe que, en latin déjà, augurium comme praesagium possédaient les deux acceptions : « Augurium, (en général) prédiction, prophétie ; le présage lui-même, le signe qui s'offre à l'augure » (Dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot), « Praesagium "connaissance anticipée, prévision, pressentiment" et, par métonymie, "signe permettant de prévoir l'avenir" » (Dictionnaire historique). La métonymie latine est passée en français, au plus tard au milieu du XVIe siècle comme l'attestent les exemples suivants : « Le bon heur d'un augure Venant du ciel pour signe tres heureux » (Ronsard, 1572), « L'augure est visible et manifeste [n'en déplaise à Littré !] » (Nicolas Gueudeville traduisant Plaute, 1719), « Jupiter lui avait manifesté sa volonté par un augure manifeste (expressions de Julien dans sa Lettre aux Athéniens) » (Émile Lefranc, Histoire romaine, 1846), « On y voit [dans ces applaudissements] l'augure de l'union du pouvoir et du peuple » (Alphonse de Lamartine, 1847), « Cet astre souverain [...], c'est l'augure, l'augure manifeste des destinées glorieuses de Rome » (Eugène Fallex, Anthologie des poëtes latins, 1878). Depuis lors, le sens de « signe annonciateur » est consigné dans la plupart des ouvrages lexicographiques : « Augure, pour signe ou presage, augurium » (Dictionnaire françois-latin de Jean Thierry, 1564 ; de Jean Nicot, 1573), « Il se dit et du signe et de l'interprète » (Dictionnaire critique de Féraud, 1787), « Le signe lui-même. Synonyme auspice » (TLFi), « Ce qui semble présager quelque chose ; signe par lequel on juge de l'avenir » (Robert en ligne) et − un comble ! − « Présage, signe par lequel on juge de l'avenir » (Dictionnaire de l'Académie, depuis 1740).

    De la même époque datent les plus anciennes attestations que j'aie pu relever du verbe augurer employé avec un sujet non humain, au sens de « être le signe de, annoncer (une chose à venir) » :

    « Par un vol trop frequent d'orfrayes, de corbeaux, De huppes, de chahuants, qui sinistres oiseaux N'augurent rien de bon » (Pierre de Brach, 1576), « Ainsi que la comete, en un ciel obscurcy, Presage la ruyne, augure le tonnerre » (Loÿs Papon, 1588), « Mais tout si tu vois clair du malheur nous augure » (Antoine de Montchrestien, 1604), « Tel changement n'augure rien de bon au public » (André de Nesmond, avant 1616), « Cela auguroit la grande calamité qui arrivoit en suitte » (Claude Malingre, 1630), « [Un mortel accident] de nostre famille augure la ruine » (Jean Mairet, 1636), « Cela n'augure rien de bon » (Louis de Fontenettes, 1652), « Tout ceci n'augure rien de bon » (Guy Miège, 1688), « Il crut que cet événement auguroit quelque chose de grand » (Edme Baugier, 1721), « Les presages des mots et des noms étoient lorsque le nom qui se presentoit auguroit quelque chose de bon ou de sinistre » (Bernard de Montfaucon, 1722), « Cela nous augure telle chose » (Grégoire de Rostrenen, 1732), « Cette espece de dévotion sévere et misantrope, qui augure mal de son prochain » (Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, 1735) − il est à noter qu'on retrouve là les mêmes constructions qu'avec un sujet humain.

    Partant, on peine à comprendre pourquoi l'Académie, qui admet de longue date l'emploi de augure au sens métonymique de « signe annonciateur » (« Cet évènement est un bon augure, est d'un bon augure, est de bon augure », lit-on encore dans la dernière édition de son Dictionnaire), se réclame aujourd'hui de Littré pour préconiser le recours à une périphrase factitive ou au verbe présager plutôt que de construire augurer avec un nom de chose comme sujet : « On pourra donc dire : son apparition laissait (faisait, permettait d') augurer une catastrophe, on augura une catastrophe à son apparition, son apparition laissait (faisait, permettait de) présager une catastrophe ou son apparition présageait une catastrophe, mais non : son apparition augurait une catastrophe » (Dire, ne pas dire, 2016).

    On ne comprend pas davantage les soupçons d'anglicisme que nos amis québécois font peser sur cet emploi de augurer : « Augurer [est] mis à tout propos pour présager [...]. On dit : "Telle chose augure bien" pour "on augure bien de..." » (Arthur Buies, Anglicismes et canadianismes, 1888), « Prêter à augurer cette acception de présager [« faire prévoir par quelque indication »], c'est commettre un anglicisme : le verbe anglais to augur exprime également l'action des personnes qui augurent et celle des choses qui présagent » (Gérard Dagenais, Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada, 1967) (5). Pas certain, sur ce coup-là, que les Anglais aient tiré les premiers...

    Hanse, de son côté, a le mérite de reconnaître la correction séculaire d'une phrase comme : « Son attitude augure une collaboration fructueuse », mais il ajoute : « Tour vieilli. On dit plutôt : laisse augurer. » Vieilli, ledit tour ? Qu'on en juge :

    « Ce début dans la vie me semble bien mal augurer de la suite » (Jean Dutourd, 1965), « Une pluie fine et molle qui n'augurait rien de bon » (Victor-Lévy Beaulieu, 1974), « Ces appréciations [...], qui auguraient assez mal des découvertes en Orient de l'archéologue et de l'historien d'art » (Jean d'Ormesson, 1982), « Voilà qui augure bien mal de la nuit de noces ! » (Juliette Benzoni, 1985), « Au moins, cela augurait bien de la nuit qui viendrait » (Claude Duneton, 1991), « La bonne grâce chanceuse qui vous caractérise, et qui augurait bien de votre venue parmi nous » (Bertrand Poirot-Delpech, 1999), « Cette solitude qui en augurait une autre » (Véronique Olmi, 2011), « Que le terme orthographe soit lui-même irrégulier, cela augure mal et fait un peu désordre ! » (Bernard Cerquiglini, 2012), « Les chuchotis d'entourage n'augurent rien de bon » (Marc Lambron, 2014), « Tout cela augurait mal du XXVIIIe Congrès » (Hélène Carrère d'Encausse, 2015), « [Il] avait goûté l'échantillon de rosé [...] sans déplaisir, ce qui augurait une commande » (Angelo Rinaldi, 2016), « Avec une jubilation qui augurait le pire » (Didier van Cauwelaert, 2016), « Cette décision symbolique augure mal des temps à venir » (Jean-Marie Rouart, 2017), « Ce message augurait le pire pour nous tous » (Éliette Abécassis, 2018), « Neuf fois sur dix, les éclipses, les étoiles filantes ou les halos bizarres augurent des désastres » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2021), « Divorce entre le substantif [fraternité] et l'adjectif [fraternel] qui augurait bien mal de leur Révolution » (Erik Orsenna, 2021), « Cela augurait une relation plus longue que d'habitude » (Marc Dugain, 2022).

    « Ce début augure mal » (TLFi, à l'article « promettre »), « Ces résultats augurent bien, mal de l'avenir » (Le Bescherelle pratique, 2006), « Tout cela n'augure rien de bon » (Larousse en ligne), « Tout ceci n'augure pas bien de la suite » (Robert en ligne).

    Vous l'aurez compris : il en va, là encore, de augurer comme de présager. Autrement dit, le choix nous est laissé d'écrire, avec ou sans semi-auxiliaire : quelque chose augure / présage quelque chose (ici, le verbe est pris au sens de « être le signe annonciateur de ») ou quelque chose laisse (fait) augurer / présager quelque chose (là, le verbe est pris au sens de « prévoir »). Comparez : « Son attitude augure (ou, plus courant, laisse augurer) de bonnes relations futures » (Larousse en ligne) et « Son silence présage souvent une explosion de colère », « Cet incident ne laisse rien présager de bon » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Est-il besoin de préciser, cela dit, que rien n'empêche ceux qui le souhaitent de se conformer aux recommandations de l'Académie et de réserver augurer aux sujets animés ? Encore leur faudra-t-il ne pas commettre d'impair au moment de construire son complément... Ils écriront donc de préférence : j'augure bien de la suite, cela présage bien de la suite, cela présage une suite favorable, cela laisse augurer une suite favorable, la suite s'annonce bien... et se garderont d'imiter les exemples suivants : « Un premier roman écrit avec une sûreté qui laisse augurer d'une très belle carrière » (Pierre Moinot, 1999), « Voilà qui augure bien les choses » (Jean Rinaldi, 2007), « Rarement en Russie succession d'un souverain à un autre se révéla plus aisée, ce qui semblait augurer d'un règne heureux » (Hélène Carrère d'Encausse, 2013), « Tout cela présageait d'un avenir meilleur, tour fautif pour Tout cela présageait un avenir meilleur » (Girodet).
    Mais brisons là. De ce (saint) augure on ne va pas faire tout un fromage !
     

    (1) On relève encore d'autres compléments, introduits par :

    à (sur le modèle de annoncer quelque chose à quelqu'un) : « Quand les Candiens vouloient augurer un grant mal à quelqu'un » (Claude Gruget, 1557), « Quoi qu'on nous augure et qu'on nous fasse craindre » (Malherbe, 1615), « J'eus droit d'augurer à la Suède une félicité [éternelle] » (Simon Arnauld de Pomponne, avant 1699), « Ce n'est pas qu'il manquât de sceptiques pour augurer à ce nouveau pacte le sort de ses aînés » (Louis Reybaud, 1848), « Je vous augure tous les biens que vous méritez » (George Sand, 1853) ; « Cette horrible catastrophe que je vous ai présagée depuis si longtemps » (Marat, 1790), « Ils ont trop beau jeu à nous présager des malheurs » (Anatole France, 1905) ;

    pour (sur le modèle de tirer un bon, un mauvais augure de quelque chose pour quelqu'un) : « Je n'ai garde d'augurer une si glorieuse destinée pour le glossaire françois » (La Curne de Sainte-Palaye, 1763), « Il se fait une maligne joie d'augurer pour moi un échec » (Balzac, 1849), « C'est donc un avenir de loyauté et de fidélité que j'augure pour vous » (R. P. Constant, 1885) ; « Je présageais pour nous un avenir fort triste » (Augustin Boyer d'Agen, 1896).

    De là des constructions complexes à trois compléments : « Je félicite M. Bochart de l'achèvement de son travail et lui en augure un grand accroissement de réputation » (Jean Chapelain, 1663), « Je n'augure rien de bon pour elle de ce voyage là » (Id., 1666), « Que peut-on augurer pour notre littérature de ce goût mesquin ? » (Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, 1765), « Ce que vous dites n'est que trop vrai [...] et j'en augure un bon succès pour l'objet de ma mission » (Voltaire, avant 1778) ; « Je n'en presage rien de bon pour [...] » (Jean-Pierre Camus, avant 1652).

    (2) Exemples de cette construction avec d'autres compléments : « Il n'a jamais eu l'imagination bien vive [...], mais c'est par là que j'ai toujours bien auguré de sa judiciaire [= de son jugement] » (Molière, 1673), « J'augure bien pour vous du trouble de leur ame » (David Augustin de Brueys, 1699), « Chacun augure favorablement pour soi » (Jean-Baptiste Massillon, avant 1742), « Sur ce que je vois, j'augure bien de vous » (François Andrieux, 1822), « Vous me faites plaisir de me parler ainsi, et j'en augure bien pour le sort d'Edmond » (Alexandre Dumas, 1846), « Vous pouvez augurer mieux, pour vos intérêts, de l'avenir que du passé » (George Sand, 1862) ; « Il présage bien de ce choix pour cellui qui devra être fait en députés » (Archives historiques du département de la Gironde, 1791).

    À l'inverse, le tour augurer / présager bien (mal...) est attesté sans complément au sens de « faire des prédictions exactes (fausses) » ou de « avoir un pressentiment (favorable, défavorable) » :

    « Mais si j'augure bien [...], mardy ne sera pas Si mouillé qu'aujourd'huy » (Ronsard, 1584), « [Louys de] Bretailles n'auguroit pas mal » (Jean de Serres, 1597), « J'en ai, si j'augure bien, Un infaillible moïen » (Henri Richer, 1729), « J'étois consterné de cette prédiction [...]. Aujourd'hui, j'augure mieux » (Paul-Louis de Bauclair, 1765), « Vous avez auguré vrai » (Restif de La Bretonne, 1778), « La Fayette lui-même augurait mieux » (Denys Cochin, 1912), « Condamnés à ne voir ni ne toucher rien, nous devons augurer juste » (René Boylesve, 1924) ; « Et si je présage bien, [ils] arriveront bientôt » (Léon Boucher, 1874).

    (3) Autres exemples de cette construction indirecte : « On dut augurer par la hardiesse et la force de son coup d'essai, de ce qu'il pouvait faire » (Joseph Naudet, 1825), « Ils augurent, d'après leurs cris, du succès de la bataille » (Charles Cayx, 1836), « [Je] m'en rapporte aux faits visibles pour augurer des volontés de Dieu » (Adolphe Thiers, 1848), « Ne faut-il pas examiner le présent pour augurer de l'avenir ? (George Sand, 1871), « [Des princes de la science] arrivaient sur le terrain avec des dispositions d'esprit que je trouvais profondément indépendantes, acérées, agressives même. Et j'augurais d'un beau tournoi » (Georges Duhamel, 1918), « On se gardera bien, sur le seul examen des titres, d'augurer de la nature des ouvrages » (Bernard Quemada, 1967), « On ne pouvait mieux faire que de donner à un lycée [...], pour augurer de ses succès, [...] le nom d'André Maurois » (Maurice Druon, 1970).

    (4) « Le présage est également le signe, la chose même qui annonce l'avenir ; et la conjecture, le pronostic que nous tirons des objets. L'augure est simplement l'idée que nous nous formons de l'avenir d'après certaines données [...]. Nous augurons, mais les choses n'augurent pas. Les choses présagent, et nous présageons. On tire l'augure, on voit certains présages. L'augure est dans notre imagination, et non dans l'objet ; le présage est dans l'objet et dans notre esprit. Ainsi le mot présage a deux acceptions différentes, et celui d'augure n'en a qu'une » (Nouveaux Synonymes françois, 1785). Et Roubaud d'ajouter cette remarque, en forme de réponse anticipée à une objection prévisible : « Si nous disons d'une chose que c'est un bon ou mauvais augure, c'est pour dire qu'elle est d'un bon ou mauvais augure. » Bel exemple de raisonnement fallacieux, dans la mesure où l'argument métonymique vaut aussi bien (fût-ce à rebours) pour présage : si nous disons d'une chose qu'elle est d'un bon ou d'un funeste présage, n'est-ce pas pour dire qu'elle est un bon ou un funeste présage ?

    (5) Et aussi, plus généralement : « Ça augure bien, ça augure mal. En France, on dit : Nous augurons, mais les choses n'augurent pas » (Sylva Clapin, Dictionnaire canadien-français, 1894), « Dites : Je n'augure rien de bon de cette affaire, et non : Cette affaire augure mal » (Raoul Rinfret, Dictionnaire de nos fautes contre la langue française, Montréal, 1896), « Augurer est un verbe transitif qui signifie "conjecturer". Il ne peut donc avoir pour sujet qu'un nom de personne » (Bulletin du parler français au Canada, 1904).

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    Remarque 1
     : Augurer est emprunté du latin augurare (« prendre les augures, en particulier d'après l'observation du vol des oiseaux ; prédire, pressentir, conjecturer »), lui-même issu de augur (« prêtre chargé de prendre les augures »). L'origine de ce dernier mot reste floue : les uns le dérivent de augere (« augmenter ») − l'idée étant celle d'un prêtre qui fournit des présages favorables, « propres à accroître les entreprises humaines » (selon le Dictionnaire historique) − ; les autres de curare, « dont la signification propre est "regarder, voir, observer" » (selon Antoine Court de Gébelin, 1773) − de là augurare, littéralement aves curare (« observer les oiseaux ») ou ave curare (« voir d'après, par l'oiseau ») − ; d'autres encore de garrire (« gazouiller »).

    Remarque 2 : Sur le genre de augure, voir cet article.

    Remarque 3 : On s'étonne de lire à l'article « augure » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Conjoncture, présage qu'on tirait [dans l'Antiquité romaine] de l'observation du vol des oiseaux, de l'appétit des poulets sacrés, de l'observation du ciel, etc. » Conjecture eût été autrement congruent... à la situation !

    Augurer

     

     

     


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  • Avec quelle préposition spécifique se construit-il ? La question, quand elle pourrait paraître anodine, embarrasse les spécialistes de la langue, dont la plupart ne mentionnent prudemment que l'emploi absolu de l'adjectif, c'est-à-dire sans complément et donc sans préposition (différence spécifique, médicament spécifique, nom spécifique, qualité spécifique...).

    Seuls le TLFi et l'Office québécois de la langue française daignent apporter une réponse claire : selon eux, spécifique − emprunté du latin specificus (« qui est propre à une seule espèce, à une seule chose ») − peut se construire indifféremment avec à ou de. Pour preuve, ces exemples puisés, comme il se doit, aux « meilleures sources » : « Ces dernières [expressions] sont assez spécifiques au vocabulaire de Teilhard de Chardin » (Le Français moderne), « Les effets spécifiques à ces régimes » (François Perroux), « Est-ce là un phénomène momentané, local, spécifique à la Russie ? » (Michel Déon), «  Le désastre de Columbia n'est pas spécifique au système de navette construit et employé par les États-Unis » (Alain Rey), « Le point d'interrogation est le point spécifique à l'interrogation directe » (Bénédicte Gaillard et Jean-Pierre Colignon), « Ils doivent utiliser la forme spécifique à leur langue » (Marie-Noëlle Gary-Prieur), à côté de « L'âme est cet aspect de nous-mêmes qui est spécifique de notre nature » (Alexis Carrel), « [La réponse] est spécifique de chaque microbe agresseur » (Yves Pouliquen), « Mais il est un problème spécifique de la série des [Arsène] Lupin » (Jean-Paul Colin), « J’ai déjà dit que votre patronyme n’est en rien spécifique de votre famille en particulier » (Jean-Christophe Rufin).

    Grevisse lui-même, dans Le Bon Usage, hésite entre les deux constructions, sans qu'il soit possible de percevoir une réelle différence de sens : « Les problèmes spécifiques à telle ou telle catégorie » (§ 427), « Ils sont susceptibles d'avoir des compléments d'objet et d'autres compléments spécifiques au verbe » (§ 920), mais « Nous ne retiendrons ici que ce qui est spécifique de l'adjectif » (§ 563).

    Du côté du Dictionnaire de l'Académie, en revanche, aucune trace de construction avec une préposition à l'entrée « spécifique » de la huitième édition (à l'exception notable de La quinine est un spécifique contre la fièvre, où spécifique est employé substantivement au sens de « médicament propre à guérir une maladie donnée »). Renseignements pris dans la neuvième édition, deux exemples nous éclairent un tant soit peu sur la position des Immortels : « Les cartes d'État-major comportent actuellement un système de référence spécifique aux armées » (à l'entrée « état-major ») et « Une interprétation très libre des éléments ornementaux spécifiques de chacun des cinq ordres architecturaux » (à l'entrée « ordre »).

    C'est de façon tout aussi détournée que le sujet est évoqué par Hanse dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne : « Le remède spécifique d'une maladie (noter que propre se construit avec à) » − sous-entendu : spécifique, lui, se construit avec de, qui ne se rapporterait donc pas ici à remède. De quoi semer le trouble parmi des usagers persuadés, d'une part, que la préposition de, dans ce type de construction, sert à introduire le complément du nom plutôt que celui de l'adjectif ; d'autre part, que la préposition à est attestée depuis belle lurette dans cet emploi didactique. Que l'on songe à : « remède spécifique à la vérole » (1579), « Quel remède peut-on apporter spécifique à un si grand mal ? » (1676), « Ayez donc recours à la bonne pervenche, bien verte et bien amère, mais bien spécifique à vos maux » (Mme de Sévigné, 1684), « Des plantes reconnues spécifiques aux maladies des navigateurs » (Bougainville, 1771).

    Difficile, vous l'aurez compris, de différencier les deux constructions sans être aussitôt soupçonné de partialité. J'avoue ainsi que l'avis du linguiste Jean-Paul Colin en la matière me laisse à tout le moins perplexe : « On hésite souvent, écrit-il dans son Dictionnaire des difficultés du français, entre les prépositions de et à ; il semble que la première soit préférable (comme pour caractéristique, typique) : Un médicament spécifique de la toux. La préposition à provient sans doute de l’influence des adjectifs spécial et propre, qui se construisent ainsi. » Mais enfin, je vous le demande, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer l'hypothèse inverse ? À savoir : « Il semble que à soit préférable (comme pour propre, spécial) : Un médicament spécifique à la toux. La préposition de provient sans doute de l'influence des adjectifs caractéristique, typique, qui se construisent ainsi. »

    Tout ce que l'on peut affirmer sans trop se tromper, c'est que à et de sont bien inscrits − avec contre et pour : « remède spécifique contre la colique », « [Le diamant] est spécifique contre la peste », « Le quinquina est un remède spécifique pour la fièvre » (Richelet), « Je suis le cavalier de France le plus spécifique pour la consolation des dames » (Jean-François Regnard, cité par Littré) − au générique des prépositions employées de longue date après spécifique.

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    Remarque : Le verbe spécifier a beau signifier « exprimer, déterminer en particulier, en détail », il serait abusif, à en croire certains spécialistes, d'utiliser l'adjectif spécifique comme synonyme de « spécial » ou de « particulier » (Académie, Dupré), de « précis » ou d’« explicite » sous l'influence de l'anglais specific (Office québécois de la langue française). Il n'est pourtant que de consulter le Littré ou le Grand Larousse pour constater que l'intéressé s'est employé par extension à l'époque classique au sens de « précis, déterminé » : « Un fait aussi positif et aussi spécifique que celui-là » (cardinal de Retz). Ne prend-on pas un peu vite pour un anglicisme ce qui n'est, peut-être, que la survivance (ou la reviviscence) d'un archaïsme ?

     

    Spécifique à, de

     


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  • Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle récemment en ces termes : « Très souvent, on trouve des phrases du genre "pour comprendre ce qu'il s'est passé", dans lesquelles la proposition subordonnée contient un verbe impersonnel. Personnellement, j'écrirais "pour comprendre ce qui s'est passé" et je considère que la graphie initiale est fautive parce qu'elle crée un double sujet au verbe pronominal "se passer" [...]. Quel est votre avis ? »

    Il me faut bien avouer que je ne partage pas les réserves de mon interlocuteur. Car enfin, quelle est la différence, sur le plan grammatical, entre ce qui se passe et ce qu'il se passe ?

    Dans la première construction, qui − mis pour ce − est le sujet du verbe construit personnellement.

    Tel évènement se passe en France → Ce qui se passe en France.

    Dans la seconde construction, où le verbe se passer est cette fois employé à la forme impersonnelle, il est sujet apparent (ainsi appelé parce qu'il ne désigne rien de précis) et le relatif qu', sujet réel (ou logique).

    Il se passe quelque chose en France → Ce qu'il se passe en France.

    Sous l'angle du sens, que la tournure soit personnelle ou impersonnelle ne change rien, vous en conviendrez, à notre affaire − plus encore à l'oral, où l'on n'entend guère la différence entre qui et qu'il. D'où le constat de l'Académie sur son site Internet : « On peut donc écrire aussi bien : nous verrons ce qui se passera ou ce qu'il se passera. » (*) C'est que, explique Thomas, « il n'est pas de règle formelle pour distinguer ces deux expressions [ce qui et ce qu'il], qu'on emploie indifféremment, sauf avec falloir (ce qu'il faut et non ce qui faut) et avec plaire, où "il convient d'employer ce qu'il quand on veut sous-entendre après plaire l'infinitif du verbe employé précédemment" (Hanse). »

    Rien que de très logique, au demeurant : falloir étant un verbe exclusivement impersonnel (c'est-à-dire qui ne s'utilise qu'à la troisième personne du singulier), on doit toujours écrire ce qu'il (faut). Avec le verbe plaire, il est possible de distinguer la construction impersonnelle de la construction personnelle : Fais ce qu'il te plaît (de faire) (entendez : ce que tu voudras) n'a pas exactement le même sens que Fais ce qui te plaît (entendez : ce qui t'est agréable, ce qui t'attire). Avec les autres verbes admettant la double construction (advenir, arriver, convenir, pouvoir, prendre, résulter, se passer, etc.), on a généralement le choix − même si, en l'espèce, les Le Bidois considèrent que « ce qu'il, sans s'imposer absolument, est préférable à ce qui » : ce qui m'arrive ou ce qu'il m'arrive ; Qu'est-ce qui se passe ? ou Qu'est-ce qu'il se passe ? (mieux : Que se passe-t-il ?) ; etc. Toutefois, il est des cas où seule la forme impersonnelle est possible : ce qu'il convient de faire, ce qu'il lui est demandé de faire (le relatif qu' est ici complément de l'infinitif, exprimé ou sous-entendu).

    Reste à évoquer le cas du verbe... rester, sur lequel les spécialistes ont du mal à s'accorder : Hanse, rejoint par l'Office québécois de la langue française, admet les deux constructions sans distinction de sens (Il sait ce qui lui reste à faire ou ce qu'il lui reste à faire, étant donné que l'on peut dire telle chose lui reste à faire ou il lui reste à faire telle chose), quand Abel Hermant, péremptoire, écrit : « N'est-il pas clair que vous direz sans hésitation, c'est tout ce qui me reste, et je sais ce qu'il me reste à faire ? » Girodet, très attaché aux nuances, considère de son côté que le tour ce qui reste serait « plus usuel », ce qu'il reste, « plus littéraire ».

    Ce qui... me fait dire que, tout bien réfléchi, cette affaire n'est peut-être pas aussi claire qu'on voudrait nous le faire croire.

    (*) Dans la neuvième édition de son Dictionnaire, toutefois, l'Académie ne donne que des exemples avec ce qui : « Voilà ce qui se passe quand on manque de jugement », « Sans tenir compte de ce qui se passe ou de ce qui s'est passé », « Savoir ce qui se passe », « Tout ce qui se passe », etc. Il n'empêche − et n'en déplaise à André Cherpillod pour qui le tour ce qui se passe « est bien plus élégant et surtout plus conforme à la tradition séculaire du français », les auteurs (du XXe siècle) restent partagés : « Sans que Nicole pût seulement se douter de ce qu'il se passait » (Albert t'Serstevens), « Ce qu'il se passa, je l'ignore » (Émile Henriot), « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » (André Malraux), « Il se passe avec le désespoir ce qu'il se passe avec à peu près tous les sentiments et toutes les passions » (Jean Dutourd), « Pour savoir ce qu'il se passe » (Le Clézio), à côté de « Qu'est-ce qui s'est passé, il y a quatre ans ? » (Roger Martin du Gard), « [Il] était par conséquent fort au courant de ce qui se passait » (Jean Guéhenno), « Qu'est-ce qui s'est passé à Paris depuis notre départ ? » (Simone de Beauvoir), « A-t-elle vraiment tout oublié de ce qui s'est passé entre eux ? » (Alain Robbe-Grillet).

     

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    Remarque 1 : La construction impersonnelle ce qu'il se passe est attestée depuis au moins la fin du XVIe siècle : « Ceulx cy estans informés de ce qu'il se passoit » (Annales indiques, 1590), « [Il] aprint de Calibes amplement ce qu'il se passoit dedans le Royaume de China » (Jean du Bec-Crespin, 1595), « Ayans rendu compte au roy de tout ce qu'il se passe » (Henry de Beauvau, 1608), mais reste rare jusqu'au XIXe siècle. Signalons également un « selonc ce qu'il se dit » chez Philippe de Mézières (vers 1390).

    Remarque 2 : Quand l'antécédent du relatif est non plus le pronom neutre ce mais un nom, la tournure personnelle est plus fréquente que la tournure impersonnelle : Le malheur qui lui est arrivé. Le temps qui s'est écoulé. Les miettes qui restent au fond des poches.

    Remarque 3 : Selon Lucien Foulet, « entre que se passe-t-il ? et qu'est-ce qui se passe ? un intermédiaire est nécessaire et on le trouve dans la forme qu'est-ce qu'il se passe ? [...] où le qu' correspond au que de que se passe-t-il ?, et c'est pourquoi nous avons dit que c'est là la forme correcte "en droit" » (Romania, 1923).

    Remarque 4 : Voir également le billet Donner de.

     

    Ce qui /  Ce qu'il

     


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  • Voilà une locution au charme suranné, dont tout porte à croire qu'elle est mal comprise par nos contemporains. Il faut bien reconnaître que son maniement, pour le moins délicat, est source d'ambiguïtés.

    Ambiguïté de sens, d'abord. Déverbal de cesser, cesse serait un substantif féminin auquel Littré donne le sens de « fin, relâche », Hanse, celui de « repos, répit », Duneton, celui de « arrêt, cessation ». J'écris serait car, après tout, personne n'est en mesure de le confirmer puisque le bougre présente la particularité de toujours s'employer sans article, comme dans sans cesse, « sans arrêt, sans relâche ».
    Employée « absolument », la locution n'avoir (pas, point) de cesse peut se confondre avec ne (point) cesser : Sa haine contre vous n'aura point de cesse, entendez n'aura jamais de fin, donc ne cessera jamais. Il en va différemment du tour n'avoir (pas, point) de cesse que suivi d'un verbe, où que est mis pour avant que. Le sens est désormais celui de « ne pas trouver le repos avant que, ne pas connaître de répit avant que, ne pas s'arrêter avant que », ce qui laisse entrevoir cette fois une différence de taille avec la locution ne (pas) cesser de : celle-ci exprime une action que l'on répète, quand celle-là introduit un objectif que l'on s'efforce d'atteindre (*).
    Problème : l'Académie, dans la dernière édition de son Dictionnaire, sème le trouble en donnant à penser que les deux formulations seraient synonymes  : « N'avoir point de cesse que, ne pas cesser, ne pas trouver le repos avant que. Il n'aura point de cesse qu'il n'ait obtenu cette place. » Faut-il comprendre que il ne s'accordera aucun répit avant d'avoir obtenu cette place, il n'arrêtera pas ses efforts tant qu'il n'aura pas obtenu cette place équivaudrait à il n'a pas cessé... d'obtenir cette place ? C'est absurde ! On retiendra donc que n'avoir (point) de cesse que ne signifie pas « ne pas cesser de » mais « ne pas cesser (ses efforts) avant d'avoir obtenu que ».

    Ambiguïté de construction, ensuite. Si tous les spécialistes s'accordent sur le tour classique n'avoir (pas, point) de cesse que suivi du subjonctif, mode de l'action non réalisée (puisque celle-ci n'est pas encore accomplie, au moment où l'on n'a point de cesse), l'unanimité n'est plus de mise concernant la présence du ne avant le verbe : non explétif (donc nécessaire) chez Hanse, explétif (donc facultatif) chez Girodet et Larousse, ledit adverbe est carrément passé sous silence chez Duneton. De son côté, le Robert lui fait bon accueil : Il n'aura (pas) de cesse qu'il n'obtienne ce qu'il veut. En l'espèce, sans doute aurait-il été de meilleure langue d'écrire Il n'aura (pas) de cesse qu'il n'ait obtenu ce qu'il veut, afin de respecter la concordance des temps... Un mode (le subjonctif) en pleine désaffection, une particule (ne) dont on ne mesure plus l'utilité, une concordance des temps hasardeuse : c'en était trop pour le locuteur du XXe siècle.
    Aussi a-t-on vu fleurir, sur le modèle cesser de faire quelque chose (quand le sujet de la principale est le même que celui de la subordonnée), la construction n'avoir de cesse de suivie de l'infinitif, indéniablement plus légère à manier : Il n'aura de cesse d'obtenir ce qu'il veut. Le sens est celui de « faire des tentatives répétées pour », équivalent raffiné de « faire des pieds et des mains ». Problème : l'usage moderne a tendance à perdre en chemin l'idée exprimée par avant que, à force de confondre l'objectif et les moyens. À cet égard, les exemples trouvés cette fois dans le Larousse en ligne sont édifiants : « Il n'aura de cesse de clamer son innocence ; il n'aura de cesse qu'il n'obtienne satisfaction. » Il me paraît en effet dommageable de mettre ces deux formulations sur le même plan, tant il n'aura de cesse de clamer son innocence se confond avec il ne cessera de clamer son innocence − en aucun cas avec il fera tout pour être innocenté −, quand il n'aura de cesse qu'il n'obtienne satisfaction traduit la détermination du sujet mû par le désir de parvenir à ses fins. L'ambiguïté est telle qu'elle conduit à des aberrations, comme le montre cette « correction » apportée à une citation de Justin Godart sur la xénophobie (dans Revue d'histoire de la Shoah) : « Nous l'avons toujours dénoncée et nous n'aurons de cesse [de continuer à le faire] tant qu'elle n'aura cessé ! » Faut-il que le substantif cesse soit à ce point incompris pour que des auteurs aient jugé nécessaire de modifier une construction pourtant correcte (quoique redondante), au risque de verser dans le non-sens ! Car, s'il est clair que leur hypercorrection entretient la confusion avec ne pas cesser de, que peut bien vouloir signifier ne pas cesser de continuer ?
    Pour faire pièce à cette dérive et
    renouer avec le sens originel de la locution, certains ont voulu privilégier (toujours quand le sujet ne change pas) la construction n'avoir (pas, point) de cesse que de suivie de l'infinitif : Il n'aura pas de cesse que d'obtenir ce qu'il veut, comme on a pu écrire : Il ne partira pas avant que d'avoir fini. Force est de constater que cet effort louable n'a pas été couronné de succès. Il n'aura de cesse avant d'obtenir ce qu'il veut constitue sans doute un compromis plus séduisant, tant sur la forme que sur le fond.

    (*) On comprend qu'un équivalent de Il n'aura point de cesse qu'il n'ait retrouvé sa femme est à chercher davantage du côté de Il ne cessera de chercher sa femme que du côté de Il ne cessera... de la retrouverN'avoir point de cesse que insiste sur l'objectif ; ne pas cesser de, sur les moyens.


    N'avoir de cesse (que)

     


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