• Vu ou entendu


    Les professionnels dont la langue est l'outil de travail (écrivains, journalistes, correcteurs, présentateurs, chroniqueurs, hommes politiques, publicitaires, enseignants, etc.) sont, de fait, plus exposés que d'autres aux dérapages en tous genres.

    Nul n'étant à l'abri d'une défaillance, voici quelques coquilles et formules malheureuses relevées dans les médias et décortiquées dans ces colonnes, dans l'espoir (naïf ?) qu'un tel exercice de recension puisse aider à la maîtrise des subtilités du français.

  • « Renaulution, Renew, ReKnow… Depuis l'arrivée de Luca de Meo à la tête du groupe, on aime bien, chez Renault, décliner tous les sujets en jouant avec le nom de l'entreprise. »
    (Rémi Le Bailly, sur investir.lesechos.fr, le 22 février 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    « On ne s'acharnera jamais assez sur le verbe décliner dans le sens d'énumérer. » La condamnation lancée par Jean Dutourd en 1997 dans les colonnes du Figaro a de quoi surprendre, quand on sait que l'acception critiquée figure en bonne place dans le Dictionnaire du moyen français : « [Idée d'énonciation.] Énoncer, énumérer de manière complète et explicite. Et de les nommer seroit tres longue chose et de decliner leurs proesses (Antoine de La Sale, 1456) » comme dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Spécialement. Énumérer. Décliner ses nom, prénoms, titres et qualités, pour se présenter, pour se faire connaître. »

    Aussi bien, les désaccords entre spécialistes sur le (riche) sémantisme du verbe décliner et de son étymon latin declinare ne sont pas nouveaux. Que l'on songe à toute l'encre qu'ont fait couler l'énigmatique et dernier vers de la Chanson de Roland (début du XIIe siècle) : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (« achever, raconter, écrire ou chanter tout au long », selon Godefroy ; « dire, réciter ; raconter ; composer ? », selon le TLFi) et, dans une moindre mesure, ce texte daté de 1268 : « [Les pâtures] fuerunt designata et declinata per curiam Arelatis » (« définir les limites d'un territoire », selon Du Cange, qui ajoute : « [Mais lisez plutôt] declarata [ou] delineata » ; « Pas du tout, lui rétorque Georges Dumesnil : je lis [...] qu'on en énonça toute la liste, qu'on en promulgua l'état d'un bout à l'autre, à la Cour d'Arles ») ou encore cette autre citation attribuée à Antoine de La Sale (1456) : « Si tu tues les pecheurs de Dieu, le sang des hommes se declinera a moy » (« tendre, venir vers », selon le Dictionnaire du moyen français ; « s'éloigner, se détourner », selon Sainte-Palaye). Un consensus semble toutefois s'être dégagé pour reconnaître, avec le Dictionnaire historique de la langue française, que décliner a connu, dès les premiers textes, des emplois comme « verbe de parole, probablement avec le sens ancien de "dire, réciter, composer, raconter" puis, plus techniquement, "énoncer, exposer" [1], sens aujourd'hui restreint à des locutions comme décliner son identité, et, en grammaire, "énoncer les formes verbales des éléments d'un syntagme nominal selon leur fonction grammaticale (dans une langue à flexions) ».

    Seulement voilà : force est de constater, au grand émoi de plus d'un observateur, que ledit « sens restreint »... l'est de moins en moins.

    « En français, décliner signifie réciter les cas d'un mot grec, latin ou autre dans une déclinaison ; on dit également décliner son identité (la déclarer [2]) et décliner une invitation (la refuser). Enfin les malades et les empires déclinent quand ils s'acheminent vers la mort. Tout le reste n'est que jargon de prestige tendant à faire accroire aux bonnes gens qu'on est un personnage très instruit, qu'on a fait du latin et qu'on est capable de réciter les douze cas de "rosa, la rose" aussi bien qu'un gamin de sixième en 1930 » (Jean Dutourd, 1997).

    « Seul existe l'ultra-libéralisme, que l'on peut d'ailleurs "décliner", pour user du terme absurde des publicitaires, à l'aide d'une farandole d'adjectifs » (Jean-François Revel, 1998).

    « Le verbe décliner connaît, hélas ! une vogue regrettable, de pur snobisme, qui le fait utiliser abusivement pour toute situation, tout objet qui existe en différentes versions. On ne doit pas dire que tel article "se décline en plusieurs couleurs", mais qu'il est proposé, qu'on peut le trouver en plusieurs couleurs, etc. » (Jacques Pépin, Défense de la langue française n° 208, 2003).

    « Décliner [fait partie de ces] mots fétiches, mis à toutes les sauces [par les médias et les publicitaires] » (Jean-Paul Colin, 2007).

    « [Le] verbe décliner connaît une curieuse fortune dans la langue contemporaine : Le candidat décline son programme politique. Le gouvernement décline les réformes. Un produit se décline en plusieurs couleurs. Ce modèle se décline dans diverses versions. Le bon sens voudrait que l'on réserve décliner à la grammaire et que l'on revienne aux verbes proposer, présenter, offrir un choix de, etc. » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2012).

    « Le plan se décline en quatre points. Personnellement, je n'aime pas beaucoup cet usage abusif qu'on fait du verbe décliner » (Robert Chaudenson, 2013).

    Oserai-je faire observer à ces esprits chagrins qu'ils font preuve, dans cette affaire, d'une bonne dose de mauvaise foi ? Car enfin, je ne sache pas qu'ils aient autant fait la fine bouche devant le tour décliner son nom (3), lequel − n'en déplaise à Dutourd − procède pourtant de la même métaphore grammaticale. Jugez-en plutôt :

    « [Piqué au vif, il lui demandoit s'il] sçavoit seulement decliner son nom en latin par les regles de grammaire » (Eudes de Mézeray, 1651 ; la formule, employée à l'origine par plaisanterie ou par ironie, vise ici à souligner l'ignorance du contradicteur).

    « Pourquoi dit-on aujourd'hui que, dans certaines circonstances sérieuses, il faut décliner son nom ou ses nom, prénoms et qualités ? C'est sans doute qu'on assimile le suspect à l'écolier. Le premier doit réciter une sorte de leçon comme le second récite une déclinaison » (Raoul de Thomasson, Naissance et vicissitudes de 300 mots et locutions, 1935).

    « Décliner son nom. Décliner ses nom, prénoms et qualités. Le dire ou les énumérer − comme une chose qu'on sait depuis toujours, comme une leçon qu'on récite, comme l'écolier qui décline rosa » (Maurice Rat, Dictionnaire des locutions françaises, 1957).

    « Un produit doit, comme on dit en grammaire, "se décliner". Cela signifie que plusieurs autres articles d'usage différent doivent s'ajouter, dans la même ligne design, à l'article de départ » (Paul Schmitt, Design et survie commerciale, 1974).

    « L'usage contemporain, notamment commercial et politique, est sous nos yeux en train d'enrichir [le domaine d'application du verbe décliner]. Ainsi j'ai lu récemment : "[Des] magasins déclinent avec un égal bonheur le meilleur de l'antiquité", "[Des] produits se déclinent sous différentes formes, toutes délicieuses", "[Une] tragédie qui peut se décliner à la manière d'une fable". Dans ces emplois, notre verbe décrit des variations d'objets, analogues en somme à celles des noms latins quand ils sont déclinés » (Michel Arrivé, Verbes sages et verbes fous, 2005).

    À y bien regarder, l'acception grammaticale de décliner résulterait elle-même d'une métaphore initiale, dont le grammairien Dumarsais nous précise la nature :

    « Quand on dit de suite et dans un certain ordre toutes les terminaisons d'un nom, c'est ce qu'on appelle décliner : c'est [...] une métaphore ; on commence par la première terminaison d'un nom, ensuite on descend, on décline, on va jusqu'à la dernière » (Encyclopédie, 1751).

    De quoi conforter la thèse de Dumesnil, selon laquelle tous les sens dérivés de décliner se ramènent à la signification première de « redescendre, choir à partir d'un point sommet » (comme dans : le soleil décline à partir de midi, l'homme décline de sa maturité à la vieillesse et à la mort(4) :

    « Décliner une chose, ce serait donc la faire décliner de son point culminant tout le long d'une pente jusqu'à sa fin, jusqu'à son terme. Décliner ses nom et qualités, c'est en effet les énoncer de suite en partant du haut de leur série et en la poussant jusqu'à son terme, jusques au bas. Quand nous disons que nous déclinons un mot, reproduisant par tradition le terme declinare employé par les grammairiens du moyen âge, nous voulons dire que nous énonçons la série de formes d'un mot de la première à la dernière de ces formes, d'un bout à l'autre et de haut en bas » (Touroude, 1900).

    Mais voilà que l'affaire prend un tour inattendu sous la plume de Gérald Cahen :

    « Par une métaphore approximative, aujourd'hui, décliner signifie énumérer à la suite, ou dérouler une série [...]. Ce qui m'a frappé, ç'a été la montée en fréquence brusquement perceptible de la forme, qu'il ne s'agit pas de discuter. J'ai tout de suite eu le sentiment d'un calque de l'anglais – né dans quelque milieu technique très fermé, puis devenu vite à la mode −, mais je ne saurais le prouver » (Le Plaisir des mots, 1995).

    Las ! les plus anciennes attestations que j'aie pu relever ne permettent pas davantage de trancher la question : « Des bravo, brava, bravi, déclinés en solécismes italiens » (journal Satan, 1844), « Toutes les utopies qui se déclinent en isme » (Edward Amun, correspondant à Washington du journal Le Constitutionnel, 1861), « Le style qui se décline en mille variétés » (Auguste Rodin, avant 1914).

    Extension de sens abusive, jargon de prestige, anglicisme... Les critiques pleuvent, on le voit, mais ne portent pas. Pis ! l'emploi décrié, loin de décliner, a désormais pour lui la caution de nombreux académiciens (un comble !) :

    « Ces diverses manières de décliner la grandeur d'âme héroïque » (Marc Fumaroli, 1980), « J'ai besoin de te décliner sur tous les modes et sur tous les tons » (Patrick Grainville, 2004), « Cet hymne se décline en vingt-quatre strophes » (Dominique Fernandez, 2005), « La culture [...] ne se décline plus au singulier » (Alain Finkielkraut, 2005), « Décliner alphabétiquement leur passion commune des chats » (Frédéric Vitoux, 2008), « Son plaisir, curieusement, se décline sur fond de néant » (Jean-Marie Rouart, 2019), « Ce sont les principes généraux qui doivent se décliner en fonction des réalités locales » (Erik Orsenna et Noël Corbin, 2019), « Il va mesmériser le chaudron vaudou en déclinant le triptyque français liberté-égalité-fraternité » (Marc Lambron, 2022)

    et des dictionnaires usuels : 

    « Énoncer, en les énumérant, les composantes de quelque chose : décliner un thème publicitaire, une campagne de presse.
    Présenter un produit ou un ensemble de produits sous plusieurs formes, ou en exploiter les différents sous-produits » (Larousse en ligne).

    « Commerce. Donner plusieurs formes à (un produit). Décliner un tissu en plusieurs couleurs. Par extension. Décliner une gamme de parfums » (Robert en ligne).

    Vous l'aurez compris : on n'a pas fini de croiser la route du verbe décliner pour exposer une diversité d'états, de formes, d'éléments. De là à embrayer sur le sempiternel couplet du déclin de la langue...

    (1) « Hanc non fo senz qu'el non·l declin » (Chanson de sainte Foy, XIe siècle), « En talant ai que vos decli L'us de [...] » (Marcabru, troubadour du XIIe siècle), « Et hic et hec c'adroit [s'a droit] desclin » (Gautier de Coinci, 1223), « Ci fine notre estoire Qui des ·vij· estaz se decline » (Geoffroi de Paris, 1243).

    (2) La subtilité ne vous aura pas échappé : Dutourd donne à décliner, dans cet emploi, le sens de « déclarer », pas celui de « énumérer ».

    (3) D'autres renseignements peuvent être énoncés : « Commençons par décliner les principes » (Marc Antoine Chappe, 1763), « J'ai donné mon jugement, je dois à présent en décliner les motifs » (Jacques Pierre Brissot, 1784), « Ayant grand soin de lui faire décliner au long toutes leurs qualités et titres quelconques » (Dorvigny, 1803), « Nous avons déjà décliné les raisons qui nous font rejeter ce moyen » (Jean Larroque, 1822), « Qu'ils essaient de décliner et expliquer les 7 puissances de la vue » (Charles Fourier, avant 1837), « En vain avait-il décliné son identité » (Alphonse Karr, 1838), « Le second [jour] s'emploie à décliner ses projets, son origine et son but aux anciens » (Henriette Loreau traduisant l'anglais de Richard Francis Burton, 1862), « Il rentra dans le rang et déclina les renseignements qu'on attendait de lui » (Pierre Daix, 1954), etc.

    (4) Dumesnil va jusqu'à se demander si, dans décliner une offre, une invitation, un honneur, il ne faudrait pas entendre « laisser choir, faire tomber » plutôt que « détourner, écarter ». Thomasson, de son côté, distingue deux séries de sens pour décliner (suivant que la particule dé- marque la déviation ou le mouvement de haut en bas, la chute) ; le TLFi, trois (« s'écarter d'une direction donnée », d'où « pencher vers sa fin » ; « rejeter comme inacceptable, refuser poliment » ; « énoncer »).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ?


    votre commentaire
  • « [Les prisonniers russes avalent] une plâtrée de pâtes dans le réfectoire. »
    (Christel Brigaudeau, sur leparisien.fr, le 26 février 2023.) 

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Sans doute me fera-t-on remarquer, avec quelque apparence de raison, que la cantine d'un camp de prisonniers n'a rien d'un restaurant gastronomique et que les pâtes, forcément trop cuites, qui y sont servies par louchées doivent former des monticules plâtreux dans les assiettes comme dans les estomacs. Il n'empêche, le mot plâtré(e) n'a jamais été présenté par le Dictionnaire de l'Académie autrement que comme un participe passé adjectivé au sens de « qui est recouvert, enduit de plâtre » (une cloison, une jambe plâtrée), « qui est fardé (souvent de façon excessive) » (un visage plâtré de poudre) et, figurément, « qui est recouvert d'une apparence trompeuse, qui est factice » (une paix plâtrée).

    De là la mise en garde récemment publiée sur le site Internet de l'institution :

    « Le suffixe -ée sert à former des noms désignant un contenu à partir de noms désignant un contenant : une bouche, une bouchée ; une pelle, une pelletée ; une assiette, une assiettée. Sur ce modèle, à partir du nom plat, on a formé platée pour désigner familièrement le contenu d'un plat servi abondamment : une platée de pommes de terre. Ce mot ne devrait donc pas être [confondu avec le paronyme] plâtrée. C'est platée qu'il faut employer» (Dire, ne pas dire, 2020).

    Et pourtant... Vous, je ne sais pas, mais moi, je reste sur ma faim. Un détail me chiffonne (j'allais écrire, en bon français d'aujourd'hui : m'interpelle). Oserai-je mettre les pieds dans le plat en faisant observer à l'auteur dudit avertissement qu'il nous offre sur un plateau les verges pour se faire battre comme plâtre ? Car enfin, l'analogie n'aurait-elle pas dû jouer en faveur de... pellée plutôt que de pelletée ? Il n'est que de consulter les anciennes éditions du propre Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que l'usage, dans cette affaire, s'est montré bien plus hésitant que ce que l'on veut nous faire croire. Jugez-en plutôt : « Pellée ou pellerée. Autant qu'il en peut tenir sur une pelle » (1694), « Pellée » (1718-1740), « Pellée, pellerée, pelletée. Une pellée de plâtre. Une pellerée de grains. Une pelletée de terre » (1762-1878), « Pelletée » (depuis 1935).

    Aussi ne faut-il guère s'étonner de relever un même luxe de variantes pour désigner le contenu d'un plat :

    • platelée (formée sur l'ancien français platel « objet de forme plate, plateau ») : « De son sel une platelee » (Conte de fole larguece, seconde moitié du XIIIe siècle), « Une platelee de souppes » (Chronique normande, 1341), « Une escuellee ou platelee de salade de herbes » (Recueil des documents concernant le Poitou, 1449), « Une platelee de trippes » (Jean Molinet, vers 1482), « Une platelee de moustarde » (Le Cinquiesme Livre de Rabelais, édition de 1558), « Une vieille platelee de chouz rechauffez » (Jean Le Frère, 1573), « Une longue platelee de friandises » (Noël du Fail, 1585), « Une platelée de ris » (Histoire maccaronique de Merlin Coccaie, 1606) ;

    • platée (formée sur plat) : « Une platee de chaque charge de guignes et poires » (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, avant 1595), « Grande platee de trippes » (Gargantua de Rabelais, édition de 1626), « Une platée de suoppe » (Dialogues ou les fables les plus curieuses de l'Antiquité sont expliquées, 1672), « Une plattée de framboises » (Traité de confiture, 1689), « Une plattée de ris » (Le Cousin de Mahomet de Nicolas Fromaget, édition de 1751), « Des platées de viande » (Dictionnaire de l'Académie, 1798) ;

    • platrée, platerée, piatrée (par déformation de platelée ou par analogie avec pellerée [1] ?) : formes attestées − sans date − dans divers patois (angevin, beauceron, gâtinais, nantais, picard, rennais, vendômois...) et consignées − sans circonflexe − par de nombreux observateurs (citons, en plus de Wartburg : Charles Grandgagnage, 1850 ; Jules Corblet, 1851 ; Charles Ménière, 1881 ; Paul Eudel, 1884 ; Adolphe Orain, 1886 ; Alcindor-Désiré Roux, 1888 ; Alcius Ledieu, 1893 ; Paul Martellière, 1893 ; Anatole-Joseph Verrier, 1908 ; Arthur Lecointe, 1988 ; Michel Royer, 2017).


    Mais voilà que les choses se compliquent. En 1824, dans sa Liste alphabétique de quelques mots en usage à Rennes, Jean-Frédéric-Auguste Lemière de Corvey transcrivit l'oral [platré] avec un accent sur le a : « Se dit pour une grande écuellée, un plat plein. Donnez-moi une bonne plâtrée de soupe. » Inadvertance de l'auteur ? Coquille de l'imprimeur ? Peu importe : il s'agit là, selon toute vraisemblance, d'un des premiers exemples de l'attraction paronymique et sémantique de plâtre sur platrée (2). Grande est, en effet, la tentation de trouver quelques similitudes entre une ration très abondante de nourriture (généralement épaisse ou pâteuse) et la consistance plus ou moins rassasiante et ragoûtante du plâtre. Toujours est-il que la confusion se répandit comme une traînée de poudre (plus que comme une coulée de plâtre) parmi les journalistes et les auteurs de romans populaires de la seconde moitié du XIXe siècle : « Une plâtrée de haricots rouges » (Pierre Véron, 1866), « Une plâtrée de choucroute » (Paul Mahalin, 1872), « Une plâtrée de légumes » (Id., 1874), « Une plâtrée de couscous » (Champfleury, 1888), « Une plâtrée de tripes à la mode de Caen » (Xavier de Montépin, 1890), « Des plâtrées de riz » (Jean Richepin, 1891), « Une plâtrée de saucisses de Francfort » (Octave Lebesgue, 1896) (3), « Une plâtrée de soupe aux pommes de terre » (Jules Mary, 1907).

    Sans doute aurait-il été préférable de s'en tenir aux formes pellée et platée (4), par souci de cohérence avec la famille des noms indiquant une contenance (assiettée, bolée, brassée, brouettée, charretée, cuillerée, cuvée, fourchée, gamellée, jattée, louchée, panerée, poêlée, poignée, potée...). Mais puisque l'usage a fini par consacrer la variante pelletée, il paraît difficile de refuser le droit de cité à plâtrée − plus encore depuis que celle-ci a reçu la caution du TLFi (fût-ce avec la mention « populaire »), du Grand Robert (« familier »), du Dictionnaire historique de langue française et de quelques bonnes plumes : « Une plâtrée de pommes de terre » (Alexandre Astruc, 1975), « Une plâtrée [de lapin en sauce] » (Clément Lépidis, 1978), « Une sacrée plâtrée de spaghettis à la bolognaise » (Patrick Carré, 1992), « Une pleine plâtrée de tripes avariées » (Pierre Combescot, 2014), « Une plâtrée de bouse de vache » (Angelo Rinaldi, 2016). Cela dit, vous l'aurez compris, je ne peux qu'approuver le choix fait par certains auteurs de mettre l'accent... sur la graphie sans circonflexe : « [Les] platrées de pois chiches » (Alain Vircondelet, 1983), « Une platrée de riz arrosée de sauce au curry » (Roger Escarpit, 1995), « Une platrée de pâtes à la crème » (Pauline Harmange, 2021). Bon appétit !

    (1) Selon Léon Clédat (Nouvelle Grammaire historique du français, 1889), les syllabes er et et intercalées entre le radical et le suffixe de pellerée, pelletée entrent également dans la formation de certains substantifs diminutifs, augmentatifs ou péjoratifs (dameret, poétereau...).

    (2) L'honnêteté m'oblige à reconnaître que les avis divergent sur l'étymologie de plâtrée : « Sans doute par attraction paronymique de platée » (TLFi), « De plâtre, avec influence de platée » (Grand Robert), « Plâtrée [mêle] les valeurs de platée et de plâtras [au sens figuré de "nourriture indigeste" ?] » (Dictionnaire historique), « Vraisemblablement, déformation de platée » (Robert Collin, Les Veillées bassignotes, 1975).

    (3) Curieuse association d'idées que celle d'une assiette de saucisses et du plâtre. De là à en faire tout un plat...

    (4) Tel était déjà l'avis du philologue Benjamin Pautex : « De pelle on doit faire seulement pellée [...]. Dans quelques localités on dit une platelée pour une platée (une platelée de choux, de pommes de terre) ; l'Académie n'a pas accueilli ce mot, et elle a bien fait, parce qu'il est tout à fait inutile ; mais il aurait fallu observer la même réserve pour pellerée et pelletée » (Errata du Dictionnaire de l'Académie, 1862).

    Remarque 1 : À côté du sens propre de « contenu d'un plat (servi abondamment) » − seul mentionné par le Dictionnaire de l'Académie depuis 1798 −, quelques ouvrages de référence signalent un emploi figuré, familier ou populaire du féminin platée au sens de « grande quantité (de choses ou de gens) » : « Une platée de lascars » (Nouveau Larousse illustré, 1898), « Le prof nous a donné une platée de devoirs » (Grand Robert) et, de là, « Des plâtrées de vertu » (Paul Adam, 1892), « Des plâtrées de mots » (Catherine Vigourt, 1998), « Une belle plâtrée de frousse » (Serge Doubrovsky, 2014). Les uns y voient une extension de sens bien naturelle de « un plein plat » (que l'on songe à la « platelée de songes » de Rabelais [Le Tiers Livre, 1546]) ; les autres (Alfred Delvau en tête), une corruption − ou une attraction paronymique ? − de l'ancien français plenté, planté (« abondance, grande quantité »), issu du latin plenitas. Plaide en faveur de la thèse de Delvau la comparaison des éditions successives de Gargantua du même Rabelais : « Comment Gargamelle [...] se porta a manger tripes » (édition de 1534) → « Comment Gargamelle [...] mangea grand planté [= grande quantité] de tripes » (édition de 1542) → « Comment Gargamelle [...] mangea grande platee de trippes » (édition de 1626) → « Comment Gargamelle [...] mangea une grande plâtrée de tripes » (Gargantua. Translation en français moderne par Myriam Marrache-Gouraud, 2016).

    Remarque 2 : Signalons à toutes faims... pardon à toutes fins utiles que le féminin platée est également employé comme terme d'architecture pour désigner un massif de maçonnerie.

    Remarque 3 : On s'étonne de lire à l'article « pelle » du Dictionnaire historique de la langue française que « le suffixe -etée [est] caractéristique des noms de contenu »...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une platée de pâtes (selon l'Académie).


    votre commentaire
  • « Des projets [de compensation des émissions de gaz à effet de serre] qui ne sont pas pérennes dans le temps. »
    (paru sur rtl.fr, le 18 février 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Le respect de la planète n'empêchant pas celui de la langue, gageons que plus d'un observateur attentif aura plissé le nez à la lecture de cette phrase pêchée en eau trouble. En cause, les relents de redondance autant que ceux de dioxyde de carbone :

    « [Dans l'entreprise, pérenne est employé au sens de] "qui va durer longtemps". Tout bon cadre qui se respecte enfoncera le clou par la magnifique et redondante formule pérenne dans le temps » (Jean Blaise, Dictionnaire du jargon d'entreprise, 2010).

    « "Il faut une solution qui soit pérenne dans le temps" [est une] injonction pléonastique » (Serge Fontinoy, 2019).

    « Pérenne dans le temps : et une périssologie de plus ! » (Twitter, 2021).

    Emprunt savant du latin perennis − lui-même composé de per (« à travers, pendant ») et de annus (« année »), proprement « qui dure toute l'année » et, par suite, « qui dure longtemps ; permanent, durable, éternel » −, pérenne possède, en effet, une valeur temporelle forte qui est attestée dès le moyen français, où il s'est appliqué :

    • à un cours d'eau qui coule toute l'année (per annum), qui ne tarit jamais : « Riviere commune, publicque, navigable et perhemne » (Archives générales du royaume de Gand, 1531), « Fleuves parennes » (Christophe de Thou, 1559), « Une grande eaue perenne » (Jean Poldo d'Albenas, 1559), « Deux ruisseaux perennes » (Montaigne, 1588) et, au figuré, « Ses playes sont des sources perennes, intarissables, inespuisables » (Jean-Pierre Camus, 1614), « Perennes fontaines de larmes » (André Valladier, 1622) ;
    • à un végétal, un feuillage persistant : « La verdeur luisante et perenne de ses fueilles », « Perenne rameure » (Olivier de Serres, 1600).

    En dehors des domaines de l'hydraulique et de la botanique, le mot était rare : « Feu perenne [= qui ne s'éteint pas] » (Jean Poldo d'Albenas, 1559), « Le monde n'est qu'une branloire perenne [= un balancier perpétuel] » (Montaigne, 1588), « Le sacrifice perenne et l'oblation des chrestiens » (Pierre Charron, 1593). Il faut dire que l'ancienne langue possédait déjà un adjectif de même sens, mais d'emploi plus étendu : pérennel, formé par suffixation en -el sur le même latin perennis (et ses nombreuses variantes médiévales, avec ou sans h intercalaire [1] : per[h]empnis, per[h]emnis, per[h]ennis...), d'après le modèle de solennel (2). En voici quelques exemples rassemblés après un tri forcément sélectif :

    « Dieu le roi perempnel [ou parempnel] » (Girart de Roussillon, vers 1334), « Gloire perhempnelle » (Arnoul Gréban, vers 1450), « Gloire perhennelle » (Mystère de la Passion de Troyes, vers 1482), « Le torrent de perennelle et perpetuelle delectation » (Adrien Gémeau, 1514), « Adieu fonteine [...] Vous courés perpetuelle D'une fuite paranelle » (Ronsard, 1552), « Tarir ta source paranelle » (Jean-Antoine de Baïf, 1555), « Une volonté perennelle » (Jacques de Vintimille, 1555), « Le sourgeon perennel des fontaines » (Guy Lefèvre de La Boderie, 1571), « La perennelle lumiere du chandelier mystique » (Id., 1578), « Vos larmes perennelles » (Amadis Jamyn, 1575), « Ils fonderoient un proces perennel sur le pied d'une mouche » (Nicolas de Cholières, 1587), « Ce feu perennel, qui toute chose allume » (Joseph Du Chesne, 1587). (3)

    En 1821, Charles Pougens signale les deux adjectifs comme sortis de l'usage, contrairement au substantif associé, pérennité (4) : « Les adjectifs pérenne, pérennel ne me paraissent pas susceptibles d'être réintégrés dans le langage moderne » (Archéologie française, ou Vocabulaire des mots anciens tombés en désuétude). La remarque est d'autant plus surprenante que pérenne connaît à cette époque une extension significative de ses emplois à d'autres réalités que l'eau ou les végétaux : « Un arc-en-ciel pérenne » (Jérôme Richard, 1771), « Les trois premières maladies sont pérennes » (François Raymond, 1781), « Des villes qui n'ont pas assez d'eau pour avoir des moulins pérennes » (Aimé-Henri Paulian, 1781), « Le conducteur [de la foudre] invisible, mais pérenne » (baron de Servières, 1782), « Les cornes des bœufs [...] sont pérennes [par opposition aux bois des cerfs, qui tombent chaque année] » (Pierre-Augustin Boissier de Sauvages, 1785), « L'attachement aveugle et pérenne qu'il lui avoit voué » (Claude-Charles de Peyssonnel, 1789), « Desservir [les marchés publics] d'une manière pérenne » (Maurice Gouget-Deslandres, 1790), « Une paix solide et pérenne » (Jacques-Joseph Chapel, 1795), « Arrangez les choses pour que votre Directoire ait un président assez pérenne » (Restif de La Bretonne, 1797), « Gloire pérenne » (Poésies de Madame de Surville, 1803), « Une institution pérenne » (Théophile Berlier, 1822), « Heur doux et pérenne » (Samuel-Henry Berthoud, 1831), « Des deux postérités matérielle et spirituelle de l'homme, la première est pérenne, la seconde éternelle » (Chateaubriand, avant 1841) (5), « [Des principes] immuables et pérennes » (Charles Anglada, 1845). Le médecin Pierre Thouvenel, en particulier, en fit grand usage : « échauffement perenne » (1781), « humectation pérenne » (1797), « influence pérenne » (1797), « causes locales, accidentelles ou pérennes » (1797), « [qualités] pérennes ou [...] passagères » (1798), « habitations pérennes » (1798), « décomposition lente et pérenne » (1806), « moyens sanatifs, à la fois pérennes et extensibles » (1806), « soustraction pérenne du carbone excrémenteux » (1806), etc.

    Force est toutefois de reconnaître que ce regain de faveur fut de courte durée. Et si notre adjectif finit par faire son entrée dans le Dictionnaire de Boiste (édition de 1808), dans le Complément au Dictionnaire de l'Académie (1842, avec la mention « vieux langage »), dans le Dictionnaire de Bescherelle (1846), dans celui de Littré (1863) et dans le Grand Larousse du XIXe siècle (1866, avec la mention « peu usité »), ce fut par la porte de service et comme terme didactique, cantonné dans ses anciens emplois spécialisés. Il lui faudra attendre les années 1990, selon le Dictionnaire historique de la langue française, pour « qu'un [nouvel] effet de mode [...] vienne en faire un synonyme élégant de durable » − et plus encore, ajoute Bruno Dewaele, de « immuable, impérissable, inaltérable ».

    Mais voilà que le sort s'acharne sur le malheureux : pérenne, en s'immisçant dans la langue juridico-administrative et dans les conversations chic, tend à ne plus être analysé comme un adjectif des deux genres, mais comme la forme féminine d'un masculin forgé de toutes pièces. Pour preuve, ces graphies fantaisistes qui polluent la Toile malgré les mises en garde répétées des spécialistes (6) : « [Les lys] sont invulnérables et péreins » (Huguette Legros, De la "dulce France" à "l'Alsace-Lorraine", 1999), « [Un outil] confidentiel, rapide, perein » (Laure Singla, Régulation des contentieux environnementaux et médiation au XXIe siècle, 2020), « La fibre optique est un investissement perrin », « Un engagement périn », « C'est faisable, c'est pérein », « Il a investi dans des trucs pas perrins », « Pour que le projet soit périn », « Ces trous d'eau [...] sont pérens », « C'est du plastique, donc ce n'est pas périn dans le temps »... Et ces prononciations en [in] dont un certain Nicolas Sarkozy semble coutumier : « Obtenir un financement pér[in] pour nos régimes de retraite [déjà !] » (débat télévisé contre Ségolène Royal, 2007), « Un mécanisme pér[in] de stabilisation financière » (conférence de presse, 2010), « Un dispositif pér[in] » (discours prononcé chez Airbus Industries, 2011). L'ennui, c'est que des formes tout aussi barbares commencent à se répandre, par contamination, au féminin : péreine (sur le modèle serein/sereine), péraine (sur le modèle sain/saine), lesquelles viennent s'ajouter aux sempiternelles erreurs portant sur l'accentuation et sur le doublement des consonnes : « Pour une durée de vie pérene » (site Internet de la société Carrefour), « Une offre plus solide, plus pérène dans le temps » (Midi libre), « De façon perrenne » (France Bleu), « Une relation perrène » (Le Républicain lorrain), « Une entreprise solide et perreine » (site Internet de la société Kühne), « Des solutions perraines » (site etudier.com).

    Il ne reste plus qu'à prier pour que ces développements-là ne soient pas... durables.

    (1) On trouve chez l'Allemand Heinrich Bebel une condamnation de ce h non étymologique : « [Scribe] perennis non perhennis, quia a per et annus derivatur » (Commentaria epistolarum conficiendarum, 1500).

    (2) Selon le TLFi, l'adjectif solennel est « emprunté au latin classique sollemnis "qui revient tous les ans ; solennel, consacré", écrit à basse époque solemnis, sollempnis, sollennis, d'où les formes en ancien français ; la forme régulière solemne, solempne (XIVe-XVIsiècle) a été remplacée par celle en -el [attestée dès le milieu du XIIIe siècle, d'après Wartburg] sans doute sous l'influence d'autres adjectifs de la langue d'église comme annuel, éternel, spirituel ».

    (3) Signalons également, à titre de curiosités, les variantes :

    • perennable, obtenue par suffixation en -able : « Gloire perennable » (Guillaume Leseur, 1478) ;
    • pérennal, pérennial (formées sous l'influence de l'anglais perennial ?) : « [Ce végétal] est perennal » (Pierre-Rémi-François-de-Paule Willemet, 1781), « Pérennal dit moins que [éternel et immortel] ; il dit plus et mieux que [durable]. Une renommée pérennale » (Louis-Sébastien Mercier, 1801), « [La plante] est pérenniale et fleurit en juillet » (Annales de l'agriculture française, 1825).

    (4) Pérennité est attesté, sous diverses graphies, depuis la fin du XIIe siècle au sens de « éternité, permanence, continuité » : « Perhennitez durable » (Benoît de Sainte-Maure, vers 1175), « Vivant suis en perhemnité » (Arnoul Gréban, vers 1450), « Perannité de arrousement » (Rabelais, 1542), « Perennité [ou parennité] d'abrevement » (Id., 1552). Le verbe pérenniser, quant à lui, est plus tardif : « Soit qu'un depit parannise mes pleurs » (Ronsard, 1553), « Qui me fera perenner votre gloire » (Philibert Bugnyon, 1557), « Pour parenner sa renommée » (Olivier de Magny, 1559), « Perenniser la gloire [de nostre nom] » (Jean de La Taille, 1572).

    (5) Cet emploi de pérenne opposé à éternel fut reproché à Chateaubriand : « L'écrivain a pris le latin perennis à contre-sens [...]. Le sens primitif est "qui dure un an", mais le sens dérivé, attesté par tous les classiques latins, est "qui dure longtemps, perpétuel, immortel" : monumentum aere perennius (Horace), "un monument plus durable que l'airain" ; perennis super astra ferar (Ovide), "immortel je serai transporté au-dessus des astres". C'est ce seul sens qu'on relève dans le dérivé latin perennitas et le français pérennité » (Albert Dauzat, 1950).

    (6) « Pérenne n'est pas le féminin d'un adjectif fictif qui serait "péren", mais la forme de cet adjectif aussi bien au masculin qu'au féminin. Méfions-nous donc des mots qui font chic, mais que l'on ne maîtrise pas parfaitement » (site vocabulaire-medical.fr, 2017), « L'adjectif pérenne est à la fois masculin et féminin et n'a donc pas besoin [du barbarisme "pérein"] puisqu'il est épicène de nature » (Syncope et apocope), « En français, il existe des adjectifs, appelés épicènes, qui ont la même forme [...] au masculin et au féminin [...]. C'est à cette catégorie qu'appartient pérenne. On dira donc une œuvre pérenne, une source pérenne mais aussi un feuillage pérenne, un engagement pérenne et non un feuillage péren, un engagement péren » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2021), « Les mots masculins qui se terminent par -enne sont très peu nombreux [renne, camion-benne]. Cette curiosité explique peut-être qu'on rencontre parfois des formes de masculin qui sont des erreurs : péren, pérein, périn et perrin ne sont pas des [graphies] correctes » (site Orthodidacte).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Des projets pérennes (= qui existeront encore dans plusieurs années).


    4 commentaires
  • « Thierry Mertens, orphèvre. »
    (vu sur France 2, le 16 février 2023.) 

     

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Aperçu dans l'émission Affaire conclue : la vie des objets, un « orphèvre » de curieuse facture.

    Pas de quoi pousser des cris d'orphraie − pardon, d'orfraie (ou, plus exactement, d'effraie) −, me direz-vous ; mais enfin j'en étais resté pour ma part à la graphie avec f, l'intéressé ayant été ciselé (vers 1210, selon le Dictionnaire historique) sur l'ancien français fèvre (« ouvrier, artisan travaillant le métal, forgeron »), lui-même issu du latin faber (« ouvrier, artisan »).

    Seulement voilà, plusieurs témoignages confirment l'existence d'une graphie phaber − fautive, savante ou hellénisante, selon les points de vue − en latin médiéval : « WOLVINUS MAGIS(TER) PHABER » (signature d'un artiste du IXe siècle, à Milan), « Other general terms used in inscriptions are actor/auctor, fabricator/factor, or faber/phaber » (A Companion to Medieval Art, 2006). De là, peut-être, la concurrence observée en moyen français entre les graphies avec f et celles avec ph.

    Toujours est-il que ces dernières sont attestées de longue date dans notre lexique, si l'on en croit Godefroy : « orphevre » (1349), « orphevre et orphavresse » (1374), « orphaire » (1499), « orphavre » (1511), « orphebvre » (1518), « orphaivre » (1521), « orpheuvre » (1556)... Au tournant du XVIIe siècle, Agrippa d'Aubigné alternait encore les formes orphevre, orfeuvre, aurfaivre. Les académiciens eux-mêmes laissèrent échapper un « aiguille d'orphevre » dans la première édition (1694) de leur Dictionnaire. Il n'empêche : depuis lors, seule la graphie orfèvre y a droit de cité.
    Et l'on sait à quel point les Immortels parlent d'or.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Orfèvre.


    2 commentaires
  • « Un élu de l'Oise condamné pour avoir abusé sexuellement une ado de 12 ans pendant plusieurs années. »
    (paru sur ouestfrance.fr, le 30 janvier 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Le sujet du jour ne peut que paraître dérisoire au regard de la gravité des faits relatés. Il n'en est pas moins digne d'intérêt pour le chroniqueur de langue. Abuser fait partie de ces verbes qui admettent tantôt un objet direct, tantôt un objet indirect introduit par de. Et gare à ceux qui, à l'instar de notre journaliste, confondraient les deux constructions : à chacune correspond un sens différent, nous assure le Larousse en ligne. Abuser quelqu'un, c'est le tromper, l'induire en erreur : « Il l'a abusée par de fausses promesses » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; abuser de quelqu'un, c'est user avec excès (d'où profiter) de la complaisance, de la bonté, de la naïveté ou de la patience de cette personne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (Id.) et, par euphémisme, lui faire violence, la violer : « Déshonorer une femme, une fille, abuser d'elle » (Id.).

    Mais voilà que se multiplient avec ce dernier sens les emplois à l'actif sans préposition et − « depuis peu », dixit Goosse en 2011 − au passif : « Il a été abusé par son père dès cinq ans » (Le Monde, 2004), « À l'époque, [Polanski] est soupçonné d'avoir abusé une adolescente de 13 ans » (Le Figaro, 2009), « Andréa Bescond a été cette petite fille fragile, blessée, abusée » (Danièle Sallenave, 2016), « M. Polanski aurait dû demander à la jeune fille abusée si elle y consentait ? » (Patrick Rambaud, 2020), « Vanessa Springora raconte dans Le Consentement comment elle a été abusée [par Gabriel Matzneff] » (Michel Onfray, 2021).

    Les uns crient à l'abus de langage :

    « La faute la plus fréquemment commise [est] le tour être abusé par, quand abuser a le sens de "profiter, exploiter [sexuellement]" » (Andrée A. Michaud, 2000), « L'homme, présumé avoir abusé sept enfants, aurait lui-même été abusé dans son jeune âge. On voit, par ces exemples de plus en plus courants de transitivation "abusive", à quel contresens majeur peut conduire l'emploi impropre du verbe abuser » (Jean Brua, Défense de la langue française n° 209, 2003), « [Abuser au sens de "violer"] a été transitif indirect pendant des siècles : on abusait d'une femme. En l'espace de quelques semaines, sans qu'on puisse savoir comment c'est arrivé, le voilà devenu transitif direct : on abuse une femme [...]. Par voie de conséquence, on ne peut plus faire la différence entre "tromper" et "violer" [*]. Toute violence faite à la grammaire se paie d'ambiguïté » (Jacques Drillon, 2014).

    Les autres, à l'anglicisme :

    « D'après l'anglais to abuse, abuser (par exemple un enfant) se dit en français du Canada (depuis 1913) pour "maltraiter", et (1973) "entraîner à des activités sexuelles (en profitant de la faiblesse physique ou psychologique de la personne objet de l'abus)". Cet anglicisme tend à s'employer en français d'Europe » (Dictionnaire historique de la langue française, 2011), « Abusé. Ce mot est un anglicisme au sens de "maltraité, violenté, agressé" » (Lexique des difficultés du français dans les médias, 2010), « On en est venu, sous l'influence de l'anglais, à lui [= le verbe abuser] donner une connotation sexuelle qu'il n'avait pas [!] » (André Racicot, 2013), « Être abusé physiquement ou sexuellement sont des calques de l'anglais to be physically/sexually abused » (Clefs du français pratique), « [Abuser employé au sens de "faire subir des violences sexuelles, violer" est] une importation frauduleuse de l'anglo-américain to abuse » (site barbarisme.com), « [Par la faute de traducteurs négligents,] abuser un enfant ["lui faire croire des sornettes"] est souvent employé aujourd'hui au sens erroné de abuser d'un enfant ["le prendre de force pour partenaire sexuel"] » (site de la Mission linguistique francophone).

    À y regarder de près, l'affaire est plus complexe qu'il n'y paraît.

    1. D'abord, et n'en déplaise aux âmes sensibles, parce que abuser est attesté de longue date au sens de « maltraiter, opprimer quelqu'un » (selon le Dictionnaire historique de l'Académie), « nuire à quelqu'un (en se servant de lui pour satisfaire ses désirs personnels [et spécialement sexuels]) » (selon le Dictionnaire du moyen français). Certes, le verbe, dans cette acception, appelle d'ordinaire un objet indirect :

    « [Il] avoit concupiscence de le [= un enfant] mangier et concupiscence de abuser en par delectacion de luxure inconveniente » (Oresme, vers 1370), « Notez contre ceulx qui tournent a erreurs les femmes pour en abuser » (Jean de Gerson, 1402), « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Id., vers 1404), « [Ceux] qui ont mespris, abusé [= mal agi] ou autrement delinqué envers nous et justice » (Jean Le Clerc, 1502), « [Le tyran] abuse des personnes et des biens de ses subjects » (Pierre Charron, 1601).

    Mais la construction directe se rencontre également :

    « Vous prenez plaisir d'abuser femmes [...]. Et qui plus est vous ne pouvez pas ignorer qu'en ce faisant vous ne dampnés vostre ame » (Cent Nouvelles nouvelles, vers 1460), « Car de legier abuse et fourvoie en auctorité et puissance toute creature » (Guillebert de Lannoy, milieu du XVe siècle), « Et est bien raison quilz soyent persecutez de toutes creatures quant ilz ont abuse toute creature » (Guillaume Lemenand, 1487), « [Pierre Mossard] ne peult demorer a lescole [...] a cause quil abuse [= maltraite] les enfans » (Registres du Conseil de Genève, 1554), « Ils cherchent d'avoir leurs esbats et recreations a abuser femmes et filles mal avisees » (Michel Cop, 1556).

    La belle affaire ! me direz-vous. Tout ça, c'était dans l'ancienne langue, il ne faudrait pas abuser ! Voire.

    Goosse n'a pas manqué de relever que « l'Académie a enregistré de 1694 à 1878 abuser une fille "la séduire, la suborner" [ne vous laissez pas... abuser par le verbe séduire, qui s'entend ici au sens de « corrompre, débaucher »], qu'elle distinguait de abuser d'une fille "en jouir sans l'avoir épousée" − ce qui n'équivaut [toutefois] pas à "violer" ». Certes, mais ce que le continuateur du Bon Usage oublie de préciser, c'est que ladite distinction, pour le moins délicate à mettre en œuvre, était loin d'être strictement observée. Andreas Blinkenberg n'en veut pour preuve que ces exemples empruntés à Molière, où « le sens paraît être exactement le même » (Le Problème de la transitivité en français moderne, 1960) : « Vous autres courtisans estes des enjoleus qui ne songez qu'à abuser les filles » (Dom Juan, 1682), « Il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser des filles » (Ibid.) − on pourrait aussi bien citer le Dictionnaire (1690) de Furetière : « Il faut être bien malhonneste homme pour abuser de la femme de son amy, pour abuser la fille de son hoste. » L'Académie elle-même finit par en convenir dans son propre Dictionnaire historique (1865), où elle écrit : « Par une confusion des sens du verbe neutre [abuser de quelqu'un] et du verbe actif [abuser quelqu'un], le premier se prend, comme l'autre, pour Posséder un femme d'une manière illégitime, criminelle, la corrompre par artifice ou la déshonorer par violence » − ce qui inclut bien, cette fois, le crime de viol. Qui plus est, la formulation retenue par les académiciens donne le sentiment que la construction directe serait la tournure correcte (**). Le médiéviste Paulin Paris n'est pas loin de partager cet avis : « En général, la forme active s'emploie pour les personnes, la forme oblique pour les choses. Cependant on diroit abuser d'une fille, parce qu'on sous-entend toujours la foiblesse et l'inexpérience de cette fille. La forme elliptique est ici plus énergique », lit-on dans son Essai d'un dictionnaire historique de la langue française (1847).

    Toujours est-il que l'analyse des textes confirme la concurrence des deux constructions au cours des siècles, même si celle avec de l'emporte nettement, si je ne m'abuse, dans le cas d'une relation non consentie. Qu'on en juge :

    (avec de) « Vostre confesseur [...] m'a confessé avoir abusé de vostre personne [par acte villain et deshonneste] » (Marguerite d'Angoulême, 1559), « [Rodoaldus], surpris en adultere, fut tué par le mary de la femme dont il abusoit » (Pierre de La Primaudaye, 1577), « Il eut pour butin une jeune fille [...] par luy forcée [...], et puis l'envoya à ses officiers pour en abuser de mesme » (Conseil salutaire d'un bon Français aux Parisiens, 1589), « Ce ne furent plus que meurtres et que violemens. [...] quant aux jeunes filles et aux jeunes garçons, ils les ravirent [...] pour en abuser » (Nicolas Coeffeteau, 1621), « Accusé d'adultere avec Julie fille de Germanicus, et d'avoir abusé de mesmes d'Agrippine mere de Neron » (François de La Mothe Le Vayer, 1642), « Il se trouve divers historiens qui disent que Neron avoit abusé [...] de Britannicus » (Nicolas Perrot d'Ablancourt, avant 1664), « Ne se contentant pas de sa femme il abusoit avec violence de quelques filles » (Robert Arnauld d'Andilly, 1664), « Pour venger sa fille dont Roderic abusoit » (Bossuet, 1681), « Violer. Prendre une personne de force pour en abuser » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « [Alexandre VI] était accusé [...] d'abuser de sa propre fille Lucrèce » (Voltaire, 1756), « [Ils] ont abusé de quelques beaux garçons » (Id., 1762), « Cet homme, condamné pour attentat aux mœurs, avait abusé d'un enfant confié à ses soins » (Littré, 1863), « Ce serait mal d'abuser de cette enfant. [...] et l'image de la possession l'affolait » (Zola, 1887) ;

    (sans de) « Tu m'as seduitte, abusee et perdue [dit une femme adultère et repentante] » (Jacques Amyot, 1572), « Abuser une femme, une amante Soubs ombre de l'aneau [= sous le prétexte d'une promesse de mariage] » (André de Rivaudeau, avant 1580), « L'ayant abusée [ici employé au sens étroit de "séduite" ?] et violée » (Pierre Crespet, 1604), « Les amours d'une de vos présidentes veuves, découvertes par l'enflure de son ventre, et celles d'une pauvre fille abusée [= déshonorée, à qui l'on a fait perdre la virginité] par un de vos conseillers, qui étoit en même état » (Malherbe, 1613), « [Il] avoit abusé deux filles et eu d'elles des enfans » (Antoine Despeisses, avant 1658), « Mais l'ayant abusée, entre nous, Vous estes obligé, monsieur, en conscience, A l'épouser » (Montfleury fils, 1673), « Seduire, débaucher, abuser une femme » (Das Grosse königliche Wörter-Buch, 1690), « En parlant d'un homme qui a fait violence à une fille, ou qui l'a abusée, on dit qu'Il est le ravisseur de son honneur » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Demoiselle Ignorance étoit grosse d'enfant. Demandez-moi qui l'avoit abusée » (Antoine Houdar de La Motte, 1719), « On [n'] entend parler que de peres irrités, de filles abusées, d'amans infidelles et de maris chagrins » (Montesquieu, 1721), « Je soussignée fille abusée par Etienne de Sainfroid » (Les Amours de Sainfroid et d'Eulalie, 1729), « Une femme esclave rendue vile par son maître, c'est-à-dire abusée par son maître, ou dont on fait que son maître abuse » (commentaire sur La Sainte Bible, 1743), « Une loi par laquelle une fille abusée étoit punie avec le séducteur » (Rousseau, 1762), « Elle avou[a] devant les juges avoir été abusée par son père » (Giovanni Ferri, 1788), « Vous l'avez abusée, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort là » (Marmontel, avant 1799), « [Les marques de violence] prouvent-elles toujours la résistance d'une femme contre un homme qui l'a abusée ? » (Joseph Capuron, médecin, 1821), « Si un garçon abusoit une fille [...], il étoit obligé de l'épouser » (Jacques-Pierre Fleury, avant 1832), « Quel misérable ! abuser une enfant, comme s'il n'y avait pas tant de femmes qui n'auraient pas demandé mieux que de satisfaire ce Lovelace ! » (Le Tribunal de famille, 1879), « D'aucuns disent qu'il n'est pas si grand péché d'abuser une femme publique et qui est déjà prête à mal faire, que d'aller débaucher une fille ou femme mariée » (Joséphin Péladan, 1884), « Une fille qu'un homme avait abusée après l'avoir endormie avec du punch » (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1886).

    2. Ensuite, et c'est là la conséquence de ce qui précède, parce que l'argument de l'anglicisme perd singulièrement de son poids. « Cette construction transitive [directe ne] serait-elle [pas plutôt] un archaïsme ? » s'interroge Goosse à bon droit. Convenons, à tout le moins, que le tour anglais renoue avec un ancien usage français, de sens approchant.

    3. Enfin, parce que ce ne serait pas la première fois qu'un verbe transitif indirect se construirait régulièrement à la voie passive : « Obéir ayant été autrefois transitif [direct], il s'emploie aussi à la voix passive. J'entends être obéi sur-le-champ », lit-on dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie. Tout aussi grande est la tentation, avec abuser, d'alterner construction active indirecte et construction passive avec le même sens :

    « D'un sousdiacre qui avoit abusé d'une fille sous promesse de mariage [...]. Fille abusée par un sousdiacre sous promesse de mariage » (Journal des audiences du Parlement, 1678), « La promesse de mariage, sur la foy de laquelle une fille a été abusée [...]. Celuy qui a abusé d'une fille sous promesse de mariage » (Pierre-Jacques Brillon, avocat, 1711), « S'il est vrai que l'on désigne sous le nom de viol l'effort fait pour abuser d'une fille ou d'une femme malgré leur volonté, il est également certain que dans le plus grand nombre des cas, la personne abusée est une fille encore vierge » (Mathieu Orfila, médecin, 1823), « L'autre dame en deuil était sa fille, abusée par le fils du riche laboureur. [...] j'aurais désiré vous voir [...] le forcer d'épouser ma fille en accomplissement de la parole qu'il lui a donnée, avant que d'abuser d'elle » (Frédéric de Brotonne traduisant Cervantes, 1837), « Certains parents [pédophiles] bénéficiaient même d'une aide sociale pour abuser de ces enfants dont certains avaient six ans. Plus de mille enfants auraient été ainsi abusés pendant des années » (Michel Onfray, 2021).

    Impossible de conclure ce billet sans évoquer le cas, tout aussi controversé, de l'expression abus sexuel. Selon Florence Montreynaud, il s'agit d'un calque de l'anglais « child abuse ou sexual abuse [...]. Or le nom anglais abuse a un sens plus large que le français abus : il peut signifier, comme en français, usage mauvais ou excessif d'une chose, mais il a aussi le sens de injure (à une personne), dégradation (d'un bien), ou le sens plus fort de viol. En français, abus d'alcool ou abus d'autorité sous-entend qu'il existe un usage bon ou raisonnable de cette chose. L'expression abus sexuel est donc absurde : elle signifierait qu'on peut user sexuellement, de manière bonne ou raisonnable, d'un enfant » (Le Roi des cons, 2018). Absurde ? Pas pour Mael Germain, qui soupçonne une confusion entre abus sexuel et abus de sexualité : « L'abus de sexualité [où le complément introduit par de précise l'objet de l'abus, comme dans abus d'alcool, abus d'autorité...] est le fait d'abuser de la sexualité, [alors que l'abus sexuel est] le fait de commettre un abus de pouvoir à des fins sexuelles » (Essai sur l'influence du pédophile à l'égard du silence des tiers, 2018). Les uns saluent l'élasticité d'une notion susceptible de recouvrir des situations très diverses : « L'expression "abus sexuel" a l'avantage de ne pas réduire le phénomène, ni aux sévices [...] ni aux violences » (Les Abus sexuels à l'égard des enfants, 1990), quand d'autres dénoncent le voile pudique qu'elle jette sur la réalité : « Ce terme consacré d'abus est bien curieux et presque indulgent pour désigner des viols ou en tout cas des violences sexuelles sous la contrainte » (site des correcteurs du monde.fr). L'Office québécois de la langue française considère, quant à lui, que l'anglicisme abus sexuel « s'intègre au système linguistique du français, puisque le terme abus a le sens de "fait d'user mal d'une position d'autorité ou d'une relation de confiance" ».
    Bornons-nous, de notre côté, à rappeler que le mot abus possédait plus d'une acception dans l'ancienne langue : « usage mauvais, irrégulier, excessif ou injuste (d'une chose, d'un pouvoir, de la force...) », « excès, désordre », « tromperie », « erreur, divagation »... mais aussi « action abusive exercée contre quelqu'un, mauvais traitement, exaction », comme dans ce vers du Mystère de saint Laurent (1499) : « Sathan et Lucifer [...] aux pecheurs font maintz abus. » C'est à ce dernier sens que le Dictionnaire du moyen français rattache l'emploi de abus − parfois complété de l'épithète charnel − pour qualifier diverses activités sexuelles condamnables (viol, inceste, adultère, masturbation...) :

    « Abus de délit charnel avecques enfans masles » (Oresme, vers 1370 ; délit charnel désignant le plaisir de la chair), « Inceste [...] est abuz charnel de ses cousines, parentes et affines » (Noël de Fribois, 1459), « L'abus charnel entre le fils et la fille » (Jacques Severt, 1621), « [Il] advertissoit [son fils] d'eviter toute fornication et appelloit crime tout usage, ou plustost abus de femme hors de l'épouse legitime » (Étienne Molinier, 1641), « Que ce recit serve d'enseignement aux clercs, pour n'abuser pas des femmes d'autruy [ny] des femmes publiques de l'abus desquelles on ne peut pas dire absolument que ce soit un crime » (Michel de Marolles, 1668), « Abus de soi-même. C'est une expression dont se servent quelques auteurs modernes pour dénoter le crime de la pollution volontaire [= masturbation] » (Encyclopédie méthodique, 1751), « Abus d'une fille mineure » (François Dareau, avocat, 1775), « Abus charnel d'une fille au-dessous de dix ans » (Commentaires sur les lois anglaises, 1823) − à distinguer de : « Il fait crever Attila d'un abus [= usage excessif et immodéré] de femmes et de vin » (Alexandre Dumas fils, 1871).

    Résumons. Abuser (comme abus) connaît depuis plus de six siècles des emplois ayant trait aux mœurs sexuelles. Sans doute est-il préférable, dans ce domaine, de s'en tenir à la construction indirecte, seule consignée désormais par les dictionnaires usuels au sens de « faire violence à, violer ». Mais se pose alors la question du bien-fondé de la forme passive : abusé serait d'un emploi régulier − quoique vieilli − « en parlant d'une femme séduite et déshonorée » (Dictionnaire historique de l'Académie), mais passerait pour un détestable anglicisme au sens de « violé, agressé sexuellement ». Avouez que la différence de traitement paraît un tantinet... abusive.
     

    (*) Argument peu convaincant, puisqu'il vaut déjà pour le tour indirect, comme cela n'a pas échappé à Féraud : « Madame de Sévigné écrit à sa fille : "J'abuse de vous : voyez quels fagots [= nouvelles de peu d'importance] je vous conte." Si c'eût été un homme qui eût écrit à Madame de Grignan, il eût manqué à la décence » (Dictionnaire critique, 1787).

    (**) Sinon, pourquoi ne pas avoir écrit : « les deux se prennent pour [...] » ?

    Remarque 1 : Selon l'outil canadien Clés du français pratique, l'expression abuser de quelqu'un « implique nécessairement un abus de nature sexuelle ». Tel n'est pourtant pas toujours le cas, nous l'avons vu, ni dans l'ancienne langue : « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Jean de Gerson), ni en français moderne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Trop de bonté, de générosité de votre part inciteront les autres à abuser de vous » (TLFi).
    L'ennui, c'est que cette méprise donne à croire que l'expression abuser sexuellement (charnellement, physiquement) de quelqu'un verse dans le pléonasme : « Abuser remplace souvent violer, ce qui donne le pléonasme abuser sexuellement » (Françoise Nore, 2021). Là encore, rien n'est moins sûr : « [Il] abandonna [une jeune femme] a tous ceulx qui en vouldroient charnellement abuser » (Claude de Seyssel, avant 1520), « [Il] abusoit charnellement du plus jeune des freres » (Jacques Amyot, 1559), « Celuy qui viole et qui abuse charnellement d'une personne » (Nicolas de Hauteville, 1657), « Cet ecclesiastique qui abuse charnellement de ses pénitentes » (Jacques de Sainte-Beuve, 1662), « [Absalon fait tuer Amnon], parce qu'il avoit abusé violemment de sa sœur Thamar » (François Le Tellier de Bellefons, 1695), « Lequel enfant, après que ledit Gilles en eut charnellement et criminellement abusé, fut tué » (Georges Bataille, 1959), « [Il] avait abusé sexuellement de plusieurs jeunes femmes » (Didier Decoin, 2014).

    Remarque 2 : D'après le Dictionnaire historique de la langue française, « le verbe abuser semble dérivé de abus mais est attesté antérieurement (1312) ; on peut supposer un latin populaire °abusare ». Abus, quant à lui, est emprunté du latin abusus (participe passé de abuti « user complètement de, détourner de son usage »), employé comme terme juridique au sens de « utilisation d'un bien fongible, usage suprême et définitif d'une chose ».


    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Condamné pour avoir abusé (sexuellement) d'une adolescente.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique