• Les délicatesses de la langue française

    « [Les gendarmes] Pierre Caron et Arnaud Michel, pourtant en indélicatesse avec leurs tendons, ont signé de très bons chronos [lors du marathon de Valence, en Espagne]. »

    (paru sur lessor.org, le 4 décembre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Plus que les tendons, ce sont tous les muscles des jambes et des pieds que notre journaliste s'est emmêlés en rédigeant son article. Car enfin, il ne vous aura pas échappé que l'expression consacrée depuis la fin du XVIIIe siècle pour décrire des rapports... tendus avec l'extérieur est être (se mettre, se trouver...) en délicatesse − et non en indélicatesse :

    « L'archevêque de Paris étant en délicatesse avec ses ouailles » (Mirabeau, 1790), « Il est possible que je sois bientôt en délicatesse avec le baron » (Balzac, 1846), « Depuis le dîner nous sommes en délicatesse avec le cousin » (Eugène Scribe, 1859), « Nous voilà donc en délicatesse [...] à propos de ce malheureux pavillon » (Sand, 1862), « Je suis un peu en délicatesse avec [Gaston] Calmette » (Proust, 1910), « Le roi, pour lors en délicatesse avec le pape » (Émile Henriot, 1925), « J'ai été un temps en délicatesse avec Mauriac » (Pierre-Jean Remy, 2010), « L'image de son père avec lequel il avait été si souvent en délicatesse » (Jean-Marie Rouart, 2019).

    La confusion s'explique par le fait que le mot délicatesse, ordinairement associé à l'idée positive de finesse, d'élégance, de prévenance, semble hors de propos dans une situation conflictuelle. Grande − et ancienne − est ainsi la tentation de recourir à l'antonyme indélicatesse, marqué quant à lui du sceau de la grossièreté et, plus encore, de la malhonnêteté : « [Le roi de Prusse] désire ne pas se mettre en indélicatesse avec la République française » (Le Mémorial bordelais, 1850), « J'ai appris alors que vous étiez en indélicatesse avec Mlle Cédille » (Le Mercure aptésien, 1875), « Notre budget [...] se trouve momentanément en délicatesse, ou en indélicatesse, comme on voudra, avec les lois de l'équilibre » (Marcel Nicolle, 1937), « Je suis, dit l'éléphant, en indélicatesse Avecque certain tigre et sa chère tigresse » (Paul Lacour, 1944), « [Les] mauvais payeurs et autres individus en indélicatesse avec la justice » (Tonino Benacquista, 2006), « Des officiers en indélicatesse avec le capitaine » (Éric Roulet, 2017), « [Untel] en indélicatesse avec le fisc » (Jean-François Chauvard, 2018), etc. Après tout, me direz-vous quitte à vous faire l'avocat du diable, n'est-ce pas précisément l'indélicatesse qui conduit certains de nos compatriotes à être en délicatesse avec l'administration ?

    C'est oublier deux choses. D'abord, que le substantif délicatesse peut se prendre en mauvaise part, par exemple pour désigner le caractère de ce qui est d'une fragilité excessive : « Sa santé est d'une délicatesse étrange » (Mme de Sévigné, 1677), « Une famille où s'étaient croisées les délicatesses maladives de deux races dont il était le dernier rejeton » (Les Goncourt, 1860) ou, comme dans l'expression qui nous occupe, « cette disposition de l'esprit et des sentiments qui rend difficile, qui fait qu'on ne se contente pas aisément, qu'on se pique de raffinement sur ceci ou sur cela » (Charles Defodon, 1882) : « Si aucuns par trop grande delicatesse [...] ne veulent prendre mon excuse en payement » (Étienne Pasquier, 1554), « Je ne voy rien de si ridicule que cette delicatesse d'honneur, qui prend tout en mauvaise part » (Molière, 1663), « Cette délicatesse qui vous rend si facile à estre blessé est une véritable imperfection » (Fénelon, 1712). Reconnaissons, à la décharge des contrevenants, que ce sens classique et péjoratif de « susceptibilité, propension à s'offenser facilement » (selon la définition du Dictionnaire de l'Académie) n'est plus guère compris de nos jours, quand bien même il pourrait être rapproché de celui de l'adjectif substantivé délicat dans faire le délicat « se montrer difficile à contenter en raison d'une extrême sensibilité ».
    Ensuite, que dans les constructions du type être en + nom de qualité (être en compétition, en concurrence, en contestation, en discussion, en dispute, en mauvaise intelligence, en procès, en querelle, en rivalité, en sympathie, etc.), ledit substantif ne désigne pas une propriété naturelle de la personne, mais caractérise ses rapports avec autrui : « Être en délicatesse avec la justice ne signifie pas que l'on est délicat, confirme la linguiste Danielle Leeman à qui en douterait encore. La délicatesse en question concerne des rapports entre la personne et un extérieur (la justice) » (Les Circonstants en question(s), 1994).

    On le voit : c'est bien délicatesse qu'il convient d'employer dans notre locution. Ce point délicat étant éclairci, intéressons-nous à présent aux définitions proposées par les lexicographes :

    « On dit familièrement être en délicatesse avec quelqu'un, c'est-à-dire n'être pas à son aise, être sur le qui vive avec lui » (Antoine Drevet, Nouveau Vocabulaire français, édition de 1822).

    « Être brouillé, désuni, mal avec quelqu'un ; (néologisme) en délicatesse avec quelqu'un » (Dominique-Joseph Mozin, Dictionnaire des langues française et allemande, 1844).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un : euphémisme très usité en France, mais que tous les dictionnaires ont omis. Nous avons eu déjà l'occasion de faire remarquer combien les Français s'efforcent de faire disparaître, sous la grâce ou le pittoresque des formes, l'impression fâcheuse que certaines idées pourraient réveiller » (Adolphe Peschier, Esprit de la conversation française, 1855).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir des sujets de brouille » (Prudence Boissière, Dictionnaire analogique, 1862).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir avec lui quelque sujet de susceptibilité. Cette expression ne s'emploie que dans le style léger et familier » (Littré, 1863).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, être presque brouillé avec lui, l'accueillir avec froideur » (Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, 1867).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, être en froideur avec lui, au point de se blesser de peu à son égard » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1870).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, se dit en parlant de deux personnes piquées l'une contre l'autre et qui se témoignent de la réserve et de la froideur. Cette expression est familière » (Dictionnaire de l'Académie, 1878).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir avec lui quelque sujet de brouille légère » (Louis-Nicolas Bescherelle, Nouveau Dictionnaire national, édition posthume de 1887).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, mettre dans ses relations avec quelqu'un une froideur inaccoutumée » (Larive et Fleury, Dictionnaire français illustré, 1888).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir à se plaindre de lui » (Hatzfeld et Darmesteter, Dictionnaire général, 1890).

    « Délicatesse (en), loc. — Dans une position délicate. Ex. Je suis en délicatesse avec mon vieil ami » (Narcisse Eutrope-Dionne, Le Parler populaire des Canadiens, 1909).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un. Cette locution idiomatique est l'équivalent euphémique de "être en froid, ne plus être en bons termes avec quelqu'un, lui battre froid, parce qu'on a à se plaindre de lui, être en bisbille, en brouille" » (Jean Humbert, Le Français en éventail, 1961).

    « Littéraire. Être en délicatesse avec quelqu'un, ne pas avoir avec lui des rapports aussi francs et amicaux que précédemment » (Dictionnaire de l'Académie, 1992).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un (recherché), ne pas avoir de bonnes relations avec quelqu'un » (Isabelle Chollet et Jean-Michel Robert, Les Expressions idiomatiques, 2008).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir à se plaindre de lui, être dans une situation délicate avec lui » (Petit Robert).

    « Littéraire. Être en délicatesse avec quelqu'un, être en mauvais termes avec lui » (Larousse en ligne). (1)

    Premier constat : des nuances existent entre les définitions insistant sur l'idée d'inimitié, d'antipathie (« être brouillé, en froid, en mauvais termes ») et celles insistant sur l'idée de litige (« avoir à se plaindre »).

    Deuxième constat : l'expression être en délicatesse a changé de registre de langue avec le temps. Selon Alfred Delvau, elle serait apparue « dans l'argot des bourgeois [de la fin du XVIIIe siècle ?] ». De là la marque d'usage « familier » figurant dans certains des dictionnaires du XIXe siècle lui ayant ouvert leurs colonnes (en particulier ceux de Drevet, de Littré et de l'Académie). Comment l'intéressée est-elle parvenue à s'extraire de sa condition première ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu'elle ressortit de nos jours au registre « littéraire » (selon la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie et le Larousse en ligne) ou « recherché » (selon les auteurs des Expressions idiomatiques(2).

    Troisième constat : tous les ouvrages de référence consultés construisent notre expression exclusivement avec un complément de personne. Voilà qui paraît très restrictif, dans la mesure où sont attestés de longue date, et jusque sous de bonnes plumes, quantité d'exemples avec un nom désignant une collection de personnes ou un animal, un nom abstrait désignant indirectement une personne, un nom de chose personnifiée, voire, de façon plus inattendue, un nom de chose matérielle :

    « Deux chansonniers, qui sont en délicatesse avec le Vaudeville » (Journal des arts, des sciences et de littérature, 1802), « Il était en délicatesse avec tous les partis, avec toutes les puissances » (François-Joseph Grille, 1841), « [Untel], en délicatesse avec la justice dès l'âge le plus tendre » (Balzac, 1847), « Deux femmes, en délicatesse avec le monde américain » (Xavier Eyma, 1855), « Je suis en délicatesse avec tous les pianos au monde... » (Aristide de Gondrecourt, 1857), « Quant à la Presse, je suis en délicatesse avec cette feuille » (Flaubert, 1859), « [Ils] sont en délicatesse avec l'équilibre [= ils titubent] » (Louis-Julien Larcher, 1860), « Voilà des choses qui vous mettent en délicatesse avec la couture et la broderie » (Paul Siraudin et Adolphe Choler, 1862), « Un dompteur [...] en délicatesse avec son ours » (Le Charivari, 1863), « La belle-mère est en délicatesse avec l'orthographe » (Charles Yriarte, 1867), « Plus d'un cocher en délicatesse avec son cheval » (Georges Mazinghien, 1877), « [Les théosophes] sont à la fois en délicatesse avec le bon Dieu et avec le bon sens » (Victor Cherbuliez, 1884), « Un caissier en délicatesse avec ses livres » (Théodore Cahu, 1885), « Quand il était en délicatesse avec la destinée » (Victor Cherbuliez, 1887), « Ces décadents en délicatesse avec les règles de la prosodie » (Ernest Perrossier, 1894), « Un voyageur en délicatesse avec son dîner [vomissant] par la portière d'un tram » (journal L'Opéra comique, 1897), « Il entre en délicatesse avec l'autorité ecclésiastique » (Paul Boulin, 1922), « Ce plaisir d'être avec quelqu'un ou avec quelque chose dans des rapports difficiles, tendus, mais plus précieux et dont l'expression "être en délicatesse" rend le sens » (Paul Morand, 1924), « Je suis en délicatesse avec le calorifère de la villa » (Gide, 1928), « Quelque veau, subrepticement saigné, les [= les agriculteurs] met en délicatesse avec la légalité » (Pierre Dufor, 1943), « Il était en délicatesse avec un petit vent d'est» (Isabelle Bricard-Glaunes, 2015), « Ces mêmes coureurs en délicatesse avec le kilométrage de l'étape ou avec la pente d'une côte » (Jean-Pierre Colignon, 2016), « Comme s'il y avait deux hommes en vous, et qu'en délicatesse avec votre temps, vous ne vous en accommodiez, somme toute, pas trop mal » (Pierre Nora, 2016), « Des artistes en délicatesse avec le droit commun » (Jean-Marie Rouart, 2017), « [Son père est] en délicatesse avec le régime fasciste » (Marc Lambron, 2019), « [Elle] défend un pacifisme intégral, ce qui la met en délicatesse avec la position modérée des Suédois » (Hélène Carrère d'Encausse, 2021), « Chateaubriand, [...] également en délicatesse avec son époque » (Frédéric Vitoux, 2022).

    La même souplesse, au demeurant, est observée dans le choix du sujet : « Les Affaires étrangères sont en délicatesse avec l'Intérieur » (Louis Reybaud, 1844), « Le Journal des Débats est en grande délicatesse avec le Siècle sur le propos de Béranger » (Louis Veuillot, 1859), « [Il] releva son pantalon, qui était en délicatesse avec son gilet » (Louis Collas, 1874), « Une chevelure blonde en délicatesse avec un chapeau de paille qui s'en sépare à tout moment » (Journal des demoiselles, 1881), « Le collège était en délicatesse avec l'École primaire » (journal Le Combattant, 1890), « Le hurlement d'un chien en délicatesse avec la lune » (J. Reader, 1911), « Il croyait son chien en délicatesse avec quelque rongeur » (François de la Guérinière, 1915), « [La police est] très susceptible comme tous les métiers en délicatesse avec l'opinion publique » (Pierre Hamp, 1935), « Mon corps est en délicatesse avec l'automne » (Angèle Vannier, 1955), « La calotte [...] toujours en délicatesse avec ses cheveux abondants » (Louis-Alphonse Maugendre, 1963), « Une âme noire en délicatesse avec la société » (Yann Queffélec, 2018).

    De être en délicatesse avec quelqu'un ou quelque chose d'extérieur à être en délicatesse avec soi-même ou avec son propre corps, il y avait encore un pas que la langue n'a pas mis longtemps à franchir (n'en déplaise à Danielle Leeman). Jugez-en plutôt :

    « Mais l'homme n'est pas seulement en délicatesse avec son estomac, il l'est encore avec son cerveau, avec son cœur, avec toutes les pièces de son organisme » (journal Le Hanneton, 1864), « Un pair de France en délicatesse avec sa goutte » (Paul Féval, 1879), « Ne plus jamais être en délicatesse avec sa conscience » (Émile Leclercq, 1882), « Ceux de nous qui sont en délicatesse avec les rhumatismes » (Pierre-Louis Péchenard, 1893), « Il se leva, ennuyé de se sentir en délicatesse avec lui-même » (Jacques Crépet, 1898), « [Untel] est en délicatesse avec son foie » (Paul Gaulot, 1905), « Il se trouvait en délicatesse avec ses articulations » (François Peyrey, 1912), « [Untel] opportunément en délicatesse avec sa santé » (Jean Pinsard, 1917), « [Tel boxeur se trouve] en délicatesse avec ses voies respiratoires » (Le Miroir des sports, 1930), « [Tel footballeur] en délicatesse avec son genou gauche » (Gabriel Hanot, L'Équipe, 1947), « Lui qui est toujours en délicatesse avec sa vessie » (Maurice Andrieux, 1968) et, plus près de nous, « Le Misanthrope, en délicatesse avec son image abîmée par la ternissure que lui inflige un amour mal assorti » (Patrick Dandrey, 1998), « Chaque fois que la France est en délicatesse avec sa propre histoire ou son identité » (Pascal Bruckner, 2003), « [Tel joueur de rugby] en délicatesse avec son tendon d'Achille » (Europe 1, 2011), « Ibrahimovic en délicatesse avec son genou » (Paristeam, 2013), « Il devait être en délicatesse avec son enfance » (Jean-Louis Kerguillec, 2017), « N'importe quelle adolescente en délicatesse avec ses hormones » (Sylvain Moraillon, 2018), « [Tel boxeur] habituellement en délicatesse avec son poids a encore perdu quelques grammes » (Lionel Froissart, 2018), « Alexis Pinturault est en délicatesse avec son dos » (L'Équipe, 2019), « [Il] ressemblait à un pasteur anglican en délicatesse avec son transit intestinal » (Éric Fouassier, 2021), « Toute sa vie Stella demeure en délicatesse avec son dos et son genou » (Guillaume Musso, 2022), « En délicatesse avec son rythme cardiaque, il avait attendu que son souffle redevînt régulier » (Francis La Carbona, 2023). (3)

    Dans sa thèse de doctorat en linguistique, Romain Vanoudheusden s'est ému de cette extension d'emploi dont la presse sportive est particulièrement friande : « L'expression être en délicatesse avec quelqu'un se dit en parlant de deux personnes qui se témoignent de la réserve et de la froideur, ce qui est difficilement applicable à quelqu'un et à ses genoux » (Stéréotypes et variation sémantique dans un corpus de presse sportive en anglais et en français, 2010). Cela fait pourtant belle lurette, nous venons de le voir, que la langue n'a plus de ces pudeurs : notre locution passe désormais pour un équivalent chic de « avoir des difficultés, des problèmes (avec quelqu'un ou avec quelque chose) ».
    J'ajoute, à l'intention des esprits chagrins, qu'il n'est pas interdit de le regretter et de continuer à faire les délicats...

    (1) Curieusement, l'expression est absente de l'article « délicatesse » du TLFi, du Robert en ligne, du Grand Larousse de la langue française et du Dictionnaire historique de la langue française.

    (2) Toutefois, Le Grand Robert présente encore cet emploi comme « vieux ou ironique ».

    (3) Il en va, du reste, de la mécanique industrielle comme de la mécanique humaine : « Empêché de partir ce matin, parce qu'en délicatesse avec son moteur [d'avion] » (journal Le Midi socialiste, 1910), « [Tel cycliste] semble être en délicatesse avec son dérailleur » (journal Ce Soir, 1937), « Alboreto en délicatesse avec sa Ferrari » (Jean-Louis Moncet, 1991), « [Tel biathlète] en délicatesse avec son arme » (RTN, radio suisse, 2022).


    Remarque 1 : Selon le Dictionnaire historique, délicatesse a probablement été fait, au début du XVIe siècle, à partir de délicat sur le modèle de l'italien delicatezza, « auquel il a repris la valeur de "qualité de ce qui est agréable aux sens" ». Signalons à titre de curiosité la variante delicateté − attestée chez Robert Estienne (1539), Étienne Pasquier (1546) et Randle Cotgrave (1611) − et les formations plus anciennes delieté, deliesce (sur delié, doublon de delicat, tous deux issus du latin delicatus).

    Remarque 2 : Dans l'introduction à son Répertoire des délicatesses du français contemporain (2000), Renaud Camus évoque la polysémie du mot délicatesse en ces termes : « Par délicatesses on doit entendre ici subtilités, et de préférence agréables : finesses, élégances, raffinements. Mais on ne peut pas ne pas entendre aussi, et peut-être surtout, délicates questions, points sensibles, occasions de débats, peut-être même de disputes. En ce sens, c'est l'auteur d'un tel livre qui risque fort, le publiant, de se mettre en délicatesse avec ses contemporains... »

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Pourtant en délicatesse avec leurs tendons ou, plus simplement, malgré des tendons douloureux...


    votre commentaire
  • Ça devrait le faire...

    « Pour Mireille cette culpabilité est tout simplement inconcevable et rien ne lui fera changer d'avis » (à propos du téléfilm Coups de sang diffusé sur France 3).

    (lu sur www.france.tv, le 9 novembre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Doit-on dire : Rien ne lui fera changer d'avis ou Rien ne le fera changer d'avis ?

    Voici la règle énoncée par Charles-Pierre Girault-Duvivier dans la quatrième édition (1819) de sa Grammaire des grammaires :

    « Une des propriétés du verbe faire est de s'identifier avec l'infinitif qui le suit immédiatement, et de ne former avec cet infinitif qu'un seul et même verbe dont le sens est toujours actif. D'où il résulte que le verbe faire doit être précédé des pronoms lui, leur, et non des pronoms le, la, les, lorsque l'infinitif a un régime direct ; car un verbe actif ne peut avoir deux régimes directs : on lui fit obtenir un emploi ; on lui fit faire cette démarche ; et qu'il veut avant lui les pronoms le, la, les, toutes les fois que le verbe à l'infinitif n'a point après lui le régime direct : on le fit renoncer à ses prétentions ; on le fit consentir à cette demande » (1)

    et complétée par Littré en 1863 :

    « Quand, au lieu d'un pronom placé avant, il y a un substantif placé après, là où l'on met lui, leur, on met à ; et là où l'on met le, la, les, on ne met point à : Je ferai faire la démarche à cet homme ; je ferai renoncer cet homme à ses prétentions. »

    En termes de grammairien d'aujourd'hui, on dira que la distribution accusatif/datif de l'agent de l'infinitif est conditionnée par la présence ou l'absence d'un objet direct dudit infinitif − ce qui fait tout de suite plus sérieux.
    L'ennui, c'est que Littré a bien du mal à se conformer à ses propres prescriptions. N'écrit-il pas : « Faire changer de volume à un corps » (à l'article « dilater » de son Dictionnaire), « [Milieu] qui a fait changer de route aux rayons lumineux » (à l'article « réfringent »), « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner ») ? Dans tous ces exemples, changer n'a pas de complément d'objet direct et voit pourtant son agent (le syntagme qui fait l'action exprimée par l'infinitif, en l'occurrence un corps, les rayons lumineux et quelqu'un) introduit par à ou remplacé par lui. Peut-il s'agir de simples négligences de la part du lexicographe (ou de son éditeur), qui écrit par ailleurs : « Un malaise qui le fait changer de position » (à l'article « agitation »), « Faire changer un fonctionnaire de résidence » (à l'article « déplacer ») et « Le [= le suffrage universel] faire changer d'avis » (De l'établissement de la troisième République, 1880) ? Mon petit doigt me souffle que l'affaire qui nous occupe est autrement complexe.

    D'abord, parce que les mêmes hésitations sont observées chez de bons auteurs. Comparez :

    (Agent à l'accusatif [= sous la forme d'un complément d'objet direct]) « Il étoit inutile de tenter à le faire changer de résolution » (Marivaux, 1737), « Une résolution si généreuse fit changer les sénateurs d'avis » (Jacques-Georges de Chauffepié, 1750), « Rien qui pust le faire changer d'opinion » (Saint-Simon, avant 1755), « Comme si ses réflexions l'eussent fait changer d'avis » (abbé Prévost, 1756), « Rien ne les fera changer d'opinion » (Rousseau, 1772), « On espère le faire changer d'avis » (Voltaire, 1775), « Ils la firent tout à coup changer de visage » (Diderot, vers 1780), « N'espérant plus la faire changer de dessein » (Mme de Staël, 1802), « Cela seul suffit pour faire changer de conduite à son égard le préfet du département » (Armand Carrel, 1829), « [Quelques mots] qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde » (Balzac, 1843), « Prières ni menaces ne le firent changer d'avis » (Édouard Laboulaye, 1868), « Persuadé qu'on ne pouvait faire changer d'avis cet homme obstiné » (Pierre Larousse, 1869), « Faire changer d'avis un tel homme » (Ponson du Terrail, avant 1871), « Pour le faire changer de collège » (Flaubert, 1872), « Tu peux le faire changer d'avis » (Paul Bourget, 1908), « Il est au-dessus de mes forces de faire changer de place la Saint-Glinglin » (Jules Romains, 1924), « [Ils] le firent changer de place » (Montherlant, 1926), « Rien ne put les faire changer de foi » (Joseph Kessel, 1927), « Vous vous occuperez de le faire changer de chambre » (André Maurois, 1935), « Personne au monde ne le fera changer d'avis » (Cocteau, 1951), « Leur visite aux Débats n'avait pas été de nature à les faire changer d'avis » (André Billy, 1954), « Ça ne serait pas un petit travail que de la faire changer de rêve » (Beauvoir, 1954), « [Sa première réaction] fut de faire changer l'ex-roi Edouard II de résidence » (Maurice Druon, 1959), « Ça les a fait changer d'avis » (Jean Dutourd, 1963), « Ce n'est pas son article [...] qui fera changer d'avis ses lecteurs » (Sartre, 1964), « Ce qu'il voit [...] ne le fait pas changer d'avis » (Yourcenar, 1977), « Cela la fit changer d'avis » (Régine Deforges, 1991), « Rien ne pouvait la faire changer d'avis » (Tatiana de Rosnay, 2007), « Rien ne le fera changer d'opinion » (Gérard Guégan, 2011).

    (Agent au datif [= sous la forme d'un complément d'objet indirect]) « J'aurois fait changer d'avis à Lucile » (Marivaux, 1732), « Pour lui faire changer d'avis » (Voltaire, 1736), « Il lui fit changer de pensée » (abbé Prévost, 1741), « [Ils] lui feroient changer d'avis » (Rousseau, 1750), « Ce revers de fortune fit changer d'objet aux chants des [griots] » (Jean-François de La Harpe, 1780), « Avoir fait changer de nom à l'objet » (Chateaubriand, 1802), « Peu de chose peut leur faire changer de chemin » (Stendhal, vers 1805), « Savez-vous ce qui lui a fait changer d'opinion ? » (Mérimée, 1834), « Pour lui faire changer de parti » (Sand, 1859), « Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger ? » (Édouard Laboulaye, 1864), « Leur faire changer de langue ou de patrie » (Ernest Renan, 1887), « Rien ne lui fit changer d'avis » (Gaëtan Bernoville, 1926), « Si vous croyez que c'est commode de lui faire changer d'idée » (Pierre Benoit, 1928), « Auriane avait fait changer de nom à sa protégée en même temps que de vêtements » (Joseph Kessel, 1950), « Le temps [qu'il] puisse faire changer de secteur au tommy » (Émile Henriot, 1951), « Vous lui ferez changer de chemin » (Michel Butor, 1957), « Nul plaisir, nulle menace, nulle violence ne pourront faire changer d'avis à cet Ardennais » (Françoise d'Eaubonne, 1960), « Un cours de Bergson leur fit changer d'avis » (Julien Green, 1973), « Dans l'espoir de lui faire changer d'avis » (Claudine Béja, 1984), « L'un de ses meilleurs amis lui fait changer d'avis » (Amin Maalouf, 2011), « Lui faire complètement changer d'avis » (Alain Bentolila, 20212), « La cause des Roms [...] lui fit changer d'avis » (Bernard-Henri Lévy, 2017).

    Ensuite, parce que Littré n'est pas le seul spécialiste, tant s'en faut, à être pris en flagrant délit d'inconséquence. On peut encore citer :

    Louis-Nicolas Bescherelle : « Le faire changer de résolution ou de croyance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire national, 1845), mais « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner »), « Lui faire changer de résolution » (à l'article « tourner »), etc.

    Le TLFi : « Faire changer d'avis, d'idée à quelqu'un » (à l'article « faire »), mais « Faire changer quelqu'un d'opinion, d'attitude » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer complètement d'avis » (à l'article « gant »), « Le faire changer d'avis, de camp » (à l'article « retourner »).

    Le Petit Robert : « Faire changer d'avis à quelqu'un » (à l'article « avis »), mais « Le faire changer d'avis, d'attitude » (à l'article « retourner »), « Rien ne peut le faire changer d'avis » (à l'article « têtu »).

    Larousse, en revanche, dort sur ses deux oreilles : « Avec faire suivi d'un infinitif qui a un complément indirect, lit-on dans sa version en ligne, on emploie indifféremment lui, leur ou le, la, les : elle lui a fait changer d'avis ou elle l'a fait changer d'avis. » (2) Indifféremment ? Les avis, sur ce point, semblent plus partagés qu'on ne veut nous le faire croire. Jugez-en plutôt :

    « On dit aussi bien : Je les ai fait changer d'avis, de vitesse, de place, que Je leur ai fait changer d'avis, de vitesse, de place » (Thomas).

    « Je l'ai fait changer d'avis (ou : je lui ai fait) » (Jean-Paul Colin).

    « Le datif semble souvent préféré à l'accusatif surtout dans la langue parlée » (Robert).

    « Lorsque l'infinitif se présente sans objet direct, son agent se met normalement à l'accusatif. Parfois, après faire, laisser et voir, l'infinitif sans objet direct a son agent au datif » (Goosse).

    « Lui/leur [en construction factitive] comme "sujet" d'une proposition infinitive dont le verbe a un complément d'objet direct (ou plus rarement un complément d'objet indirect) » (TLFi, à l'article « lui »).

    « Nul ne pourra le faire changer d'avis », « Il est plus rare [de voir le sujet de l'infinitif prendre la forme d'un COI] lorsque l'infinitif n'a pas de COD : Je ferai changer d'attitude à ce malotru. Je lui ferai changer d'attitude (on peut également dire, bien entendu : Je le ferai changer d'attitude) » (Jean-Paul Jauneau).

    « On voit le tour direct progresser à notre époque dans toutes ces locutions factitives faire changer de, sans éliminer le tour indirect : Je l'ai fait changer d'avis est beaucoup plus courant que Je lui ai fait changer d'avis » (Hanse).

    « Il l'a fait changer d'avis (et non pas il lui a fait changer d'avis changer n'a pas de COD) » (Grammaire Reverso).

    Girodet, pour une fois bien conciliant, considère pour sa part que « la répartition est régie par l'usage plus que par une règle précise : Cela le fera penser à moi (plutôt que Cela lui fera penser à moi), mais Je lui ferai penser à cette affaire (plutôt que Je le ferai penser à cette affaire). » Gageons que notre grammairien serait surpris d'apprendre que des linguistes (dont Claire Blanche-Benveniste) préconisent la répartition exactement inverse : pronom à l'accusatif quand faire penser s'entend au sens littéral de « faire en sorte que (quelqu'un) pense » et pronom au datif quand faire penser est pris au sens lexicalisé de « rappeler, évoquer par association d'idées » ; et plus encore que le Danois Pieter Seuren considère le tour Cela le fera penser à elle (que le TLFi tient pour plus littéraire que celui avec le pronom au datif) comme... agrammatical (A View of Langage, 2001) ! « L'interprétation de ce genre de phrases ne fait pas l'unanimité des locuteurs, même linguistes », concède Béatrice Lamiroy dans Les clitiques accusatifs versus datifs dans les constructions causatives en faire (2010), et c'est là un euphémisme... De même, Hanse est d'avis que l'on dit plus facilement (avec un agent nominal) Il a fait changer son interlocuteur d'avis ou Il a fait changer d'avis à son interlocuteur que Il a fait changer d'avis son interlocuteur, « tour [qui] étonnerait ici » ; Élisabeth Badinter n'a pas de ces états d'âme : « Dans l'espoir de faire changer d'avis son interlocuteur », écrit-elle dans Les Passions intellectuelles (voir également les citations de Balzac, Larousse et Gide). L'usage, on le voit, ne se laisse pas si facilement deviner... (3)

    Il faut dire qu'il ne s'est jamais véritablement fixé. « Dans l'ancienne langue, observe Grevisse, même quand l'infinitif se présentait sans objet direct, son sujet pouvait se mettre au datif : on pouvait dire non seulement Je l'entends parler, mais Je lui entends parler. » Faire changer de n'a pas échappé à ce phénomène :

    (Agent à l'accusatif) « Les firent changier de lieu » (Croniques et conquestes de Charlemaine, 1458), « Pour veoir se par tourmens la pourroye faire changier de volunte » (Histoire du chevalier Paris et de la belle Vienne, XVe siècle), « La fait changier de maniere et faconde » (Le Vergier d'honneur, vers 1502), « [Il] le faict changer d'opinion » (Roland furieux, 1544), « Les faire changer de pays et d'air » (Claude Cotereau, avant 1550), « Un juge seul fit changer d'avis toute une compagnie » (Jean Bodin, 1577), « Faire changer quelqu'un de posture » (Pierre des Champsneufs, 1642), « On le fera changer d'opinion » (Louis-Charles d'Albert de Luynes, 1647), « Faire changer aucun d'opinion » (Isaac Cattier, 1651), « Le faire changer d'avis » (Mme de Scudéry, 1654).

    (Agent au datif) « Je luy ay fait changier de place » (Bergerie des bergers gardant l'agneau, 1485), « Faire changer d'opinion à quelques uns » (Joachim du Bellay, 1549), « [Une maladie] luy feit bien changer d'avis » (Jacques Amyot, 1559), « Je vivray de façon que je leur feray changer de langage » (Montaigne, 1588), « Cela ne fit point changer d'advis aux habitans » (Agrippa d'Aubigné, 1626), « Luy faire changer de visée » (Guez de Balzac, avant 1654), « Lui faire changer d'avis » (Mme de Sévigné, 1675).

    Il n'était, du reste, pas rare de voir les deux constructions alterner − indifféremment ? − chez un même auteur :

    (Robert Estienne) « Le faire changer de vouloir » (Dictionnaire françois-latin, édition de 1539), mais « Luy faire changer d'advis et de vouloir » (Dictionarium latinogallicum, édition de 1546).

    (Nicolas Herberay des Essarts) « J'espere doresnavant leur faire changer d'opinion » (traduction d'Amadis de Gaule de Montalvo, 1542), mais « Cest accident [...] les fit changer d'avis » (traduction de La Guerre des Juifs de Flavius Joseph, 1553).

    (Antoine Le Maçon) « [L'occasion] qui luy avoit faict changer d'advis », à côté de « La nouveaulté des choses ne la pouvoit faire changer de contenance » (traduction du Décaméron de Boccace, 1545).

    (Simon Goulart) « Le faire changer d'avis », à côté de « [Il] leur fit changer d'avis » (Thresor d'histoires admirables, édition de 1627).

    (Pierre Du Ryer) « Taschés de le faire changer d'avis » (traduction des Histoires d'Hérodote, 1645), mais « Elle [= Médée] fait changer de place aux estoiles » (traduction des Métamorphoses d'Ovide, 1655).

    (Nicolas Perrot d'Ablancourt) « Pour le faire changer d'avis » (traduction des Œuvres de Lucien de Samosate, 1654), mais « De peur qu'on ne luy fit changer d'avis » (traduction des Œuvres de Tacite, 1658).

    (La Fontaine) « De faction la fut [sut ?] faire changer », à côté de « Coups de fourche ny d'étrivieres Ne luy font changer de manières » (Fables, 1668).

    Mais voilà que Vaugelas se mêle de donner son avis, au travers du cas particulier du verbe souvenir. Il soutient (et Thomas Corneille à sa suite) qu'il faut dire afin de les faire souvenir de plutôt que afin de leur faire souvenir de, « ancienne [façon de parler] qui n'est plus dans le bel usage » (Remarques sur la langue françoise, 1647). C'est pourtant la construction par le datif qui s'imposera avec le verbe changer dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l'Académie. Comparez : « Le faire souvenir de la parole qu'il a donnée » (à l'article « sommer »), mais « Faire changer de volonté à une femme » (à l'article « dieu »), « On luy a fait changer de ton » (à l'article « ton ») (4). Comprenne qui pourra !

    Un siècle plus tard, l'abbé Féraud étend l'analyse de Vaugelas aux autres infinitifs compléments de faire et jette les bases de la règle moderne :

    « Faire se joint à des infinitifs et, joint à des verbes neutres, il leur donne un sens actif. Remarquez que quand cet infinitif est un verbe actif de sa nature, on met le nom du régime relatif au datif. On lui fit avoir un emploi. Quand ce verbe à l'infinitif est neutre, régissant naturellement le datif, on met le second régime à l'accusatif. On le fit renoncer à ses prétentions. Quelquefois cet infinitif a un sens passif. Alors on met le second régime à l'accusatif. On le fit précéder de, etc. » (Dictionnaire critique de la langue française, 1787).

    Le lexicographe ajoute toutefois une précision, curieusement passée sous silence par Girault-Duvivier et par Littré :

    « Mais quand cet infinitif est un verbe neutre, régissant de sa nature l'ablatif (la préposition de) on demande si le second régime doit être au datif ou à [l'accusatif]. Doit-on dire on lui fit user ou on le fit user d'un régime doux ? J'aimerais mieux la première manière, et elle me paraît plus conforme à l'analogie ; mais l'une et l'autre sonnent mal, et il vaut mieux prendre un autre tour. »

    Deux observations s'imposent. D'abord, force est de reconnaître que c'est le tour par le datif qui avait la préférence (si l'on peut dire) de Féraud, et Cyprien Ayer se range encore à l'avis de son aîné (contre celui de Littré, donc) dans sa Grammaire comparée de la langue française (1876) : « On emploie cette construction [par le datif] même lorsque l'infinitif est suivi d'un autre cas que l'accusatif : Ces chants firent changer de visage à Atala (Chateaubriand). » Ensuite, voilà un témoignage qui laisse entendre que l'usage en cette fin du XVIIIe siècle ne serait indécis que dans le cas particulier des verbes construisant leur objet avec la préposition de. La réalité est évidemment plus nuancée... comme Féraud lui-même est bien obligé de le reconnaître, à l'article « renoncer » de son Dictionnaire : « Avec faire, il régit l'accusatif de la personne, le datif de la chose : désirant le faire renoncer à toutes ces vanités, et non pas lui faire renoncer, comme le dit un pieux biographe [Dosithée de Saint-Alexis, 1727]. » Toujours est-il qu'il faudra attendre le XIXe et, surtout, le XXe siècle pour que le tour par l'accusatif prenne l'avantage sur celui par le datif, ainsi que l'affirme le philologue suisse Hugo Glättli, statistiques à l'appui, dans ses Remarques sur le choix du pronom personnel devant faire suivi d'un infinitif (1979).

    Mais laissons là ce survol historique pour nous demander pourquoi la construction par le datif continue à se maintenir avec faire suivi d'un infinitif transitif indirect. Plusieurs hypothèses ont été avancées.

    1. « Ce tour [par le datif], à la fois par son inversion et, quand il contient un pronom, par les formes fortes qu'il lui impose, [donne plus de relief et de vigueur à l'agent de l'infinitif]. » Quand il serait séduisant, l'argument avancé par les Le Bidois (Syntaxe du français moderne, 1935) ne convainc pas Glättli : « On ne voit pas pourquoi Guez de Balzac aurait éprouvé le besoin de mettre en évidence le sujet de changer [dans : Mais je sçay bien qu'il ne sçauroit faire changer de naturel à l'Heresie]. » À l'inverse, on peine à comprendre pourquoi Alain Rey se serait privé du pouvoir désignatif de la construction par le datif − pourtant attendue avec un infinitif transitif direct − dans : « L'établissement des formes ne fait pas Littré oublier les signifiés » (Littré, l'humaniste et les mots, 1970).

    2. Partant, Glättli est bien plutôt « enclin à croire que si quelques écrivains du XXe siècle adoptent le tour indirect de préférence au tour direct, cela peut s'expliquer par leur goût de l'archaïsme » (5). Voilà qui cadre mal avec les marques de niveau de langue relevées dans le Robert (datif préféré à l'oral) et le TLFi (« Littéraire. Cela le faisait penser à qqn/qqc »). Qui plus est, les deux tours, quoi qu'en pense Vaugelas, pourraient bien être aussi anciens l'un que l'autre... (6)

    3. Grevisse observe de son côté que le datif apparaît au lieu de l'accusatif surtout quand l'infinitif transitif indirect « est, pour la syntaxe, proche d'un infinitif transitif direct » (Le Bon Usage, 1980). C'est précisément le cas de changer de (« Changer d'avis, d'idée est très voisin de changer son avis, son idée » [7]), mais aussi de croire à ou de penser à : « [Il] luy faict penser à sa conscience » (Brantôme, avant 1614), « Le dépit qu'elle eut luy fit penser à trouver un party pour sa fille » (Mme de La Fayette, 1678), « Cette impression [...] qui leur fait croire à un excès de confiance en soi » (Jules Romains, 1949), « Toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause » (Marguerite Yourcenar, 1951), « Blanche lui faisait penser à une grosse poupée » (Robert Sabatier, 1972) (8). L'explication vaut déjà moins pour renoncer à (encore que l'on ait dit autrefois renoncer quelque chose) : « Pour luy faire renoncer à sa seigneurieuse libertise et hauteur » (Georges Chastelain, avant 1471), « Lui faire renoncer à tous ses biens » (Jean Croiset, 1723), « Une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous » (Musset, 1837), « Je lui fis renoncer au théâtre » (Jean Anouilh, 1951), « [Un coup qui l'a] suffisamment effrayé pour lui faire renoncer à son projet » (Alain Robbe-Grillet, 1953), « Une jeune infirmière qui lui fait renoncer à la prêtrise » (Edgard Morin, 2019) (9) ; et plus du tout, par exemple, pour recourir à : « Ce n'est pas la noblesse du sujet qui lui fait recourir à la poésie » (Jean Orieux, 1976) (10).

    4. D'autres spécialistes font la part belle à l'analogie. Ainsi de Goosse dans Le Bon Usage (2011) : « En construisant l'agent au moyen d'une préposition lorsqu'il y a un autre syntagme nominal (ou pronominal) non prépositionnel, la langue se prémunit contre les risques de confusion. Mais le procédé peut s'introduire, par analogie, quand il n'y a pas de tels risques. » On peut aussi évoquer, à la suite d'Alfred Johansson, l'analogie avec le verbe laisser, plus facilement susceptible des deux constructions : « Je l'ai laissé (ou lui ai laissé) faire ce qu'il voulait » (Hanse). De là, avec faire changer de : Je l'ai fait changer d'avis (j'ai fait en sorte qu'il change d'avis) ou Je lui ai fait changer d'avis (j'ai fait changer d'avis à cette personne).

    5. D'autres encore formulent l'hypothèse que l'alternance accusatif/datif, là où elle se manifeste, pourrait être motivée par le degré d'« agentivité » (11) respectif du sujet de faire et du sujet de l'infinitif. Pour le dire de façon schématique, Je lui ai fait changer d'avis aurait plutôt à voir avec « Je l'ai convaincu (par des arguments) » et Je l'ai fait changer d'avis avec « Je ne lui ai pas laissé le choix ». Mais nous avons vu plus haut, à propos de faire penser à, à quel point ce genre d'analyse est sujet à interprétation.

    Vous l'aurez compris : la construction faire + infinitif est l'un des points les plus délicats et les plus débattus de la syntaxe française. Et tout porte à croire que cela n'est pas près de... changer !
     

    (1) Cyprien Ayer commente la règle en ces termes : « Le verbe faire suivi d'un infinitif forme avec cet infinitif une expression inséparable, du moins dans la pensée, et qui a toujours la signification d'un verbe transitif, même lorsque l'infinitif est intransitif ; c'est pourquoi le régime est à l'accusatif : On les a fait sortir » (Grammaire comparée de la langue française, 1876). « Cela étant, poursuit François Collard, il n'est pas correct de dire : Je les ai fait chasser un chevreuil, parce que ai fait chasser a deux compléments directs, chevreuil et les. Chevreuil ne pouvant être dans cette phrase que complément direct, il faut remplacer les par un pronom personnel complément indirect, et dire : Je leur ai fait chasser un chevreuil ; ce qui équivaut à : J'ai fait chasser un chevreuil à eux, par eux » (Cours de grammaire française, 1867). De cette façon, conclut Goosse, « la langue se prémunit contre les risques de confusion ». L'équivoque surgit toutefois si l'infinitif a lui-même un objet introduit par la préposition à. « Ainsi cette phrase : J'ai fait lire votre lettre à mon père, veut-elle dire que j'ai fait en sorte que mon père lût votre lettre, ou qu'un autre la lût à mon père ? s'interroge Ayer. Le sens ne peut être déterminé que par le contexte. »

    (2) On notera toutefois que ledit dictionnaire ne donne (sauf oubli de ma part) que des exemples relevant de la seconde construction : « Action de faire changer quelqu'un de poste » (à l'article « déplacement »), « Le faire changer de place » (à l'article « déplacer »), « Faire changer quelqu'un, un groupe d'opinion, de camp » (à l'article « retourner »), « Le faire changer de forme » (à l'article « transformer »).

    (3) L'extrait suivant, emprunté à la Grammaire française (1982) des continuateurs de Knud Togeby, illustre bien la difficulté des spécialistes à rendre compte de l'usage moderne : « [Quand l'infinitif n'a pas d'objet direct], l'accusatif est la construction courante, même si un complément prépositionnel suit immédiatement : Cet amour des beaux vers qui le faisait changer de visage dès qu'il en parlait (José Cabanis, 1960). Mais aussitôt qu'un complément adverbial peut ressembler à un objet de l'infinitif, il y aura tendance à employer le pronom au datif : La jalousie lui a fait voir clair d'un seul coup (Gabriel Chevallier, 1934). Aussi si le complément est introduit par à : L'on n'essaie plus ici de leur faire croire à rien (Jean Miesch, 1965) ou par de : Il pensait leur faire changer d'avis (Christine de Rivoyre, 1968). »

    (4) À la même époque, les « Messieurs de Port-Royal » font le choix de la construction par l'accusatif : « Faire changer quelqu'un d'avis » (Traité des particules françoises, 1698). Quant à Furetière, il ne semble pas avoir un avis très arrêté sur la question : « Leur faire changer de mœurs et de creance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire, 1690), « Luy faire changer de poste » (à l'article « décamper »), « Faire changer de pays à un homme » (à l'article « dépaïser »), « Faire changer de couleur à quelque chose » (à l'article « déteindre »), etc., à côté de « Le faire changer de dessein » (à l'article « démouvoir »), « Les faire changer souvent de poste » (à l'article « harceler »), « Action qui fait changer un corps de place » (à l'article « remuement »).
    L'Académie, pour en revenir à elle, finira toutefois par changer d'avis sur le cas de faire changer de, mais au terme d'une longue période d'hésitation. Ce n'est en effet que dans la neuvième édition de son Dictionnaire que les exemples à l'accusatif, d'abord introduits au compte-gouttes dans la troisième (1740), puis dans la cinquième (1798), éclipseront les derniers exemples encore au datif : « Le faire changer d'avis à volonté » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer de classe » (à l'article « déclasser »), « Faire changer quelqu'un de place » (à l'article « déplacer »), « Le faire changer de cap » (à l'article « évoluer »), « Qu'on ne peut faire changer d'opinion, de dessein » (à l'article « inébranlable »), « Faire changer entièrement une personne d'avis » (à l'article « retourner »).

    (5) Parallèlement, l'emploi du pronom à l'accusatif avec faire + infinitif transitif direct est présenté comme « un archaïsme » par Littré, une construction « vieillie » ou « classique » par Christian Molinier (Sur les constructions causatives figées en français, 2005) : « Fai les servir ma haine » (Corneille, 1644), « Un messie qui les feroit aymer Dieu » (Pascal, 1670), « Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ » (Gide, 1909), « Il m'est impossible de le faire aborder ce sujet » (Georges Duhamel, 1961).

    (6) Tous verbes (susceptibles d'entrer en composition avec faire) confondus, c'est la construction par l'accusatif qui semble bien être la plus ancienne : « Voldrent la faire diavle servir [littéralement : ils voulurent faire elle servir au diable, servir le diable] » (Séquence de sainte Eulalie, vers 880).

    (7) Cela est d'autant plus vrai que l'on a dit autrefois, sans la préposition de, changer propos (« changer d'avis »), changer contenance, courage, couleur... : « Canga il un peu contenance » (Jean Froissart, avant 1400), « Ces femmes commencerent a changer coleur » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, vers 1460), « Son cuer changa propos » (Antoine de La Sale, 1456). De là, en combinaison avec faire : « Et si lui fait changier maniere » (Christine de Pizan, vers 1400), « La venue du Roy leur pourroit faire changier propos » (Procès-verbal des conférences tenues à Lyon et à Genève pour mettre fin au schisme de Bâle, 1447), « Fortune n'est aultre chose que de luy faire changer propos » (Michel Riccio, 1506).

    (8) Exemples de construction par l'accusatif : « Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort » (La Logique de Port-Royal, 1662), « Cette aventure [...] contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg » (Balzac, 1832), « L'ombre qui fuyait le fit penser à Nicole » (Alexandre Dumas, 1846), « Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte » (Zola, 1873), « [Tel rappel] qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge » (Proust, 1913), « Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires » (Id., 1919), « Un désespoir d’amour qui le fait penser au suicide » (René Doumic, 1933).

    (9) Exemples de construction par l'accusatif : « Aucune puissance ne l'eût fait renoncer aux cravates de mousseline » (Balzac, 1837), « On le fit renoncer à ses prétentions, et non pas On lui fit renoncer à ses prétentions » (Litais de Gaux, Théorie du verbe, 1845), « L'encombrement des guichets le fit renoncer à rien demander » (Joseph Malègue, 1933), « Il n'y a pas eu moyen de le faire renoncer à son mystère ridicule » (Robbe-Grillet, 1953).

    (10) Exemples de construction par l'accusatif : « Les faire recourir à un codicille » (Balzac, 1836), « Quelle menace est capable de l'effrayer au point de le faire recourir à la police ? » (Simenon, 1931).

    (11) « Agentivité est le terme le plus général et le plus abstrait pour tout un faisceau de traits sémantiques convergents, tels que le contrôle exercé par l'individu sur ses actions et sur son environnement, l'intentionnalité qui dirige ses actions et enfin l'activité elle-même qu'il exerce sur le monde extérieur » (Georg Bossong, 1998).
     

    Remarque 1 : Il ne vous aura pas échappé que ces difficultés disparaissent quand l'agent de l'infinitif est exprimé par un pronom personnel de la première ou de la deuxième personne (me, te, nous, vous), dont la forme est identique à l'accusatif et au datif.

    Remarque 2 : On s'étonne de voir figurer sous la rubrique « Faire + infinitif avec un complément d'objet indirect » du TLFi cette citation d'André Maurois : « Elle lui fit promettre d'écrire souvent. » Promettre n'est-il pas un verbe transitif direct ?

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Rien ne le fera changer d'avis (selon l'Académie), mais le tour avec lui a ses partisans...


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  • Quelle drôle d'idée !

    « Vous ne nous ôterez pas de l'idée que vendre des actions JPM [J.P. Morgan], ce n'est pas si mal tombé pour la parentèle de Jamie Dimon [patron de ladite banque] dans le besoin. »

    (Philippe Béchade, sur la-chronique-agora.com, le 30 octobre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Il est des cas, heureusement rares, où les ouvrages de référence nous égarent plus qu'ils ne nous éclairent. Prenez l'article « ôter » du Petit Robert ; on y lit : « Enlever (un objet) de la place qu'il occupait. Ôtez-lui ce couteau des mains. Figurément. On ne m'ôtera pas de l'idée que c'est un mensonge, j'en suis convaincu. » Passez à présent chez le concurrent Larousse : « Déposséder ou débarrasser quelqu'un de ; enlever, retirer. Ôtez-lui cette idée de l'esprit. » Ici, idée désigne ce qu'on enlève ; là, l'endroit d'où l'on enlève. Avouez qu'il y a de quoi semer le trouble dans les esprits... L'explication de cette apparente contradiction est à chercher dans la riche polysémie du mot : dans l'exemple de Larousse, idée s'entend avec le sens courant de « élaboration de l'esprit », alors que dans celui de Robert il désigne familièrement l'esprit lui-même en tant que siège de la pensée (comme dans : J'ai dans l'idée qu'il ne viendra pas. Il s'est mis dans l'idée de partir demain. Cela m'est sorti de l'idée, de la tête).

    Difficile, au demeurant, de prendre pour argent comptant les avis des spécialistes dans cette affaire. Que l'on songe au TLFi, qui nous donne à croire que la locution n'a cours qu'à la forme négative et avec une complétive comme complément d'objet direct :

    « Ne pas ôter à quelqu'un de l'esprit/de l'idée/de la tête que + complétive. Ne pas empêcher quelqu'un de croire que... On ne t'ôtera pas de l'esprit que le monde tout entier est à toi parce que tu es au centre (Claudel, 1925). Rien n'ôtera de la tête d'un paysan comme moi que le militaire a toujours faim et soif (Bernanos, 1936) » ( à l'article « ôter »).

    Quand elle serait monnaie courante, cette construction est loin d'être la seule. Encore faut-il avoir la présence d'esprit de se rendre à l'article... « esprit » pour mettre la main sur un exemple à la forme positive (« Ôter une idée de l'esprit de quelqu'un ») et à l'article « idée » pour trouver un objet direct nominal ou pronominal (« Personne n'a pu lui ôter cette idée de la tête », « On ne m'ôtera pas cela de l'idée »).
    L'Académie, de son côté, n'enregistre que le tour avec esprit à l'article « ôter » de la dernière édition de son Dictionnaire (« Vous ne lui ôterez jamais cela de l'esprit »), rejetant les variantes avec « idée » et « tête » à leurs entrées respectives : « On ne peut lui ôter cela de l'idée », « On ne peut lui ôter de la tête qu'il mourra bientôt » (huitième édition) (1). Quant à l'article « esprit », il renferme le seul exemple à la forme positive : « Ôtez cela de votre esprit » (notez la construction avec le possessif, en lieu et place de : Ôtez-vous cela de l'esprit). Une chatte lettrée n'y retrouverait pas les siens (d'esprits).

    Renseignements pris dans les dictionnaires d'ancienne langue, l'expression originelle est ôter à quelqu'un une chose (morale, intellectuelle) de la tête, attestée (isolément ?) chez Chrétien de Troyes avec le sens de « le libérer de quelque chose qui gêne » : « Li osterons nos de la teste Tote la rage et la tempeste » (Le Chevalier au lion, vers 1177). On la retrouve, surtout à partir du XVIe siècle, déclinée en variantes orthographiques et syntaxiques :

    (Avec cœur, comme siège de l'affectivité) « Mais ce que je vous ay dit lui ostoit le cuidier [= l'illusion, la fausse croyance] du cuer » (Le Roman de Méliadus, XIIIe siècle ?), « Oste tes pensees de ton cuer » (Grandes Chroniques de France, XIVe siècle), « Ostez de vostre cuer toute pensee et trouble » (Jean Wauquelin, vers 1448), « Pour luy oster ceste jalousie du cœur » (François de Belleforest, 1571).

    (Avec tête, comme siège de la conscience et des facultés mentales) « On ne me sçauroit oster cela de la teste » (Mathurin Cordier, 1538), « On ne te sçauroit oster de la teste qu'il n'y aie du sel aux pierres » (Bernard Palissy, 1563), « Pour luy oster ceste fantasie et tristesse de la teste » (François de Belleforest, 1567).

    (Avec esprit) « Si voulez ouster de vostre esprit toutes ces tristes pensees » (Jean Bouchet, 1527), « La maison de France [...] Luy oste de l'esprit la sombre pesanteur » (Ronsard, 1584), « Tout en tout est divers : ostez-vous de l'esprit Qu'aucun estre ait esté composé sur le vostre » (La Fontaine, 1678).

    (Avec fantaisie, ancien synonyme de imagination) « Ostez ceste opinion de vostre fantasie » (Marguerite de Navarre, avant 1549), « Ne me sauroit on oster de la fantasie que [...] » (Guillaume Des Autels, 1551), « Ostez-moy cela de vostre phantasie » (Henri Estienne, 1565).

    (Avec imagination) « Ostez de vostre imagination ce qui vous peut troubler » (François de Sales, 1619), « Pour luy oster cette amour de l'imagination » (Roland Le Vayer de Boutigny, 1665).

    (Avec opinion) « Je supplie un chacun d'oster cela de son opinion » (Gaspard de Coligny, avant 1572), « Voylà pourquoy on ne sçaroit oster de l'opinion de plusieurs qu'il n'eust quelque démon qui le tint par la main » (Brantôme, avant 1614), « Je veus vous oster de l'opinion [que...] » (Agrippa d'Aubigné, avant 1630).

    (Avec entendement) « Oste cela de ton entendement » (Nicolas Herberay des Essarts, 1541), « Je ne me puis oster de l'entendement [que...] » (Guillaume du Vair, 1594), « Pour luy oster de l'entendement beaucoup de sinistres soubçons » (Pierre du Jarric, 1614).

    (Avec mémoire) « D'avantage faudra luy oster de la memoire [ses] affections temporelles » (Pierre Milhard, 1608), « Ostez de vostre memoire que [...] » (Le Mercure françois, 1611). (2)

    Il faut attendre le début du XVIIIe siècle, semble-t-il, pour que idée s'invite dans la liste :

    « Il ne peut m'ôter de l'idée l'horreur que j'ai pour un crime aussi noir » (La Clef du cabinet des princes de l'Europe, 1706), « Je ne puis m'ôter de l'idée qu'il cherche à vous connoître plus particulièrement » (Madeleine-Angélique de Gomez, 1730), « [Il] Ne sçauroit s'ôter de l'idée Que cela présage malheur » (Louis-Antoine Dornel, 1739), « On ne m'ôterait pas de l'idée que votre commerce renforce bien des faibles » (Jean-Antoine Roucher, 1797), « Vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé » (Stendhal, 1839), « Je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous embarrasse » (George Sand, 1843), « Pour lui ôter de l'idée toute hypothèse sérieuse » (Flaubert, 1846), « Vous n'ôterez pas de l'idée aux compatriotes de notre ami Berlioz que [...] » (Hippolyte de Villemessant, 1854), « Je ne peux m'ôter de l'idée que c'est peut-être après tout le libertin qui a raison » (Ernest Renan, 1880), « On ne m'ôtera pas cela de l'idée » (Jean Richepin, 1881), « Ôtez-vous de l'idée que mon penchant ait tourné à la monomanie » (Colette, 1943). (3)

    Pour le coup, cette chronologie n'a rien que de très compatible avec la date de première attestation de idée au sens de « esprit qui élabore les idées », laquelle ne serait pas antérieure au milieu du XVIIe siècle si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française : « [Elle] n'avoit rien que Pinuçe en l'idée » (La Fontaine, 1666).

    Mais voilà que les choses se compliquent. ll se trouve que idée fait partie de ces substantifs (avec annonce, bruit, crainte, désir, fait, joie, pensée, peur, sentiment, souhait, volonté...) qui peuvent être suivis d'une complétive introduite par que : « Il reprenait l'idée que la terre est ronde » (Pierre Gaxotte, 1951), « L'idée que cela fût possible paraissait naguère inconcevable » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Partant, (ne pas) ôter à quelqu'un de l'idée / que + complétive en vient à concurrencer la construction (ne pas) ôter à quelqu'un / l'idée que + complétive, formée sur le modèle de ôter quelque chose (la vie, l'envie, les illusions, etc.) à quelqu'un. Comparez : « Ce préambule étoit nécessaire pour vous ôter de l'idée que je sois une lectrice habituelle de votre feuille » (Journal général de la cour et de la ville, 1790) et « Je vous dis cela [...] pour vous ôter l'idée que je suis aux antipodes » (Mme de Sévigné, 1675) ; « [Ils] ne m'ôteront pas de l'idée que j'ai raison » (Lucien Muhfeld, 1893) et « Ils n'arriveront pas à m'ôter l'idée que j'ai raison » (Dictionnaire Usito) ; « Rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle » (Alexandre Dumas, 1847) et « Rien ne m'ôtera l'idée que cet homme est protégé par une puissante sorcellerie » (Gérald Messadié, 2010). Elle n'est pas belle, notre langue ?

    Reste encore un dernier point à éclaircir : peut-on ôter à quelqu'un une idée... de l'idée ?
    Eh quoi ! vous en faites, une tête !

    (1) Comparez avec la première édition (1694) : « On dit figurément Oster quelque chose de l'esprit, de la teste, de la fantaisie à quelqu'un pour dire Faire en sorte qu'il n'y pense plus, qu'il n'y adjouste plus de foy. Vous ne lui osterez jamais cela de l'esprit. J'ay si bien fait que je me suis osté cela de la teste, de l'esprit » (à l'article « oster »).

    (2) On pourrait encore mentionner les variantes avec enlever : « Enlever de l'esprit des hommes mille scrupules importuns » (Pierre Poiret, 1687), « On ne lui en enlevoit pas du cœur le desir » (Pierre Postel, 1710), « Il est des superstitions maritimes que rien n'enlèvera de l'esprit des matelots » (Raoul de Navery, 1882), « Vous ne m'enlèverez pas de la tête que vous n'êtes que des chiens enragés » (Yasmina Khadra, 2006) et avec retirer : « On ne vous retirera pas de l'esprit [que...] » (Abel Hermant, 1935), « Je ne pouvais pas lui retirer de la tête cette idée saugrenue » (Naïm Kattan, 1974), « Retire-toi cela de la tête, pauvre idiote » (Isabelle Hausser, 2010).

    (3) Avec enlever : « Rien [...] ne peut enlever de l'idée au spectateur [que...] » (Ferdinand Guillon, 1843), « Rien ne m'enlèvera de l'idée que [...] » (Proust, 1927), « J'allais pas lui enlever de l'idée qu'il s'était passé des choses au fond des bois » (Céline, 1960). Avec retirer : « Rien ne pouvait leur retirer de l'idée qu'ils allaient tête baissée dans quelque piège » (Théophile Dinocourt, 1834), « Vous ne me retirerez pas de l'idée que Jordanet est innocent » (Jules Mary, 1897), « Rien ne me retirera de l'idée que [...] » (Henri Duvernois, 1928).


    Remarque 1 : Il convient de distinguer l'expression du jour de l'ancienne construction ôter quelqu'un de quelque chose, qui est attestée au sens voisin de « le délivrer d'une situation désagréable » : « Le [= Tristan] reconfortez et l'ostez de ceste folie ou il a mis son cuer » (Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle) et qui perdure dans la locution ôter quelqu'un d'un doute : « Vous arrivez à point pour m'ôter d'un doute » (Albert Camus, 1953).

    Remarque 2 : Ce sujet a déjà été abordé en 2016 par Bruno Dewaele dans un... billet paru sur son excellent site À la fortune du mot. On s'y reportera sans compter.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose.


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  • La langue française sous perf anglaise ?

    « La Coupe du monde de rugby continue de performer en audiences. »

    (paru sur lequipe.fr, le 2 octobre 2023.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    « Le verbe performer n'existe pas en français », lit-on çà et là sur la Toile ; la preuve en est, nous dit-on, qu'il « est inconnu des dictionnaires », à commencer par celui de l'arbitre de la langue, le Dictionnaire de l'Académie. C'est oublier un peu vite que l'intéressé figure − sous une ancienne graphie, il est vrai − dans Lesclarcissement de la langue françoyse (1530) de John Palsgrave : « Parformer, or parfournyr, or achever, or acomplyr, or acquitter », dans les Recherches italiennes et françoises (1640) d'Antoine Oudin : « Performare, parformer » et, sous la forme moderne, dans le Complément du Dictionnaire de l'Académie (1839) de Louis Barré : « Performer. Former ; achever, accomplir » ainsi que dans le Dictionnaire national (1846) de Louis-Nicolas Bescherelle : « Performer (latin per, par, et formare, former). Donner la dernière forme, la dernière façon. Achever, parfaire, accomplir. » Sans doute se trouvera-t-il des esprits per...spicaces pour saisir la balle au bond et faire remarquer, d'une part, que ces définitions diffèrent du sens courant que nous lui connaissons aujourd'hui et, d'autre part, que celles du XIXe siècle sont accompagnées d'une marque d'usage : « Vieux langage » (Barré), « Il est inusité » (Bescherelle) ; mais enfin, le fait est que le verbe performer n'est pas inconnu au bataillon des lexicographes.

    À y bien regarder, on peut en suivre la trace depuis au moins le XIIIe siècle (1), notamment dans des textes juridiques en anglo-normand :

    « Por parformer mout bien ma rime » (Robert de Ho, vers 1200), « Tans estoit parformes, et parcreüs et grans » (Les Enfances Godefroi, manuscrit picard de la fin du XIIIe siècle), « Taunt que dreit seit fet e parfourm » (Foedera, conventiones, litterae, et acta publica, 1291), « Parfourmer la bataille » (Assise de Northampton, 1329), « Parfourmer la grace qu'elle y ad promys » (Statuts d'Edouard III, 1341), « Ce seroit plus grans deduis D'un qui seroit de ma main duis Que de .III. autres parfourmez » (Guillaume de Machaut, avant 1349), « Le roy troveroit tresor assez de performer sa guerre et ses enemis conquerre » (Croniques de London, vers 1350), « Parforner les woes qe home ad fet » (La grand et la parfit overaigne de geomancie, milieu du XIVe siècle), « Parfourmer toutes les choses aval escriptz» (Ligue entre Edouard III et Jean de Bretagne, 1372), « A queles covenaunces bien et loialment perfourmer en totes chose » (Building in England Down to 1540, 1383), « Parfourmer la volunte du dit Piers » (English Constitutional Documents, 1393), « J'appelle en soustenail et ayde a parformer et continuer le procès de ma dicte oeuvre » (Christine de Pizan, Le Livre des trois vertus, 1405 ; on trouve parfornir dans certaines éditions), « Si parfourmera le seurplus » (Arnoul Gréban, 1452), « Parfourmer l'appointement devant dit » (Jean Talbot, 1454), « [Choses] parfourmees et accomplies » (Henry VII, 1506), « Si il ne performait le condicion » (Thomas Littleton, Tenures, 1545), « Performer exactement et fidelement toutes les conventions » (Marie Stuart, 1584), « Lever la somme de douze mil escutz sol pour parformer à ce dessus » (manuscrit de la collection Balluze, 1585), « L'ancien [ouvrier] demourra pour parformer le nouveau » (Statuts des boucquetiers de Poitiers, 1608), « Continuer et parformer ce qu'il a commencé » (Johann Joachim von Rusdorf, 1623), « Pour parformer leur flotte commune » (Traité entre Charles Ier et les Pays-Bas, 1625), « Performer le contract » (acte notarié belge, 1649).

    Et si le mot semble bien être sorti de l'usage au cours du XVIIe siècle, c'est, n'en déplaise à Barré et à Bescherelle, pour mieux y revenir quelque cent cinquante ans plus tard − d'abord dans des emplois transitifs compatibles avec son sens originel, puis avec des acceptions nouvelles (et surtout intransitives) empruntées à l'anglais, comme « accomplir une prestation sportive ou artistique » :

    (Emplois transitifs et pronominaux) « Unable to perform, non capable de performer, d'accomplir » (Pierre-Joseph-François Luneau de Boisjermain, Cours de langue angloise, 1784), « C'est par un valet [qu'ils] font performer cette opération [il est question de défloration !] » (Olivier de La Blairie, 1820), « Combien de lotions légales a-t-il à performer ? » (Sur les origines russes, 1827), « Un second accouplement parformant l'œuvre du premier » (Édouard Ponsard, 1851 ; notez le recours à l'ancienne graphie), « Ces journées de travail performées » (L'Abolition du servage en Russie, 1859), « Des prêtres qui performent des momeries creuses » (journal L'Univers, 1874), « Chacun célèbre d'avance les prouesses qu'il va performer » (Victor de Compiègne et Alfred Marche, 1874), « [C'est] un grand éloge que nous faisons de la manière dont la Sémiramide est performée » (Eugène Chapus, 1874), « Ils performent d'autres détestables sacrifices » (Désiré Charnay, 1882), « Cette vis est munie d'un cercle [...], dont le tour complet performe un millimètre » (Bulletin de la Société anatomique de Paris, 1886), « Une surprise d'être qui se performe » (Edmond Haraucourt, 1887), « La danse du sabre [...] se performe sur le plancher de terre battue d'un bouge infect » (Georges Montbard, 1892), « La cérémonie majestueusement performée par le jeune moine » (George Eller, 1893), « La sphère doit [...] performer une révolution » (Charles-V. Zenger, 1894), « [C'est] un spectacle délicieux que de voir se performer le ventre rondelet du président Fallières » (Léon Prieur, 1899), « L'enseignement de M. Bufnoir semble avoir été moins fait pour dégrossir des débutants [...] que pour performer une élite » (François Gény, 1900), « Ce match fut performé le samedi [...]. La distance fut performée en [8 heures] » (Le Sport universel illustré, 1902), « Nous voyons [...] une compagnie de zouaves performer un saute-mouton vertigineux » (Claude Berton, La Presse, 1904), « Se performer [pour "se perfectionner" ?] dans la pratique de ce sport » (journal Le Réveil de l'Aisne, 1908), « [Les] opérations ordinaires performées autour du four » (Gabriel Cornette de Venancourt, 1910), « Performer [la lutte] avec calme, avec joie » (Paul Dagnien, Le Libéral, 1911), « Certains rites étaient alors performés » (Louis Rollin, 1929), « La chasse se performait à cheval » (George Montandon, 1934), « Les mesures de haute précision imaginées et performées par quelques physiciens exceptionnels » (Georges Matisse, 1938).

    (Emplois intransitifs) « [Tel cheval] avait bien performé à Deauville » (journal Le XIXe siècle, 1875), « Un célèbre gymnaste américain performait avant-hier soir » (Le Figaro, 1891), « C'est donc devant 70 personnes que le bataillon d'élite [= des comédiens du Français] a performé » (Georges Petilleau, 1893), « Nos [cavaliers] ont performé devant le public d'Auteuil » (Le Télégramme, 1897), « En attendant que pour lui [= l'ennemi] le moment soit venu de performer devant Sa Majesté » (Luc-Marie-Félix Collin de Laminière, 1905), « Les courses d'hiver [il est question de cyclisme] voient donc parmi leurs concurrents tous ceux qui "performent" sur les pistes d'été » (La Vie au grand air, 1906), « Des [prestidigitateurs] qui n'ont jamais eu à performer qu'à peu de distance du public » (Camille Gaultier, 1914), « Les hommes, hors de toute forme, ne peuvent que "se claquer" en essayant de performer sans la préparation indispensable » (Gustave Milet, Paris-Soir, 1924).

    Reconnaissez que, pour un mot qui n'existe pas, performer a de la présence en français...

    Le substantif associé performance (primitivement « accomplissement, exécution ») a connu un parcours similaire et un succès encore plus éclatant : attestations (d'abord maigres et tardives) en anglo-normand juridique, éclipse de près de cent cinquante ans et retour en grâce (pardon, come-back) au tournant du XIXe siècle, essentiellement avec le sens anglais de « façon (bonne ou mauvaise) dont un homme, un animal ou un appareil a rempli son rôle dans des circonstances données », d'où, d'un côté, « manière de montrer ses capacités en public, jeu, interprétation ; spectacle, représentation » et, de l'autre, « résultat obtenu dans une épreuve sportive (d'abord au pluriel, à propos d'un cheval de course) ; résultat le meilleur, rendement maximal » et, au figuré, « exploit, réussite, succès » (2).

    « Le perfourmance de toutes choses » (texte daté de 1469, sous le règne d'Edouard IV, et publié en 1556), « L'effect et parformance qu'elle puisse estre asseuree que [...] » (Marie Stuart, 1572), « La perfourmance dudict traité » (Archives de la famille d'Esneval, 1583), « Il m'est d'ailleurs très égal qu'on joue des pièces de moi, ou qu'on n'en joue pas ; je n'attends nulle gloire de ces performances » (Voltaire, Correspondance, 1760), « Ils y viennent toujours faire des performances [en italique dans le texte] » (Jacques-Louis de Bougrenet de la Tocnaye, Promenade d'un Français dans l'Irlande, 1797), « Les performances et pédigrées de célèbres chevaux de course » (Journal des haras, 1841), « [Les] performances chorégraphiques du duc de Wellington » (Le Corsaire, 1851), « Ces cinq performances [musicales] ne faisaient qu'un festival exécuté en plusieurs fois » (Joseph d'Ortigue, 1854), « Les écuyers finissent leurs performances en exécutant le saut des haies » (La Vie parisienne, 1866), « Les gamins de Paris savent maintenant les noms des jockeys, et le mot performance a passé du vocabulaire de M. Eugène Chapus dans la langue des faubourgs » (La Presse illustrée, 1866), « Le théâtre s'ouvrait, et la performance commençait » (Hugo, 1869), « C'est une très jolie performance, digne des applaudissements qu'elle [Miss Becker] a obtenus » (John Faure, 1869), « Les performances hippopotamesques qui t'avaient fait surnommer le phoque à deux dos » (Ludovic Pichon, 1871), « Nombre d'amateurs [de lutte] étaient curieux de bien étudier sa performance » (Léon Cladel, 1879), « Le sexe fort se distingue par la faiblesse croissante de ses performances musicales » (Auguste Vitu, 1880), « Les récentes performances de la Comédie-Française » (Id., 1882), « [Des sculptures] ayant trait aux exploits de la triade indienne, et surtout, aux performances de Çiva » (Jean de Pontevès de Sabran, 1886), « La performance des locomotives américaines » (Bulletin technologique des Arts et Métiers, 1892), « Quelques notables performances de cycliste amateur » (Abel Hermant, 1895).

    Aussi ne peut-on qu'être étonné de la différence de traitement que l'Académie réserve aux membres de la famille lexicale :

    « Le terme de Performance, qui existait déjà en ancien français, a été réemprunté de l'anglais au cours du XIXe siècle pour s'appliquer au domaine du sport. Ayant ensuite conquis divers domaines de la langue, il s'emploie à propos de technique, de linguistique et même, aujourd'hui, d'art. On évitera cependant d'utiliser, par de nouveaux emprunts, le verbe Performer et le substantif Performeur (aussi écrit à l'anglaise Performer). On dira Accomplir une performance, on parlera de l'Auteur de la performance » (rubrique Dire, ne pas dire, 2012).

    Performance serait donc − aujourd'hui (3) − un anglicisme plus acceptable que performer, qui, seul (ou presque), continue d'être la cible des critiques :

    « Les synonymes [de performer] sont nombreux : accomplir, achever, arriver à, atteindre le but, avoir de bons résultats, avoir du succès, avoir un bon rendement, briller, cartonner, mener à bien, réussir, se surpasser, etc. Son emploi est-il vraiment utile ? Pour ma part, je suis loin d'être convaincu » (Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias, 2004).
    « Le verbe performer est un anglicisme à éviter » (Le Bescherelle pratique, 2006).
    « L'horrible verbe performer » (Bruno Dewaele, 2015).
    « Performer, néo-barbarisme hideux et calque de l'anglais to perform » (site barbarisme.com).
    « On emploie à tort performer (to perform) dans le sens de réussir, briller, se distinguer » (site québécois Alloprof).
    « L'emploi du verbe performer, calqué sur l'anglais, s'est étendu ces derniers temps au domaine du travail, de la vie personnelle et de la compétition en général [...]. Le verbe reste toutefois utilisé principalement par des gens qui n'ont jamais "performé" en français » (Samuel Piquet, Dictionnaire des mots haïssables, 2023).

    Anglicisme hideux, performer ? Il est vrai que l'adjectif performatif − qui, lui, a ses entrées dans le Dictionnaire de l'Académie − est nettement plus sexy...
    Anglicisme inutile ? Il faut être aveugle, ou de bien mauvaise foi, pour ne pas s'aviser que la remarque vaut tout autant pour performance (résultat, succès, réussite, exploit, prouesse ; rendement, caractéristique technique, possibilité optimale ; interprétation, jeu, exécution, manifestation, représentation, spectacle, évènement artistique) et pour performant (efficace, compétitif, productif, optimal, fructueux, compétent, consciencieux(4).

    Mais voilà que des voix commencent à s'élever (notamment au Canada) contre ce deux poids, deux mesures :

    « Puisque performance est déjà entré dans l'usage, il n'y aura pas de difficulté à y introduire performatif [et donc performer ?]. On ne fait d'ailleurs que ramener en français une famille lexicale que l'anglais a prise à l'ancien français » (Émile Benveniste, 1966).

    « Le verbe performer est un emprunt hybride de l'anglais to perform, lui-même emprunté à l'ancien français parformer. Performer, qui s'emploie en parlant de personnes, d'objets, d'appareils, etc., est d'usage répandu au Québec et très fréquent en français européen. Même s'il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, cet emprunt est acceptable en français. Le champ sémantique de performer est celui d'une famille ancienne, productive, aux dérivés corrects : le substantif performance [...] et l'adjectif performant [sont] largement admis. De plus, cet emprunt s'intègre facilement sur les plans orthographique et phonétique » (Office québécois de la langue française, 2013).

    « J'ai personnellement un peu de difficulté à qualifier de méchant anglicisme le verbe performer, dont l'origine est... française » (Jacques Lafontaine, Le Journal de Montréal, 2018).

    Performer vient même de faire son entrée dans l'édition 2023 du Petit Robert :

    « Verbe intransitif. 1932 anglais to perform. Anglicisme.
    1. Faire de bonnes performances en Bourse. Valeur qui performe.
    2. Réaliser une performance artistique.
    3. Être performant, efficace. ➙ réussir. Entreprise, équipe, élève qui performe. »

    J'entends d'ici Pierre Albaladejo s'écrier que les mouches ont changé d'âne... Las ! la définition de Robert soulève plus de questions qu'elle n'en résout − et je ne parle pas seulement de la date de première attestation. D'abord, pourquoi réserver la mention « anglicisme » à performer et pas à performance ? Ensuite, si performer (aux sens 1 et 3) implique à ce point l'idée d'un résultat positif, pourquoi le trouve-t-on construit avec les adverbes bien et mal, au risque de verser dans la redondance ou la contradiction (5) : « Les étudiants "performent" moins bien dans ce type d'exercice » (Clive Perdue, 1981), « Savoir si le groupe [industriel] performe bien » (Noël Goutard, 1998), « Lesdites valeurs ayant bien performé sur le plan financier » (Patrick Turbot, 1998), « Si le fonds performe mal, c'est que l'indice a mal performé » (Jean-Michel Naulot, 2013), « [Il] savait que Johan [Cruyff] avait bien performé aux États-Unis et qu'il était encore en bonne forme » (Chérif Ghemmour, 2015), « Les gens qui performent bien sur quelques tâches tendent à bien performer sur toutes les autres » (Pierre-Marie Lledo, 2017), « On ne va pas recréer le biathlon parce que j'ai mal performé une saison » (Anaïs Bescond, 2019), « Toute la saison sur terre battue, [Djokovic] a moyennement performé » (Cédric Pioline, mai 2023) ? Ces exemples montrent assez que la valeur de performer est déterminée par l'adverbe qui l'accompagne et qu'en l'absence de ce dernier c'est la valeur laudative qui l'a emporté (comme dans l'exemple de L'Équipe). Enfin, pourquoi ne pas avoir consigné dans la foulée les emplois transitifs du verbe, certes plus rares dans l'usage courant contemporain mais aussi plus conformes au sens originel ? En voici quelques attestations, empruntées pour la plupart à la langue spécialisée (médecine, philosophie, linguistique...) :

    « On a performé une salpingectomie » (revue Gynaecologia, 1951), « Il [= un médecin] performait cependant les opérations les plus délicates » (Simenon, 1979), « La promenade-rêverie est le discours qui performe la fiction comme texte » (Louis Marin, 1992), « Il ne s'agit plus de performer des techniques » (Lucien Sfez, 1993), « Elles faisaient partie d'un cirque où elles performaient des acrobaties hippiques » (Jacques Riboud, 1994), « Performer une promesse » (Jean-Luc Marion, 1997), « Les jongleurs performaient les chansons de geste en public » (L'Épopée romane au Moyen Âge, 2001), « Comment accomplir dans un même élan un acte de rupture décisif sans performer sa propre destruction ? » (Marcel Burger, 2002), « Les Fragmentations [d'Antonin Artaud] performent directement sur la feuille "l'émulsion créatrice" de ses poèmes » (Évelyne Grossman, 2006), « Rituels et jeux de hasard performés par les oracles antiques » (Camille Paloque-Bergès, 2009), « Performe[r] une action » (Pierre Larcher, 2014), « Au Palais de Tokyo [...], il performe ce Vierge-Guerrier/Guerrier-Vierge » (Bernard-Henri Lévy, 2017), « Les consignes doivent être exécutées, performées » (Jean-Luc Marion, 2018), « Une articulation, un phrasé, [...] toujours performés par une volonté de sens » (Jean-Christophe Bailly, 2018), « Le langage agit autant qu'il exprime, il parachève, il performe les actes les plus divins » (Barbara Cassin, 2019), « [Il] performerait le ne-pas-dire qu'il est fiancé » (Hélène Cixous, 2020).

    Quant aux emplois intransitifs, aujourd'hui si fréquents dans les domaines du sport, de l'entreprise, de la finance, du développement personnel et des arts et spectacles (tendez l'oreille, fût-elle en chou-fleur), force est de constater qu'ils restent timides dans la langue plus littéraire :

    « Je ne me vante pas, je dis ce que je tends à performer chaque jour » (Roland Oberson, 1954), « Nous performons demain à Berlin » (Amédée Ozenfant, 1968), « Un seul photographe est admis à performer quelques minutes » (Claude de Leusse, 1974), « [Parfois, les voleurs] s'enhardissent jusqu'à performer pendant que les propriétaires sont à table » (Adeline Mallet, 1980), « On ne voit que son regard plein d'appétit qui se prépare à performer » (Anne Louvel, 1983), « Sous prétexte de pousser une pointe ou de performer dans la fournaise » (Jacques Lanzmann, 1985), « Je performe sur l'oreiller » (Marie-Thérèse Cuny, 1987 ; à rapprocher de performance « exploit amoureux »), « Le chanteur animal se met à "performer" quand il cesse de chanter » (Charlélie Couture, 1990), « Rien à voir avec la militante du collectif russe Voïna qui performe dans un supermarché » (Pierre-Louis Fort et Violaine Houdart-Merot, 2017).

    Entendons-nous bien. Loin de moi l'intention de sacrifier à la mode de l'époque, qui est aux anglicismes et à l'imprécision. Vous me connaissez assez pour savoir que jouer, se produire ou monter sur scène me viendront à l'esprit bien avant performer, du moins dans une conversation non technique. Mais enfin, puisque performance et performant il y a, je ne vois pas au nom de quoi l'on refuserait sa carte de séjour au pater familias...

    (1) Selon le Dictionnaire historique, parformer serait lui-même l'altération (par attraction de forme ?) d'un ancien verbe parfournir (« fournir entièrement, achever, terminer, compléter »), emprunté du latin médiéval perfurnire.

    (2) Selon le Dictionnaire des anglicismes (Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon, 1988), « le mot performance n'a jamais retrouvé en français le sens original de l'ancien mot parformance "accomplissement" ». On relève pourtant quelques contre-exemples dans des domaines spécialisés ou sous des plumes anglophones : « La performance achevée de son âme » (Henry Bolo, Les Mariages écrits au ciel, 1892 ; le sens est ici celui de « perfection »), « Fréquence de la performance d'une tâche (nombre de fois qu'une tâche est accomplie) » (Maurice de Montmollin, Les Systèmes hommes-machines, 1967), « La corruption implique la performance d'un acte politique immédiat et circonscrit en échange d'une sanction économique » (Jean-Gustave Padioleau, De la corruption dans les oligarchies pluralistes, 1975), « Les "infélicités" de la performance du mariage » (Soshana Felman, Le Scandale du corps parlant, 1980), « La performance d'un serment inaugural » (Sandra Bornand et Cécile Leguy, Compétence et performance, 2014).
    Toujours selon le même ouvrage, le terme performance, devenu populaire, « s'est ensuite enrichi d'un sens typiquement français dans lequel il est en concurrence avec le mot exploit (sportif ou autre) ». Dupré renchérit : « L'emploi du mot [performance] s'étend peu à peu pour remplacer exploit. C'est une déviation par rapport au sens originel, car, en anglais, le mot n'est pas laudatif » (Encyclopédie du bon français, 1970). Pourtant, là encore, le doute est permis. Ne lit-on pas dans le Dictionnaire françois-anglois (1815) de Louis Chambaud : « Exploit [action de guerre signalée, prouesse ; fait éclatant, grande action] Exploit, achievement, feat, deed, performance » et dans Dr. Webster's Complete Dictionary of the English Language (1864) : « Performance. Synonym. Deed, exploit, feat » ? On pourrait encore citer le journaliste sportif Eugène Chapus, qui écrivait en 1867 : « Le turf [a pris le mot performance] à la langue anglaise, qui s'en servait dans le sens de : exécution d'un dessein, accomplissement d'une promesse. Ce mot veut dire aussi ouvrage, action, exploit » (Le Sport). Même constat avec le substantif performe(u)r : « M. Green est un célèbre performer (homme qui exécute de hauts faits) » (Charles Mathevon de Curnieu, Leçons de science hippique générale, 1857).

    (3) Le mot a recueilli en son temps son lot de critiques : « À en juger par ses dernières performances (un mot du crû qui n'est pas joli) » (Armand Barthet, Le Figaro, 1857), « J'ai cru rêver en lisant [la phrase suivante] : "La performance de La Nuit de mai, d'Alfred de Musset, sera confiée [à tels interprètes]." Les vers de Musset [sont-ils] des chevaux dont on peut constater la performance ? » (Henri Rochefort, Le Figaro, 1867), « Il y a beaucoup d'anglicismes dans la langue courante des hommes du monde et des écrivains. [Signalons] performance, mot de théâtre appliqué au cheval, à son rôle, sa manière, ses aptitudes » (Édouard Le Héricher, Revue de l'Avranchin, 1888), « [Ceux qui s'intéressent au sport] se tiennent au courant des moindres "performances", et parlent une langue spéciale, toute hérissée de mots d'anglais » (Henry du Roure, La Croix de Tarn-et-Garonne, 1910), « "N'est-ce pas une belle performance ?" S'il s'agissait d'une voiture, d'un athlète, l'expression serait justifiée, mais puisque nous parlons d'une pièce, la correction exige "c'est une belle représentation" » (René de Chantal, linguiste québécois, Chroniques de français, 1956).
    À l'inverse, Eugène Chapus (encore lui !) a compté parmi ses plus fervents... supporteurs : « Le mot performance est un des plus littéraires et des plus heureux dont la langue anglaise soit riche, un de ceux qui méritent le plus d'être adoptés par nous pour combler une de ces nombreuses et regrettables lacunes dont notre langue s'afflige » (Le Sport, 1867). Et le journaliste d'ajouter : « Nous disons bien jouer la comédie, comme nous disons, du reste, jouer aux cartes, mais nous n'avons pas de substantif pour exprimer le fait même de jouer. Il faut avoir recours pour y arriver à des périphrases. L'exécution d'une comédie, l'interprétation d'une comédie sont des mots ridicules, tant ils sont impropres. Ils ont d'ailleurs d'autres applications [...]. On dit : l'exécution d'un criminel, parce que exécution veut dire l'acte final d'une chose ; tandis que la performance éveille l'idée d'une action qui dure, qui se développe et qui se finit, comme cela a lieu pour une œuvre de théâtre. Le mot interprétation est encore plus insensé quand il s'agit d'un rôle ou d'une pièce. Interpréter une chose, ce n'est pas exprimer cette chose, ce n'est pas la rendre telle qu'elle est ; c'est tantôt la rendre à peu près ou tantôt même lui donner un sens qu'elle n'a pas. »

    (4) Selon Jean-Paul Colin, « cet adjectif très à la mode double souvent sans grande utilité des mots comme efficace, fécond, productif, etc. » (Dictionnaire des difficultés du français, 1994). L'Académie elle-même reconnaît, dans une mise en garde contre l'emploi de performant à propos des personnes, que « le français dispose de nombreux adjectifs ou locutions adjectivales, [...] qui permettent de louer les qualités de tel ou tel employé » (rubrique Dire, ne pas dire, 2016). Plus révélateur encore de l'embarras de l'institution : ledit adjectif, auquel elle vient d'ouvrir les colonnes de la dernière édition de son Dictionnaire, est présenté comme un « anglicisme nuisible » dans la rubrique Questions de langue de son site Internet. Comprenne qui pourra !

    (5) Ces écueils ne semblent pas rebuter le dictionnaire québécois Usito, qui n'hésite pas à illustrer l'acception « être performant, efficace, productif ; donner un rendement exceptionnel » par les exemples suivants : « Élèves qui performent bien en classe. Athlète qui performe mal sous pression. »


    Remarque 1 : Attesté depuis le XIXe siècle, le nom performe(u)r a d'abord désigné un artiste : « Il n'est point de prince, de milord, de lady qui ne réunissent de performers (musiciens), dès qu'ils veulent donner une fête » (Antoine-Toussaint Desquiron de Saint-Agnan, 1817), « Les performers anglais [il est question d'acteurs de théâtre] se reposent jusqu'au lundi de Pâques » (journal Le Tam-tam, 1846), « Le droit anglo-saxon [...] met dans le même panier le ténor et l'acrobate, l'actrice et la femme à barbe. Tous sont désignés par le terme performer, intraduisible » (Edouard Thommen, 1938), puis, comme terme de turf, un cheval dont les performances sont connues : « [Deux chevaux] se trouvent en tête des performers publics » (journal Le Sport, 1865), avant de s'étendre aux autres sports : « [Cyclisme] Un performer allemand » (journal L'Œuvre, 1928), « [Cyclisme] Le Danois Andersen meilleur performeur » (France-Soir, 1947), « [Athlétisme] Au disque : premier performeur, 50 m. » (Le Figaro, 1950), etc.
    Selon le Petit Robert, le mot s'emploie de nos jours pour « artiste auteur de performances » − « [en] insistant plus particulièrement sur la prouesse scénique que sur le domaine dans lequel celle-ci s'exerce (chanson, danse, comédie, etc.) », précise Julien Barret dans Les Nouveaux Mots du dico (2020) − et pour « sportif qui réalise une performance exceptionnelle ». C'est oublier que performeur a fait une percée dans le monde de l'entreprise, où il s'applique à tout collaborateur dont les résultats (bons ou mauvais) sont évalués à l'aune des objectifs fixés : (valeur laudative, en l'absence d'adjectif) « Doubler rapidement un CA vous met en appétit. Vous êtes un performer et vous l'avez prouvé » (Offre d'emploi parue dans L'Express, 1972), « Clarisse Berrebi, la performeuse » (Ils font l'économie, 2022) ; (valeur neutre, en emploi qualifié) « Qu'on soit un bon ou un mauvais performer [chez Hewlett-Packard] » (L'Usine nouvelle, 1996 ; comparez avec : « Un bon ou un mauvais performer est tout simplement un cheval dont les performances sont bonnes ou mauvaises », Ernest Parent, 1868), « Il convient de dissocier la "mauvaise performance" du "mauvais performeur" » (Yannick Freund, 2016), « Un performeur moyen ou une personne en difficulté dans l'accomplissement de ses tâches » (Jérémy Barray, 2022).

    Remarque 2 : Le substantif féminin contre-performance désigne, en sports, une mauvaise performance, un mauvais résultat d'une personne qui réussit bien d'habitude, et, par analogie, un échec patent : « Une crainte parfois excessive de la contre-performance » (L'Auto, 1930), « Les contre-performances de l'État central » (Régis Debray, 1978).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Je botte en touche et vous laisse y réfléchir...


    2 commentaires
  • Terrain mi-né

    « À la mi-septembre, 13 500 élèves n'étaient toujours pas affectés dans un lycée. »

    (Sylvie Lecherbonnier, sur lemonde.fr, le 19 septembre 2023.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes, à la mi-journée : « Pourquoi écrit-on à la mi-septembre, alors que septembre est masculin comme tous les noms de mois ? »

    La faute au mois d'août, nous assure Goosse : « Dans la mi-août "l'Assomption" (15 août), c'est le nom fête sous-jacent qui rend raison de l'article féminin. Sur le modèle de cette expression où on a vu en mi un nom féminin (comme moitié ou comme fin), on a formé la mi-janvier, la mi-mai, etc. » Et le continuateur du Bon Usage d'ajouter : « En ancien français, les syntagmes mi + nom de mois étaient masculins. »
    Oserai-je l'avouer (fût-ce à mi-voix) ? Voilà des affirmations qui me paraissent bien imprudentes.

    Le genre dans l'ancienne langue, tout d'abord. S'il ne fait aucun doute que les noms de mois ont toujours été du masculin, l'usage s'est longtemps montré mi-figue mi-raisin à propos du genre de leurs composés en mi. Qu'on en juge :

    (Janvier) « En la my-jenvier » (Chronique normande de Pierre Cochon, première moitié du XVe siècle), « Environ la my janvier » (Nicole Gilles, 1541), mais « Depuis le my janvier » (Jacques Lesaige, 1523), « Au my-janvier » (Étienne Médicis, avant 1565 ; Antoine de Balinghem, 1609).

    (Février) « La me-febvrier » (Coutume de Bretagne, vers 1320 ?), « Jusques a la mi fevrier » (Ordonnance de la ville de Paris, 1350), « Vers la my fevrier » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Environ la my fevrier » (Louis XI, 1463), « Dedans la my-febvrier » (François de la Trémoille, 1530), « Dès la my febvrier » (Bertrand de Salignac de La Mothe-Fénelon, 1573), mais « Entour le my-fevrier » (Chroniques de Flandre, fin du XIVe siècle), « Le premier terme escherra au my febvrier prochainement venant » (Archives de l'État à Bruges, 1547).

    (Mars) « Depuis la mi mars jusques a la mi may » (Ordonnance de Charles le Bel, 1326), « A la mimarz » (Cartulaire de Vitré, 1335), « A la my mars » (Le Mystère de saint Laurent, 1499), « Envrion la my mars » (Montaigne, 1581), mais « Jusques au my march » (Cartulaire des comtes de Hainaut, 1342), « Depuis le my mars » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Au meyt mars » (Jean Le Fèvre, vers 1460), « Le premier [equinoxe] est au mymars » (La Somme abrégée de théologie, vers 1480), « Le froit vint au mey mars » (Jean Aubrion, 1483).

    (Avril) « Entre le miavrill et mimoi » (Le Livre des Mestiers, vers 1270), « Tant que me-avril soit passé » (Coutume de Bretagne, vers 1320 ?), « Environ le my-avril » (Jean Le Fèvre de Saint-Remy, avant 1468), « Au mey apvril » (Aubrion, 1486), « Le mey avril » (Philippe de Vigneulles, avant 1528), mais « Environ la my-avril » (Journal d'un bourgeois de Paris, milieu du XVe siècle), « Environ la mey apvril » (Aubrion, 1482).

    (Mai) « Anchois [= avant] que soit passez mis mais [Les trois derniers mots sont au cas sujet masculin] » (Li Romans de Durmart le Galois, vers 1230), « Le lundy devant le my-may » (Cartulaire de Guillaume Ier de Hainaut, 1308), « Dedens le my mai » (Archives de la ville de Lille, 1388), « Environ le mi may » (Jean Froissart, avant 1400), « Jusques au mey may » (Aubrion, 1480), « Devant le my may » (Coutumes du comté d'Artois, 1546), mais « Depuis la mi-mars jusques à la mi-may» (Ordonnance de Charles IV, 1326), « A la my-may darrenierement passé » (Registre criminel du Châtelet de Paris, 1389), « Jusques a la my may » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Environ la my mai » (Enguerrand de Monstrelet, avant 1453), « Jusques à la my may » (Jean de Roye, vers 1480), « A la my-may » (Le Mystère de saint Laurent, 1499).

    (Juin) « A la my-juing » (Jean de Bueil, vers 1465 ; Charles Estienne, 1564), « Environ la my-juin » (Olivier de Serres, 1600), mais « Sur le my-juing » (Olivier de La Marche, avant 1502).

    (Juillet) « Depuis la mi-jullet jusques a la mi-aoust » (Henri de Ferrières, avant 1377), « Entre le temps de la my jullet et de la my septembre » (Cartulaire de l'abbaye de Redon en Bretagne, 1467), mais « Entour le mi-jullet » (Enguerrand de Monstrelet, avant 1453), « Environ le my jullet » (Jean de Wavrin, vers 1470), « Au my-juillet » (Coustumes de Lens, 1509), « Au my jullet » (Charles Quint, 1540).

    (Août) « Tant que a la miäost vint » (Chrétien de Troyes, Yvain, vers 1180), « Lou mecredy davant la mey awast » (Cartulaire de l'abbaye Saint-Vincent de Metz, 1226), « Apres la mi aoust » (Berte aux grans piés, vers 1250), « Entour la mi-aoust » (Jean Sarrazin, 1261), « Ja iert pres de la miäoust » (Jean Le Marchant, Miracles de Notre-Dame de Chartres, seconde moitié du XIIIe siècle), « A la feste devant la mi ost » (Ordinaire de 1287, cité par Godefroy), « Dedanz la mi aoust» (Cartulaire de Vitré, 1292), « La mi host » (Guillaume d'Apremont, 1299), « E lor dist qu'a la miäoust Soient appareillié » (Le Roman du Castelain de Coucy et de la Dame de Fayel, vers 1300), « A la my-aoust prochaine » (Registre criminel du Châtelet de Paris, 1390), « La veille de la myoust [aussi écrit myaoust] » (Le Mesnagier de Paris, 1393), mais « De si que près le miäust » (Ambroise, L'Estoire de la guerre sainte, vers 1196), « Le venredi après le mi aoust » (Archives du Conseil de Flandre, 1271), « En le mi aoust » (Froissart, avant 1400), « Au mey aost » (Aubrion, 1480), « Dès le mioust » (Herman van der Heyden, 1648).

    (Septembre) « Jusques la my septembre » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Depuis la mi septembre jusques à la mi mars » (Hector de Chartres, vers 1400), mais « Depuis Paisques jusques au mey septembre » (Aubrion, 1499), « Au mey septembre » (Philippe de Vigneulles, avant 1528).

    (Octobre) « Depuis le moys dapvril jusques au my octobre » (Wavrin, vers 1470), mais « En la my octobre » (Pierre Garcie Ferrande, 1483), « Environ la my-octobre » (Blaise de Monluc, avant 1577).

    (Novembre) « Depuis la my-aoust jusques a la my-novembre » (Chronique dite de Jouvenel des Ursins, milieu du XVe siècle), « Vers la my-novembre » (Jean Liébault, 1570), mais « Environ le my-novembre » (Jean-François Le Petit, 1601).

    (Décembre) « Sur le my-decembre environ » (Georges Chastelain, vers 1470), mais « En la my decembre » (Pierre Garcie Ferrande, 1483), « Depuis la my decembre » (Charles Estienne, 1564). (1)

    Il faut attendre le XVIIe siècle pour voir les spécialistes prendre position, majoritairement en faveur du féminin :

    « Les noms des mois en composition sont feminins : la mi-aoust, la mi-septembre, etc. Item ceux-cy : la S. Michel, la S. Remy, la S. Jean, où le mot de feste est sous-entendu » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « On dit à la my-aoust, quoy qu'aoust soit masculin, [parce qu'] on sous-entend un mot féminin, qui est feste, comme qui diroit à la feste de my-aoust. [Je croirois que] à la my-aoust a esté cause que l'on a dit ainsi de tous les autres mois, à la my-may, à la my-juin, etc. » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647).

    « Il faut tousjours dire [...] le my-juin, le my-aoust, et ainsi des autres où le nom qui suit my est masculin ; encore que je ne veüille pas condamner en autruy la my-juin, la my-aoust, etc. afin de laisser chacun dans la liberté du langage » (Scipion Dupleix, Liberté de la langue françoise dans sa pureté, 1651).

    « Quand cette particule [mi] se joint avec [...] les noms des mois, [alors ces noms] ne reçoivent que l'article féminin, quoy que tous soient masculins. Nous avons passé la mi-mai » (première édition du Dictionnaire de l'Académie, 1694).

    « On dit la mi-mars, la mi-mai, la mi-juin, etc. non pas le mi-mars, le mi-mai, le mi-juin » (Grammaire artésienne, 1772).

    Venons-en à la justification de ce féminin. L'argument de l'ellipse du mot fête, on le voit, ne date pas d'hier ; il est pourtant loin de faire l'unanimité : l'Académie le passe sous silence, et si Oudin l'invoque, c'est à propos des noms de fête, pas des noms de mois en composition. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir le grammairien Scipion Dupleix mettre les points sur les (m)i : « C'est une pure resverie d'avancer que nous disons à la my-aoust, parce que l'on sous-entend feste, qui est l'Assomption nostre-Dame. Car jamais on ne sous-entend feste en général, mais on exprime son nom propre : comme à la Noël, à la Sainct Jean, à la Toussains, qui est autant à dire qu'à la feste de Noël, à la feste de Sainct Jean, etc. » Voilà Vaugelas rhabillé... jusqu'à la mi-décembre. Sans doute la prudence aurait-elle commandé de présenter mi-août comme une expression formée de longue date sur le modèle des noms de fête − ne lit-on pas dans Le Roman en prose de Lancelot (vers 1218) : « Ce estoit a Pasques, a l'Encension, a Pantecoste, a la feste Toz Sainz et a Noel [...] com a la Chandelor, a la Miaost » ? − qui, eux, ont reçu le genre féminin en raison du nom fête sous-entendu.

    Fête, au demeurant, n'est pas le seul mot que l'on a cru pouvoir rétablir : « Dans [la mi-mai, la mi-août], il existe une ellipse, lit-on dans le Nouveau Dictionnaire grammatical (1808) de Charles-Pierre Chapsal. C'est comme s'il y avait : l'époque appelée mi-mai, l'époque appelée mi-août. » (2) Kristoffer Nyrop ne paraît pas mieux inspiré en supposant, de son côté, « une influence de la mienuit » − mi, emprunté du latin medius, ayant été à l'origine un adjectif signifiant « qui se trouve au milieu (dans l'espace ou le temps) » et s'accordant régulièrement en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte (3). D'autres spécialistes sont d'avis, au contraire, que mi est ici « l'ancien substantif employé pour moitié [...] et qu'ainsi la mi-mai, la mi-août sont dits pour la moitié de mai, la moitié d'août » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1846 [4]). C'est oublier un peu vite, me semble-t-il, que ledit emploi substantivé de mi est donné comme masculin dans tous les dictionnaires d'ancienne langue, avec le sens de « milieu » : « Vertus est en prendre le mi » (Brunetto Latini, vers 1265, cité par Godefroy), « Jusques au mi du dimenche » (Le Livre de la division de nature, vers 1340), « Environ le my de septembre » (Froissart, avant 1400), « Au my de la place » (Le Mystère de saint Sébastien, seconde moitié du XVe siècle, cité par le Dictionnaire de moyen français), « [Il] le va racontrer au my du peuple » (L'Ystoire des sept sages, 1492), « Le Commencement, Le My, la fin » (Le Testament d'un amoureux, vers 1500, cité par Huguet), et encore en français moderne : « Vous serez de retour à Eutin pour le mi de may » (Mme de Staël, 1804) (5). Tout cela, vous en conviendrez, n'est guère convaincant.

    Quid des autres composés en mi ? La question n'en finit pas de diviser les spécialistes. Féraud soutient qu'ils sont « du même genre que le mot [déterminé], excepté mi-carême » (Dictionnaire grammatical, 1768), quand Hanse et Thomas les donnent tous féminins (6). Ce qui ne fait guère de doute, à y regarder au mi- croscope, c'est qu'il en va des noms d'époque et de saison comme des noms de mois : le genre de leurs composés a longtemps été hésitant, avant de se fixer au féminin.

    (Carême [7]) « La mi quaresme » (Renaut Barbou, 1270), « Le lundy après de la miequaresme » (Archives de Luxembourg, 1302), « Le jour de la Mikaresme » (Chartes de l'abbaye de Saint-Magloire, 1330), « La mi-karesme » (Compte de l'argenterie d'Étienne de la Fontaine, 1352), « La mey caresme » (Les Chroniques de Metz, vers 1525), « Environ la mi-Caresme » (François de Belleforest, 1579), « Jusqu'à la fin de la mi-carême » (Mérimée, 1845), « Le jeudi de la mi-carême » (frères Goncourt, 1860), « C'était à l'occasion de la mi-carême » (Maupassant, 1890), mais « Le joydi devant le mi quaresme » (Cartulaire de Guillaume Ier de Hainaut, 1306), « Entre le micoiresme et Pasques » (Archives du Nord, 1361), « Depuis le my quaresme » (Comptes de la ville de Tournai, 1397), « C'estoit environ le miquaresme » (Froissart, avant 1400), « Dedans le mi-caresme » (Nicolas de Baye, 1406), « Le mey caresme » (Aubrion, 1482), « Vendredi après le Miquaresme » (Les Evangiles et epistres des dimences et festes, 1587).

    (Printemps) « De la my hyver jusques a la my printemps » (Antoine Pierre, 1544), « Jusqu'à la mi-printemps » (Pesquidoux, 1922), « Dès la mi-printemps jusqu'à la mi-automne » (Claude Farrère, 1952), « À la mi-printemps » (Philippe de La Genardière, 1987), mais « Depuis le my printemps » (Le Regime tresutile pour conserver la santé, 1491), « Environ le my-printemps » (Antoine du Pinet, 1562), « Avant le mi-printemps » (Christophe de Bonours, 1628), « [Le] temps passé à cheval sur le mi-printemps mi-été » (Lucien Maulvault, 1939), « Du mi-printemps à la fin de l'été » (Valérie Garnaud, 2020).

    (Été) « A la my-esté » (Chronique de Pierre de Langtoft, début du XIVe siècle), « La my esté » (Robert Estienne, 1549), « Mi-esté, féminin » (Randle Cotgrave, 1611 ; Tresor des deux langues françoises et espagnolle, édition de 1660), « Nous sommes à la mi-été. La mi-été est passée » (Richelet, 1680), « La mi-été » (Kristoffer Nyrop, 1908), « Leur cueillette de la mi-été » (Charles Maurras, 1931), « Dès la mi-été » (Maurice Couturier, 2004), mais « Des le my-esté » (Philippe des Avenelles, 1559), « Environ le mi-esté » (Johannes Polyander, 1602), « Vers le mi-été » (L'Horticulteur belge, 1834), « La lune du mi-été » (Jonathan Fruoco, 2017), « Ce mi-été 2021 » (Jean des Cars, 2023).

    (Automne [7]) « La my automne » (Philippe des Avenelles, 1559 ; Thomas de Fougasses, 1608), « Jusqu'à la my-autonne » (Belleforest, 1579), « Vers la mi-automne » (Pierre-Joseph Buc'hoz, 1771), « La mi-automne » (Restif de La Bretonne, 1782), « De la mi-automne à la mi-printemps » (Pesquidoux, 1925), « À la mi-automne » (De Gaulle, 1959), mais « Avant le mi-automne » (Bonours, 1628), « À ce mi-automne » (Libération, 1951).

    (Hiver) « La my yver » (Robert Estienne, 1538), « Jusques à la my-hiver » (Liébault, 1577), « Le repos forcé de la mi-hiver » (Charles-Alfred Alexandre, 1863), « La mi-hiver » (Pesquidoux, 1958), « Une grande fête païenne de la mi-hiver » (Alain Rey, 2010), mais « Vers le my-yver » (Antoine du Pinet, 1562), « Le 21 juin étant le mi-hiver » (Jean-Robert Petit, 2017).

    Goosse pense que c'est encore sur le modèle de la mi-août que l'on a formé « en termes de sports la mi-temps (calque de l'anglais half time), ainsi que à la mi-parcours (Jacques Isnard, 1976) et des emplois occasionnels, la mi-XVIIIe siècle (Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, 1979), etc. ». C'est une fois de plus aller bien vite en besogne − j'allais écrire : traiter le sujet par-dessous la (mi-)jambe.

    Prenons le cas de mi-temps. D'une part, Goosse oublie de préciser que c'est le masculin demi-temps (8) qui a d'abord servi de traduction à l'anglais half time, dans le monde du travail : « Le demi-temps » (Jacques Matter, De l'éducation des enfants des classes ouvrières, 1857), « [Les élèves] passent de l'atelier à l'école et de l'école à l'atelier. C'est le système du half time ou demi-temps, qu'on pourrait appeler la demi-éducation » (Louis Reybaud, L'Instruction primaire en Angleterre, 1863), « Travailler au demi-temps » (Annales de l'Assemblée nationale, 1874), avant d'être concurrencé par mi-temps (rare dans cet emploi avant le début du XXe siècle) : « Le travail à mi-temps » (Dr Blachez, 1873), « [Salaire des] enfants à mi-temps » (Charles Grad, 1880), « Travailler à mi-temps » (Félix Fenouillet, Monographie du patois savoyard, 1903) et, par ellipse du mot travail, « Le mi-temps dans les services mécanisés » (Revue du travail, 1937).
    D'autre part, force est de constater que mi-temps, comme terme de sport, a connu à ses débuts les mêmes hésitations de genre observées avec la plupart des noms masculins joints à mi. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples : « Après la mi-temps » (La Revue des sports, 1888), « La mi-temps » (Georges de Saint-Clair, Jeux et exercices en plein air, 1889), mais « Avant le mi-temps » (La Revue des sports, 1891), « Entre les deux parties, on fait un repos, le mi-temps » (Louis Marin, La Science illustrée, 1892). Et si le féminin a fini par s'imposer dans les vestiaires (9), c'est, semble-t-il, le masculin qui tient la corde hors contexte sportif : « Au mi-temps de ce mois » (Augustin Filon, 1889), « Au mi-temps du mois d'août » (Jean-Jacques Gautier, 1945), « [Il] s'assit dans le mi-temps » (Jacques et François Gall, 1966), « Dans le mi-temps de sa vie » (Jean Cayrol, 1968), « Dans le mi-temps de son lit [celui de la comtesse de Loynes] » (Hubert Juin, 1972), « C'est le mi-temps du Carême » (Anne-Marie Le Bourg-Oulé, 1996), « Au mi-temps de cette première journée » (Michel Peyramaure, 2017), « Au mi-temps de l'entre-deux guerres » (René Gallissot, 2000), à côté de « À la mi-temps du siècle dernier » (Florence Delay, 2019). Parti pris d'archaïsme, l'intéressé étant attesté de longue date au masculin avec le sens de « temps intermédiaire d'une date à une autre » (selon Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort) : « Pierre sera fourclos, s'il ne fournist de reponse dedans mi-temps de l'assise prochaine » (Coutumes de Beauvaisis, fin du XIIIe siècle, cité par Roquefort), « Au my temps du terme » (Nicolas de Lescut, 1543), « Au my-temps de mes jours » (Jean De Cartigny, 1557), « Environ le my-temps de sa presche » (L'Histoire ecclesiastique de Nicefore, 1567), « Le mitemps de l'eclipse estoit au 24 de janvier » (Cosmographie, édition de 1581), « Au my-temps de leurs delices » (Pierre Davy, 1593), « Au mi-temps du sermon » (Adrian Damman, 1597), « Avant le mi-temps » (Jean-Aimé de Chavigny, 1603) ? Ou confusion orthographique avec le nom masculin vieilli mitan (« milieu ») : « Au mitan de la route. Dans le mitan du lit. Le mitan de la journée » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ? Je donne ma demi-langue au chat...

    De même :

    (Chemin) « Environ le michemin de Tenremonde et de Gand » (Histoire du bon chevalier messire Jacques de Lalain, vers 1470), « Depuis le my-chemin » (Coutumes de la ville de Lyevin, 1507), « Son my chemin avoit plus qu'achevé » (Clément Marot, 1543), « Presque sur le mi-chemin » (Denis Sauvage, 1555), « Le bois, qui est situé au mi chemin desdites deux villes » (Martin du Bellay, Mémoires, édition posthume de 1569), « Orléans est le mi-chemin de Tours » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Le mi-chemin » (Henri Blieck, Nouvelle Grammaire française, 1862), « L'algèbre n'est que le mi-chemin du sujet » (Alain Badiou, 1982), « Prendre le mi-chemin » (Michèle Manceaux, 1989), « Cet autre mi-chemin » (Bernard-Henri Lévy, 2010), mais « Dés la my chemin » (François de Bassompierre, 1665), « Nous sommes à la mi-chemin » (Dictionnaire de Richelet, 1680), « Nous ne sommes qu'à la mi-chemin de notre païs » (Recueil des voiages tartaresques, 1729), « Alors même il ne seroit pas encore à la mi-chemin » (Louis-François Jauffret, 1807), « La mi-chemin entre Herm et Saint-Pierre-Port » (Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1866 ; on trouve le dans certaines éditions), « Dès la mi-chemin » (Simenon, 1980), « Vers la mi-chemin » (Jean-Paul Colin, 2016).

    (Parcours) « Vers le mi-parcours » (La France chevaline, 1901), « Au mi-parcours » (Charles-Maurice de Vaux, 1909), « L'homme du mi-parcours » (Christian Charrière, 1982), « Au mi-parcours du siècle » (André Brincourt, 1997), « Déjà le mi-parcours ! » (Jean-Louis Gouraud, 2012), mais « Peu après la mi-parcours » (Le Petit Journal, 1905), « La mi-parcours » (Hanse, 1983), « Vers la mi-parcours » (Roger Béteille, 2016).

    (Siècle) « Dès le mi-XVIIIe siècle » (Histoire de la France religieuse, 1991), « Cette tranche chronologique faisant le pont entre le mi-XIXe siècle et le mi-XXe siècle » (Pierre Saint-Arnaud, 2003), mais « Jusque vers la mi-XXe siècle » (Pierre Manent, 2003), « À la mi-XXe siècle » (Dictionnaire des idées et notions en sciences de la matière, 2019). (10)

    N'est, du reste, sans doute pas étranger à la confusion ambiante le fait que la plupart desdits composés sont surtout employés sans article dans des locutions adverbiales avec la préposition à : à mi-chemin, à mi-parcours, à mi-temps, à mi-bras, à mi-corps, à mi-mollet, etc.
    Vous l'aurez compris : toutes les conditions sont réunies pour que l'usage hésite encore longtemps entre le genre du nom déterminé et celui de mi, perçu plus souvent qu'à son tour « comme étant un succédané [féminin] de la moitié » (André Thérive, Querelles de langage, 1940). Allez vous étonner, après cela, que nos chères têtes blondes et brunes ne soient guère pressées de reprendre le chemin de l'école − pas même le (?) mi-chemin...

    (1) Signalons également l'existence de variantes avec demi : « Avant demy avril jusques à demy may » (Ordonnance de Philippe le Bel, 1291), « Le jour Nostre Dame a demi houst » (Chartes de Saint-Lambert à Liège, 1332), « Depuis la Chandeleur jusques au demy may » (Ordonnance de Charles Quint, 1541), « Vers la demy-janvier » (Blaise de Monluc, avant 1577) et avec moyenne (« milieu », spécialement « échéance fixée au milieu du mois ») : « En la moyenne de may » (Jean de Châtillon, 1390), « Environ le moyenne de mai » (Froissart, avant 1400), « La moienne de mars » (Jean de Wavrin, vers 1470).

    (2) Pourquoi ces noms composés ne seraient-ils pas masculins par ellipse du mot temps ou du mot jour, par exemple ? ne manqueront pas de s'interroger les esprits mi-sérieux, mi-moqueurs. On pourrait également supposer l'ellipse du mot mois : le mi-juin pour « le my mois de juing » (Jean de Wavrin, vers 1470)... si le féminin ne se tenait pas là encore en embuscade : « La my-mois de septembre » (Jean Boutillier, avant 1395).

    (3) « Comme media nox en latin, précise Goosse, mie nuit est en ancien français un syntagme nominal féminin, parfois écrit mienuit » : La mienuit (Béroul, Le Roman de Tristan, vers 1170), Endroit [= vers] la mie nuit (Villehardouin, vers 1208), Devant la mie nuit (Amadas et Ydoine, XIIIe siècle). « Le masculin, sporadique au XVIe siècle [mais attesté au tournant du XVe siècle chez Froissart et chez Fusoris], triomphe au XVIIe siècle, soutenu par Vaugelas. Il est favorisé à la fois par la graphie minuit, qui date du [XIVe siècle] et se généralise au XVIe siècle, par le rapport avec midi [latin medius dies], figé beaucoup plus tôt, et par l'évolution sémantique [d'une indication vague correspondant au milieu de la nuit à une heure précise]. »

    (4) Et avant lui : « On dit la mi-mars, la mi-avril, etc. Mi, en cet endroit, signifie moitié, et c'est comme si on disoit la moitié de mars, la moitié d'avril » (Pierre de La Touche, L'Art de bien parler françois, 1696), « À la mi-août, c'est-à-dire à la moitié du mois d'août » (César Chesneau Dumarsais, article « construction » de L'Encyclopédie, 1754), « La mi-mai, la mi-août, la mi-carême sont dits pour la moitié de mai, la moitié d'août, la moitié du carême » (François Noël, Philologie française, 1831).

    (5) Les exemples au féminin sont rares : « A la my du mois de febvrier jusques à la my de mars » (Les Chroniques de Metz, vers 1525), « A la my d'aoust » (Isodoro Lanfredini, Nouvelle Méthode pour apprendre la langue italienne, édition de 1680).

    (6) « S'il [= mi] forme un nom composé, celui-ci est féminin : la mi-carême, la mi-août, la mi-été, la mi-temps » (Hanse, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicales, 1949), « À noter que les noms composés de mi sont féminins » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971). Avec une formulation plus restrictive : « Les composés en mi qui désignent un moment sont toujours féminins » (Girodet), « Devant un substantif désignant une tranche de temps, mi donne toujours le féminin au mot composé » (Jean-Paul Colin).

    (7) Les cas de Mi-Carême (que le Dictionnaire de l'Académie écrit avec deux majuscules) et de mi-automne sont moins intéressants, car carême (du latin quadragesima [dies], féminin) et automne (mot à initiale et finale vocaliques) ont connu les deux genres.

    (8) Allez comprendre pourquoi, il semble que les composés en demi soient, eux, toujours du même genre que le nom déterminé : un demi-aveu, un demi-cercle, un demi-dieu, un demi-échec, un demi-litre, un demi-siècle, un demi-soupir, un demi-ton, un demi-tour, mais une demi-douzaine, une demi-finale, une demi-heure, une demi-journée, une demi-lieue, une demi-pomme, une demi-portion, une demi-réussite... C'est peut-être ce qui explique que le genre des noms où mi entre en concurrence avec demi soit mieux fixé : un (de)mi-mot, un (de)mi-sommeil.

    (9) On trouve encore le masculin au milieu du XXe siècle : « Le dernier [match de football] Paris-Vienne, dont il joua un mi-temps » (Le Figaro, 1948), « Durant le mi-temps des permutations seront opérées » (L'Aurore, 1949).

    (10) Et aussi : « Le mi-bras ou moitié de la Seine » (Adolphe Joanne, 1878), mais « Depuis le poignet jusqu'à la mi-bras » (Journal de chirurgie, 1920) ; « Le buste, le mi-corps ou le corps tout entier » (Maurice Vaucaire, 1903), mais « La boue lui montait jusqu'à la mi-corps » (Albert Bonneau, 1935) ; « [Le] palier qui marquait la mi-étage » (Yves-Gérard Le Dantec, 1946), mais « Le mi-étage ne suffirait pas » (Olivier Duhamel, 2019) ; « Au mi-flanc heureux d'une colline » (Albert Thibaudet, 1923), mais « À la mi-flanc est une tour en ruine » (Marie Mauron, 1957) ; « On ne voyait guère plus haut que le mi-mollet » (Queneau, 1947), mais « Jusqu'à la mi-mollet » (Jacques Perret, 1947) ; « Résultats obtenus [...] à la mi-projet » (Jean-François Duranton, 1974), mais « Passer le cap du mi-projet » (Francesca Musiani, 2017) ; etc.

    Remarque : En français moderne, mi se joint au mot qui suit (nom, adjectif, plus rarement verbe) par un trait d'union et reste invariable : la mi-journée, des cheveux mi-longs, mi-partir (« partager en deux moitiés »). Il s'emploie parfois dans la langue littéraire comme adverbe avec le sens de « à moitié... à moitié » : « Mon père devait assister, mi par courtoisie, mi par curiosité, à un après-midi du colloque » (Malraux, 1967). 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose.


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