• Vu ou entendu


    Les professionnels dont la langue est l'outil de travail (écrivains, journalistes, correcteurs, présentateurs, chroniqueurs, hommes politiques, publicitaires, enseignants, etc.) sont, de fait, plus exposés que d'autres aux dérapages en tous genres.

    Nul n'étant à l'abri d'une défaillance, voici quelques coquilles et formules malheureuses relevées dans les médias et décortiquées dans ces colonnes, dans l'espoir (naïf ?) qu'un tel exercice de recension puisse aider à la maîtrise des subtilités du français.

  • « Premier ministre : le Nouveau Front populaire propose la haut-fonctionnaire Lucie Castets. »
    (paru sur le site du Figaro TV, le 23 juillet 2024.)

     

     

      

    FlècheCe que j'en pense


    L'annonce surprise, mardi après-midi, du nom de la candidate du Nouveau Front populaire pour Matignon a pris de court toutes les rédactions de France et de Navarre, et pas seulement parce que Lucie Castets est inconnue du grand public. Quelle forme féminine donner à l'appellation traditionnellement employée pour désigner un agent de la haute fonction publique ? s'est-on demandé dans l'urgence − l'intéressée ayant fréquenté les hautes sphères de l'ENA. Il n'est que de consulter la Toile pour observer les hésitations orthographiques des journalistes, parfois au sein d'un même article : « La haute fonctionnaire » (L'Express, Le Figaro, Le Point, Libération), « La haute-fonctionnaire » (Libération), « La Haute-fonctionnaire » (AFP), « Cette haut fonctionnaire » (Le Monde), « Cette haut-fonctionnaire » (Franceinfo), « Castets est un haut fonctionnaire municipal de Paris » (site d'actualités Bota Sot). En matière de féminisation, on le voit, il n'est pas rare qu'on tombe... de haut !

    Prenons les difficultés les unes après les autres. Le trait d'union, tout d'abord. Grande est, il est vrai, la tentation d'en mettre un, au féminin comme au masculin, par analogie avec haut-commissaire. Il convient pourtant de ne pas y céder, nous met en garde Thomas. C'est que haut-commissaire est un titre qui correspond à une fonction bien définie, et non un terme général comme haut fonctionnaire, moyen fonctionnaire, petit fonctionnaire, dont le premier élément renseigne sur le degré d'élévation dans la hiérarchie. De là la distinction graphique :

    « Haut-commissaire, haut fonctionnaire auquel le gouvernement confie une mission particulièrement importante » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    « Haut-commissaire. Titre donné à certains hauts fonctionnaires ou à un membre du gouvernement ayant reçu une mission particulière. Avec un trait d'union, à la différence de haut fonctionnaire » (Larousse en ligne).

    « Un haut fonctionnaire (mais un haut-commissaire) » (Girodet).

    Las ! plusieurs voix discordantes viennent troubler ce concert : celle du TLFi, qui laisse échapper (par inadvertance ?) un haut-fonctionnaire dans son article « commissaire » (mais qui s'en tient à la graphie sans trait d'union partout ailleurs) ; celle de Robert Le Bidois, qui écrit « le haut commissaire au tourisme » (Les Mots trompeurs, 1970) ; celle du Dictionnaire historique de la langue française, qui hésite entre haut commissaire et haut-commissaire ; celle de Michèle Lenoble-Pinson, qui écrit haut-commissaire, mais haut (-) fonctionnaire avec trait d'union facultatif (Le Français correct, édition 2009) ; et même − haut-resco, pardon horresco referens ! − celle de l'Académie, qui, sur son site Internet, écrit invariablement haut commissaire sans le trait d'union qu'elle exige pourtant dans son Dictionnaire (1). Il s'en faut heureusement de beaucoup (on est loin du seuil de 279 opposants...) que lesdites voix réussissent à renverser l'usage majoritaire.

    La ou les majuscules, ensuite. « Il n'y aucune raison [d'en] mettre » ni à haut, ni à fonctionnaire, ni à commissaire, nous dit en substance Jean-Pierre Colignon sur son blog(ue). « La minuscule est de rigueur aux titres de postes », confirment les Clefs du français pratique... mais pas la Commission générale de terminologie et de néologie, qui gratifie Haut-commissaire d'une majuscule sur le modèle de Premier ministre (Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre, 1998).

    Venons-en enfin à la question qui brûle toutes les lèvres : haut, dans ces emplois, est-il adjectif ou adverbe ? La réponse des spécialistes de la langue est, cette fois, unanime :

    « Emploi adjectival. Qui occupe une position supérieure, un rang éminent et qui est investi de responsabilités, d'honneurs. Synonymes grand, puissant, important, éminent. Haut personnage, haut fonctionnaire, haut magistrat ; haute administration, haute banque, haute noblesse, haute bourgeoisie ; hautes sphères » (TLFi, à l'article « haut »).

    « Haut entre comme élément initial dans la construction de mots composés avec une valeur adjectivale (haut-commissaire) » (Id.).

    « Adjectif. Se dit d'une personne, d'un groupe qui occupe une place éminente dans une hiérarchie. Un haut personnage. Un haut magistrat. Une réunion de hauts fonctionnaires. Un haut responsable. Haut-commissaire » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, à l'article « haut »).

    Partant, la logique voudrait que ledit adjectif s'accordât avec le nom qualifié. Re-las ! si la cause de l'accord en nombre paraît entendue : « Une réunion de hauts fonctionnaires » (Académie), « Des hauts-commissaires (avec un s aux deux éléments) » (Larousse en ligne), celle de l'accord en genre l'est nettement moins. Jugez-en plutôt :

    « Une haute fonctionnaire » (Bernard Cerquiglini, Femme, j'écris ton nom, 1998 ; Christine Da Silva-Genest, Le Grevisse de l'orthophoniste, 2018).

    « Sont généralement épicènes les noms suivants : haut-commissaire, haut (-) fonctionnaire » (Michèle Lenoble-Pinson, 2009).

    « Le, la haut-commissaire au Plan » (Robert en ligne).

    « Au féminin, on peut employer : la haute-commissaire ou la haut-commissaire » (Clefs du français pratique).

    « Le féminin de haut-commissaire est haute-commissaire [...]. Rien n'empêche le féminin puisqu'il s'agit bien d'un adjectif » (Office québécois de la langue française).

    « Une haute-commissaire, des hautes-commissaires » (dictionnaire en ligne Usito). (2)

    Autrement dit, les uns appliquent à la lettre les recommandations syntaxiques du Conseil supérieur de la langue française de Belgique (1993) : recours systématique aux déterminants féminins et accord automatique des adjectifs et des participes avec le substantif ; les autres font le choix de traiter ces appellations comme des noms épicènes (comprenez : qui peuvent être précédés d'un déterminant masculin ou féminin sans changer de forme) et écrivent une haut fonctionnaire, une haut-commissaire comme un haut fonctionnaire, un haut-commissaire. Quant aux gardiens de la neutralité liée aux fonctions, aux titres et aux grades − dont les rangs sont de plus en plus clairsemés, en ces temps de féminisation galopante −, ils s'en tiennent au masculin, en tant que genre non marqué : un haut-commissaire, un haut fonctionnaire (quel que soit le sexe de la personne ; cf. l'exemple de Bota Sot) ou une femme haut-commissaire, une femme haut fonctionnaire.

    Les bonnes âmes soucieuses d'assurer une meilleure « visibilité linguistique » à la gent féminine ne manqueront pas de pousser les hauts cris contre toute velléité de laisser haut invariable dans ces emplois. Elles devraient être d'autant plus facilement entendues que le terrain, n'en déplaise à leurs adversaires, a été préparé de longue date : « Par l'intermédiaire d'une haute fonctionnaire » (journal Les Coulisses, 1841), « C'était là de ces choses inouïes dans la pensée de la haute fonctionnaire » (Charlotte de Sor, 1844), « Voilà qui me donne une excellente opinion de ces hautes fonctionnaires » (Charles Buet, 1878), « Citronet est abordé par une haute fonctionnaire, la belle Trombolinette » (Camille Le Senne, 1889), « La haute fonctionnaire mit sa subordonnée au courant des faits » (Arthur Bernède, 1912) ; « Vous désirez devenir mairesse, conseillère générale, ministresse, haute-commissaire » (Michel Provins, 1919), « Le plus haut salaire payé à une femme [...] est attribué à la Haute Commissaire du service civil des femmes » (Georges Lechartier, 1927) (3).

    Mais brisons là : c'est bientôt l'heure des J... hauts !

    (1) Signalons également cette remarque de Léger Noël, qui prouve assez que l'hésitation ne date pas d'hier : « Quand on voit le Journal des Débats écrire avec traits d'union [...] haut-fonctionnaire, haut-commissaire, haute-justice, etc. ; quand on voit l'abus du trait d'union multiplier ses racines, au point qu'il menace de tout envahir, il est temps à coup sûr de s'armer du fer et du feu » (Nouvelle Grammaire française, 1861).

    (2) Et aussi : « La haute-fonctionnaire, les hautes-fonctionnaires » (Guide de féminisation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2022) ; « Une Haute-commissaire » (Rapport de la Commission générale de terminologie et de néologie, 1998), « Haut-commissaire, haute-commissaire » (Louise-Laurence Larivière, Guide de féminisation des noms communs de personnes, 2005), « Madame la haute-commissaire » (La Féminisation des titres de fonction, dans Le Guide du rédacteur).

    (3) De même : « La dernière classe des corps de métiers eut plus de puissance que la haute-bourgeoise » (Toussaint Guiraudet, 1799), « [Dès] que les hautes bourgeoises eurent été placées à une distance respectueuse [des dames d'honneur] » (Alexandre Duval, 1805), « Les hautes bourgeoises, vivant noblement, étoient ordinairement appelées Mademoiselle » (Paulin Paris, 1860), « Les hautes bourgeoises de Munich » (Jean Giraudoux, 1922).

    Remarque 1 : Le nom commissaire, longtemps donné comme masculin, est désormais présenté comme épicène par la plupart des dictionnaires usuels : un commissaire, une commissaire, comme un fonctionnaire, une fonctionnaire. Le Bescherelle pratique l'accompagne de la marque d'usage suivante : « L'emploi au féminin se rencontre à l'oral. »

    Remarque 2 : Dans son Rapport sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions (2019), l'Académie observe que la résistance à ladite féminisation « augmente indéniablement au fur et à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie professionnelle ». Et elle ajoute : « L'imposition de normes rigides en matière de féminisation méconnaît le souhait exprimé par certaines femmes de conserver les appellations masculines pour désigner la profession qu'elles exercent. »

    Remarque 3 : On écrira, avec haut adverbe, des haut gradés (= des militaires hautement gradés), des personnes haut placées.

    Remarque 4 : Cet article, initialement publié en 2015, a été refondu pour l'occasion.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La haute fonctionnaire Lucie Castets (forme féminine la plus courante).

     


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  • « Nouveau Front populaire, négociations tout azimut. »
    (vu sur la chaîne Franceinfo, le 8 juillet 2024.)

     

     

    (capture d'écran)

      

    FlècheCe que j'en pense


    On le sait, certaines expressions formées avec tout peuvent s'écrire au singulier ou au pluriel, selon que l'on donne à tout le sens distributif de « n'importe quel » ou le sens collectif de « l'ensemble des » : de tout côté ou de tous côtés, à tout moment ou à tous moments, en tout point ou en tous points, etc. Il est pourtant des cas, à l'instar de celui qui nous occupe aujourd'hui, où le sens ne nous laisse guère de latitude dans le choix du nombre.

    Emprunté de l'espagnol acimut, d'origine arabe, le substantif masculin azimut (encore parfois orthographié azimuth [1]) est un terme d'astronomie qui désigne le « cercle vertical passant par le point que l'on considère » (Littré) et, par extension, l'« angle formé par le plan vertical d'un astre et le plan méridien du point d'observation » (Petit Robert) :

    « Azimus sont 360 cercles qui issent hors dou pol de l'orizont cercle par mi orizont » (Li Compilacions de la science des estoilles, avant 1324), « Cercles imperfaictz, appellez azimuthz par les Arabes, qui passent tous per nostre zenith » (Dominique Jacquinot, L'Usaige de l'astrolabe, 1545), « L'azimut du soleil se peut aisément connoître par l'ombre d'un style élevé à plomb sur la ligne meridienne marquée sur un plan horizontal » (Jacques Ozanam, 1693).

    De là le syntagme prépositionnel pluriel dans tous les azimuts qui, en débordant son domaine technique d'origine, est venu concurrencer − bien inutilement, siffleront les mauvaises langues (2) − les traditionnels « dans toutes les directions, dans tous les sens » (selon le Robert en ligne), « de tous les côtés » (selon Claude Duneton et Jean Pruvost) :

    « Faire mouvoir [tel instrument astronomique] successivement dans tous les azimuths, sans que son axe ou sa lunette souffre aucune inclinaison » (Pierre-Charles Le Monnier, Histoire céleste, 1741), « Imprimer au trépan un mouvement de rotation qui lui permette de battre successivement dans tous les azimuths » (Édouard Grateau, ingénieur, 1858), « L'aspiration de l'air se produit dans tous les azimuts, et le vent éprouvé par un observateur dépend de sa position à la surface du globe par rapport au point vers lequel l'air afflue de tous côtés » (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1867), « Tir [d'artillerie] également précis dans tous les azimuts » (Hervé Faye, Sur l'affût de l'amiral Labrousse, 1870), « Les vents [...] ont viré dans tous les azimuts » (journal Le Temps, 1875), « Et il orientait le bouquin dans tous les azimuts pour arriver enfin au succès de son expérience » (Armand Silvestre, journal Gil Blas, 1888), « Un ventilateur [...] ayant la propriété de propulser l'air dans tous les azimuts » (journal Le Progrès moderne, 1903), « [Des] mitrailleuses pouvant "cracher le feu dans tous les azimuts" » (journal L'Époque, 1938), « Bordels [...] dans tous les sens, tous les azimuts, sous toutes les longitudes » (Maurice Raphaël, 1948), « Tout avait foutu le camp dans tous les azimuts » (Jean Ferniot, 1973).

    Mais c'est sous la forme raccourcie tous azimuts, d'abord attestée dans le vocabulaire militaire avec le sens propre de « (qui peut viser) dans toutes les directions [en parlant d'une pièce d'artillerie] », que le tour a fait florès à la toute fin des années 1960, à la faveur de ses sonorités expressives et, plus encore, des polémiques autour de la politique militaire du général de Gaulle :

    (emplois adjectivaux) « Les canons tous azimuts ont le champ de tir total de 360° » (Frédéric-Georges Herr, L'Artillerie, 1923), « Du téléférique forestier à la tronçonneuse tous azimuths » (journal La Victoire, 1946), « Une brigade d'artillerie, pourvue de pièces tous-azimuts » (De Gaulle, 1954), « L'œil vif et tous azimuts » (Pierre Nord, 1965), « Le faux technicien à l'incompétence tous azimuts » (colonel Roger Niel, 1967), « Défense dirigée ou défense tous azimuts » (général Charles Ailleret [3], 1967), « Notre stratégie [de défense] doit être tous azimuts » (De Gaulle, 1968), « Des pistes pour skieurs tous azimuts » (Monique Gilbert, 1969), « Cette technique de régression tous azimuts » (Félix Guattari, 1973), « On ne peut négliger l'importance d'une action "tous azimuts" » (Jacques Delors, 1975), « Le droit à la critique tous azimuts » (Luc Ferry, 2014), « Cet ensemble imposant d'interventions tous azimuts » (Pierre Nora, 2016), « La répressions tous azimuts prend un caractère impitoyable » (Xavier Darcos, 2017), « Une intelligence tous azimuts » (Jean-Marie Rouart, 2019) ;

    (emplois adverbiaux [4]) « [Des pièces d'artillerie] sur voie ferrée, tirant tous azimuts » (La Batterie de Côte, 1932), « D'habitude, les truands [...] ne mitraillent pas tous azimuts » (Michèle Manceaux, 1969), « Les coups de griffe lancés tous azimuts » (Jean Collet, 1973), « [Le bandit] a cru que la vie c'était du cinéma et qu'on pouvait s'emplir les poches en deux minutes, s'en sortir en tirant tous azimuts » (René Barjavel, 1976), « Le nouveau bureau d'études de l'usine attaque tous azimuts » (Jean Rambaud, 1981), « L'enquête officielle se poursuit tous azimuts » (Laurence Lacour, 1993), « Procréer tous azimuts » (Alphonse Boudard, 1995), « Le véhicule lançait des appels de phares tous azimuts » (Marc Lambron, 2006), « Des capitaux lâchés tous azimuts » (Patrick Grainville, 2013), « [Mauriac] lance des flèches tous azimuts » (Jean-Marie Rouart, 2019).

    On le voit, la formule, en passant dans le langage courant, a été accommodée à toutes les sauces (5), au point de développer des acceptions figurées aussi diverses que : « par tous les moyens et avec les objectifs les plus variés » (Grand Robert), « pouvant convenir à tous les cas, s'appliquer dans toutes les éventualités » (Grevisse), « dans des domaines très divers ; de toute sorte, en tous genres ; de toutes catégories, de tous niveaux (en parlant de personnes) » (TLFi, à l'article « tout »), « dans tous les domaines, dans toutes les catégories ; de toutes espèces, de toute sorte ; en tous genres, en tous sens ; sur tous les plans ; dont les activités, les capacités, les compétences, ou encore les origines, etc., sont extrêmement variées (à propos de personnes ou de groupes) » (Dictionnaire des mots contemporains), « satisfaisant à tous les besoins, à tous les goûts » (Pierre Pamart, Vie et langage), « à usage multiple » (Dictionnaire du français argotique et populaire), « contre tout, sans exception » (Dictionnaire d'apprentissage du français langue étrangère, Université de Louvain), « qui se développe de façon désordonnée, rapide, incohérente » (forum de langue), etc.
    Surtout, on observera que le pluriel est encore de rigueur, comme le confirme plus d'un spécialiste de la langue :

    « L'expression tous azimuts est, bien naturellement, au pluriel, puisqu'elle signifie "dans toutes les directions" » (Jean-Pierre Colignon, Plus une faute, 2023), « Locution figée au pluriel » (Id., 30 dictées et jeux, 2018).

    « La locution tous azimuts prend la marque du pluriel » (Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias, 1997).

    « Tous azimuts. Toujours au pluriel : une défense tous azimuts » (Larousse en ligne).

    « Tous azimuts est toujours au pluriel. On ne doit donc pas faire entendre de [t] en liaison. Une campagne électorale tous azimuts » (Le Bescherelle pratique).

    « Dans tous azimuts, le mot azimut est toujours au pluriel et, par conséquent, le déterminant tous qui précède, également. On prononce donc en faisant la liaison en [z] entre tous et azimuts » (Office québécois de la langue française).

    « On se gardera d'écrire, et aussi de dire − or on l'entend −, "tout azimut" à la place de la bonne forme tous azimuts » (Bernard Laygues, 500 fautes d'orthographe à ne plus commettre, 2004).

    « La forme de masculin pluriel tous correspond à [tuz] dans tous azimuts » (Michel Arrivé et alii, La Grammaire d'aujourd'hui, 1986).

    « Tous azimuts tu-za-zi-myt » (André Rigault, La Grammaire du français parlé, 1971 ; Alain Frontier, La Grammaire du français, 1997 ; Léon Warnant, Orthographe et prononciation en français, 2006).

    Seulement voilà, le linguiste québécois Philippe Barbaud vient rompre cette belle unanimité, en se demandant, sans rire, s'il convient d'écrire une réforme tous azimuts ou... tout azimuts :

    « L'usage orthographique − de tradition récente − [préconise tous azimuts, mais] contredit l'usage oral puisque personne ne dit "tou-z-azimuts". On dit immanquablement "tou-t-azimuts". C'est pourquoi j'incline à croire que "tout" a un sens adverbial qui le rend invariable, ce qui l'assimile au "tout" qu'on retrouve dans des expressions adjectivales du genre : "Elles sont tout sourires", "Ils sont tout miel", "C'était un petit être tout nerfs" (Courteline) » (Le Français sans façon, 1987).

    Cette position a de quoi surprendre. D'abord, parce qu'elle contrevient à la thèse communément admise selon laquelle tous azimuts compte parmi les « syntagmes figés dont la préposition s'est effacée » (dixit Goosse dans Le Bon Usage(6) : (dans) tous (les) azimuts → tous azimuts (après ellipse de la préposition et de l'article). Ensuite, parce que le parallèle établi entre tous azimuts et les autres expressions citées peine à convaincre : si l'on conçoit aisément que être sourire(s) est mis pour « être souriant », être miel pour « être mielleux », être nerfs pour « être nerveux » (7), on se demande quel pourrait bien être l'équivalent de être azimuts ! Même le Belge Marc Wilmet, pourtant enclin à partager l'analyse adverbiale de son collègue québécois, ne remet pas en cause la graphie avec tous : « Les pluriels nus [comprenez sans l'article les] tous et toutes dans en toutes positions, à toutes jambes, tous azimuts, tous feux éteints, tous frais payés... [peuvent être vus comme] des expansions adverbiales de l'article zéro » (Grammaire critique du français, 1997). Enfin, parce que les quelque vingt-sept mille occurrences (recensées par Google) de la graphie tous azimut, injustifiable au point de vue de la grammaire mais pas à celui de l'oreille, viennent relativiser l'affirmation d'une liaison « immanquablement » faite en [t]. Je ne sache pas, au demeurant, que l'usage oral ait davantage scrupule à faire celle en [z] dans à tous égards ou de tous horizons (8).

    Quant à la forme singulière tout azimut (popularisée par les romans en tous genres de Frédéric Dard dans les années 1970 ?), force est de constater, à la décharge des contrevenants, qu'elle est attestée jusque sous de bonnes plumes : « L'Inachevé, c'est Puig tout azimut, Puig dé-multiplié » (Jean-Paul Sartre, préface du roman L'Inachevé d'André Puig, 1970), « César ordonne une défense tout azimuth » (Michel Rambaud, L'Espace dans le récit césarien, 1974), « D'énormes beuveries suivies de coucheries tout azimut » (Michel Tournier, Les Météores, 1975), « Une stratégie tout azimut de "refus du mensonge" » (André Glucksmann, Les Maîtres penseurs, 1977), « Des traîtres à la folie tout azimuth » (Jacques Renaud, Clandestine(s), 1980), « Tamagnot photographiait tout azimuth » (Françoise d'Eaubonne, Une Femme nommée Castor, 1986), « La caméra pointée tout azimut » (Charles Le Quintrec, Bretagne est univers, 1988).

    Dans le doute, vous l'aurez compris, mieux vaut s'en tenir prudemment à la graphie plurielle tous azimuts et à sa prononciation zézayante... histoire d'éviter de passer pour un doux azimuté.
     

    (1) Les spécialistes de tout poil répètent à l'envi que azimut s'écrit sans h après le t final sonore, contrairement à bismuth, luth, zénith... La graphie azimuth, qui a eu cours en moyen français (chez Pèlerin de Prusse, Jean Fusoris, etc.) et qui s'est maintenue en anglais, n'a pourtant jamais disparu des radars : attestée dans le Dictionnaire de Furetière (à l'article « vertical », 1690), dans le Dictionnaire des arts et des sciences (1694), dans l'Encyclopédie de Diderot (1751), dans le Dictionnaire de physique de Monge et Cassini (1793), dans le Nouveau Vocabulaire françois de François De Wailly (1813), dans le Supplément au Dictionnaire de l'Académie (à l'article « angle », 1836), dans le Dictionnaire national de Bescherelle (à l'article « cadran », 1845), dans le Dictionnaire étymologique des mots français d'origine orientale de Marcel Devic (1876), dans le Deuxième Supplément au Grand Larousse du XIXe siècle (à l'article « dévioscope », 1890) et dans le Dictionnaire encyclopédique universel de Camille Flammarion (1894), elle est encore signalée comme variante dans l'édition de 1965 du Dictionnaire encyclopédique Quillet, dans le Grand Robert (avec une citation d'Alain), dans Le Livre des métaphores de Marc Fumaroli (2012) et dans La Langue française pour les nuls d'Alain Bentolila (2012). Voilà qui devrait en inciter plus d'un à arrondir les angles orthographiques...

    (2) « Dans tous les azimuts, tous azimuts sont des locutions familières qui ne disent rien de plus que "dans tous les sens, de tous les côtés" » (Jean-Paul Colin, 1994).

    (3) L'homme est présenté par Goosse comme le vulgarisateur de notre locution.

    (4) Contre toute attente, un certain nombre de spécialistes rechignent à mentionner les deux types d'emplois. Comparez :

    « L'expression tous azimuts [...] s'emploie avec une valeur d'adjectif » (Hanse), « Dans l'usage général, tous azimuts s'emploie familièrement comme épithète » (Grevisse, Le Français correct), « Le tour adjectival tous azimuts » (Robert Le Bidois, Le Monde ; Pierre Gilbert, Remarques sur la diffusion des mots scientifiques et techniques dans le lexique commun), « L'expression [dans tous les azimuts] s'est lexicalisée sous la forme tous azimuts, qui joue une fonction d'adjectif » (Alain Rey et Sophie Chantreau, Dictionnaire d'expressions et locutions), « Tous azimuts, expression qui tient lieu d'adjectif » (Philippe Barbaud) ;

    « Les locutions adverbiales : à toutes jambes, tous azimuts, tous feux éteints » (Marc Wilmet, La Détermination nominale), « Les adverbes figés [avec déterminant au pluriel] dans les airs, tous azimuts, sous toutes les coutures... » (Maurice Gross, Sur les déterminants dans les expressions figées) ;

    « Tous azimuts. Dans des tournures à fonction adjectivale. Dans toutes les directions. Emploi adverbial. De tous côtés » (TLFi), « Répression tous azimuts. Vendre tous azimuts » (Grand Robert), « Locution adjectivale et adverbiale » (Pierre Gilbert, Dictionnaire des mots contemporains), « L'expression dans tous les azimuts [a été] resserr[ée] jusqu'au mode télégraphique [et] lexicalis[ée] en tous azimuts pour en faire aussi bien un adjectif qu'un adverbe » (Pierre Germa, Dictionnaire des expressions toutes faites).

    (5) Cette diffusion... tous azimuts n'est décidément pas du goût de tout le monde : « Ces emplois métaphoriques enrichissent sans doute la langue, mais il ne faut pas en abuser. Il y a quelque ridicule, par exemple, à parler de mode tous azimuts comme l'a fait un chroniqueur mondain [...]. En cette matière comme en beaucoup d'autres, la fantaisie et l'invention ont des limites qu'on ne doit pas franchir » (Robert Le Bidois, Le Monde, 1970), « Ce succès est d'autant plus surprenant qu'azimut est un substantif dont personne, en fait, ne connaît la signification exacte » (Pierre Germa, Dictionnaire des expressions toutes faites, 1986).

    (6) Et aussi : « Tous azimuts, ellipse du tour dans tous les azimuts » (Pierre Gilbert, Dictionnaire des mots contemporains, 1980), « La défense tous azimuts pour "la défense vers / pour tous les azimuts" » (Bernard Pottier, Le Langage, 1973).

    (7) Selon le modèle rappelé par Noël et Chapsal : « Dans le chien est tout ardeur (Buffon), le substantif, équivalant alors à un adjectif, est modifié par l'adverbe tout. C'est comme s'il y avait : le chien est tout ardent » (Nouvelle Grammaire française, édition de 1830).

    (8) Rappelons à toutes fins utiles que tous, adjectif pluriel, « se prononce [tu] (comme dans mou) devant une consonne, [tuz] (comme dans douze) devant une voyelle ou un h muet : tous les matins [tulɛmatɛ̃] ; à tous égards [atuzegaʀ] ; des hommes venus de tous horizons [dətuzɔʀizɔ̃] » (Larousse en ligne).

    Remarque 1 : Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le verbe dérivé azimuter « vient de l'argot des artilleurs (1892) "regarder, observer", d'où être azimuté "être repéré [défavorablement, le plus souvent]" et par métonymie "être bombardé", puis par une autre métaphore (1937) "avoir perdu la bonne direction, “le Nord”, être fou" ».

    Remarque 2 : Voir également le billet Expressions avec tout.

     

    « Le système de coordonnées horizontales est un système de coordonnées célestes qui utilise l'horizon local de l'observateur comme plan fondamental pour définir deux angles : l'altitude et l'azimut » (source : site jeretiens.net).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Négociations tous azimuts.

     


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  • Coup de sang

    « "Je suis proche de la fin, je vais trop mal", confiait [Françoise Hardy, photo ci-contre] au magazine Technikart ce 17 septembre 2021. Voilà les mots de l'icône de la nouvelle vague désormais exsangue de toute énergie. »
    (ancien article publié sur public.fr, le 20 septembre 2021.)
    (photo Wikipédia par Vittoriano Rastelli)

      

    FlècheCe que j'en pense


    Tous les garçons et les filles de notre âge se sont fait un sang d'encre depuis 2021. Et voilà que mardi 11 juin 2024 Françoise Hardy a définitivement pris le large. Comment lui dire adieu ? Le chroniqueur de langue que je suis se contentera de saisir l'occasion qui lui est donnée de s'intéresser à l'un de ces mots savants qui cumulent les difficultés : l'adjectif exsangue.

    L'orthographe, tout d'abord. La plupart des spécialistes suent sang et eau pour attirer notre attention sur le groupe de consonnes qui suit la voyelle initiale :

    « Noter xs » (Hanse), « [Le mot] s'écrit avec x et s » (Thomas), « Attention au s après le x » (Girodet), « Veillez à bien mettre l'orthographe dans exsangue » (Grevisse), « Ne pas oublier le s après le x » (Jean-Paul Colin), « Attention au groupe -xs- » (Larousse en ligne).

    Rien que de très conforme à l'étymologie, me direz-vous, puisque l'intéressé est emprunté du latin exsanguis, lui-même formé de ex- (préfixe à valeur privative) et de sanguis (« sang »). Sauf que... le latiniste Jean-François Cottier nous apprend que « la graphie x pour xs [était courante] en latin classique (par exemple execrabilis pour exsecrabilis) » (1). En un mot comme en... cent, le s de exsanguis était facultatif. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir l'adjectif passer dans notre lexique, au début du XVIe siècle, sous la forme exangue :

    « Expouventer Umbres exangues » (Octavien de Saint-Gelais, vers 1500), « Les particules froides, et exangues, cestadire, non sanguines » (Jean Canappe, 1547), « Lesdictes [veines arteres] sont trop dures et exangues » (traduction du latin de Jean Tagault, 1549), « Les joinctures sont exangues » (Ambroise Paré, 1572), « Des parolles françoises, si exangues, si descharnées, et si vuides de matiere et de sens » (Montaigne, 1580), « Un langage mignardé, exangue souvent et sans nerfs » (Jean-Pierre Camus, 1610), « Exangue » (Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, 1611 ; Antoine Oudin, Recherches italiennes et françoises, 1642), etc.

    Vérification faite, le rétablissement du s de sang après le x de ex- ne semble pas attesté avant la fin du XVIIIe siècle : « Tous les autres vaisseaux de sa substance sont exsangues » (Guillaume-Louis Piet, 1774), « "Exangues" (ou plutôt "exsangues") » (Jean-Baptiste Bastide citant Montaigne, 1796), « [Les vers] que les anciens connurent sous le nom d'exsangues ou n'ayant point de sang rouge » (Pierre Dénys de Montfort, 1801), « Une portion d'os [...] devenue exsangue » (Littré traduisant Hippocrate, 1841), « Exsangue » (Dictionnaire de Louis-Nicolas Bescherelle, 1845 ; de Littré, 1863 ; de Pierre Larousse, 1870 ; de l'Académie, 1878), etc.
    Surtout, force est de constater que la graphie sans s n'a jamais cessé de se maintenir, par archaïsme, par négligence ou par ignorance : « Si tu crains d'être un poëte exangue, un diseur de puérilités sonores » (Diderot, 1778) (2), « Nous sommes exangues et couards, eût très bien dit Montaigne » (Étienne-Maurice Falconet, 1781), « [Le poison] n'agissoit plus sur un corps exangue » (M. Chavassieu d'Audebert, 1804), « La blancheur exangue du corps » (Théophile Gautier, 1852), « Les mains exangues de la pauvre morte » (Édouard Monnier, 1881), « Ses deux mains exangues » (Jules Claretie, 1884), « Deux larmes roulaient lentement sur ses joues exangues » (Georges Pradel, 1887), « [Des] outres, maintenant exangues et inutiles » (Max Deleyne, 1888), « Une France exangue » (Émile Faguet, 1910), « Une traduction, toujours insipide et exangue » (Jean Richepin, 1911), « La France sera exangue, moribonde » (Henry d'Ornano, 1948), « [Maurras n'abandonnait la rombière] qu'exangue et ravie » (Georges Las Vergnas, 1954), « Les contraintes d'une tradition exangue » (Suzanne Bernard, 1991), « Le pays est exangue » (Jean-Louis Harouel, 1997), « On ne pouvait laisser [...] les peuples exténués devenir exangues » (Frédéric Charbonneau, 2001), « La langue exangue d'un cadavre d'animal » (Stéphane Zagdanski, 2012), jusque dans des ouvrages didactiques : « Exsangue (méd.) Pour le figuré, voyez Exangue » (Complément du Dictionnaire de l'Académie française, 1842), « Exangue » (Roger Boussinot, Dictionnaire des synonymes, 2012 ; Stella Carpentier, Dictionnaire français-anglais, 2017).

    La prononciation, ensuite. L'usage a longtemps hésité entre [èksang'] et [ègzang'], si l'on en croit Charles Thurot :

    « Dans les mots latins et venus du latin, on prononçait ex devant une voyelle comme ecs, au XVIe siècle [...]. Mais, dès le commencement du XVIIe siècle, on prononçait dans ces conditions ex comme egz, ainsi qu'on le voit par Cossard [3] : "x après e, si a, e, i, o, u suit, le premier son sera semblable à la dernière syllabe de ce mot françois morgue ; le second sera le commencement du nom de la lettre z comme exanguis." Cette prononciation s'étendit au français » (De la prononciation française, 1883).

    En 1796, Jean-Baptiste Bastide, désireux de « rendre [le mot] plus doux à prononcer et à entendre », proposa de « le converti[r] en essangue », sur le modèle de essaim (de exaim), aisselle (de aixelle), empoisser (de empoixer), etc. En vain. Au XIXe siècle, l'essor de la graphie exsangue imposa la prononciation « (èk-san-gh') » (dixit Littré), laquelle sera reprise par la plupart des spécialistes du siècle suivant (Hanse, Thomas, Girodet et Jouette en tête). Mais déjà l'hésitation repartait de plus belle : « [εksã:g] ; variante usuelle [εgzã:g] » (TLFi), « [ɛkzɑ̃g] ou [ɛgsɑ̃g] » (Petit Robert), « On entend très souvent [εgzãg], mais [εksãg] est préférable » (Jean-Paul Colin), « On prononce [gz] ou [ks] » (Le Bescherelle pratique), « [ɛgzɑ̃g], avec le son g et le son z, ou [ɛksɑ̃g], avec le son k et le son s » (Larousse en ligne). De quoi faire tourner l'hémoglobine de plus d'un puriste : pourquoi exiger à l'écrit le s de sang si c'est pour le faire sonner comme un z ? Ferait-on preuve de la même inconséquence à propos de exsudat, exsudation, exsuder ?

    Le sens, enfin et surtout. Selon le Dictionnaire de l'Académie, l'adjectif exsangue signifie :

    « 1. Qui a perdu beaucoup de son sang. Le corps exsangue du blessé.
    2. D'une extrême pâleur ; livide. Un visage exsangue. Des lèvres exsangues.
    3. Fig. Qui a perdu sa force, sa vitalité, sa vigueur. Une nation exsangue après un long conflit. Une économie exsangue. »

    Il se trouve pourtant des emplois qui ne semblent ressortir à aucune de ces acceptions. Que l'on songe par exemple à : « La trésorerie, exsangue, vit de crédits consentis par les banques » (Robert Aron, 1938), « Renflouer la trésorerie exsangue de la tribu » (Jean Carrière, 1986), « Budgets exsangues » (Hervé Bazin, 1994), « Rien ne lui permet non plus de financer une telle dépense par son budget exsangue » (Jacques Attali, 2008). Une nation, une économie qui a perdu sa force, sa vitalité, sa vigueur, cela se conçoit aisément par les temps de déficits qui courent, mais une trésorerie, un budget ? Il faut se tourner vers des exemples plus anciens pour saisir la métaphore : « N'est-ce pas faire une nouvelle saignée dans un budget exsangue ? » (La Gazette du Centre, 1887), « Le moment est bien choisi pour arracher à ce budget exsangue quelques millions de litres de son reste de sang ! » (Marie Maugeret, 1926). Vous l'aurez compris, il est ici question d'un budget vidé de sa substance. L'ennui, c'est que ces emplois − que n'aurait pas reniés Montaigne − ont pu donner à croire que exsangue lorgnait du côté de étriqué. De quoi alimenter la confusion paronymique avec exigu :

    « [Il a] reconstruit un théâtre en 1972, quand l'impasse d'Odessa est devenue trop exsangue » (L'Express, 2002), « Des locaux exsangues qui ne répondent plus aux impératifs liés à la restauration collective » (La Dépêche, 2003), « Un POPB trop exsangue [...]. D'une capacité de 14 000 places en configuration basket, le Palais omnisports de Paris-Bercy sera trop petit pour le match Nancy-Le Mans » (20 Minutes, 2006), « Finis, les locaux exsangues et mal situés en bordure de la RN 176 » (Le Télégramme, 2011), « Des bureaux exsangues [à l'Assemblée nationale] » (Adrien Taquet, à l'oral, 2018), « Le cadre de la brigade était devenu trop exsangue pour gérer le quotidien dans les 3 600 brigades, dont un tiers ne dépassait pas l'effectif de 6 militaires » (site Les Amis de la gendarmerie, 2021), « Une grande balade [en forêt] vous fait oublier votre appartement exsangue » (Marion Kremp et Michael Prigent, 2022), « Si vous avez une cuisine exsangue et un petit comptoir, évitez d'acheter un appareil imposant » (Bruno Maniaci, 2022), « Il est impossible de [réparer] une telle machine dans l'espace exsangue d'un camion pizza » (site quiditmieux.fr, 2022). (4)

    Mais ce n'est pas tout. Apparaît dès la fin du XIXe siècle une construction passée inaperçue des lexicographes − exsangue de (+ nom de substance) pour « vidé, dépourvu de » −, qui, en s'étendant hardiment à toutes sortes de choses, a pu favoriser une autre confusion paronymique, avec l'adjectif exempt :

    « [Une fille] que l'on disait d'une beauté pâle, et comme exsangue de tout le sang qu'avait répandu son père » (Léon Lavedan, 1892), « [L'Aiglon] bien allemand et déjà exsangue de sang latin » (Jean Lorrain, 1900), « Exsangue de lumière comme on l'est de sang » (Isabelle Sandy, 1917), « Un journal exsangue de matière vivante et captivante » (Le Cri du jour, 1933), « Les articles de fonds [sic] sont vides, exsangues de toute réaction patriotique » (La Libre Belgique, 1941), « Quand l'Europe sera exsangue de matières premières » (Conférences sur le coton, 1944), « La jeunesse de mon sang sortait de la tristesse l'hiver pleurant de givre, exsangue de soleil » (Julien Fiezefontaine, 1962), « Pressé comme un citron, exsangue de toute information, vidé » (Pierre Accoce et Pierre Quet, 1966), « Ces visages [...] qui étaient vides, exsangues de sang répandu » (Pierre Tallian, 1971), « Naples se réveille [...], vidée. Vidée de ses objets, de ses débris. Exsangue de ses illusions aussi » (Alain Médam, 1978), « [Le voici] seul sur la terre, et vidé de son sang, de son âme, exsangue de sa propre vie... » (Pierre Gabriel, 1978), « [Il était] parfois exsangue de phrase » (Manz'ie, 1981), « Je ne te relâcherai désormais qu'exsangue ! De toute passion... » (Philippe Longhini, 1983), « Exsangue de son sang juif, puis de ses combattants, la troupe [s'étiola] » (L'Avant-scène opéra, 1984), « Un moment exsangue de sens » (Emmanuel Désveaux, 1988), « [Sa main est] pétrifiée ! exsangue de toute expression » (Philippe Raymond-Thimonga, 1990), « Une société exsangue de tout principe » (Robert Deleuse, 1992), « [Ils sont] exsangues d'énergie vitale » (Luciel Desblache, 2002), « Exsangues de leur dernière sève, les premières feuilles au sol craquent [sous les pieds] » (Daniel Cario, 2006), « Le châssis grillagé [...] laissait l'endroit exsangue de lumière » (Joël Akriche, 2010), « La société puritaine, elle-même loin d'être exangue de tout péché » (Jessica Joëlle Folio, 2012), « [Des] pièces exsangues de tout rire » (Lou Sorel, 2013), « Je constate que le monde littéraire actuel [...] est exempt (exsangue ?) de tout débat » (Roland Dumas, 2013), « [L'Iran] n'est pas exsangue de reproches » (Laurent Fabius, à l'oral, 2014), « Sa prose s'en ressent, exsangue de toute originalité » (Romain Debluë, 2015), « Tout cela m'avait laissé groggy et exsangue de forces » (Stéphane Baure, 2016), « La sauvagerie n'est pas exsangue de beauté et de vitalité » (Jean-Philippe de Tonnac, 2017), « La violence des débats de la primaire n'est sans doute pas exsangue de toute responsabilité » (RTL, 2017), « Une ombre exsangue de vie » (Jean Siccardi, 2018), « Notre mariage est exsangue de tendresse, de complicité » (Michèle Calméjane Schneiter, 2019), « L'exercice de cette souveraineté [...] n'est pas exsangue de quelques défauts » (Stéphane Madaule, 2020), « Exsangue de vitalité, de défense ou de projection dans l'avenir, elle s'en remettait docilement [...] à son sort » (Candice Politis, 2024), « Une alien exsangue de sensations » (Christophe Bladé, 2024), « Le juif, lui-même exempt − exsangue − des traits matériels de son histoire » (Perrine Simon-Nahum, 2024), « Le long ruban d'asphalte n'est plus qu'un couloir exsangue de tout véhicule » (France 3, 2024), « La journée de ce mercredi n'est pas exsangue de rendez-vous intéressants » (Les Échos, 2024). (5)

    Sans doute vaut-il mieux ne pas relancer la guerre des ex- et passer prudemment son chemin. Histoire d'éviter que mon amie la prose ne voie rouge...
     

    (1) Et aussi : « Comme la consonne X est double et est égale à cs, l'S qui suivait X n'était pas sensiblement appréciable dans la prononciation, et dans l'écriture on le laissait souvent de côté [...]. Mais il est préférable, et la grammaire scolaire déjà dans l'antiquité le prescrit, de rétablir l'S après l'X, et d'écrire exsanguis » (Manuel d'orthographe latine, 1881), « Exsanguis (exan-) » (Félix Gaffiot, Dictionnaire latin-français, 1934), « Latin classique ex(s)anguis » (TLFi).

    (2) Diderot se vit reprocher l'emploi de ce mot par le Journal de Paris : « Il pousse l'affectation de la singularité jusqu'à créer de nouvelles expressions. [...] poëte exsangue, écrivain inélégant, etc. sont autant de termes qui avant lui n'étoient pas encore françois » (1779). Avec juste raison, le mis en cause fit valoir que ces créations étaient anciennes et expressives.

    (3) Jacques Cossard, Methodes pour apprendre a lire, a escripre, 1633.

    (4) Le doute est permis dans les exemples suivants : « Une petite pièce exsangue et close » (Thierry Romuald Romil, 2007), « Les tireurs pénétrèrent dans la pièce exsangue » (Claire Beretti, 2015), « Dans la petite pièce exsangue » (Oren Miller, 2016), « Une petite faille exsangue déchirait ouvertement le sol » (Sylvain Demonchaux, 2019).

    (5) Il convient de bien distinguer ces exemples de ceux où la préposition de est mise pour « par l'effet de, à cause de » : « Ses lèvres, exsangues de terreur superstitieuse » (Charles Ladet, 1898), « Frémissant jusqu'aux moelles, exsangues de terreur » (Bernard Nabonne, 1938), « [C'est tout ce qui reste] au corps exsangue de tourment et mort déjà » (Verdun-Léon Saulnier, 1948), « [André Tardieu est appelé] au chevet de la France exsangue de démagogie » (Marcel Peyrouton, 1950), « Elle était exsangue de crainte » (Philippe Berville, 1958), « La France, exsangue de toutes les saignées de la conscription » (Nathan Grigorieff, 1991).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Voilà les mots de l'icône de la nouvelle vague, désormais à bout de forces (ou au plus mal).

     


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  • « Accusé d'ingérence par le gouvernement français dans les émeutes en Nouvelle-Calédonie, l'Azerbaïdjan reste campé sur ses positions. »
    (Clément Marna, sur lejdd.fr, le 30 mai 2024.)

      

    FlècheCe que j'en pense


    Autant camper le décor d'emblée : le traitement que les lexicographes réservent à l'expression camper sur ses positions ne laisse pas d'étonner.

    D'abord, l'intéressée est absente du TLFi, qui ne connaît que rester sur ses positions « rester sur ce qui avait été décidé, ne pas changer d'avis ». À l'inverse, c'est camper sur ses positions que le Dictionnaire de l'Académie a choisi de consigner, fût-ce sans définition, à l'article « position » de sa neuvième édition. Il se trouve toutefois quelques ouvrages de référence où les deux tours figurent en bonne place, avec des définitions identiques comme dans le Robert en ligne :

    « Camper sur ses positions, refuser toute concession » (à l'article « camper »),
    « Rester sur ses positions, refuser toute concession » (à l'article « position »),

    ou très voisines comme dans le Larousse en ligne :

    « Camper sur ses positions, rester attaché à un avis pris précédemment » (à l'article « camper »),
    « Rester sur ses positions, ne pas vouloir changer son opinion sur quelque chose ; refuser tout compromis » (à l'article « position »).

    Sans doute est-on fondé à considérer qu'il s'agit là de variantes d'une même expression.

    Ensuite, on peine à comprendre la position desdits spécialistes sur le sens à donner à position dans ces emplois. En ce qui concerne rester sur ses positions, une certaine unanimité semble s'établir autour de l'acception figurée « ensemble des idées qu'une personne soutient et qui la situe par rapport à d'autres personnes » (Robert en ligne), « opinion professée, parti adopté par quelqu'un sur un sujet donné, dans une discussion, etc. » (Petit Larousse illustré). Les choses se compliquent avec camper sur ses positions, que le Dictionnaire de l'Académie rattache également à position « manière de juger d'une question donnée ; ensemble des avis, des opinions que l'on a sur cette question », mais que le Petit Larousse illustré présente comme un emploi figuré de camper « établir un camp militaire » (1). Vous parlez d'un grand écart ! Mais la palme de l'imprécision revient sans conteste au Petit Robert, qui n'hésite pas à proposer la définition suivante : « Camper sur ses positions, les [!] maintenir fermement, refuser toute concession. » Nous voilà bien avancés, quand on pense au nombre de spécialisations et de valeurs figurées que le substantif position a développé depuis le XIIIe siècle. Dans quelle acception exacte doit-il s'entendre ici ? La question mérite examen.

    Emprunté du latin positio (« action de mettre en place ; position, situation ; disposition d'esprit ; etc. »), lui-même dérivé de ponere (« poser »), position désigne proprement la situation spatiale d'une chose ou d'une personne. Dans le langage militaire, il prend le sens de « terrain choisi pour y placer les troupes en vue de quelque opération » (2) : « Ils ont dessein de changer leur armée de position » (Louis Dupré d'Aulnay, 1743), « La moindre négligence dans le choix d'une position peut rendre la supériorité des troupes inutile » (Lancelot Turpin de Crissé, 1754), « Le roi n'a pu rien de plus, de son propre aveu, que garder ses positions » (Mercure historique et politique des Pays-Bas, 1760), « Les armées autrichienne et prussienne s'approchoient : chacun s'occupoit, non de projets d'attaque, mais du choix d'une position avantageuse » (Jean-Baptiste-René Robinet, 1779). De là les syntagmes libres camper (« établir un camp militaire ; séjourner, demeurer, s'établir ») + dans + déterminant + position (au singulier ou au pluriel) :

    « [L'armée vint] camper dans la position où elle avoit passé le nuit precédente » (François-Antoine Chevrier, 1758), « Camper dans cette position jusqu'à nouvel ordre » (Victor-François de Broglie, 1760), « Aller camper dans une position plus favorable » (Histoire générale de la Chine, 1780), « Les troupes faisaient des préparatifs pour asseoir leurs baraques et camper dans leurs positions respectives » (Mercure de France, 1813), « Camper dans cette position difficile à attaquer » (Louis-Philippe de Ségur, 1821), « Il songea à se camper dans une position forte avec son armée » (Sand, 1843 ; notez l'emploi pronominal au sens de « établir son campement »), « L'armée campait dans une position inexpugnable » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1874),

    bientôt concurrencés par ceux avec la préposition sur :

    « Frédéric II avait campé sur la position de Josephstadt » (Auguste-Frédéric-Louis Viesse de Marmont, avant 1841), « Les troupes françaises qui ont campé sur cette position militaire » (Le Courrier du Pas-de-Calais, 1849), « [Les troupes] campent sur les positions conquises » (Gabriel Hugelmann, 1860), « Il donne l'ordre [...] de les faire camper sur des positions reconnues d'avance » (Jules Vial, 1861), « L'armée française reçut l'ordre de camper sur ses positions » (Victor-Bernard Derrécagaix, 1871), « Ils campent sur leurs positions conquises » (Le Mémorial des Pyrénées, 1876), « [L'armée] se borna à camper sur ses positions de Bry-Champigny » (Eugène Ténot, 1880). (3)

    Mais voilà que la construction avec déterminant possessif pluriel se fait remarquer, en véhiculant à l'occasion un sens qui ne résulte pas de la combinaison du sens de ses éléments : camper sur ses positions (tout comme la variante coucher sur ses positions, aujourd'hui vieillie) devient synonyme de stratégie défensive et s'emploie, tantôt en bonne part, pour « maintenir les positions acquises sans rien céder à l'ennemi », tantôt en mauvaise part, pour « rester immobile sans prendre d'initiative ». Plusieurs récits de la campagne de 1870-71 témoignent de cette évolution :

    « Et puisqu'il vaut toujours mieux rire de son malheur que d'en pleurer, on finit par transformer en amères plaisanteries les expressions officielles sans cesse répétées de retraite en bon ordre et de coucher sur ses positions » (Joseph-Antoine Hild, Belfort et les bataillons mobiles de la Haute-Saône, 1872).

    « On lisait cette phrase, grosse de signification, qui donnait lieu à mille commentaires et qu'on devait, depuis, voir si souvent reproduite : "L'armée campe sur ses positions." Ou bien celle-ci encore : "L'armée bat en retraite en bon ordre" » (Charles Sutter-Laumann, Histoire d'un trente sous, 1891).

    « Il y avait pendant tout le cours de cette guerre un certain nombre de mots dont on se payait [...] : se replier en bon ordre, garder ses positions, coucher sur ses positions. Il semblait que lorsqu'on s'était replié en bon ordre, tout fût pour le mieux, et que quand on avait couché sur ses positions, on dût monter au Capitole pour remercier les dieux. Du reste, les Allemands eux-mêmes ne s'y trompaient pas : "Les Français ont la mauvaise habitude, écrit à propos de ces combats le correspondant d'un journal allemand, de ne point savoir profiter des avantages qu'ils remportent, et de rester immobiles, sur les positions qu'ils ont réussi à conquérir [...], au lieu de pousser résolument en avant" » (Eugène-Désiré-Édouard Sergent, L'Armée de la Loire, 1893). (4)

    Quittant le champ de bataille, nos variantes passent sans grande difficulté au sens figuré général de « maintenir le statu quo (malgré les hostilités) » − spécialement en Bourse « conserver ses titres, en adoptant une position d'attente » et, dans l'usage courant, « ne pas changer d'avis, maintenir son point de vue (alors même que l'on est désapprouvé) » :

    « [À la Bourse,] la spéculation reste sur ses positions » (journal Le Pays, 1860), « Acheteurs et vendeurs couchent sur leurs positions » (Le Figaro, 1884), « Les acheteurs qui ont pour habitude de camper sur leurs positions sans jamais bouger » (Le Mémorial diplomatique, 1888).

    « Le renvoi de la discussion à demain [...] est prononcé, chacun restant sur ses positions » (journal La Liberté, 1877), « Après la série d'élections de la fin de l'année dernière, les deux partis campent sur leurs positions respectives sans la moindre velléité de reprise d'hostilités » (journal La Nation, 1891), « Chacun des deux adversaires, très déterminé à ne pas céder à l'autre, entend coucher sur ses positions, nous voulons dire garder ses idées » (Le Journal des transports, 1894), « Les catholiques se conduisent en arrivés, peu soucieux de conquérir, couchant sur leurs positions, alors que les protestants sont des ambitieux, des progressistes, allant d'un pas rapide vers l'avenir et la propagande » (Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 1899), « Peut-être verrons-nous longtemps le statu quo actuel [entre catholiques et protestants], chacun demeurant sur ses positions » (Adolphe Dossat, 1908), « Ici on n'évolue pas, on couche sur ses positions depuis l'affaire Dreyfus » (Jules Isaac, 1911), « Je ne veux pas éterniser un débat, où chacun des deux partenaires couche sur ses positions » (Romain Rolland, 1922), « Tout en se plaignant réciproquement, ils restent tous deux "sur leurs positions" » (Edmond Sée, 1932 ; notez les guillemets), « Ils aimeraient bien [...] pouvoir coucher sur leurs positions » (Jules Romains, 1934), « [Ils] se quittèrent en froid, chacun campant sur ses positions » (Dominique Fernandez, 2024).

    Voilà pourquoi le choix de l'Académie de consigner, à l'article « position » de son Dictionnaire, l'expression camper sur ses positions sous l'acception figurée « ensemble des avis, des opinions que l'on a sur une question donnée » me paraît contestable : c'est bien plutôt sous l'acception militaire de « terrain, place qu'occupe un corps de troupe pour quelque opération » qu'il convenait de la ranger, avec la mention « emploi figuré ». Mais le fait est que l'intéressée tend à être analysée, de nos jours, comme un emploi particulier d'une construction camper sur (quelque chose d'abstrait) qui équivaudrait à rester ferme sur, ne pas démordre de, en parlant d'une opinion, d'une idée, d'un état (5). Pour preuve, ces quelques exemples récents :

    « Il campe sur des positions bourgeoises » (Gérard de Villiers, 1979), « [Ils] ont campé sur une position qui peut se résumer à : "Pas de ça chez nous !" » (Bertrand Verfaillie, 1986), « Camper sur des positions intransigeantes » (André Glucksmann et Thierry Wolton, 1986), « L'Académie française ne pouvait camper davantage sur une position intransigeante » (Hélène Carrère d'Encausse, 2015), « Camper sur des positions conservatrices » (Jean Jacob, 2017), « [Ils] campent sur des positions de principe » (Xavier Deutsch, 2017), « Il entend camper sur sa position de failli » (Françoise Kermina, 2018).

    « Un système politique érigé en modèle et campant sur ses certitudes » (Jean-Pierre Chevènement, 1974), « [Péguy] campe sur des principes qui se doivent d'être observés en tant que tels » (Géraldi Leroy, 2006), « Il campe sur son alibi du samedi après-midi » (Jean-Luc Allain, 2016), « Le Medef campe sur son refus » (Vosges Matin, 2016), « Churchill campant sur son idée très britannique d'offensive contre Sumatra » (Jean-Charles Foucrier, 2019).

    Mais là n'est pas le seul écueil que nous réserve notre expression. Doit-on écrire il a campé sur ses positions ou il est campé sur ses positions ? me demande un correspondant. Littré (qui ne connaît pourtant ni rester, ni coucher, ni camper sur ses positions) nous met sur la voie : « Camper se conjugue avec l'auxiliaire avoir quand on veut indiquer le fait même du campement : l'armée a campé hier pour la première fois sur le territoire ennemi ; avec l'auxiliaire être quand on veut indiquer l'état : l'armée est campée depuis dix jours sous les murs de cette place. » D'où l'alternance observée avec camper sur ses positions :

    (au propre) « Nous avons campé sur nos positions » (Édouard de Castelnau, 1870), « Il a campé deux jours sur ses positions » (Gazette de Nîmes, 1872), « Les troupes ont campé sur leurs positions malgré la pluie » (Le Gaulois, 1881), « [Les divisions] avaient campé sur leurs positions » (Victor Margueritte, 1921), à côté de « Les troupes sont campées sur leurs positions » (L'Express du Midi, 1907), « [Au début de l'année 1916], les deux camps, allemand et franco-anglais, sont campés sur leurs positions » (Éric Cazaubon, 2021) ;

    (au figuré) « Il semble que la spéculation à la hausse ait besoin de reprendre des forces après avoir longtemps campé sur ses positions » (Le Mémorial diplomatique, 1890), « Partisans et adversaires ont campé sur leurs positions » (Dr Ladame, 1892), « Malgré quelques giboulées, la foule a campé sur ses positions » (journal L'Intransigeant, 1896), à côté de « Chacun des partis est campé sur ses positions » (Délibérations du Conseil général de Saône-et-Loire, 1889), « La nation conquérante était encore campée sur ses positions » (André Duboscq, 1913), « La société est campée sur ses positions » (Solène Bergevin et Brigitte Lancien-Despert, 2023).

    Par ailleurs, la construction du verbe camper avec être, attestée de longue date (6), a donné lieu à l'emploi de campé comme adjectif (souvent précédé d'un adverbe de manière) au sens − qualifié de vieilli par le TLFi − de « établi dans un camp » : « Les troupes campées autour de la ville » (Fénelon) et au sens courant de « placé, établi, installé (d'une certaine manière, dans une certaine posture) » (7) : « Le maréchal des logis était là, campé fièrement sur son cheval » (Zola), « Une enfant [...] solidement campée sur ses jambes » (Régine Deforges) et, figurément, « Un récit, un portrait bien campé (= dessiné, représenté ou décrit avec précision) ». De là le tour rester campé sur ses positions (8), qui gagne du terrain en dépit de son côté redondant :

    « Il s'agit de savoir si l'on restera, de part et d'autre, campé sur ses positions » (Gustave Eyriès, 1877), « [Il] resta campé sur ses positions » (Frédéric Vitoux, 1992), « Chacun veille à rester campé sur ses positions » (Jean-Luc Barré, 2016), « Les deux parties restent fermement campées sur leurs positions » (Serge Moati, 2019), « Elle refuse de rester campée sur ses positions de bourgeoise » (Adèle Bréau, 2023).

    Pourquoi sortir l'artillerie lourde, ne manqueront pas de se demander les mauvais campeurs, pardon les mauvais coucheurs, quand on a déjà l'embarras du choix entre rester sur ses positions et camper sur ses positions ?
     

    (1) « Camper verbe intransitif 1. Établir un camp militaire ; s'y établir. Fig. Camper sur ses positions : ne pas démordre d'une opinion » (Petit Larousse illustré 1994).

    (2) « Position, en termes de Guerre, se dit d'Un terrain choisi pour y placer un corps de troupes, dans l'intention de remplir quelque objet important » (Dictionnaire de l'Académie, 1798), « On appelle position le terrain sur lequel une armée ou un corps de troupes se place et s'arrête pour camper, bivouaquer, se reposer ou combattre » (Paul Thiébault, 1813).

    (3) Les mêmes schémas syntaxiques sont attestés avec quantité d'autres verbes (arriver, attendre, bivouaquer, coucher, demeurer, être, rentrer, rester, revenir, tenir, s'établir, se maintenir, se porter, se rendre, se replier, se retirer, se retrancher, etc.) :

    (avec la préposition dans) « L'armée ennemie resta dans sa position à Sonsbeck » (Gazette, 1758), « [Les renforts militaires nécessaires] pour se maintenir dans sa position » (Journal de l'Assemblée nationale, 1792), « Les généraux républicains [...] sont décidés à hasarder le sort d'une action générale pour se maintenir dans leurs positions » (Nouvelles politiques, nationales et étrangères, 1795), « Combien de temps une armée [...] peut rester dans ses positions » (Encyclopédie méthodique, 1797), « Ordre donné [aux] officiers de tenir ferme dans leurs positons sous peine de la vie » (Courier universel, 1799), « L'ennemi fut forcé de se retirer dans sa position du matin » (François-Louis Dedon-Duclos, avant 1800), « Chacun rentra dans ses positions » (François Marie Marchant de Beaumont, 1808), « Faute de cavalerie, [l'armée] ne put poursuivre ses avantages et demeura dans ses positions » (Pierre Colau, 1819), « Le général Chanzy put coucher dans ses positions » (Charles de Freycinet, 1871),

    (avec la préposition sur) « Si l'ennemi s'obstine à rester sur sa position » (Bonaparte, 1796), « Après [le combat], chacun est resté sur sa position » (Louis-Alexandre Berthier, 1796), « Les deux armées restèrent sur leurs positions respectives » (Voyage en Espagne, 1823), « Les deux armées bivouaquèrent sur leurs positions respectives » (Léonard Gallois, 1829), « [Les Français] forcèrent les Russes à se replier sur leur position de Taroutino » (Jean-Marie Chopin, 1838), « Les deuxièmes brigades de chaque division devaient se maintenir sur leurs positions » (Joseph Bernelle, 1850), « L'armée française [...] dut se replier sur Metz, sans pouvoir coucher sur ses positions » (Alexandre Ognier, 1871), « [Prendre] l'offensive, au lieu de se borner à tenir ferme sur ses positions » (Paul Joanne, 1881), « La défensive qui consiste simplement à se maintenir sur sa position est une forme de combat qu'il faut énergiquement condamner » (Victor Deguise, 1889).

    (4) Et aussi : « Le haut commandement français se faisait alors cette illusion de croire que la victoire consistait à conserver ses positions, à "coucher sur le champ de bataille", suivant l'expression consacrée » (Ernest Picard, 1870, la guerre en Lorraine, 1911).

    (5) « V sur SN. Camper sur ses positions → rester fermement » (Dictionnaire des verbes du français actuel, 2010).

    (6) « Les Franchois estoient campez en la montaigne et les Bourguignons en la vallée » (Jean de Haynin, Mémoires, avant 1495), « [Les princes] estoient campez à moins de demy mille du camp d'Armato » (Nicolas Herberay des Essarts, 1543).

    (7) Les définitions suivantes de l'adjectif campé : « Établi solidement, installé fermement » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Solidement placé, bien planté » (TLFi) ont de quoi surprendre, quand on les compare à certains des exemples proposés : « Être solidement campé » (à l'article « planté » du Dictionnaire de l'Académie), « Son vers, solidement campé, use rarement d'artifices (Verlaine) » (à l'article « libertin » du TLFi). Plus solide que ça, tu meurs !

    (8) Emploi annoncé par des exemples tels : « Il commit la faute de rester campé cinq jours en présence de l'ennemi sans le combattre » (Louis-Philippe de Ségur, 1821), « Il se garda d'attaquer les Anglais et resta campé devant leurs positions » (Charles-Frédéric-Alfred Fayot, 1830).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, plus simplement, L'Azerbaïdjan reste (ou campe) sur ses positions.

     


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  • « L'ADN est porteuse de l'information génétique. »
    (lu sur futura-sciences.com, le 29 avril 2024.)

      

     

    FlècheCe que j'en pense


    Gênant, cet accord au féminin qui s'est glissé dans les colonnes d'un site de vulgarisation scientifique. Rappelons à toutes fins utiles que ADN correspond aux initiales des éléments du mot composé acide désoxyribonucléique (à vos souhaits !), « constituant essentiel des chromosomes, support matériel de l'hérédité ». C'est donc en toute logique que le sigle prend le genre, masculin, de acide : « L'incorporation de nucléotides dans un ADN » (Michel Privat de Garilhe, 1963), « [Dominique Fernandez] est manifestement pourvu d'un ADN certifié beyliste » (Jean-Paul Enthoven, 2016).

    Seulement voilà : ADN étant plus couramment associé à l'idée de molécule (« molécule d'ADN ») qu'à celle d'acide, grande est la tentation de modifier son code génétique pour en faire un représentant du beau sexe. Qu'on en juge :

    « Son ADN a été retrouvée » (Ouest-France, 2015 ; Le Parisien, 2017 ; France Bleu, 2023), « Une ADN mitochondriale » (Le Parisien, 2006), « Une ADN synthétique » (France 24, 2014), « Une ADN de vache » (CNews, 2017), « L'étude de cette ADN » (France 3, 2023) ; « Mais si le film [Intouchables] est aussi fédérateur, c'est parce que son ADN est fédératrice » (Première, 2011), « Nice est un club unique avec une ADN très particulière » (Nice-Matin, 2017), « Lyon a une ADN de victoire » (RMC, 2023).

    Contribuent également à la confusion son initiale vocalique, qui le condamne à un l' désespérément asexué, et sa sonorité finale féminine (enne).

    Mais là n'est pas le seul écueil que nous réserve le mot du jour. Il faut encore s'entendre :

    - sur sa forme écrite : avec ou sans points entre les lettres capitales ? Le fait qu'il ne s'agit pas d'un acronyme (*) plaide en faveur de la graphie avec points (A.D.N. selon le Dictionnaire de l'Académie et le Larousse en ligne ; A. D. N. selon le Grand Robert), mais le Dictionnaire historique de la langue française, le site France Terme, le Robert en ligne et même l'Imprimerie nationale, me dit-on, ne s'embarrassent pas (plus ?) de ces subtilités (ADN) ;

    - sur son acception figurée : « Caractéristique fondamentale d'une entreprise, d'une marque, porteuse de son identité et de son savoir-faire : Un couturier qui a su intégrer l'A.D.N. de la maison à sa nouvelle collection » (selon le Larousse en ligne), « Caractères propres, particuliers (comparés aux caractères génétiques que fournit l'ADN) » (selon le Dictionnaire historique de la langue française). De là l'expression familière c'est dans son ADN (« c'est sa nature profonde », selon le site Orthodidacte). Hélis ! pardon hélas ! cette métaphore biologique n'est pas du goût de l'Académie : « C'est dans l'A.D.N. de l'équipe. De la même manière qu'il convient de ne pas abuser des métaphores informatiques, on évitera d'emprunter trop systématiquement au vocabulaire de la biologie quand des locutions déjà validées par l'usage sont à notre disposition », lit-on dans la rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet.

    Vous, je ne sais pas, mais moi, je vais finir par croire qu'il y a de la gêne dans les gènes...


    (*) Parmi les sigles, il convient de distinguer ceux dont on épelle les lettres (ADN, HLM, TVA...) de ceux qui se prononcent comme des mots ordinaires (les acronymes, tels CAPES, OTAN, SIDA, etc.).
     

    Remarque : Les mêmes observations valent pour ARN (abréviation de acide ribonucléique), récemment popularisé par son rôle de messager dans la synthèse des protéines.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La molécule d'ADN est porteuse de l'information génétique ou L'ADN est porteur de l'information génétique.

     


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