• Un puit sans fond

    « Ce mélange d'agressivité minable et d'envolées cicéroniennes, le tout nuancé (si l'on puit dire) de petites touches hégéliennes et sociolâtres. »
    (Amélie Nothomb, dans son roman Hygiène de l'assassin, paru en 1992.) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    J'en étais resté, pour ma part, à la graphie si l'on peut dire, mais... je puis me tromper, tant la conjugaison du verbe pouvoir présente d'irrégularités accumulées au cours des siècles : pas moins de six radicaux (peu-, peuv-, pouv-, pour-, pu-, pui-) et un impératif inusité. De quoi ouvrir la voie à tous les dérapages syntaxiques...

    Où donc la dame au chapeau noir est-elle allée pêcher ce puit-là ? « Dans une conjugaison obsolète du verbe pouvoir, qui survit à la première personne, essentiellement dans la tournure interrogative puis-je ? », répond un internaute sur un forum consacré à la langue française. Même son de cloche sur un blog(ue) de bonne réputation : « [On écrit : Je peux, tu peux, il peut] ou bien Je puis, tu puis (style soutenu), il puit (vieux, inusité aujourd'hui). » Voilà des affirmations qui méritent d'être vérifiées.

    Pouvoir (d'abord podeir, puis poeir, pooir, d'où povoir après insertion d'un v euphonique) serait issu du latin populaire potere, réfection − pour cause de conjugaison irrégulière − du latin classique posse (« être capable de ») sur le modèle en -ere d'après le parfait potui. Au présent de l'indicatif, les formes anciennes principales du singulier étaient (je) puis, (tu) puez, (il) puet (1), que d'aucuns dérivent respectivement d'un hypothétique posseo (prononcé possyo) − croisement du classique possum et du vulgaire poteo (2) −, de potes et de pote(s)t. Au XIIIe siècle, puez et puet ont abouti à peus (puis peux) et peut, avant que puis commence à être concurrencé par une forme analogique refaite sur la deuxième personne. Une forme qui − on l'imagine mal aujourd'hui − mit longtemps à faire l'unanimité parmi les grammairiens :

    « Possum, ge peu, vel peus, vel puis » (Jacques Dubois, In linguam gallicam isagoge, 1531).

    « Combien que nous puissions dire de pouvoir je peus, tu peus, il peut, nous dizons plus comunement je puy ou puys » (Louis Meigret, Le Tretté de la grammère françoèze, 1550).

    « Je peu. Aliqui dicunt je puis » (Daniel Cachedenier, Introductio ad linguam gallicam, 1600).

    « Je puis et peux » (Charles Maupas, Grammaire françoise, 1607).

    « Some say peux, but naught » (John Wodroephe, The Marrow of the french tongue, 1623).

    « Je puis et non je peux, tu peux, il peut » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « Plusieurs disent et escrivent je peux [...]. Je ne pense pas qu'il le faille condamner, mais je sçay bien que je puis est beaucoup mieux dit et plus en usage. On le conjugue ainsi : je puis, tu peux, il peut » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647) [3].

    « Dans le beau stile, [au lieu de dire] je ne peux faire telle chose, il faut dire je ne puis » (Marguerite Buffet, Observations sur la langue françoise, 1668).

    « M. Chapelain a mis ces mots à la marge [d'un texte où figurait je peux], mal et toujours condamnable. Il conclut par là qu'il faut toujours dire je puis. C'est assurément le mieux, mais je ne crois pas que je peux soit entièrement hors d'usage, surtout en poésie, où quelquefois il peut estre commode pour la rime » (Thomas Corneille, Notes sur les Remarques de Vaugelas, 1687).

    « Je puis, tu peux, il peut. Quelques-uns disent encore à la premiere personne, Je peux » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Je puis (la conversation et la poësie souffrent je peux) » (Id., 1740).

    « Je peux pour je puis a esté condamné et mesme en poësie. Ce qui fait voir qu'il est hors d'usage, c'est que le verbe pouvoir fait que je puisse au subjonctif, et le subjonctif est formé ordinairement de la premiere personne du present de l'indicatif (je lis, que je lise) ; cependant pouvoir ne fait pas que je peuve [4], comme il feroit si on n'avoit pas banni je peux de la langue » (Académie française, Observations sur les Remarques de Vaugelas, 1704).

    « Autrefois, comme on le peut voir non seulement dans nos anciens autheurs mais aussi dans quelques-uns des modernes, pouvoir faisoit à la première personne je peux [...] ; à présent je puis est le qui soit en usage » (Régnier-Desmarais, Traité de la grammaire françoise, 1705).

    « Je peux (moins en usage que je puis) » (Pierre Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire française, 1730).

    « Je puis est aujourd'hui le seul mot d'usage dans les écrits des bons auteurs françois » (Dictionnaire de Trévoux, 1752).

    « L'usage est partagé : des écrivains distingués de ce siècle disent je peux, et les autres, après tous les bons écrivains du siècle de Louis XIV, disent je puis. Quelques grammairiens soutiennent je peux contre l'avis des anciens et du plus grand nombre : ils voudroient nous obliger à dire je peux comme tu peux [et comme je veux]. Il faut dire je puis plutôt que je peux : raison d'analogie [avec je suis] et d'étymologie. Je peux est une espèce de barbarisme » (Pierre-Joseph-André Roubaud, 1785). (5)

    L'ennui, c'est que tout porte à croire que l'analogie n'a pas joué que dans un sens : puis aurait, lui aussi, déteint sur les autres formes de l'indicatif présent ! « Dès le moyen âge, constate Pierre Fouché, on trouve à la troisième personne du singulier [...] des formes puist, puit, refaites sur la première personne du singulier. On note encore au XVIe siècle, à la deuxième et à la troisième personne du singulier, des traces de cette réfection » (Le Verbe français, 1931) (6). Des traces tout aussi diversement appréciées par les spécialistes :

    « Thoughe tu puis be moste comenly used in the seconde person present indycatyve, yet I fynde in John le Mayre que peulx tu avoir raporte » (John Palsgrave, Lesclarcissement de la langue francoyse, 1530).

    « [On dit] puy ou puys en la première personne seulement ; car quant a la seconde il ne seroet pas reçu. Ao regard de la tierse puyt, elle est totalement inuzitée » (Louis Meigret, 1550).

    « Je peux et puis, tu peux et puis, il peut et puit » (Philippe Garnier, Praecepta gallici sermonis, 1607).

    « Cave tibi a grammaticastris qui puis et puit pro potes, potest [...] dici docent » (Daniel Martin, Complimens pour diverses occasions, 1632).

    « Il y en a assez qui disent puit en la troisième personne, mais il est tout à fait barbare » (Vaugelas, 1647).

    « On dira il ne vous puis [sic] servir dans cette affaire, pour dire il ne vous peut servir dans cette affaire » (Marguerite Buffet, 1668).

    « Je puis, tu peus oder tu puis, il peut » (Matthias Kramer, Essay d'une bonne grammaire françoise, 1696).

    « Je peus. On dit aussi je puis, mais non pas tu puis, il puit » (M. Gayot, Nouvelle Grammaire françoise, 1737).

    « On ne dit pas : je puis, tu puis, il puit, mais je peus, tu peus, il peut » (Pierre de Hondt, Note de l'éditeur des Vrais Jugemens sur la société des francs-maçons, 1752).

    « On dit toujours tu peux, et non pas tu puis » (Nicolas Beauzée, Encyclopédie, 1765).

    « Il ne seroit pas supportable de dire tu puis, cela ne se puit pas. Il faut absolument dire aux deux dernières personnes tu peux, il peut, cela ne se peut pas » (Jean-Baptiste Roche, Entretiens sur l'orthographie françoise, 1777).

    Alors, barbarismes ou ornements du beau style ? Difficile de se prononcer devant pareille cacophonie. Toujours est-il que, si je puis s'est maintenu dans le registre distingué (surtout dans les tournures interrogative, hypothétique et négative), les formes analogiques tu puis, il puit, elles, « ont complètement disparu depuis [la fin du XVIIe siècle] ». C'est du moins ce qu'affirme Fouché... À y regarder de près, la réalité n'est pas aussi tranchée que notre linguiste a pu le croire. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples, forgés par des auteurs de boulevard (par plaisanterie ? par imitation de la langue populaire ?) mais aussi par des plumes considérées comme plus sérieuses (par archaïsme ? par afféterie ?) : « Ça ne se puit pas » (Nicolas Brazier et Pierre Frédéric Adolphe, 1830), « Ça ne se puit » (Cormon, Grangé et Saint-Amand, 1848), « Ça ne se puit [en italique dans le texte] » (Eugène Labiche, 1853), « Ce bateau pourri qui n'en puit plus » (Paul Claudel, 1953), « On n'en puit mais... » (Marie-Dominique Porée, La Grammaire française pour les Nuls, 2011), « Tu ne puis te regarder en face sans que le miroir se brise » (Yasmina Khadra, 2017) et, surtout, « Si l'on puit dire » (Amélie Nothomb, 1992 ; Christophe Cusimano, 2014 ; Ali Benmakhlouf, 2015 ; Emmanuel Leclercq, 2021 ; etc.) (7). La confusion touchant cette dernière formule est désormais telle que l'Académie s'est récemment fendue d'un avertissement sur son site Internet :

    « L'expression si l'on peut dire commence à être remplacée, à tort, par une forme voisine si l'on puit dire, tirée sans doute de si je puis dire. Rappelons donc que, depuis plus de cinq siècles, puit est une forme incorrecte [...]. Rappelons aussi qu'en ancien français la forme canonique de la troisième personne du singulier du verbe pouvoir est il puet. Certes, à cette époque, l'orthographe était mal fixée et l'on trouvait parfois il puit [...], mais cette forme présentait l'inconvénient d'être semblable à la troisième personne du verbe puir, "puer". On lit dans un texte [médiéval] : "Car il puit plus vilaynement que un fumers pourriz tout plain de fiens" ("Car il pue plus salement qu'un fumier pourri plein de fiente"). Cette proximité a fortement contribué à la disparition de puit comme forme de la conjugaison du verbe pouvoir » (rubrique Dire, ne pas dire, 2022).

    Oserai-je l'avouer ? Je peine à comprendre pourquoi la graphie puit sévit plus particulièrement dans l'expression si l'on puit dire. Et ce n'est pas l'argument simpliste d'un télescopage entre si l'on peut dire et si je puis dire qui risque de me satisfaire : assiste-t-on, de nos jours, à une recrudescence de puit-on par imitation de la formule de demande polie puis-je (vous aider) ? L'explication doit se trouver ailleurs... Je me contenterai ici d'observer que si, en ancien français, pouvait se construire avec le subjonctif dans le cas d'une hypothèse improbable ou douteuse : « Se me puist Diex aidier » (Berte aus grans piés, vers 1273), « Se ja Dieus li puist aidier Ne s'il ne puist estre enroez » (Guillaume de Machaut, vers 1340). Or il se trouve que les troisièmes personnes respectives de l'indicatif présent et du subjonctif présent de notre verbe ont pu avoir autrefois des formes communes, au singulier : « Possit, il puit » (Jacques Dubois, 1531), « Puist, peut ou puisse » (Louis de Baker, Glossaire in L'Extrême-Orient au moyen âge, 1877), « Beaucoup de textes hésitent entre les deux formes [du subjonctif présent puist, puisse]. Quelques textes (Palatinus, Col, Saintré) ne connaissent que puist, puit » (Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux XIVe et XVe siècles, 2005). Cette hésitation de l'usage a-t-elle pu favoriser le maintien de la graphie il puit dans des emplois exprimant une réserve, un doute ? (8)
    Le premier qui répond « ça se puit » aura un gage.
     

    (1) Des variantes dialectales sont à signaler : pois (pour puis), poet et pot (pour puet), ainsi que des graphies avec l intercalaire (peulx, peult...) refaites sur vouloir.

    (2) Forme attestée par le grammairien Virgile de Toulouse, au début du VIIe siècle : « Est poteo secundae conjugationis » (Epitoma de accidentibus verbi).

    (3) Trois ans avant la publication des Remarques de Vaugelas, Pierre Corneille avait commencé à substituer je puis à je peux dans ses œuvres les plus anciennes. Comparez : « Je ne peux plus parler » (Mélite, 1633) et « Je ne puis plus parler » (Id., 1644).

    (4) On s'étonne de voir Louis-Nicolas Bescherelle donner encore, en 1842, la forme analogique que je peuve (pour que je puisse) dans son Dictionnaire usuel de tous les verbes français.

    (5) Les spécialistes ont du mal à déterminer la période à partir de laquelle la répartition entre je puis et je peux s'est inversée : « L'usage [oral ou écrit ?] commence à se conformer à l'analogie pour je peux, qui se dit plus fréquemment que je puis » (Alexandre Boniface, 1816), « Je puis est plus usité que je peux » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1842), « Si on interroge Frantext [base de données écrites], on se rend compte que peux ne l'emporte sur puis que dans la deuxième moitié du XXe siècle et que le mouvement s'est accéléré à partir des années 2000 » (Grande Grammaire historique du français, 2020).

    (6) « Quant sun desir ne puit aveir » (Le Roman de Tristan, vers 1170), « Tot qui vient ne puit ester » (Dialogus anime conquerentis, XIIe siècle), « Il ne puit aidier ne doit sez segnourz » (Cartulaire des salines de Salins, 1259), « Se tu es beaulx et riches, de legier peuz vouloir Que je le soye aussi sans riens de toy douIoir ; Se je vaulx et tu vaulx, il ne t'en doit challoir, Puisque tu ne puis moins de ma valeur valoir » (Jean de Meung, avant 1305 ; on notera la présence simultanée des deux graphies concurrentes peuz et puis), « On puit miez cheminneir Qu'en jenvier » (Jean d'Outremeuse, vers 1370), « A tort lez en puit on blasmer » (Othon III de Grandson, fin du XIVe siècle), « Qui plus scet et plus plaidoie, Et qui plus puit et plus guerroye » (Le Roman d'Eledus et Serene, fin du XIVe siècle), « A mal de cuer qui fait que on ne puit manghiir » (Médicinaire namurois, XVe siècle), « Tu puis ouyr des nymphes les doulx chans » (Jean Bouchet, 1545), « Ores tu ne puis sçavoir [...] Ton heur » (Ronsard, 1550), « Tu puis faire de moy ce qui te plaist » (Jacques Amyot, 1554), « [La boussole] par laquelle on puit aussy conduire droitement le navire » (André Thevet, vers 1588), « Je ne te demande autre récompense du bien que je t'ay faict et de celuy que tu puis desirer encore » (Les Fleurs de l'éloquence française, première moitié du XVIIe siècle, cité par Ferdinand Brunot), « Les grains se trouvent bien conditionnés [...]. On ne puit les remuer » (lettre citée par Jean Meuvret et datée de 1694), « Cela ne se puit » (Marie du Deffand, 1724), « Ce qu'on puit dire être naturel » (Gérard-François Crendal, 1734), « Tout ce que l'on puit dire d'honnête » (Les États de Franche-Comté, 1788).

    (7) Dans les exemples suivants, il ne fait aucun doute que les graphies analogiques sont employées par plaisanterie ou par moquerie : « Nous, nous pouvons. Pascal, lui, ne peut pas : il puit [...]. Toi, tu écris "je peux", lui, il écrit "je puis" » (Bordel au stade, 2006), « Alors, mamzelle, qu'est-ce que puit-on faire pour vous aujourd'hui ? » (Philippe Safavi traduisant Diana Gabaldon, 2018), « − Puis-je émettre [un souhait] ? − Tu puis, tu puis » (Jean-Marc Quillet, 2021).

    (8) Convenons à tout le moins que la tentation de il puit pour il puisse est présente en français moderne : « D'emblée un full ! Le meilleur qu'on puit avoir » (exemple relevé par Damourette et Pichon, 1932), « C'est un peu rigolo tout de même, qu'on ne puit jamais lui en vouloir » (Courteline, Les Linottes, dans une édition de 1938 ; puisse dans d'autres), « Les conditions de l'exercice de la pensée sont telles qu'elle ne puit ni ne doive tirer des leçons du passé » (Alain Billecoq, 1987).

    Remarque 1 : « En cas d'inversion, puis-je est seul possible », lit-on dans Le Bon Usage. « "Peux-je vous dire un mot ?" est une horreur, une atroce barbarie ! » renchérit Claude Duneton dans un article du Figaro littéraire (1997). Force est pourtant de constater que ces considérations d'euphonie n'ont pas toujours empêché je peux d'accéder à la forme interrogative : « Or peux-je voir tout clairement [...] » (Théodore de Bèze, 1550), « Mais aussi peux-je dire que [...] » (Blaise de Monluc, vers 1570), « Que peux-j'avoir commis et que peux-j'avoir fait ? » (Henri Piccardt, 1663), « On dit peus je ou puis je » (Gayot, 1737), « Et c'est ainsi, peux-je ajouter, que [...] » (Nicolas Beauzée, 1782), « Que peux-je faire pour vous ? » (Stendhal, avant 1842), « Peux-je me marier ?... le peux-je ? » (Duvert et Lauzanne, 1843), « Quand le pronom je doit suivre le verbe, on préfère puis à peux : on dit mieux, Puis-je vous être utile ? que Peux-je vous être utile ? » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1935). Citons également : « Qui peut-ce être ? » (Molière, cherchant à créer un effet comique ?), « En quel sens pourra-ce être un devoir ? » (Rousseau).

    Remarque 2 : On notera la première personne du subjonctif présent avec inversion : puissé-je (ou puissè-je en orthographe rectifiée), pour exprimer le souhait.

    Remarque 3 : Selon Jean-Charles Laveaux (1822), « je ne puis nie moins que je ne puis pas ou je ne puis point ». Littré est du même avis : « Je ne puis suppose des embarras, des difficultés, des inconvénients. Je ne puis pas exprime une impossibilité absolue. » De nos jours, on retranche presque toujours après puis la seconde négation, que l'on emploie ordinairement avec peux : « Je ne puis pas renchérit inutilement, et tire trop sur la préciosité [...]. Si l'on souhaite ajouter pas, il faut passer à peux : je ne peux pas », confirme Duneton. Mais on dira bien : Je n'en puis plus.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Si l'on peut dire.

     


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  • Une grammaire des plus subtile(s)

    « La nomination d'Elisabeth Borne [photo ci-contre] est des plus logiques dans ce début de quinquennat Macron saison 2. »
    (Patrick Pilcer, paru sur opinion-internationale.com, le 17 mai 2022.)  

    Photo Wikipédia sous licence GFDL

     

    FlècheCe que j'en pense


    Comment accorder l'adjectif (ou le participe passé) après des plus, des moins, des mieux ? me demande en substance un correspondant. La question n'en finit pas de diviser les spécialistes de la langue qui, renseignements pris, ne s'accordent guère (c'est le cas de le dire) que sur les points suivants :

    • L'adjectif s'accorde toujours en genre avec le nom auquel il se rapporte, et aussi en nombre quand ledit nom est au pluriel : Ces enfants sont des plus turbulents. Ces toiles sont des mieux réussies. Certains médicaments, et des plus usités, n'ont qu'une faible efficacité, ou quand des plus (des moins...) est précédé du pronom un(e) : Cette avenue est une des plus belles de Paris.
    • Il reste toutefois invariable (ce qui revient à dire qu'on le laisse au masculin singulier) − « c'est l'usage général et logique », selon Hanse, mais « ce [n'est] guère logique », selon Jauneau − s'il se rapporte à un sujet indéterminé (pronom neutre, infinitif ou proposition) : Ce n'est pas des plus facile, des mieux écrit. Cela est des moins certain. Parler avec toi est des plus agréable. Il lui était des plus pénible de l'écouter. 


    Autrement dit, l'hésitation ne porte que sur l'accord en nombre de l'adjectif qualifiant un nom au singulier : doit-on écrire une nomination des plus logiques ou des plus logique ? Trois camps s'opposent :

    • ceux qui préconisent l'accord au pluriel : « L'accord pluriel satisfait et la syntaxe et la logique » (G.-O. d'Harvé, Parlons bien, 1923), « Le singulier est pure distraction, ou imitation d'une négligence, qui a été érigée en élégance, parce qu'on l'a rencontrée chez quelque écrivain passant pour une autorité » (Léon Clédat, 1928), « Il y a longtemps que je rabâche [...] que des plus juste, sans s au bout de juste, est une faute d'orthographe évidente et [...] insensée » (Abel Hermant, 1938), « L'emploi [du singulier est] illogique » (Poul Hoybye, L'Accord en français contemporain, 1944), « L'adjectif qui suit des plus se met au pluriel quand il se rapporte à un nom » (Jacques Capelovici), « Que le nom soit au singulier ou au pluriel, l'adjectif se met normalement au pluriel » (Girodet), « L'adjectif se met presque toujours au pluriel, car on considère qu'il s'accorde avec le nom [pluriel] sous-entendu que l'on n'a pas voulu répéter » (Jean-Paul Jauneau), « Conformément à l'usage moderne, l'adjectif ou le participe passé qui se rapporte à un nom est toujours au pluriel » (Office québécois de la langue française).
    • ceux qui préconisent l'accord au singulier : « Il est logique d'écrire : un homme des plus brutal ("fort brutal"), parce qu'il n'y a là aucune comparaison, aucune idée de pluralité sous-entendue. [Cependant,] il n'y a pas lieu de se montrer intransigeant en raison des divergences que l'on constate chez les meilleurs écrivains » (Jean Boisson, Les Inexactitudes et singularités de la langue française moderne, 1930), « L'adjectif s'accorde avec le nom : C'est un panorama des plus splendide » (Grammaire essentielle du français, 2017).
    • ceux qui préconisent l'accord selon le sens : « L'orthographe de l'adjectif est douteuse dans : Cette question est des plus discutables. Compare-t-on la question à d'autres problèmes, ou veut-on exprimer que la qualité est portée à son plus haut degré ? Les deux interprétations sont possibles ; discutable peut donc ou non prendre une s » (Ferdinand Brunot, 1926), « Un accueil des plus cordiaux ou (avec la valeur de très) un accueil des plus cordial » (André Jouette, 1991), « Avec un nom au singulier, on accorde [au pluriel] comme si l'on disait parmi les plus ou on laisse l'adjectif au singulier, comme si l'on disait très » (Le Bescherelle des difficultés, 2011).


    Et l'Académie, dans tout ça ? Pas sûr que son analyse soit des plus éclairante(s)...
    Prenez les deux dernières éditions de son Dictionnaire. À l'article « plus », on peut lire :

    « Des plus, Parmi les plus. Il est des plus difficiles. Ce travail est des plus délicats » (huitième édition, 1935).

    « Des plus, suivi d'un adjectif au pluriel. Très, énormément. Ce personnage est des plus farfelus. Cette affaire est des plus banales. L'adjectif se rencontre au singulier lorsque le sujet est un pronom neutre ou un infinitif. Cela est des plus vraisemblable. Se conduire ainsi me semble des plus cavalier » (neuvième édition, 2011).

    Passons sur l'ambiguïté de l'exemple Il est des plus difficiles (s'agit-il d'une forme personnelle ou impersonnelle ?) pour nous intéresser au changement pour le moins radical de définition. Autant l'accord au pluriel paraît cohérent avec l'idée de comparaison et donc de pluralité impliquée dans l'acception « parmi les plus », autant il détonne avec la définition adverbiale « très, énormément ». Car enfin, si l'on écrit logiquement Cette affaire est parmi les plus banales, j'en étais resté pour ma part à la graphie Cette affaire est très... banale !
    Ce choix des académiciens de 2011 est d'autant plus troublant que l'accord au pluriel ici préconisé est loin d'être toujours respecté dans les autres articles de la neuvième édition. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples : « Dans un avenir des plus lointain » (à l'article « fin »), « Sa compagnie est des plus recherchée ou des plus recherchées » (à l'article « recherché ») et aussi « Avec des mieux, le participe peut ou non prendre la marque du pluriel, selon la nuance de sens. L'exemple est des mieux choisis, ou avec une valeur absolue, des mieux choisi » (à l'article « mieux ») − pourquoi cette différence de traitement entre des plus et des mieux, je vous le demande ? Il faut attendre 2016 pour que la « Commission du Dictionnaire » clarifie la position du quai Conti :

    « Quand des plus précède un adjectif, ce dernier s'accorde toujours en genre et en nombre si l'on donne à cette locution le sens de "parmi les plus" : Cette femme est des plus loyales [1]. Il se met toutefois au singulier − c'est l'usage général et la logique − s'il se rapporte à un pronom neutre : Il lui était des plus difficiles de s'abstenir. Cela est des plus immoral.
    On rencontre aussi le singulier en rapport avec un nom au singulier. Cet emploi est logique quand des plus a le sens de "très". L'adjectif peut donc rester au singulier comme le nom : La situation était des plus embarrassante. Un accueil des plus cordial. On s'accordera pour convenir qu'il serait assez saugrenu de mettre l'adjectif content au pluriel dans la phrase : Il était des plus content de sa femme.
    Si un pluriel précède des plus, on emploi bien sûr le pluriel : Ils étaient des plus sages » (Dire, ne pas dire).

    Mais il y a plus surprenant encore. Dans Querelles de langage (1929), André Thérive paraît considérer l'invariabilité en nombre comme étant la règle, et l'accord au pluriel comme étant l'exception :

    « Doit-on écrire : une œuvre des plus remarquables ou des plus remarquable (sans s) ? Les grammairiens traditionnels tiennent qu'on doit écrire des plus remarquable, attendu que dans ce tour la formule des plus est adverbiale comme serait "tout ce qu'il y a de plus" ou "on ne peut plus". En pratique, cette expression s'entend aujourd'hui au pied de la lettre, non pas comme un superlatif mais bien comme un partitif. On range cette œuvre parmi l'élite des œuvres remarquables. Aucune raison de maintenir la vieille règle » (c'est moi qui souligne).

    L'histoire nous persuade pourtant aisément du contraire. Jugez-en plutôt :

    « Cons fut de Rome des melz ki dunc i erent [Il était comte de Rome, des meilleurs qui y étaient alors] » (La Vie de saint Alexis, vers 1050), « [Un cheval] Qui n'estoit mie des plus fors C'onques vi, ne des plus vaillanz » (Jean de Boves, XIIIe siècle), « Met une ventouze des plus grans [ancien féminin pluriel de grand] aux mamelles » (Martin de Saint-Gille, vers 1365), « Une très belle jeune fille qui n'estoit pas des plus riches » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, vers 1462), « Mon oncle nest ne des plus riches ne des plus povres mais des moyens » (Guy Jouenneaux, 1492), « Le plain païs de la Lombardie, qui est des beaux et bons du monde, et des plus abondans » (Philippe de Commynes, vers 1498), « Ceste ruse est des plus sublimes » (Henri Estienne, 1566), « Homme des plus sçavants de son siècle » (François de Belleforest, vers 1570), « Une très grande ville, des plus belles qu'on sçache et des plus fameuses de toute l'Afrique » (André Thevet, 1575), « Le peuple outre cela, estant de soy mesme des plus stolides [= stupides] de France » (Théodore de Bèze, 1580), « Le traict que je receu n'eut le fer espointé ; Il fut des plus aigus qu'Amour nous tire en l'ame » (Ronsard, avant 1585), « Qualité certes très belle, et des plus belles du monde » (Brantôme, avant 1614), etc.

    On le voit, des plus − et a fortiori un des plus [2] − est à l'origine une expression partitive, qui se décompose en de(s) (celui-là même qu'on trouve dans vous serez des nôtres) + superlatif relatif les plus, souvent renforcé par un complément précisant le groupe de comparaison (du monde, de France, qui soient, qu'on sache...) ; il équivaut à « d'entre les plus, parmi les plus, au nombre des plus » et appelle logiquement un pluriel. Est-ce à dire pour autant, comme l'affirme un article paru en 1936 dans Le Français moderne, qu'« à aucune époque, jusqu'à l'aube de ce siècle, ce moyen d'expression par des plus n'avait marqué la qualité comme portée à son plus haut degré » (3) ? Voire. Car si les inévitables fautes d'impression et divergences entre éditions (4) rendent difficile la localisation des premières attestations d'accord au singulier, tout porte à croire que des plus n'a pas attendu le début du XXe siècle pour s'affranchir de sa valeur relative originelle (à la faveur de la chute du complément de renforcement) et former une locution indécomposable à valeur de superlatif absolu, une sorte d'adverbe d'intensité équivalent à « très, fort, extrêmement, tout à fait, on ne peut plus », sans influence sur le nombre de l'adjectif (lui-même traité, selon Goosse, non plus « comme faisant partie d'un syntagme prépositionnel pluriel, mais comme un attribut s'accordant avec son sujet ou comme une épithète s'accordant avec le nom qui précède des plus »). Citons, avec toutes les réserves qui s'imposent : « L'hostesse n'estoit des plus contente de telz hostes » (Antoine de Saint-Denis, 1555) [à comparer avec « Vous n'estes ny des plus contentes ny des plus joyeuses du monde » (Nicolas Herberay des Essarts, 1552)] ; « Elle estoit des plus estimée et honorée » (Pierre Saliat traduisant Hérodote, 1556) ; « Tacite, autheur bon, et grave des plus, et certes croyable » (texte attribué à La Boétie et publié en 1577) ; « L'architecture y est des mieux observée » (Mathias de Saint-Jean, 1665) ; « Cela lui est tout des plus préjudiciable » (Louis Liger, 1715) ; « La Cour fut ce jour-là des plus brillante », « La Cour étoit nombreuse et des plus brillante » (La Clef du cabinet des princes de l'Europe, 1721 et 1722) ; « L'état sanitaire [...] de Lyon est des plus satisfaisant » (Stendhal, 1832). Mais de tous les arguments en faveur de l'interprétation adverbiale de des plus, le plus décisif est assurément son emploi pour modifier, non un adjectif, mais un verbe : « La personne ne lui plaizoit pas des plus » (Jean-Chrysostome Bruslé de Montpleinchamp, 1690) ou un adverbe : « Il disoit des mieux [= des plusbien[5] » (Claude Binet, 1597), « Il luy escrivit des plus amoureusement six ordinairs de suitte » (Le Grand Miroir des reformez, 1673), « Une année entière passée des plus tristement » (Guillaume Baillet de Saint-Julien, 1748), « Je réponds des plus fermement » (Benoît de Lyon, 1764), « [L'enfant] crioit aussi fort que s'il fût né des plus heureusement » (Jean-Louis Baudelocque, 1795), « Nous l'avons saisi des plus tard » (Musset, 1836). L'examen des deux premiers exemples laisse entrevoir le processus à l'œuvre : « La personne ne lui plaizoit pas des plus », « Il disoit des mieux » sont des raccourcis − mis pour « la personne est une de celles qui ne lui plaisaient pas le plus », « il est un de ceux qui disaient [= récitaient] le mieux, il disait aussi bien que ceux qui disent le mieux » − qui, en raison de leur syntaxe, ont vu leur valeur partitive être de moins en moins comprise au profit d'un nouveau sens adverbial : elle ne lui plaisait pas beaucoup, il récitait fort bien(6)

    Alors certes, il est toujours loisible de condamner cette extension de sens comme inutile et abusive : « À quoi bon souder, bloquer en un seul mot, à sens nouveau, ces deux petits mots [des plus], simples, nets, pour en faire un adverbe composite, et surtout inutile ? S'il faut à tout prix un adverbe, n'avons-nous pas très ou fort ou tout à fait ou parfaitement ou même extrêmement ? » proteste, non sans quelque apparence de raison, Camille Dudan dans Le Français, notre langue (1943). Mais enfin, les faits sont là : l'accord au pluriel a beau prévaloir de longue date, l'usage montre des signes d'hésitation depuis au moins quatre siècles. C'est assez, nous semble-t-il, pour que l'interprétation absolue (ou intensive) − tout aussi défendable, du point de vue de la logique, que l'interprétation relative (ou partitive), selon Grevisse − ne soit pas balayée d'un revers de main au simple motif que ce n'est pas « la règle la plus suivie » (7).
    Écrire au pluriel Cet homme est des plus sympathiques, c'est s'autoriser une triple ellipse : celle du pronom un devant des, celle du nom homme déjà exprimé et que l'on n'a pas voulu répéter au pluriel après des, et celle du complément qui suit le superlatif. Cet homme est un des hommes les plus sympathiques que je connaisse (qui existent, qui soient...), autrement dit il fait partie du groupe des hommes les plus sympathiques (8).
    Écrire au singulier Cet homme est des plus sympathique, c'est reconnaître que ladite qualité est, chez lui, portée à son plus haut degré : l'homme est tout à fait sympathique, extrêmement sympathique, aussi sympathique que possible, sans idée de comparaison.
    Las ! force est de constater, avec Christiane Berthelon (L'Expression du haut degré en français contemporain, 1955), que ces subtilités peinent à s'imposer. D'abord, en raison du poids de la tradition : « Des plus suivi d'un adjectif le transpose au pluriel, par simple contact, et nous nous plions à cette règle d'accord extérieur » même quand l'interprétation intensive s'impose à l'esprit du scripteur. Le prouvent assez les (contre-)exemples suivants : « Un homme du plus grand mérite et des plus savants, qui l'est presque trop » (Sainte-Beuve, 1858), « C'était un intérieur des plus féminins, presque trop féminin » (Henry Rabusson, 1890), « Vous vous montrez des plus aimables avec moi − presque trop » (Charles de Peyret-Chappuis, 1938), où la mention presque trop établit la valeur intensive de des plus ; « Ce n'est pas des plus commodes » (Jules Romains, 1932), « Ceci, qui me paraît des plus importants, il ne le dit pas » (André Gide, 1946), « Trouver un coin paisible n'y est pas des plus faciles » (Jean Echenoz, 1999), où des plus, en rapport avec un sujet indéterminé, ne peut se résoudre en « parmi les plus » (et impliquer l'ellipse d'un nom exprimé auparavant). Ensuite, poursuit la linguiste, parce que « la différence d'accord se réduit le plus souvent à une variante orthographique que l'oreille ne perçoit pas » (9). Alors quoi ? Est-il désespérément vain, comme n'est pas loin de le penser Hanse, de vouloir établir une nuance de sens entre les deux accords ? L'adjectif prendrait-il ou ne prendrait-il pas la marque du pluriel, indifféremment ? (10) Il est pourtant des cas où la distinction graphico-sémantique a toute son utilité : que l'on songe à la fameuse phrase d'Émile Henriot « [Il] était des plus satisfait de sa femme », où le singulier laisse la morale sauve (à l'écrit, du moins), et, à l'inverse, aux tours avec complément du superlatif explicite (une femme des plus belles du monde, une recette des plus simples qui soient), qui exigent le pluriel.

    Allez vous étonner, après ça, que le commun des plus mortels s'empresse de passer son chemin et de faire sienne la suggestion de Dudan...
     

    (1) Cet exemple me paraît des plus mal choisi(s), dans la mesure où des plus peut y être interprété au sens de « parmi les plus » aussi bien qu'au sens de « très, énormément ».

    (2) Les constructions un (une, deux...) des plus et aucuns (ceux, plusieurs...) des plus, attestées dès la fin du XIe siècle, appellent logiquement le pluriel à l'adjectif : « Blancandrins fut des plus saives [= sages] paiens » (un est ici sous-entendu), « Cels de France des plus saives qui sunt », « E vint [= vingt] hostages des plus gentilz », « Des plus feluns dis [= dix] en ad apelez » (Chanson de Roland, vers 1080-1100), « Li dux de Venise a ostel un des plus bials del monde » (Geoffroi de Villehardouin, vers 1208). Mais, même dans ce cas, l'adjectif se trouve parfois au singulier par l'attraction irrationnelle de un(e) : « [Un roy] qui n'estoit pas seulement un des plus vaillant et sage prince de son siecle, mais aussi des plus noble du monde » (Renaud de Beaune, 1588), plus encore quand la variation en nombre est perceptible à l'oral : « Je vous donnerai une idée du sujet que je regarde comme l'un des plus théâtral que l'esprit humain puisse combiner » (Jacques Le Scène-Desmaisons, 1789), « [Un] ouvrage plein de finesse et d'esprit, mais en même temps un des plus immoral et des plus dangereux qui puisse [sic] tomber dans les mains d'une femme honnête » (Jean Fenouillot, 1821).

    (3) De même, René Georgin tient l'emploi adverbial de des plus pour « une tendance assez récente dans la langue » (Difficultés et finesses de notre langue, 1952).

    (4) Par exemple : « L'histoire de votre Vinceguerre est des plus pitoyables » (Mme de Sévigné, Lettres, 1676, texte établi par Charles Capmas en 1876 ; pitoyable, par Émile Gérard-Gailly en 1955). Le phénomène, du reste, n'épargne pas les textes plus récents : « Il lui était des plus pénible de recevoir leurs adieux » (Alphonse de Châteaubriant, Monsieur des Lourdines, paru en 1911 chez Grasset ; pénibles, chez La Gibecière à Mots en 2022), « Le gros public s'étonne toujours qu'un homme, sur un point, puisse être extravagant, et sur tous les autres, des plus normaux » (Montherlant, Carnets, 1932, paru chez La Table ronde en 1956 ; normal, chez Gallimard en 1957), « La situation était des plus embarrassante » (Georges Duhamel, Les Maîtres, publié en 1937 au Mercure de France ; embarrassantes, chez Flammarion en 2013 et dans mon Petit Robert 1987)...

    (5) Vaugelas jugeait « très basse [quoique fort commune] cette façon de parler, il danse des mieux, il chante des mieux, pour dire il danse fort bien, il chante parfaitement bien ». Le tour se trouve toutefois chez Corneille, Molière, Mme de Sévigné, Racine, etc.

    (6) On peut encore citer cet exemple emprunté à Adrien Baillet : « Il parloit des moins mal de son temps » (Jugemens des sçavans, 1686), où des moins à valeur partitive (« il est de ceux de son temps qui parlaient le moins mal ») peut aisément être interprété dans un sens adverbial (« il ne parlait nullement mal »), une fois débarrassé du complément de son temps.

    (7) « Certains grammairiens [...] ont préconisé une personne des plus brillante, sans s (= une personne brillante au plus haut point). Cette règle peu logique n'est plus suivie de nos jours » (Larousse en ligne).

    (8) Déjà, en 1750, on pouvait lire dans Les Principes de la langue latine de Fleuriau : « Si je dis il est des plus sages, c'est ici un superlatif [relatif], parce que c'est comme s'il y avoit un de ceux qui sont le plus sages. »

    (9) Est-il besoin de préciser que les spécialistes ne s'accordent pas davantage sur le traitement des adjectifs dont le pluriel est phonétiquement distinct du singulier ? Selon Charles Bally, « la tradition [veut que l'on dise] un conte des plus immoraux ; mais cela est particulièrement dur, et -al l'emporte le plus souvent » (Linguistique générale, 1944). « On dirait que les partisans de l'accord hésitent devant un pluriel que l'oreille perçoit », renchérit le Danois Sverker Bengtsson (La Défense organisée de la langue française, 1968). Maurice Grevisse doit avoir l'oreille moins délicate : « Puisque l'usage a nettement marqué sa préférence pour le pluriel, nous dirons et nous écrirons : "un homme des plus loyaux" ; toutefois, nous ne condamnerons pas ceux qui prétendraient dire et écrire : "un homme des plus loyal" » (Problèmes de langage, 1961). René Georgin, de son côté, conseille de tourner la phrase autrement, quand on a affaire à un adjectif en -al après des plus, car « les deux constructions surprennent également l'oreille : un accueil des plus amical, à cause du voisinage du pluriel des plus et du singulier amical, un accueil des plus amicaux parce que l'oreille est restée sur l'impression du singulier un accueil ».
    Ces hésitations, qui ne sont pas sans rappeler celles observées à propos des constructions du type J'ai un de ces mal de tête et C'est un des plus bel endroit, se retrouvent sous la plume des écrivains (même si, là encore, le pluriel l'emporte très nettement) : « Un dîner des plus cordiaux et des plus gais » (Goncourt, 1877), « Je la tiens pour un écrivain des plus moraux » (Anatole France, 1890), « L'accueil que je reçus [...] fut des plus cordiaux » (Pierre Benoit, 1947), mais « Un [ouvrage] des plus immoral et des plus dangereux » (Jean Fenouillot, 1821), « Un accueil des plus cordial » (Henri Escoffier, 1887), « Le cas est des plus normal » (Paul Féval fils, 1927), « Un acte des plus immoral » (Marcel Péguy, 1934), « Ce serait des plus normal à ton âge » (Guy des Cars, 1974), « Un Je suis perdu ! des plus théâtral » (Françoise Lalande, 2004).

    (10) Le doute est permis chez Stendhal : « L'état sanitaire [...] est des plus satisfaisant » (1832) à côté de « L'intérêt était des plus minimes » (Correspondance, 1835) et chez Georges Duhamel : « La situation était des plus embarrassante » (1937) à côté de « La question est des plus simples » (Défense des lettres, 1937).

     

    Remarque 1 : Avec meilleur, moindre, pire, l'accord au pluriel est « très fréquent » (selon Goosse), « indiscutable » (selon Dupré) : « J'en passe, et des pires » (Georges Clemenceau, 1899), « Un nouveau genre de supplice débute et non des moindres » (Jean Cocteau, 1947), « Au grand dommage de son foie qui n'avait jamais été des meilleurs » (André Maurois, 1952). Hanse ajoute que le pluriel est également de rigueur après des plus mal : « Ce couple était des plus mal assortis. »

    Remarque 2 : Dans Un peu de grammaire (1900), Léon Maréchal observe avec juste raison que les équivalents grec et latin de des plus ont connu la même évolution adverbiale. Comparez : « Rhetor in primis nobilis [un rhéteur des plus célèbres] » (Cicéron) et « In primis bene habitavit [il fut fort bien (des mieux ?) logé] » (Cornélius Népos).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La nomination d'Élisabeth Borne est des plus logiques (ou, selon la nuance de sens, des plus logique ou encore, plus simplement, très, tout à fait, on ne peut plus logique).

     


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  • « L'Ukraine était l'une des favoris de ce concours [l'Eurovision]. »
    (paru sur ipreunion.com, le 15 mai 2022.)  


     

    FlècheCe que j'en pense


    Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Je m'interroge sur les formulations mêlant "l'une" avec un nom masculin, pour désigner une femme au sein d'un groupe composé d'hommes et de femmes, du type : "l'une des descendants", "l'une des héros", "l'une d'eux" (assez fréquent), "l'une des députés", etc. Qu'en pensez-vous ? »

    J'en pense... qu'il ne viendrait à l'idée de personne de se livrer à de pareilles acrobaties grammaticales quand une de(s), suivi d'un nom féminin pluriel, désigne un représentant de la gent masculine. Dirait-on : Cabu est l'un des victimes de l'attentat contre Charlie Hebdo ? Évidemment non, puisque l'on parle d'une victime quel que soit le sexe de la personne considérée. C'est que, est-il besoin de le rappeler, un nom d'un genre donné peut désigner un être du sexe opposé − sexe biologique et genre grammatical ne coïncidant pas toujours en français. Comparez : cet homme est une célébrité, une vague connaissance, une crapule, une créature de la nuit, une énigme, une figure locale, une force de la nature, une petite frappe, une girouette, une gloire nationale, une personne adorable, une proie facile, une recrue de choix, une forte tête, une vedette... et cette femme est un amour, un ange, un assassin, un cordon bleu, un démon, un escroc, un espoir du sport français, un esprit libre, un être singulier, un génie, un laideron, un mannequin, un modèle de vertu, un monstre d'égoïsme, un moulin à paroles, un grand nom de la littérature française, un mystère, un roc, un voyou... Partant, pourquoi rechignerait-on à écrire : Telle chanteuse est l'un des favoris du concours de l'Eurovision ?

    D'abord, parce qu'il ne vous aura pas échappé que favori possède une forme féminine pour désigner une femme qui passe pour avoir le plus de chances de gagner une épreuve (sportive ou non) : favorite. Ensuite, parce que plus d'un usager de la langue considère, à tort ou à raison, que le recours au masculin générique pour faire collectivement référence aux deux genres sans attention au sexe − vous savez, la fameuse règle, héritée du latin (1), selon laquelle « le masculin l'emporte sur le féminin » − est un frein à la visibilité de ces dames dans le discours. L'ennui, c'est que le politiquement correct et le grammaticalement correct ne font pas toujours bon ménage en français. Ainsi, la graphie une des favorites suppose, selon la tradition, que l'on parle d'un concours réservé aux femmes, contrairement à un des favoris, qui vaut aussi bien pour une concurrence exclusivement masculine que pour une épreuve mixte (2). Quant à une des favoris, il s'agit d'un attelage contre nature grammaticale, où un pronom indéfini (une) renvoie abusivement à un nom d'un autre genre (les favoris). Alors quoi ? La langue de Voltaire est-elle à ce point machiste qu'il serait impossible de désigner une femme dans un groupe des deux sexes sans contrevenir aux règles de sa syntaxe ?

    « Lorsqu'il se présente une difficulté dont la solution offre quelque doute [...], il est mieux de chercher un autre tour de phrase. » Notre journaliste, quel que soit son sexe, aurait été bien inspiré de suivre ce sage conseil du grammairien Girault-Duvivier, en optant pour une formulation plus... orthodoxe : L'Ukraine était l'un des pays favoris (ou l'une des nations favorites) n'allait-il pas de soi ?

    Il est toutefois un cas où la syntaxe se montre bonne fille : quand le complément de un, une est un nom ou un pronom épicène (au sens de « qui peut être utilisé à l'un ou l'autre genre sans variation de forme »). Que l'on songe à un(e) des artistes, un(e) des athlètes, un(e) des enfants, un(e) des spécialistes, un(e) d'entre nous... Mais brisons là : vous connaissez désormais la chanson.

    (1) Les premières mentions en langue française de la prédominance du genre masculin sur le genre féminin apparaissent au XVIe siècle, mais dans des commentaires sur les règles de la grammaire latine (en l'occurrence, celle de Despautère) : « L'adjectif, relatif et verbe mis avec plusieurs substantifs de divers genres, nombres et personnes s'accorderont avec le plus noble, or entre les genres, le masculin est le plus noble de tous » (Jean Gardei Faget traduisant le Contextus universae grammatices Despauterianae de Jean Pélisson, 1557). Passé dans la grammaire française, ce principe entre un temps en concurrence avec l'accord de proximité : « Il faudroit dire [le cœur et la bouche] ouverts, selon la grammaire latine, qui en use ainsi, pour une raison qui semble être commune à toutes les langues, que le genre masculin estant le plus noble doit predominer toutes les fois que le masculin et le feminin se trouvent ensemble. [Mais] je voudrois dire ouverte, qui est beaucoup plus doux [à l'oreille], tant à cause que cet adjectif se trouve joint au mesme genre avec le substantif qui le touche, que parce qu'ordinairement on parle ainsi [...]. Neantmoins on escrira avec M. de Malherbe il le faut estre en lieu, où le temps et la peine soient bien employés [...], parce que deux substantifs [...] regissent necessairement un pluriel [au verbe qui les suit et aussi à l'adjectif], qui prend le genre masculin, comme le plus noble », note Vaugelas dans ses Remarques sur la langue françoise (1647). Il faut attendre Nicolas Beauzée, un siècle plus tard, pour que la guerre des sexes se superpose à la guerre des genres : « Si un adjectif se rapporte à plusieurs noms appellatifs de différents genres, il se met au pluriel et il s'accorde en genre avec celui des noms qui est du genre le plus noble. Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (Grammaire générale, 1767).

    (2) « Dans le système grammatical de la langue française, le féminin est une forme marquée, c'est-à-dire que son emploi détermine le plus souvent un être féminin [sauf exceptions mentionnées plus haut], alors que le masculin, lui, est indéterminé » (Marina Yaguello), « Les formes masculines du français prolongent à la fois le masculin (librum) et le neutre (templum) du latin et font donc fonction de genre "neutre", c'est-à-dire par défaut » (Jean Szlamowicz), « Si l'on dit fort bien : Maître Louise Dupont est une excellente avocate ou est un excellent avocat, on devra dire qu'elle est un des meilleurs avocats de sa génération si la comparaison porte sur les hommes comme sur les femmes » (Joseph Hanse), « Avec un nom féminin, on peut dire Marie est un des meilleurs architectes pour ne pas créer de sous-ensemble uniquement féminin » (Le Bescherelle pratique).


    Remarque : Concernant les questions d'accord, voir les billets Accord après "un(e) des... qui" et Une des deux athlètes.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'Ukraine était l'un des pays favoris (ou la chanson ukrainienne était l'une des favorites) de ce concours.

     


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  • « En 2014, le rattachement de la Crimée à la Russie conduit la Moldavie et plusieurs pays de la région, dont l'Ukraine, à signer un partenariat avec l'Union européenne. Un geste qui a provoqué la colère de la Transnistrie et l'agacement de la Russie qui n'apprécie pas de voir des pays anciennement dans le giron soviétique se rapprocher de l'Ouest.  »
    (Matthieu Lasserre, sur la-croix.com, le 26 avril 2022.)  
    « Nous apprécierions que vous preniez un petit risque [financier] pour aider l'Ukraine » (traduction par l'AFP des propos du ministre ukrainien des Finances lors de l'assemblée annuelle de la Berd, le 11 mai 2022).

    (Vladimir Poutine, photo Wikipédia sous licence GFDL par Kremlin.ru)

     

    FlècheCe que j'en pense


    « Apprécier que et apprécier suivi d'un verbe à l'infinitif sont des formes fautives », lit-on sur le site du Portail linguistique du Canada. Même ton péremptoire sur le blog(ue) du chroniqueur de langue André Racicot : « La construction apprécier que est à bannir. » Oserai-je inviter nos cousins d'outre-Atlantique à y regarder à deux fois avant de sortir la grosse artillerie ? Car enfin, quand elles seraient absentes de la plupart de nos dictionnaires, lesdites constructions n'en sont pas moins attestées, jusque sous de bonnes plumes, depuis... le XVIIe siècle :

    « [Ayant] apprecié avoir receu d'eux le serment en cas requis » (Archives de l'Isère, document daté de 1677), « J'ai lieu de croire qu'avec tout votre discernement, vous n'avez pas apprécié que je connoissois parfaitement le fort et le foible de vos affections » (Alexandre d'Hauterive, 1805, cité par Artaud de Montor), « [Un radoub] qu'il apprécie pouvoir s'élever à la somme de dix mille francs » (A. Maugeret, 1808), « Vous avez su apprécier que là où l'autorité du maître doit tout conduire, il fallait obéissance à ses ordres » (Ignace Casimir Goube, 1826), « La mémoire revient. [La patiente] apprécie qu'elle est dans un hospice et qu'on ne lui a rien volé » (Dr Claude-François Michéa, 1844), « Un rapport [de rayons] qui a été apprécié être de 3 à 1 » (François Arago, 1845), « Vouloir tirer de Descartes une physiologie vitaliste, c'est n'avoir pas apprécié que le tour de force du grand philosophe consistait à faire vivre l'homme sans la vie » (Joseph Tissot, professeur de philosophie, 1857), « Il [= l'avocat] apprécie que les droits de la défense sont sauvegardés » (Grand Larousse universel, 1866), « Le nombre de vacations [...] que le juge apprécie avoir été employées à l'opération » (Gabriel Baudry-Lacantinerie et Albert Wahl, 1895), « On apprécie que le rang est le rang, dans le monde » (Léon Frapié, 1904), « Nous apprécions qu'il y a 90 000 hommes environ de troupes allemandes » (Charles de Gaulle, 1945), « Un progrès dont l'Académie des sciences avait charge d'apprécier qu'il était bien utile à tous » (Pierre Moinot, 1983), « Il s'est trouvé un ministre [...] pour apprécier que la meilleure façon de récompenser le talent [...] n'était pas forcément, de la part de la puissance publique, de taxer la générosité privée » (Maurice Druon, 1986).

    Alors quoi, les Québécois sont-ils tombés sur la tête ? Disons plutôt que leur empressement honorable à déclarer la guerre aux anglicismes de tout poil − puisque, vous l'aurez deviné, c'est de cela qu'il est question (1) − les conduit parfois à aller un peu vite en besogne... en l'espèce, à oublier que apprécier peut se construire avec une infinitive ou une complétive à l'indicatif quand il est employé, comme dans les exemples précédents, au sens régulier de « percevoir, évaluer, estimer ». Voilà sans doute pourquoi la mise en garde de l'Office québécois de la langue française ne porte, elle, que sur les acceptions dudit verbe, pas sur sa syntaxe : « Le verbe apprécier est parfois employé pour exprimer un souhait, une intention ou encore un sentiment de gratitude ou de reconnaissance. Ces emplois sont empruntés à la forme anglaise to appreciate. » Cela n'empêche pas d'y regarder de plus près...

    Emprunté du latin appretiare, lui-même dérivé de pretium (« prix »), apprécier a pour sens premier « fixer le prix, la valeur (de quelque chose) ; l'évaluer (à tant) » et pour sens étendu « déterminer approximativement (une quantité) ; percevoir, saisir par les sens (une chose abstraite) ». Au figuré, il se prête à deux interprétations, l'une neutre au sens de « porter un jugement de valeur, se faire une opinion sur (quelque chose ou quelqu'un) », l'autre positive au sens de « porter un jugement favorable sur (quelque chose ou quelqu'un) », d'où « faire cas de » (Littré), « tenir en estime » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie), « aimer, trouver agréable (une chose) ; reconnaître la valeur, les qualités (d'une personne) » (TLFi), « éprouver personnellement les bienfaits d'une chose ou d'une personne » (Dupré) : « Aprecier ce qui vous est precieux » (L'Internelle Consolacion, 1403 selon le TLFi), « [Il] fut en ce temps moult apprecié à Romme, pour l'experience de sa science » (Simon de Phares, avant 1498). Et c'est à partir de là que les choses se compliquent.

    D'une part, l'idée de « aimer, trouver agréable » contenue dans apprécier un (bon) vin, un (bon) livre a pu favoriser la construction avec une complétive cette fois au subjonctif, sur le modèle des verbes de sentiment ou de volonté : « J'apprécierais que ton copain dise bonjour » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove), comme on dirait : J'aimerais, je trouverais bien, je jugerais favorablement que ton copain dise bonjour. Y a-t-il vraiment là matière à faire la fine bouche ? D'autre part, grande est la tentation, dans des exemples comme « Nous apprécions ses services » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ou « J'apprécie votre sollicitude, votre soutien » (Petit Robert), d'interpréter notre verbe au sens étendu et autrement controversé de « être reconnaissant de » : « Apprécier l'aide d'un ami, n'est-ce pas lui être reconnaissant, lui savoir gré ? » s'interroge de bonne foi André Racicot. Non, si l'on s'en tient strictement aux définitions qui ont cours sous nos latitudes : c'est estimer, reconnaître que cette aide a de la valeur. Il n'en demeure pas moins vrai que la frontière avec la gratitude est à ce point ténue... que les dictionnaires usuels d'outre-Manche et d'outre-Atlantique ont consenti, eux, à officialiser son franchissement. Comparez : « Juger bon, agréable ; faire cas de. Apprécier l'aide de quelqu'un » (Petit Larousse) et « To be grateful for something that somebody has done : I'd appreciate some help » (Oxford Dictionary) ; « Aimer, trouver bien. Elle a apprécié votre gentillesse » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove) et « To recognize with gratitude : I appreciate your kindness » (Merriam-Webster Dictionary(2).
    Est-ce à dire pour autant, comme le prétend l'Office québécois de la langue française, que l'on commet un anglicisme en écrivant : J'apprécie grandement [pour Je vous suis très reconnaissant de] ce que vous avez fait pour moi ? Pas sûr que les protégés de l'Oncle Sam, à l'instar des sujets de Sa Gracieuse Majesté, aient tiré les premiers sur ce coup-là. Je vous laisse en juger, à la lumière de ces exemples anciens : « J'apprécie infiniment vos attentions, Monsieur [...]. Mon cœur est très reconnoissant de toutes les choses obligeantes que vous me dites. Je souhaite trouver des occasions de vous témoigner de ma gratitude de toutes les peines que vous prenez » (Les Égaremens d'un philosophe, 1787), « Les habitans [...] de notre ville apprécient avec une profonde reconnoissance la valeur de ce bienfait » (Nouvelles Politiques nationales et étrangères, 1796), « C'est folie d'attendre [des hommes] de la reconnaissance. Je ne m'irriterai donc pas de ce que, sur cette foule de détenus libérés par moi, il s'en trouve [une] demi-douzaine au plus qui apprécient ce que j'ai fait pour eux » (Bernard-François-Anne Fonvielle, 1797). De même, on s'étonne de voir le Portail linguistique du Canada et le dictionnaire Usito tirer à boulets rouges sur l'emploi de apprécier au sens de « être sensible à », car, là encore, les faits son têtus : « Elle ne déteste pas les compliments, elle les apprécie, y est fort sensible » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Apprécier quelqu'un. Reconnaître sa valeur, surtout au plan intellectuel, professionnel, social, etc. ; être sensible à ses qualités » (TLFi).

    Qu'ils résultent de l'influence de l'anglais ou d'une évolution naturelle de notre langue, ces emplois du verbe apprécier se sont répandus comme une traînée de poudre dans l'usage courant et même littéraire :

    « C'est dans ces temps troublés qu'on apprécie d'avoir une conscience pure » (R. Champrosay, 1894), « Il apprécierait de vivre sa part de bonheur terrestre » (Émile Magne, 1901), « Quant à l'amour, j'aurais apprécié que l'auteur eût au moins manifesté le souci d'en renouveler l'expression » (Louis Léon-Martin, 1916), « Il apprécie que, de sa chambre, l'on puisse contempler les montagnes et le lac » (Jean Moura et Paul Louvet, 1931), « J'apprécierais tout particulièrement que Le Figaro pût mettre un peu de publicité autour de cet événement » (Paul Claudel, 1945), « Car on eût apprécié que les [dames les] plus altières entretinssent, du fait de l'amour, une si complète humilité » (Jean de La Varende, 1949), « Lui-même n'apprécierait pas de vivre en bleu de travail » (Pierre Rondot, 1958), « Tu ne peux pas savoir comme j'apprécie de ne pas me sentir seule » (Georges Simenon, 1971), « Quel marin n'apprécierait avoir son sac sur une unité moderne ? » (R. Hémon, 1973), « [Elle] n'apprécie pas que son amoureux travaille lorsque tout le monde dort » (Michel Tournier, 1979), « Je n'ai pas apprécié que vous nous traitiez de vieux crocodiles » (Louis Leprince-Ringuet, 1983), « Nous avons particulièrement apprécié que [...] le gouvernement canadien ait chargé l'Académie de décerner ce prix en toute liberté » (Maurice Druon, 1986), « On apprécierait beaucoup qu'ils [= les assassins] s'éteignissent sans douleur » (Jean Dutourd, 1986), « Jacques Laurent n'appréciait pas que d'autres écrivains disent du mal de Cecil Saint-Laurent » (Frédéric Vitoux, 2003), « Des captifs russes que l'Empire [...] n'appréciait pas de voir proposés aux acheteurs sur les marchés de l'Asie centrale » (Hélène Carrère d'Encausse, 2005), « De même, aurais-tu dû apprécier que Charles soit parvenu [...] à faire conclure un authentique traité international » (Alexandre Jardin, 2013), « Comme j'aurais apprécié qu'ils me confient ce secret » (Anna Gavalda, 2014), « Si on apprécie d'être placé sous l'égide ou la houlette de quelqu'un, on aime beaucoup moins être sous la férule d'un tiers » (Alain Rey, 2015), « Javier n'apprécie pas que les invités s'attardent chez lui » (Yasmina Khadra, 2016), « On apprécie qu'ils [= les lexicographes] soient à l'affût de la moindre modification [du sens des mots] » (Jean Pruvost, 2019), « Il aurait apprécié recevoir un appel » (Azouz Begag, 2021).

    Il se trouve même plus d'un spécialiste disposé à leur ouvrir les portes de la reconnaissance... grammaticale :

    « Certains verbes de sentiment [...] ne se construisent pas uniquement avec le subjonctif comme les autres verbes de sentiment, mais aussi avec l'indicatif qui en fait des verbes déclaratifs ou perceptifs [...]. Apprécier + le subjonctif : Elle appréciait qu'il s'amusât sans réticence (Christine de Rivoyre, 1957). L'indicatif réduit le sens du verbe à "estimer, juger" » (Knud Togeby, Grammaire française, avant 1974), « Pierre a beaucoup apprécié de pouvoir rentrer chez lui tous les soirs » (Hélène Huot, Constructions infinitives du français, 1981), « L'infinitif précédé de de se rencontre [...] après certains verbes admettant une complétive à l'indicatif (jurer, promettre, oublier), et surtout après de nombreux verbes admettant une complétive au subjonctif, [comme les] verbes de "mouvements de l'âme" (apprécier, redouter, regretter...) » (Pierre Le Goffic, Grammaire de la phrase française, 1994), « Il n'a pas apprécié que je lui aie répondu » (Le Bescherelle pratique, 2006), « J'ai apprécié qu'il ait été franc à mon égard ou J'ai apprécié sa franchise à mon égard » (Bénédicte Gaillard, Grevisse du collège, 2018), « Paul apprécie de jouer du piano. J'apprécie que Jean fasse de la musique » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021) (3).

    Difficile, convenons-en, de ne pas déposer les armes devant de pareilles autorités. Nos amis québécois apprécieront...

    (1) « Le verbe apprécier est d'un emploi correct au sens de "aimer, goûter, juger favorablement" [...]. Apprécier que est un anglicisme [...]. Apprécier suivi d'un infinitif est également fautif » (Camil Chouinard, 1300 pièges du français parlé et écrit au Québec et au Canada, 2001) ; « La phrase J'apprécierais que vous révisiez ma note d'examen est un anglicisme critiqué du verbe apprécier », « Apprécier + infinitif est un anglicisme qui, en français, donne à celui qui demande quelque chose un statut hiérarchique supérieur, ce qui est incohérent avec un demande polie » (Sophie Piron, professeur de linguistique à Montréal, Grammaire française, 2019) ; « Anglicisme critiqué. L'emploi de apprécier (+ infinitif) ou apprécier que (de l'anglais to appreciate) est critiqué comme synonyme non standard de aimer, désirer, souhaiter, être heureux de, être reconnaissant de, être sensible à » (Usito, dictionnaire décrivant le français en usage au Québec) ; « L'expression apprécier quelque chose ou apprécier une action signifie "en estimer la valeur, l'importance". Elle constitue un anglicisme si on lui donne le sens de "en être reconnaissant (à quelqu'un), y être sensible" » (correcteur orthographique Antidote, développé par une société québécoise).

    (2) Il est intéressant de noter que ces acceptions ont été précédées par « to be sensible of » (Webster 1913), « to be sensitive to » (Oxford 1919).

    (3) Curieusement, le linguiste Maurice Gross consigne (dans Méthodes en syntaxe, 1975) la construction apprécier que + proposition au subjonctif, mais pas apprécier (de) + infinitif. Grevisse, de son côté, ne mentionne ni l'une ni l'autre.

    Remarque 1 : Apprécier construit-il l'infinitif avec ou sans de ? Les exemples cités confirment que l'hésitation est permise, selon que l'on songe à des équivalents comme trouver agréable, être reconnaissant ou comme aimer, adorer, estimer. Le linguiste Pierre Cardinal observe toutefois, dans Le VocabulAIDE (2011), que « la préposition de est régulièrement omise devant l'infinitif en français canadien (ex. : apprécier recevoir), mais toujours [je corrige : le plus souvent] employée en français européen (ex. : apprécier de recevoir) ».

    Remarque 2 : Le pronominal s'apprécier, d'abord « être apprécié » (Le pouls s'apprécie en appuyant deux doigts à l'intérieur du poignet), « se juger, sentir sa propre valeur » (On ne s'apprécie jamais bien soi-même) et « s'estimer l'un l'autre » (Ils se supportent sans s'apprécier), a pris − sous l'influence de l'anglais ou par opposition à se déprécier ? − le sens financier de « prendre de la valeur, augmenter de valeur » : L'euro s'est apprécié par rapport au dollar. Cette dernière acception n'était guère appréciée de feu Michel Serres : « L'épouvante absolue en ce domaine [celui des anglicismes ?], à mon avis, c'est "le franc s'apprécie." Quand on sait ce que veut dire le verbe apprécier, c'est une pure aberration » (dans Tu parles !?, 2000).

    Remarque 3 : On notera que apprécier prend deux i à la première et à la deuxième personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif et du présent du subjonctif : (que) nous appréciions, (que) vous appréciiez.

     

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  • « Emmanuel Macron arrive sur le Champ de Mars sur "L'Ode à la joie". »
    (entendu sur TF1, le 24 avril 2022.)  

    (capture d'écran de TF1)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Entendu hier soir, sur TF1, lors de la réélection d'Emmanuel Macron à la présidence de la République : L'Ode à la joie, avec ode prononcé avec un o fermé de la plus belle eau. Schiller et Beethoven ont dû se retourner dans leur tombe... Car enfin, les spécialistes de la langue − aux oreilles ô combien délicates − vous le diront en chœur : le mot ode, fût-il emprunté du grec ôdê (« chant ») par l'intermédiaire du bas latin oda, rime avec code et s'écrit sans accent circonflexe.

    À la décharge des contrevenants, force est toutefois de reconnaître que la tentation du o fermé, voire carrément chapeauté, ne date pas d'hier : « Quelques ôdes sacrées » (Journal encyclopédique, 1765), « Le poëte récite une ôde » (François Lacombe, 1784), « Une de ses ôdes sacrées » (Octave Delepierre, 1870), « Se répandre en ôdes excitatrices » (Marcel Coulon, 1923), « Si l'Ôde à la joie vous tente » (Benjamin François, Les 100 chefs-d'oeuvre du classique pour les Nuls, 2018), « Cette pièce est une ôde à l'imagination » (Analyse des Fables de La Fontaine, éditions Nathan, 2020). Influence du nom propre Aude ? ou, plus probablement, du nom commun odeur, dont Littré observait que « la prononciation usuelle allonge l'o : ô-deur » ? « [Il convient de] distinguer la prononciation des mots tels que ode, omettre avec celle de odeur, omoplate, [même] si l'o initial de ces derniers ne porte pas l'accent circonflexe », nous mettait déjà en garde, en 1836, le Journal de la langue française. Mais ça, s'empresse de préciser Hanse, c'était avant : « L'usage, après avoir exigé [que le o de odeur] se prononce comme eau, admet aujourd'hui et même recommande qu'on le prononce comme dans fort. » Autrement dit, odeur est désormais au diapason de ode. Ah ! la joie !


    Remarque : Ode, « poème lyrique ou héroïque », est du genre féminin. On s'abstiendra donc d'écrire avec Anatole France : « Un poète reconnaissant le célébra dans un ode » (La Vie littéraire, 1921).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ode prononcé comme code.

     


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