• Coup de sang

    Coup de sang

    « "Je suis proche de la fin, je vais trop mal", confiait [Françoise Hardy, photo ci-contre] au magazine Technikart ce 17 septembre 2021. Voilà les mots de l'icône de la nouvelle vague désormais exsangue de toute énergie. »
    (ancien article publié sur public.fr, le 20 septembre 2021.)
    (photo Wikipédia par Vittoriano Rastelli)

      

    FlècheCe que j'en pense


    Tous les garçons et les filles de notre âge se sont fait un sang d'encre depuis 2021. Et voilà que mardi 11 juin 2024 Françoise Hardy a définitivement pris le large. Comment lui dire adieu ? Le chroniqueur de langue que je suis se contentera de saisir l'occasion qui lui est donnée de s'intéresser à l'un de ces mots savants qui cumulent les difficultés : l'adjectif exsangue.

    L'orthographe, tout d'abord. La plupart des spécialistes suent sang et eau pour attirer notre attention sur le groupe de consonnes qui suit la voyelle initiale :

    « Noter xs » (Hanse), « [Le mot] s'écrit avec x et s » (Thomas), « Attention au s après le x » (Girodet), « Veillez à bien mettre l'orthographe dans exsangue » (Grevisse), « Ne pas oublier le s après le x » (Jean-Paul Colin), « Attention au groupe -xs- » (Larousse en ligne).

    Rien que de très conforme à l'étymologie, me direz-vous, puisque l'intéressé est emprunté du latin exsanguis, lui-même formé de ex- (préfixe à valeur privative) et de sanguis (« sang »). Sauf que... le latiniste Jean-François Cottier nous apprend que « la graphie x pour xs [était courante] en latin classique (par exemple execrabilis pour exsecrabilis) » (1). En un mot comme en... cent, le s de exsanguis était facultatif. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir l'adjectif passer dans notre lexique, au début du XVIe siècle, sous la forme exangue :

    « Expouventer Umbres exangues » (Octavien de Saint-Gelais, vers 1500), « Les particules froides, et exangues, cestadire, non sanguines » (Jean Canappe, 1547), « Lesdictes [veines arteres] sont trop dures et exangues » (traduction du latin de Jean Tagault, 1549), « Les joinctures sont exangues » (Ambroise Paré, 1572), « Des parolles françoises, si exangues, si descharnées, et si vuides de matiere et de sens » (Montaigne, 1580), « Un langage mignardé, exangue souvent et sans nerfs » (Jean-Pierre Camus, 1610), « Exangue » (Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, 1611 ; Antoine Oudin, Recherches italiennes et françoises, 1642), etc.

    Vérification faite, le rétablissement du s de sang après le x de ex- ne semble pas attesté avant la fin du XVIIIe siècle : « Tous les autres vaisseaux de sa substance sont exsangues » (Guillaume-Louis Piet, 1774), « "Exangues" (ou plutôt "exsangues") » (Jean-Baptiste Bastide citant Montaigne, 1796), « [Les vers] que les anciens connurent sous le nom d'exsangues ou n'ayant point de sang rouge » (Pierre Dénys de Montfort, 1801), « Une portion d'os [...] devenue exsangue » (Littré traduisant Hippocrate, 1841), « Exsangue » (Dictionnaire de Louis-Nicolas Bescherelle, 1845 ; de Littré, 1863 ; de Pierre Larousse, 1870 ; de l'Académie, 1878), etc.
    Surtout, force est de constater que la graphie sans s n'a jamais cessé de se maintenir, par archaïsme, par négligence ou par ignorance : « Si tu crains d'être un poëte exangue, un diseur de puérilités sonores » (Diderot, 1778) (2), « Nous sommes exangues et couards, eût très bien dit Montaigne » (Étienne-Maurice Falconet, 1781), « [Le poison] n'agissoit plus sur un corps exangue » (M. Chavassieu d'Audebert, 1804), « La blancheur exangue du corps » (Théophile Gautier, 1852), « Les mains exangues de la pauvre morte » (Édouard Monnier, 1881), « Ses deux mains exangues » (Jules Claretie, 1884), « Deux larmes roulaient lentement sur ses joues exangues » (Georges Pradel, 1887), « [Des] outres, maintenant exangues et inutiles » (Max Deleyne, 1888), « Une France exangue » (Émile Faguet, 1910), « Une traduction, toujours insipide et exangue » (Jean Richepin, 1911), « La France sera exangue, moribonde » (Henry d'Ornano, 1948), « [Maurras n'abandonnait la rombière] qu'exangue et ravie » (Georges Las Vergnas, 1954), « Les contraintes d'une tradition exangue » (Suzanne Bernard, 1991), « Le pays est exangue » (Jean-Louis Harouel, 1997), « On ne pouvait laisser [...] les peuples exténués devenir exangues » (Frédéric Charbonneau, 2001), « La langue exangue d'un cadavre d'animal » (Stéphane Zagdanski, 2012), jusque dans des ouvrages didactiques : « Exsangue (méd.) Pour le figuré, voyez Exangue » (Complément du Dictionnaire de l'Académie française, 1842), « Exangue » (Roger Boussinot, Dictionnaire des synonymes, 2012 ; Stella Carpentier, Dictionnaire français-anglais, 2017).

    La prononciation, ensuite. L'usage a longtemps hésité entre [èksang'] et [ègzang'], si l'on en croit Charles Thurot :

    « Dans les mots latins et venus du latin, on prononçait ex devant une voyelle comme ecs, au XVIe siècle [...]. Mais, dès le commencement du XVIIe siècle, on prononçait dans ces conditions ex comme egz, ainsi qu'on le voit par Cossard [3] : "x après e, si a, e, i, o, u suit, le premier son sera semblable à la dernière syllabe de ce mot françois morgue ; le second sera le commencement du nom de la lettre z comme exanguis." Cette prononciation s'étendit au français » (De la prononciation française, 1883).

    En 1796, Jean-Baptiste Bastide, désireux de « rendre [le mot] plus doux à prononcer et à entendre », proposa de « le converti[r] en essangue », sur le modèle de essaim (de exaim), aisselle (de aixelle), empoisser (de empoixer), etc. En vain. Au XIXe siècle, l'essor de la graphie exsangue imposa la prononciation « (èk-san-gh') » (dixit Littré), laquelle sera reprise par la plupart des spécialistes du siècle suivant (Hanse, Thomas, Girodet et Jouette en tête). Mais déjà l'hésitation repartait de plus belle : « [εksã:g] ; variante usuelle [εgzã:g] » (TLFi), « [ɛkzɑ̃g] ou [ɛgsɑ̃g] » (Petit Robert), « On entend très souvent [εgzãg], mais [εksãg] est préférable » (Jean-Paul Colin), « On prononce [gz] ou [ks] » (Le Bescherelle pratique), « [ɛgzɑ̃g], avec le son g et le son z, ou [ɛksɑ̃g], avec le son k et le son s » (Larousse en ligne). De quoi faire tourner l'hémoglobine de plus d'un puriste : pourquoi exiger à l'écrit le s de sang si c'est pour le faire sonner comme un z ? Ferait-on preuve de la même inconséquence à propos de exsudat, exsudation, exsuder ?

    Le sens, enfin et surtout. Selon le Dictionnaire de l'Académie, l'adjectif exsangue signifie :

    « 1. Qui a perdu beaucoup de son sang. Le corps exsangue du blessé.
    2. D'une extrême pâleur ; livide. Un visage exsangue. Des lèvres exsangues.
    3. Fig. Qui a perdu sa force, sa vitalité, sa vigueur. Une nation exsangue après un long conflit. Une économie exsangue. »

    Il se trouve pourtant des emplois qui ne semblent ressortir à aucune de ces acceptions. Que l'on songe par exemple à : « La trésorerie, exsangue, vit de crédits consentis par les banques » (Robert Aron, 1938), « Renflouer la trésorerie exsangue de la tribu » (Jean Carrière, 1986), « Budgets exsangues » (Hervé Bazin, 1994), « Rien ne lui permet non plus de financer une telle dépense par son budget exsangue » (Jacques Attali, 2008). Une nation, une économie qui a perdu sa force, sa vitalité, sa vigueur, cela se conçoit aisément par les temps de déficits qui courent, mais une trésorerie, un budget ? Il faut se tourner vers des exemples plus anciens pour saisir la métaphore : « N'est-ce pas faire une nouvelle saignée dans un budget exsangue ? » (La Gazette du Centre, 1887), « Le moment est bien choisi pour arracher à ce budget exsangue quelques millions de litres de son reste de sang ! » (Marie Maugeret, 1926). Vous l'aurez compris, il est ici question d'un budget vidé de sa substance. L'ennui, c'est que ces emplois − que n'aurait pas reniés Montaigne − ont pu donner à croire que exsangue lorgnait du côté de étriqué. De quoi alimenter la confusion paronymique avec exigu :

    « [Il a] reconstruit un théâtre en 1972, quand l'impasse d'Odessa est devenue trop exsangue » (L'Express, 2002), « Des locaux exsangues qui ne répondent plus aux impératifs liés à la restauration collective » (La Dépêche, 2003), « Un POPB trop exsangue [...]. D'une capacité de 14 000 places en configuration basket, le Palais omnisports de Paris-Bercy sera trop petit pour le match Nancy-Le Mans » (20 Minutes, 2006), « Finis, les locaux exsangues et mal situés en bordure de la RN 176 » (Le Télégramme, 2011), « Des bureaux exsangues [à l'Assemblée nationale] » (Adrien Taquet, à l'oral, 2018), « Le cadre de la brigade était devenu trop exsangue pour gérer le quotidien dans les 3 600 brigades, dont un tiers ne dépassait pas l'effectif de 6 militaires » (site Les Amis de la gendarmerie, 2021), « Une grande balade [en forêt] vous fait oublier votre appartement exsangue » (Marion Kremp et Michael Prigent, 2022), « Si vous avez une cuisine exsangue et un petit comptoir, évitez d'acheter un appareil imposant » (Bruno Maniaci, 2022), « Il est impossible de [réparer] une telle machine dans l'espace exsangue d'un camion pizza » (site quiditmieux.fr, 2022). (4)

    Mais ce n'est pas tout. Apparaît dès la fin du XIXe siècle une construction passée inaperçue des lexicographes − exsangue de (+ nom de substance) pour « vidé, dépourvu de » −, qui, en s'étendant hardiment à toutes sortes de choses, a pu favoriser une autre confusion paronymique, avec l'adjectif exempt :

    « [Une fille] que l'on disait d'une beauté pâle, et comme exsangue de tout le sang qu'avait répandu son père » (Léon Lavedan, 1892), « [L'Aiglon] bien allemand et déjà exsangue de sang latin » (Jean Lorrain, 1900), « Exsangue de lumière comme on l'est de sang » (Isabelle Sandy, 1917), « Un journal exsangue de matière vivante et captivante » (Le Cri du jour, 1933), « Les articles de fonds [sic] sont vides, exsangues de toute réaction patriotique » (La Libre Belgique, 1941), « Quand l'Europe sera exsangue de matières premières » (Conférences sur le coton, 1944), « La jeunesse de mon sang sortait de la tristesse l'hiver pleurant de givre, exsangue de soleil » (Julien Fiezefontaine, 1962), « Pressé comme un citron, exsangue de toute information, vidé » (Pierre Accoce et Pierre Quet, 1966), « Ces visages [...] qui étaient vides, exsangues de sang répandu » (Pierre Tallian, 1971), « Naples se réveille [...], vidée. Vidée de ses objets, de ses débris. Exsangue de ses illusions aussi » (Alain Médam, 1978), « [Le voici] seul sur la terre, et vidé de son sang, de son âme, exsangue de sa propre vie... » (Pierre Gabriel, 1978), « [Il était] parfois exsangue de phrase » (Manz'ie, 1981), « Je ne te relâcherai désormais qu'exsangue ! De toute passion... » (Philippe Longhini, 1983), « Exsangue de son sang juif, puis de ses combattants, la troupe [s'étiola] » (L'Avant-scène opéra, 1984), « Un moment exsangue de sens » (Emmanuel Désveaux, 1988), « [Sa main est] pétrifiée ! exsangue de toute expression » (Philippe Raymond-Thimonga, 1990), « Une société exsangue de tout principe » (Robert Deleuse, 1992), « [Ils sont] exsangues d'énergie vitale » (Luciel Desblache, 2002), « Exsangues de leur dernière sève, les premières feuilles au sol craquent [sous les pieds] » (Daniel Cario, 2006), « Le châssis grillagé [...] laissait l'endroit exsangue de lumière » (Joël Akriche, 2010), « La société puritaine, elle-même loin d'être exangue de tout péché » (Jessica Joëlle Folio, 2012), « [Des] pièces exsangues de tout rire » (Lou Sorel, 2013), « Je constate que le monde littéraire actuel [...] est exempt (exsangue ?) de tout débat » (Roland Dumas, 2013), « [L'Iran] n'est pas exsangue de reproches » (Laurent Fabius, à l'oral, 2014), « Sa prose s'en ressent, exsangue de toute originalité » (Romain Debluë, 2015), « Tout cela m'avait laissé groggy et exsangue de forces » (Stéphane Baure, 2016), « La sauvagerie n'est pas exsangue de beauté et de vitalité » (Jean-Philippe de Tonnac, 2017), « La violence des débats de la primaire n'est sans doute pas exsangue de toute responsabilité » (RTL, 2017), « Une ombre exsangue de vie » (Jean Siccardi, 2018), « Notre mariage est exsangue de tendresse, de complicité » (Michèle Calméjane Schneiter, 2019), « L'exercice de cette souveraineté [...] n'est pas exsangue de quelques défauts » (Stéphane Madaule, 2020), « Exsangue de vitalité, de défense ou de projection dans l'avenir, elle s'en remettait docilement [...] à son sort » (Candice Politis, 2024), « Une alien exsangue de sensations » (Christophe Bladé, 2024), « Le juif, lui-même exempt − exsangue − des traits matériels de son histoire » (Perrine Simon-Nahum, 2024), « Le long ruban d'asphalte n'est plus qu'un couloir exsangue de tout véhicule » (France 3, 2024), « La journée de ce mercredi n'est pas exsangue de rendez-vous intéressants » (Les Échos, 2024). (5)

    Sans doute vaut-il mieux ne pas relancer la guerre des ex- et passer prudemment son chemin. Histoire d'éviter que mon amie la prose ne voie rouge...
     

    (1) Et aussi : « Comme la consonne X est double et est égale à cs, l'S qui suivait X n'était pas sensiblement appréciable dans la prononciation, et dans l'écriture on le laissait souvent de côté [...]. Mais il est préférable, et la grammaire scolaire déjà dans l'antiquité le prescrit, de rétablir l'S après l'X, et d'écrire exsanguis » (Manuel d'orthographe latine, 1881), « Exsanguis (exan-) » (Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, 1934), « Latin classique ex(s)anguis » (TLFi).

    (2) Diderot se vit reprocher l'emploi de ce mot par le Journal de Paris : « Il pousse l'affectation de la singularité jusqu'à créer de nouvelles expressions. [...] poëte exsangue, écrivain inélégant, etc. sont autant de termes qui avant lui n'étoient pas encore françois » (1779). Avec juste raison, le mis en cause fit valoir que ces créations étaient anciennes et expressives.

    (3) Jacques Cossard, Methodes pour apprendre a lire, a escripre, 1633.

    (4) Le doute est permis dans les exemples suivants : « Une petite pièce exsangue et close » (Thierry Romuald Romil, 2007), « Les tireurs pénétrèrent dans la pièce exsangue » (Claire Beretti, 2015), « Dans la petite pièce exsangue » (Oren Miller, 2016), « Une petite faille exsangue déchirait ouvertement le sol » (Sylvain Demonchaux, 2019).

    (5) Il convient de bien distinguer ces exemples de ceux où la préposition de est mise pour « par l'effet de, à cause de » : « Ses lèvres, exsangues de terreur superstitieuse » (Charles Ladet, 1898), « Frémissant jusqu'aux moelles, exsangues de terreur » (Bernard Nabonne, 1938), « [C'est tout ce qui reste] au corps exsangue de tourment et mort déjà » (Verdun-Léon Saulnier, 1948), « [André Tardieu est appelé] au chevet de la France exsangue de démagogie » (Marcel Peyrouton, 1950), « Elle était exsangue de crainte » (Philippe Berville, 1958), « La France, exsangue de toutes les saignées de la conscription » (Nathan Grigorieff, 1991).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Voilà les mots de l'icône de la nouvelle vague, désormais à bout de forces (ou au plus mal).

     

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