• « La question du nucléaire suscite de nombreux débats. Que ce soit pour des raisons écologiques ou économiques, les arguments évoqués dans les deux camps sont les clés pour définir ou non d'un arrêt de la production nucléaire en France. »
    (Marine Cestes, sur caminteresse.fr, le 4 décembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Passons sur cette curieuse construction du verbe définir (définir d'un arrêt ?) pour nous intéresser à l'emploi fait ici du verbe évoquer : évoquer un argument. Les spécialistes de la langue non contaminée sont pourtant unanimes : c'est invoquer qui est requis dans ce cas − non pas avec le sens propre de « appeler (une puissance surnaturelle) à l'aide en priant » ni avec le sens métonymique de « implorer (une disposition d'esprit qui peut aider) », mais avec le sens figuré de « citer en sa faveur, à l'appui de ce qu'on avance ». Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples puisés aux meilleures sources (renouvelables) :

    « Invoquer des arguments » (TLFi).

    « L'argument que vous invoquez n'est guère convaincant » (Larousse en ligne).

    « Invoquer des arguments à l'appui d'une thèse » (Robert en ligne).

    « Argument invoqué ou allégué pour se disculper ou pour défendre un accusé » (Dictionnaire du moyen français).

    « Il aimait à ratiociner sur ses fautes et invoquer des arguments d'ordre moral » (Martin du Gard).

    « Il m'est interdit d'invoquer de tels arguments, même s'ils sont justes » (Mauriac).

    Rien à voir avec le paronyme évoquer, qui signifie quant à lui « faire apparaître, rendre présent à l'esprit, éveiller l'idée de (quelqu'un ou quelque chose) », que ce soit :

    - par la magie, en parlant des esprits : « Les sorciers prétendaient avoir le pouvoir d'évoquer les démons» (Girodet), « Les Romains avaient coutume d'évoquer les mânes de leurs ancêtres » (Académie),

    - par l'exercice de la mémoire : « Il évoquait longuement ces années de jeunesse» (Girodet), « Évoquer un souvenir, un ami disparu, des absents » (Hanse), « Comment ne pas évoquer ici cette grande figure ? Cette maison évoquait pour elle des instants de bonheur » (Académie).

    - ou, sans référence nécessaire au passé, par l'analogie, la suggestion ou la simple mention (1) : « La forme de cette colline évoque une carapace de tortue. La poésie symboliste cherche moins à décrire qu'à évoquer » (Girodet), « Ce nom ne m'évoque rien » (Larousse en ligne), « Il n'a fait qu'évoquer cette question, cette affaire » (Académie).

    Reconnaissons, cela dit, qu'il est des cas où l'hésitation est possible : évoquer une affaire, un texte de loi (= y faire allusion) ou, figurément, l'invoquer (= y avoir recours comme prétexte, comme justification) ; évoquer les mânes d'illustres prédécesseurs (= entrer en communication avec eux par la magie) ou, figurément, les invoquer (= les implorer afin d'obtenir l'inspiration).

    Mais voilà qu'un autre dérivé du latin vocare vient jouer les trouble-fête. Je veux parler de convoquer. N'a-t-on pas entendu récemment (mars 2022) le candidat Macron « convoquer les mânes et les lares » du général de Gaulle ? Et surpris, quelques décennies plus tôt, un personnage de roman « convoquer à son aide toute la (maigre) rigueur scientifique dont il est capable » (Erik Orsenna, L'Exposition coloniale, 1988) ? Avouez (tiens, encore un membre de la famille !) que la nuance avec le verbe invoquer, en particulier, n'est pas toujours aussi facile à saisir que ce que d'aucuns prétendent (2) : que l'on songe au tour invoquer Dieu à son aide (= l'appeler à son aide par la prière), qui figurait jusqu'en 1935 dans le Dictionnaire de l'Académie...

    Convoquer, c'est, selon la dernière édition dudit ouvrage :

    « 1. Appeler un groupe de personnes à se réunir. Convoquer les Chambres en session extraordinaire. Le pape convoqua un concile. Les membres du conseil d'administration ont été convoqués.
    2. Par extension. Inviter une personne à se présenter. Le juge l'a convoqué pour un interrogatoire. Convoquer un candidat à un examen. »

    Première surprise : point de puissances surnaturelles à l'horizon ! L'Académie évoque les esprits, les mânes, les ombres des ancêtres, elle invoque les dieux et les démons, mais elle rechigne à les convoquer. D'autres s'en chargent pour elle : « On entend l'angélus tinter, et d'un saint bruit Convoquer les esprits qui bénissent la nuit » (Lamartine, 1830), « Les anges du jugement, [...] soufflant de toutes leurs forces dans leur trompette d'airain pour convoquer les morts des quatre points de la terre » (Alexandre Dumas, 1861), « Toi-même, Supervielle qui dans le gave d'autrefois convoquais tes ancêtres trépassés » (Jean Tardieu, 1960).
    Seconde surprise : nulle mention n'est faite du caractère le plus souvent impératif de la convocation − pas même lorsque celle-ci émane de l'administration. Le Dictionnaire historique de la langue française a beau nous expliquer que convoquer « a été repris au XIXe siècle pour "inviter à venir près de soi" sans idée d'ordre ni d'autorité », plus d'un spécialiste croit préférable de maintenir une nuance de sens avec convier, inviter : « On convoque avec quelque solemnité, et [le verbe] se dit des assemblées publiques ; mais on convie, quand on fait des assemblées particulieres de parents, amis, etc. » (Furetière, 1690), « Convoquer, c'est inviter de façon assez formelle à une réunion ou à une assemblée » (Daniel Vanderveken, 1988), « Convoquer tous ses amis, [les faire venir auprès de soi] de manière familièrement autoritaire » (TLFi), « Prier quelqu'un, de manière impérative, de venir quelque part, en particulier auprès de soi : La police a convoqué les témoins » (Larousse en ligne).

    Venons-en à présent à la construction de l'intéressé. Les exemples proposés par le Dictionnaire de l'Académie montrent assez que l'on a affaire à un verbe transitif, dont le complément d'objet direct désigne soit un groupe de personnes (nom au pluriel ou nom collectif), soit une personne seule (3). Il est intéressant de noter que ce dernier usage n'était pas du goût de Féraud : « [Convoquer] se dit de plusieurs, et non pas d'un seul » (Dictionnaire critique, 1787). En 1921, l'écrivain et critique littéraire René Gillouin en faisait encore le reproche aux frères Tharaud : « "L’Éternel convoqua Moïse", écrivent-ils [dans Un Royaume de Dieu, 1920]. On convoque une assemblée, on ne convoque pas un individu » (La Semaine littéraire, volume 29). Force est pourtant de reconnaître que des contre-exemples sont attestés dès le moyen français (4) :

    « Zurburbus sur ce poinct me convocque » (Andrieu de La Vigne, 1496), « Ledit Julio de Pise fut deuement convoqué et appellé par le commandement dudit grant maistre » (Jean Le Clerc, 1502), « Ayant vouleu honorer ladite assemblée que de l'avoir faict convocquer et de venir en icelle » (Registre des délibérations de la ville de Romans, 1570), « Que personne ne soit assez hardi quand il est convoqué contre l'ennemi de mépriser le commandement de l'empereur » (Pierre Jurieu ?, 1689), « L'empereur Ferdinand III prit sous sa protection l'abbé de Saint-Maximin et en 1640 il le fit convoquer à la diète [= assemblée politique] » (Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière, 1737), « J'ai été convoqué pour l'assemblée de la noblesse d'aujourd'hui » (Mirabeau, 1789), « Tous les [individus] ayant un droit égal d'opiner, l'un ne peut pas forcer l'autre, ni le convoquer, le juger, l'exclure » (Roch-Henri Prévost de Saint-Lucien, 1789), « Signature du jeune homme convoqué » (Recueil des actes administratifs du Rhône, 1821), « Déjà son tailleur avait été convoqué » (Balzac, 1835), etc.

    L'Académie abandonna cette restriction en 1835 (5)... tout en veillant à préserver l'essentiel : la construction avec un objet de personne. Mais pour combien de temps encore ? Il n'est que de consulter la prose de ses propres enfants pour être saisi d'un doute :

    « Il convoquait chaque souvenir pour en faire la raison de son courage » (Montherlant, 1922), « Souvent, au lieu d'écarter les dangers, [le mimétisme] semble les convoquer » (René Huyghe, 1972), « Toutes les capacités de l'humain sont convoquées par la Trinité très sainte » (Robert-Ambroise-Marie Carré, 1976), « Pour en parler avec justesse, quelle convergence de compétences ne faudrait-il pas convoquer ? » (René Rémond, 2006), « [Ronsard] convoque l'histoire devenue référence, légende » (Max Gallo, 2007), « Saint Laurent sait convoquer du passé pour faire du présent, et de l'exotisme pour l'instiller dans un sublime familier » (Marc Lambron, 2011), « Si j'écris cette simple phrase : le prof de gym a sifflé l'heure de la récré, j'ai convoqué déjà trois apocopes » (Frédéric Vitoux, 2015), « Une autre bataille, qui convoque une autre vertu et autant de courage » (Jean-Christophe Rufin, 2017), « Convoquer toutes les ressources de son imagination » (Erik Orsenna, 2017), « Chacun peut désormais accéder aux œuvres en les convoquant sur écran » (Hélène Carrère d'Encausse, 2000).

    Renseignements pris, ces emplois figurés que le Dictionnaire de l'Académie feint d'ignorer ne sont pas inconnus de tous les ouvrages de référence :

    « La langue littéraire utilise aussi [le verbe convoquer], par retour au sens latin, au sens de "rassembler des choses abstraites" et, sous l'influence probable de invoquer, de "faire intervenir (un thème, une idée) dans une œuvre" (XXe siècle) » (Dictionnaire historique).

    « [L'objet est un nom abstrait] Littérature (souvent en manière de figure étymologique). Rassembler, ou évoquer ensemble » (TLFi).

    « Littéraire. Rassembler (des choses abstraites) » (Grand Robert).

    Oserai-je l'avouer ? L'argument étymologique ici... invoqué m'a d'abord laissé perplexe. Car enfin, il ne me semblait pas que le latin convocare − formé de cum (« avec ») et de vocare (« appeler, inviter à, nommer »), d'où « appeler (dans un même lieu), réunir ; faire venir à soi » − ait jamais été employé avec un nom de chose abstraite comme objet. J'avais tort : « Dum mihi senatum consili in cor convoco [Tandis que je convoque mentalement le sénat de mes idées] » (Mostellaria), « Dum ego mihi consilia in animum convoco [Tandis que je convoque mentalement mes idées] » (Miles gloriosus). Ces deux citations de Plaute illustrent à souhait le passage du sens propre au sens figuré − passage sans doute facilité, en latin, par la confusion paronymique entre concilium (« union, assemblage ; réunion, assemblée ») et consilium (« avis, conseil que l'on donne ; délibération, plan, projet ; assemblée délibérante ») : senatum, concilium convocare (convoquer le sénat [celui des anciens], une assemblée) → senatum consili convocare (convoquer le sénat des idées) → consilia convocare (convoquer les idées). (6)

    Deux mille ans plus tard, le même cheminement est à l'œuvre chez le philosophe belge Louis Gruyer :

    « La délibération est une suite de comparaisons et de jugements ou de raisonnements, dont l'objet est de prendre une détermination sur des choses qui intéressent notre bonheur, présent ou futur. C'est un conseil dont les membres sont les idées et les sentiments [...]. Nous ne songeons pas toujours à assembler ce conseil, que le repentir convoque quand il est présent » (Des Causes conditionnelles et productrices des idées, 1844).

    On peut s'étonner du temps mis par notre langue pour renouer avec cette image. Il faut croire qu'elle était trop occupée à explorer d'autres chemins de traverse :

    (par attraction paronymique de invoquer) « [Il avoit] convoqué le dyable comme herese » (Jean de Roye ?, vers 1480), « Helas mort, je te convocque gratieusement, et ne te sçaurois avoir » (Adrian Sevin traduisant la prose florentine de Boccace, 1542), « Je suis d'advis que nous les attendions et convocquions leur misericorde » (Id., 1542) ;

    (par métonymie) « Jay faict convocquer le ban et arriere ban [7] de ce pays » (André de Bourdeille, 1574), « Nostre roy [...] veut convoquer toute la sagesse [pour "tous les sages"] de ce roiaume » (Remonstrance aulx Estats de Blois, 1576), « Convoquer les élections [pour "les électeurs"] » (Gazette de Paris, 1790).

    À la réflexion, il est permis de supposer que, plus que le souvenir des écrits de Plaute, des tours comme « Il convoqua toutes les puissances [armées] à Mantoue » (abbé Jardin, 1773), « Il convoqua toutes les forces de son empire » (Charles Picault, 1810)... ont contribué à préparer les emplois figurés du verbe convoquer, qui se répandirent à partir du XIXe siècle :

    (au sens de « rassembler, réunir », avec un objet pluriel ou collectif) « Mais au même banquet comment tout convoquer ? » (Jules Lefèvre-Deumier, 1833), « Cette libéralité de vues [...] qui convoque toutes les opinions à un honorable débat » (François Marc Louis Naville, 1841), « Ce serait convoquer devant vous toutes les idées qui ont traversé l'intelligence de l'homme » (Henri Lacordaire, 1844), « Comme Baudelaire eût souri à les [= les Parnassiens] voir parfois convoquer les mots les plus lointains pour rehausser une puérilité » (Maurice Barrès, 1884), « Je convoque ici tous mes rêves » (Id., 1903 [8]), « Ce livre [...] convoque en un feu d'artifice suprême toutes les ressources et toute la force du génie classique » (Albert Thibaudet, 1936), « [Dans tel roman,] les thèmes lorrains et catholiques sont convoqués avec maîtrise » (Id., 1936), « Inutile de convoquer les vieux mythes grecs » (Frédéric Vitoux, 2003), « Convoquer des souvenirs [sur Twitter] » (Bernard Pivot, 2013), « Les porte-jarretelles en dentelle [...] ont le pouvoir de convoquer ses rêveries d'amour les plus échevelées » (Lydie Salvayre, 2014) ;

    (au sens de « appeler, faire appel à » [?], avec un objet au singulier) « Ce n'est pas que je vienne convoquer un projet de loi pour l'achèvement du Louvre » (Hippolyte François Jaubert, 1838), « Le parlement anglais vot[e] une armée mais on n'osera la lever ; ce serait convoquer la discorde de toutes les provinces » (Jules Michelet, 1841 ; on devine ici l'influence du tour convoquer une armée), « Pour convoquer l'image de la femme [aimée] » (Marc de Lassus, 1863), « Convoquer le passé à comparaître devant le présent » (Auguste Luchet, 1865), « [Dieu] a-t-il donc créé la matière ou n'a-t-il fait que la convoquer ? » (Léon Jouvin, 1891), « Hume convoque le thème du travail divisé » (Paulette Carrive, 1983), « Ce thème convoque la présence de l'au-delà » (Edmond Cros, 1987), « Convoquer un exemple ou convoquer un témoin, même geste » (Philippe-Joseph Salazar, 2002), « Mais un mot appelle une image ; une image convoque un livre » (Hélène Frappat, 2021), « Les Français [...] convoquent le mot anglais que cette chose ne porte pas en Angleterre » (Jean-Paul Enthoven, 2022), « Je respecte trop la mémoire des victimes de la Shoah pour la convoquer dans un débat afin d'emporter l'adhésion » (Michel Onfray, 2022).

    De là à convoquer tout et n'importe quoi − « Signaler les erreurs sur les copies, sans les rectifier mais en les annotant d'une lettre qui renvoie à la grille de référence [...] convoquée systématiquement pour ce type de travail » (site WebLettres) − il y a un pas que la peur du ridicule doit nous retenir de franchir.
     

    (1) L'emploi de évoquer au sens de « citer, mentionner, faire allusion à », aujourd'hui admis par le Dictionnaire de l'Académie (avec la mention « spécialement » [!]), est encore souvent considéré comme abusif, particulièrement avec un objet désignant une chose à venir (« évoquer les futures vacances, la prochaine conférence de presse »). « En tout cas, observe Jean-Pierre Colignon, c'est une hardiesse condamnée aujourd'hui encore non seulement par les puristes, mais par les défenseurs du bon usage contemporain » (Je n'aperçois qu'un P à apercevoir, 2020).

    (2) « On n'admettra pas au nombre des synonymes les mots [évoquer, invoquer,] dont la composition indique au premier coup d'œil ce qu'ils ont de semblable et de différent pour le sens » (Pierre-Benjamin Lafaye, Synonymes français, 1841), « Tous les mots tirés du latin vocare continuent d'exprimer la parole. Avouer, dire en reconnaissant sa culpabilité ; convoquer, en appelant ; invoquer, en s'adressant à une instance supérieure » (Alain Rey, dans une de ses chroniques sur France Inter, 2001).

    (3) L'objet peut aussi désigner une chose personnifiée : « [Le critique] convoque autour de lui, comme des femmes, les tragédies de Racine » (Henry Bordeaux, 1920), « Plusieurs des Vertus convoquées ne se présentèrent pas » (Jean-Denis Bredin, 1997 ; notez la majuscule), voire un animal : « [Il] convoquait ses chèvres d'un cri aigu » (Alexandre Arnoux, 1923), « Convoquer tous les animaux de l'Arche de Noé » (Dominique Bona, 2019).

    (4) Déjà en latin médiéval, convocare pouvait s'employer avec un accusatif singulier (aliquem) au sens de « mander quelqu'un ; citer quelqu'un en justice » : « Convocavit ad se aliquem de conparis suis » (Capitulare Aquisgranense, 813) ; « Si [...] iterum pro ipsa causa ad palatium fuerit convocatus et dijudicatus » (Capitulare Saxonicum, 797).

    (5) « On l'a convoqué pour l'assemblée des créanciers » (sixième édition de son Dictionnaire).

    (6) Pour autant, parler d'un « retour au sens latin » paraît exagéré, dans la mesure où cet emploi figuré n'est attesté, en l'état actuel de la documentation, que chez Plaute...

    (7) Voir cet article.

    (8) À propos de cette citation, René Gillouin écrit : « Cet emploi du mot convoquer est un tic [chez] Barrès, qui d'ailleurs use correctement [comprenez : avec un objet pluriel], quoique singulièrement [comprenez : avec un objet inanimé], de ce vocable emprunté au langage administratif ou parlementaire. » 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les arguments invoqués (ou, de manière plus neutre, avancés).

     


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  • « Pour Greta Thunberg, l'Allemagne devrait privilégier le nucléaire au charbon. »
    (Dépêche AFP parue le 11 octobre 2022.) 

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    FlècheCe que j'en pense

     
    Pas sûr que les écolos de la première heure apprécient ce soudain revirement de leur gourou suédois. Car enfin, prôner le nucléaire plutôt que le charbon pour remplacer le gaz russe, n'est-ce pas un peu tomber de Charybde en Greta ? Toujours est-il que, sur le chapitre − autrement dérisoire, je vous l'accorde − de la langue, notre journaliste aurait été bien inspiré de... préférer ici le verbe préférer au verbe privilégier, conformément à la récente mise en garde de l'Académie :

    « Les verbes privilégier et préférer sont assez proches par le sens et supposent l'un et l'autre une forme de choix, d'élection ; dans certains cas ils sont synonymes, mais il convient de rappeler qu'ils ne se construisent pas de la même façon. Préférer s'emploie généralement avec deux compléments, le second étant introduit par la préposition à, tandis que privilégier s'emploie seul. On ne dira donc pas Il faut privilégier le vélo à la voiture mais Il faut privilégier le vélo ou Il faut préférer le vélo à la voiture » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 6 octobre 2022).

    L'ennui, c'est que ledit avertissement, rédigé selon toute vraisemblance dans l'urgence climatique, pèche par ses oublis.

    D'abord, il donne à croire que privilégier ne peut se construire avec les deux éléments de la confrontation. Il n'est pourtant que de consulter le propre Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que ce privilège n'est pas réservé à préférer : « Privilégier le spirituel, par opposition au charnel » (à l'article « angélisme »), « Privilégier la forme par rapport au contenu » (à l'article « formalisme »), « Cet artiste privilégie la couleur au détriment de la ligne » (à l'article « ligne »), « Privilégier la description du monde plutôt que la psychologie du personnage » (à l'article « regard ») (1). Aussi écrira-t-on sans craindre de dégrader son bilan syntaxique : Il faut privilégier la bicyclette suédoise plutôt que la berline allemande à côté de Il faut préférer le vélo à la voiture.

    Ensuite, il concentre ses critiques sur l'emploi de la préposition à qui, sous l'influence du verbe préférer, tend en effet à se répandre après privilégier, jusque dans des ouvrages didactiques : « Charriot (à privilégier à chariot) » (Cédrick Fairon et Anne-Catherine Simon, Le Petit Bon Usage, 2019), « Les approches privilégiant la forme au sens » (Martha Makassikis, Apprendre l'orthographe française quand on est étudiant allophone, 2017). C'est oublier qu'une autre préposition monosyllabique est en passe de s'imposer devant la lourdeur des locutions par opposition à, par rapport à, au détriment de, aux dépens de, plutôt que... : je veux parler de sur, bien sûr ! Jugez-en plutôt : « Privilégier la pratique sur la théorie » (Larousse en ligne, à l'article « privilégier »), « Mode d'appréhension de la réalité privilégiant la sensation, l'émotion sur toute démarche rationnelle » (TLFi, à l'article « impression »), « Privilégier la forme sur le fond » (Jacques Attali, 2012), « Privilégier les bombes gravitaires sur les missiles guidés » (Bernard-Henri Lévy, 2015), « Privilégier l'esprit sur la lettre » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2016) et même « Paul Valéry privilégia toujours, dans ses recherches poétiques, la maîtrise de la forme sur le sens et l'inspiration » (fiche biographique publiée sur le site Internet de l'Académie). Ladite construction a beau être attestée de longue date − « Il pleut à Dieu de le rendre nouvel homme, [...] le privilegiant sur tous les hommes de son temps » (Croniques des ordres instituez par le seraphique P. S. François, 1599), « Privilégier le pauvre sur le riche » (Claude Laurent Masuyer, 1793), « Le premier des trois billets de mille francs fut payé galamment par l'agréable carrossier, à qui le vieux scélérat de Denisart conseilla de constater son prêt en se faisant privilégier sur le cabinet de lecture » (Balzac, 1845) −, elle n'en demeure pas moins suspecte aux yeux de plus d'un observateur contemporain : « Les mauvaises constructions : Privilégier ceci à cela, ou sur cela (au lieu de Privilégier ceci par rapport à cela) » (Julien Lepers, Les mauvaises manières, ça suffit !, 2014), « Un tour a l'air de se répandre : l'emploi du verbe privilégier avec une préposition qui ne lui convient pas, privilégier une chose à ou sur une autre » (forum de langue, 2002).

    Mais il faut croire que la syntaxe n'est pas seule en cause, dans cette affaire. Car autrement, pourquoi le Dictionnaire de l'Académie aurait-il attendu 1935 (!) pour ouvrir ses colonnes au verbe privilégier, alors que privilège et privilégié y avaient leurs entrées depuis 1694 ? Ce traitement de défaveur n'a pas échappé aux frères Bescherelle : « Ce verbe ne figure ni dans le dictionnaire de l'Académie, ni dans celui de Napoléon Landais. Il peut être utile, et même il est assez usité. L'adjectif privilégié le suppose nécessairement » (Le Véritable Manuel des conjugaisons, 1842). Que lui reprochaient donc les académiciens de l'époque pour l'ignorer pendant si longtemps ? Je ne saurais le dire (2). Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est que l'intéressé compte encore d'énergiques détracteurs :

    « Quel dandy tolérerait ces vocables affreux, générer, privilégier [...], dont l'emploi, s'il y avait une justice, mériterait des peines de travaux forcés à temps ? » (Angelo Rinaldi, 1980).

    « Les auteurs [Jean-Pierre Colignon et Pierre-Valentin Berthier] emploient le verbe privilégier dans le sens de préférer. Ce faisant, ne cèdent-ils pas eux-mêmes à une mode condamnable ? » (François Marchetti, lexicographe, 1980).

    « Le verbe privilégier a été refait vers 1967 à partir de privilégié et tend à remplacer favoriser dans la langue des savants » (Henri Bonnard, grammairien, 1982).

    « [M. Chevènement a gardé] une trace de jargon intello dans son langage, quelques "niveaux", quelques "socles", quelques "privilégier" » (Jean Dutourd, 1986), « Ne dites pas : favoriser, avantager. Dites : privilégier » (Id., par ironie, 1989).

    « Privilégier. Jean Dutourd déclarait qu'on abusait de ce verbe, que l'on emploie depuis 1970 au lieu de favoriser » (Jean-Marie Dubois de Montreynaud, Pour l'amour du français, 2001).

    «  Deux verbes m'agacent particulièrement ; ils sont dans toutes les phrases comme s'il n'existait plus qu'eux dans le novlangue : être confronté à et privilégier. [...] privilégier veut dire "donner des droits privés" (priva lex) et non "préférer" ou "mettre en avant" » (fait dire Catherine Choupin à l'un de ses personnages de roman, 2015).

    « Outre avantager, favoriser, choisir (la piste choisie par les policiers), dites retenir (une solution), promouvoir (une opinion), développer (une politique plutôt qu'une autre), donner la priorité, encourager [plutôt que privilégier] » (Alfred Gilder, Les 300 plus belles fautes à ne pas faire, 2018).

    « Le verbe privilégier dans le sens de préférer est un néologisme » (site barbarisme.com).

    Mais qu'a donc de si « affreux » le verbe privilégier, se demande-t-on avec la linguiste Henriette Walter, « alors que privilégié n'a jamais fait sourciller personne » (Le Français dans tous les sens, 2014) ? Et d'où vient cette idée saugrenue que le bougre aurait été « refait vers 1967 » ? L'incompréhension est d'autant plus grande que privilégier, régulièrement formé sur privilège, est attesté sans discontinuer depuis le XIIIe siècle, excusez du peu... Renseignements pris, le coupable n'est autre que le Grand Larousse de la langue française qui, en 1975, donne comme datation du premier emploi connu de notre verbe au sens de « attribuer une valeur particulière à une chose » : « 1967, La Nef [revue La Nouvelle Équipe française]. » (3)
    Vingt-cinq ans plus tard, le Dictionnaire du moyen français fait nettement mieux :

    « Privilegier quelqu'un, le favoriser. "Saint Jehan fu le plus privilegié en l'amour Jhesucrist" (Jean Golein, vers 1370).
    Privilegier quelque chose, lui accorder une attention particulière, le favoriser. "[Il] est bien raison que le service du pain et du vin soit privilegié avant toutes choses" (Olivier de La Marche, 1474). »

    Autrement dit, à côté du sens propre de « accorder (à quelqu'un ou à une collectivité) un droit qui lui est exclusif » s'est développé très tôt − fût-ce de façon sporadique avant le XIXe siècle − un sens figuré, plus facilement repérable dans les emplois étendus aux choses ne jouissant pas ordinairement d'un privilège : « C'est ce qui oblige nos poëtes à privilegier si fort la galanterie sur le theatre et à tourner tous leurs sujets sur des tendresses outrées, pour plaire davantage aux femmes » (René Rapin, 1674), « Comme si la nature avoit voulu privilegier, et faire regarder les choses excellentes, par dessus les communes » (François Guilloré, 1683), « La nature semble avoir voulu privilégier cet arbre, il a des fleurs et du fruit en même tems » (Jean-Baptiste Dupuy-Demportes, 1754), « L'usage semble privilègier la démarche que je fais » (J.-D. Ramier de la Raudière, 1756), « Ce pays, que la nature sembloit avoir privilégié, et dont alors encore on n'avoit point développé tous les avantages [...] » (chevalier de Bruny, 1774), « La nature [a] semblé privilégier cette côte pour la culture du sucre » (Lettre à M. Linguet, 1780), « Trois hôtels se sont successivement ouverts pour lui dans la même rue, qu'il semble privilégier » (Édouard Eliçagaray et Auguste Amic, 1829), « Pourquoi privilégier ces 34 caractères [graphiques] aux dépens des autres ? » (Pierre-Alexandre Lemare, 1835), « L'intellectuel considérant tous les élémens sociaux comme de purs faits, il ne peut en privilégier aucun » (Jean-Alfred Agnès, 1836), « Ils ne comprimeront aucune branche des connaissances humaines pour en privilégier quelques autres » (Pierre Odier, 1840), « Un caractère heureux et une éducation brillante privilégient votre famille » (Jean-Alexis-François Artaud de Montor, 1841), « Puis, le jour venu d'en privilégier un seul, nous marcherons sans effort et avec une rapidité souveraine vers ce but » (George Sand, 1853), « Je t'ai traité jusqu'ici comme ton frère et ta sœur, avec le soin de ne privilégier personne » (Jules Renard, 1894). Quant à l'idée de préférence, elle figure explicitement dans plusieurs définitions d'ouvrages de... référence : « Privilège signifie aussi quelquefois la préférence que l'on accorde à un créanciers sur les autres » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765), « Privilégier, accorder (à un créancier) le droit d'être préféré aux autres » (TLFi), « Privilégier un créancier, lui accorder une préférence sur les autres créanciers » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Privilégier un ami, un parent, le préférer, lui accorder un privilège » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire usuel de tous les verbes français, 1842).

    On le voit : le seul véritable tort du verbe privilégier est d'être devenu, bien malgré lui, un terme à la mode, d'abord dans le « jargon intello » dénoncé par Jean Dutourd, puis dans la langue courante, « par le biais des médias [toujours friands de] vocabulaire abstrait à coloration philosophico-psychanalytique » (selon Henriette Walter). Ce n'est pas une raison pour jeter le bébé avec l'eau polluée du bain...
     

    (1) On pourrait encore citer : « Dans l'ordre de la grace, [le Seigneur] avoit assez privilegié le pauvre au-dessus du riche » (Louis Bourdaloue, avant 1704), « Privilégier les uns au préjudice des autres » (De la concurrence des étrangers dans la navigation, 1768), « [Kant] privilégiait en un sens le fidéisme aux dépens du rationalisme » (Jean Lacroix, 1949), « En privilégiant la parole contre l'écriture » (Encyclopædia Universalis).

    (2) Une piste nous est toutefois donnée par le lexicographe Pierre-Claude-Victor Boiste : « Les mots [forgés par le néologisme tels que] privilégier... ne doivent pas être employés » (Avertissement du Dictionnaire universel, 1803).

    (3) Voici la citation à laquelle il est fait référence : « Bien que la création même de la psychanalyse ait exigé de privilégier longtemps la recherche [...] » (Jacques Mynard, dans La Nef, 1967).


    Remarque 1 : Est également attestée la construction privilégier quelqu'un de quelque chose : « Il furent chartré et privilegiiet de certaines ordenances, franchises et privileges » (Trésor des chartes du comté de Rethel, 1372), « Nature a bien voulu honorer et privilegier l'homme, inferieur en force corporelle aux bestes, de cecy [...] » (Ambroise Paré, avant 1590).

    Remarque 2 : On notera les formes de l'indicatif imparfait et du subjonctif présent : (que) nous privilégiions, et celles du futur et du conditionnel : il privilégiera(it).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'Allemagne devrait privilégier le nucléaire par rapport au charbon.

     


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  • Déchiffre et des lettres

    « Bicentenaire du déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion. »
    (Kevin Lognoné, sur breizh-info.com, le 22 septembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Champollion (dit le Jeune) doit se retourner dans son sarcophage. Car enfin, je ne sache pas que le fameux égyptologue ait jamais employé un autre terme que celui de déchiffrement dans son domaine : « Cette écriture se présentera à nous sous un aspect entièrement neuf, et nous aurions fait un pas immense vers son déchiffrement » (Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, 1824), « Les deux savants allemands ont [dû] travailler au déchiffrement des écritures égyptiennes » (Lettre à M. le duc de Blacas d'Aulps, 1826).

    Il n'y a là, au demeurant, rien que de très conforme à l'usage de l'époque. Déchiffrement, attesté depuis le XVIe siècle, a en effet été longtemps le seul terme reconnu pour désigner l'action de déchiffrer (ainsi que le résultat de cette action), dans toutes les acceptions du verbe :

    (comprendre, expliquer quelque chose d'obscur, de mystérieux ou de secret) « Entendre le deschiffrement de ses volontez » (Pierre Matthieu, 1610), « Le blasme des prestres et dechiffrement de leur vie » (Agrippa d'Aubigné, 1616).

    (traduire en clair un texte chiffré [1]) « [Il] luy avoit envoyé le deschiffrement d'une lettre » (François de Boyvin du Villars, 1553), « Il vous portoit une depesche de moy fort importante, avec le dechiffrement et l'alphabet des lettres interceptees » (Henri IV, 1593), « Les deux principales clefs du déchiffrement » (Le Journal des savants, 1668), « Il faut avoir un certain genie pour le dechiffrement des lettres » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

    (parvenir à lire une écriture peu claire, ancienne ou inconnue) « La bibliographie est la connoissance et le dechiffrement des anciens manuscrits » (Jacob Spon, 1679), « [Le] déchiffrement de la microscopique écriture de mon frère » (Edmond de Goncourt, 1888), « Le déchiffrement des inscriptions cunéiformes » (Littré, 1863).

    (plus tardivement lire une partition qu'on voit pour la première fois [2]) « Rien n'arrêtera plus [l'élève] dans le déchiffrement des airs qui suivent » (Pierre Ypres de Séprés, 1829), « Il fut un temps où l'on rencontra des maîtres assez fous pour faire subir comme épreuve scientifique, à un confrère qui leur était présenté, le déchiffrement d'un canon obscur et quelquefois même absolument indéchiffrable » (Alexandre-Étienne Choron, avant 1834), « Le déchiffrement d'une partition ne pourra faire naître que des sensations passagères » (Maria Deraismes, 1862), « Le déchiffrement d'une sonate » (Littré, 1863).

    Et pourtant... Lorsque Champollion s'apprête à annoncer sa découverte, en 1822, la graphie déchiffrage se tient déjà en embuscade, comme le confirment ces attestations isolées : « Comme seroit le déchifrage De l'escriture hors d'usage » (De Laboussière, 1649), « Ces recherches et le déchiffrage [d'une correspondance secrète] avoient mis toutes les pieces aux mains de plusieurs personnes » (Jean Victor Marie Moreau, 1804), « Déchiffrage ou classement des toisons suivant le degré de finesse [de la laine] » (Annales de l'agriculture françoise, 1820 ; il s'agit là d'un emploi technique). Tout s'accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle, quand déchiffrage, fondant sur la proie déchiffrement à la manière d'une plaie d'Égypte, vient la concurrencer (bien inutilement, siffleront les mauvaises langues) dans tous ses emplois : « Il y avait deux mois que le scribe travaillait au déchiffrage de ce manuscrit » (baron de Pirch, 1846), « Assister chez Érard à un déchiffrage de morceaux de piano » (Liszt, lettre non datée mais antérieure à 1849), « La question de déchiffrage en public, [cette épreuve de] lecture à première vue » (Le Ménestrel, journal de musique, 1860), « Absorbé que j'étais dans le déchiffrage de ces hiéroglyphes [il s'agit d'une lettre dont l'écriture est peu lisible] » (Émile Greyson, 1865), « Pour le chiffrage et pour le déchiffrage [des dépêches] » (Dictionnaire pour la correspondance télégraphique secrète, 1867), « Le déchiffrage de la signature de l'armurier [à propos de sabres japonais] » (Edmond de Goncourt, 1881), « Déchiffrage d'âmes » (Joséphin Péladan, 1891), etc. Les dictionnaires usuels et normatifs attendront le siècle suivant pour ouvrir leurs colonnes au dernier venu, mais − allez savoir pourquoi − dans sa seule acception musicale : « Action de lire de la musique à première vue » (Larousse universel, 1922), « Action de déchiffrer une partition musicale. Le déchiffrage d'une sonate de Mozart » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1991). Et c'est là que les ennuis commencent...

    Si le Dictionnaire de l'Académie rattache logiquement déchiffrage à chiffrage pris dans son sens musical de « procédé qui consiste à chiffrer les accords, plus spécialement ceux de la basse », on peine à comprendre pourquoi, en matière de correspondance secrète, il exige déchiffrement mais laisse le choix entre chiffrage et chiffrement : « Chiffrage. Action de chiffrer un texte pour en assurer le secret ; résultat de cette action. Le chiffrage d'une dépêche, d'un ordre de combat. (On dit aussi Chiffrement.) » (neuvième édition dudit ouvrage) (3). On ne comprend pas davantage pourquoi, dans le cas de déchiffrer, le dérivé en -age serait d'un usage plus limité que le dérivé en -ment, alors que c'est l'inverse qui est constaté dans le cas de chiffrer. Ce que l'on perçoit aisément, en revanche, c'est le malaise pharaonique des scribes du quai Conti devant l'arbitraire de leurs propres prescriptions. Ne lit-on pas à l'article « paléographie » : « Science du déchiffrage et de l'interprétation des écritures anciennes trouvées sur les manuscrits, les chartes, les diplômes et les sceaux » ? (4)

    Le Dictionnaire de l'Académie n'est, du reste, pas le seul papyrus de référence à être pris en flagrant délit d'inconséquence. Méritent aussi de se faire épingler :

    • le TLFI. Comparez : « Dans ces emplois [au sens de "action de traduire en clair un texte chiffré"], on ne rencontre que la forme déchiffrement » (à l'article « déchiffrage, déchiffrement ») et « Caractère qui ne signifie rien et qu'on emploie dans les correspondances chiffrées pour en compliquer le déchiffrage » (5) (à l'article « nul »).
    • le Larousse encyclopédique. Comparez : « [Il] se passionna très tôt pour le déchiffrement des hiéroglyphes » (à l'article « Champollion ») et « Les hiéroglyphes, dont Champollion amorça le déchiffrage en 1822 » (à l'article « hiéroglyphe »).

    Et que penser encore de ces analyses, contradictoires, qui ne font qu'ajouter à la confusion ambiante ?

    « Déchiffrer. Il désigne l'opération inverse de celle de chiffrer, c'est-à-dire la transcription en lettres de messages exprimés en chiffres. On dit déchiffrage et non déchiffrement » (Julien Le Clère, Glossaire des termes de marine, 1960).

    « Chiffrage et chiffrement [...] ont pris surtout l'acception cryptographique, c'est-à-dire qu'ils signifient l'opération d'écrire un texte non pas en lettres normales, mais en chiffres... ou même en caractères conventionnels, pour lui assurer le secret [...]. Déchiffrage et déchiffrement, que Larousse donne comme absolument interchangeables [6], ne s'appliquent qu'à la lecture de textes ésotériques » (André Thérive, Procès de langage, 1962).

    « Déchiffrage est réservé à la musique [...]. On dit déchiffrement quand il s'agit d'un manuscrit, d'un télégramme chiffré, etc. » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971).

    Les faits, comme les chiffres, sont pourtant têtus : la répartition annoncée des valeurs de déchiffrer entre déchiffrage (d'une partition musicale) et déchiffrement (dans tous les autres cas) est loin d'être aussi nette que ce que Thomas ou l'Académie veulent nous faire croire.
    D'un côté, déchiffrage est abondamment attesté hors de la scène musicale : « Peut-être l'avais-je lu étourdiment, dans le lapsus d'un déchiffrage trop rapide » (Proust, 1918), « Comme pour le déchiffrage d'un langage secret » (Simenon, 1955), « Le déchiffrage qu'a su faire un de Gaulle de l'Histoire » (Mauriac, 1964), « Il est bon d'expliquer rapidement ce qui rendit si difficile le déchiffrage et la compréhension de la langue d'Eléa » (Barjavel, 1968), « Une opération de déchiffrage littéraire » (Michel Déon, 1987), « Une charte est un document complexe, et le mot fait penser à un déchiffrage difficile » (Alain Rey, 2006), « Je vais pouvoir retourner à mes carnets noirs, à leur déchiffrage » (Gabriel Matzneff, 2010), « Le déchiffrage des églogues » (Marc Lambron, 2011), « La lecture croisée de tous les livres d'Albert Camus, le déchiffrage de ses correspondances » (Michel Onfray, 2012), « Je mettais à l'étude du déchiffrage de textes la même fougue qu'à celle des degrés entre amitié et amour » (Chantal Thomas, 2015), « Le déchiffrage de grimoires sous une pâle lampe électrique » (Jean-Marie Rouart, 2021) − je me dois d'ajouter, à la décharge de notre journaliste, ces exemples ayant directement trait à notre affaire : « Le déchiffrage de la pierre de Rosette par Champollion » (Danièle Sallenave, 2009), « Le père Kircher, qui avait raté de peu le déchiffrage des hiéroglyphes égyptiens » (Alain Rey, 2014), « Un déchiffrage digne de Champollion » (Alain Veinstein, 2015), « Des dizaines d'apprentis Champollion décryptent ses brouillons [= ceux de Proust] avec un zèle inemployé depuis le déchiffrage de la pierre de Rosette » (Jean-Paul Enthoven, 2016), « L'étude des hiéroglyphes égyptiens au XVIIIe siècle et surtout leur déchiffrage par Champollion » (Dictionnaire historique de la langue française, 2010).
    De l'autre, l'emploi de déchiffrement en contexte musical n'est pas si rare, que ce soit avec le sens de « action de lire et/ou de jouer une partition vue pour la première fois » : « Le travail forcené du déchiffrement musical » (Pierre Schaeffer, théoricien de la musique, 1952), « Un essai rationnel de déchiffrement d'un morceau de musique » (Vladimir Volkoff, 1963), « Le déchiffrement de la partition » (Jean-Claude Margolin, 1965), « Les difficultés qu'impose le déchiffrement de la partition » (Bernard Brugière, 1979), « La partition musicale, qui demande déchiffrement, choix d'un tempo… » (Jean Greisch, 1987), « Son déchiffrement de la partition de telle ou telle fugue [de Bach] » (Jean-Pierre Arnaud, hautboïste, 1990), « Le déchiffrement de partitions » (Pierre Bergounioux, 1995), « Le déchiffrement d'une œuvre requiert des connaissances techniques précises » (Jean Gribenski, musicologue, 1997), « Le déchiffrement de la section suivante, une fugue régulière d'une trentaine de mesures » (Alexandre Dratwicki, musicologue, 2009), « [Le domaine] du déchiffrement musical » (Dictionnaire historique de la langue française, 2010), « Le déchiffrement de la partition par Matthaüs » (François Emmanuel, 2019), « La réflexion nécessaire au déchiffrement de la partition » (Vincent Manresa, 2020) ou avec celui, plus attendu, de « mise en notation moderne des anciens manuscrits de musique » : « Se livrer au déchiffrement des manuscrits de musique du moyen âge » (François-Louis Perne, 1830), « Découvrir les règles du déchiffrement des neumes, ces vrais hiéroglyphes de la musique du moyen âge » (Théodore Nisard, 1857), « Ces systèmes portaient le nom de tablatures de luth et chaque pays avait les siennes, de telle sorte que le déchiffrement exige, à l'heure actuelle, une véritable spécialisation » (René Dumesnil, 1934).

    Alors quoi ? Déchiffrement et déchiffrage sont-ils condamnés à être perçus comme momie blanche et blanche momie ? Des observateurs de renom, persuadés d'avoir plus de nez que Cléopâtre, ont cru pouvoir justifier la différence de suffixe en revenant à l'idée première de chiffre, de code. Las ! leurs arguments soulèvent plus de questions qu'ils n'apportent de réponses.
    Ainsi de Dupré, qui écrit dans son Encyclopédie du bon français (1972) : « Pour Littré, on dit le déchiffrement d'une sonate comme le déchiffrement d'une dépêche. Il n'y a pas cependant dans le premier cas l'idée d'un code, connu des seuls initiés ; le déchiffrement d'une écriture dans une langue et des caractères inconnus suppose un effort intellectuel différent de celui d'une lecture musicale à première vue. » Larousse et Robert s'accordent pourtant, de nos jours, pour parler (fût-ce par analogie) de déchiffrement à propos d'un simple texte dont la graphie est peu claire...
    Ainsi également d'André Thérive, qui fait observer que « déchiffrement s'opèr[e] sur un texte dont on sait le chiffre », contrairement à décryptement ou décryptage qui « s'opère[nt] pour découvrir le chiffre ». Le Dictionnaire de l'Académie n'est pas loin de lui emboîter le pas : « Décrypter. Dérivé savant du grec kruptos, "caché". Traduire, mettre en clair un texte chiffré dont on ne possède pas la clef ou le code. Décrypter un message. Par analogie. Déchiffrer une écriture inconnue ; trouver le sens d'un texte obscur ou difficilement lisible », « Décryptage ou décryptement. Action de décrypter ; résultat de cette action » (neuvième édition)... mais se refuse pourtant à trouver décrypter, décryptement plus congruents à la découverte de Champollion que déchiffrer, déchiffrement.

    En vérité, je vous le dis : cette affaire, qui n'embaume décidément pas, se révèle une énigme plus obscure que ne le furent jamais celles du Sphinx (de Thèbes, pas de Gizeh).
     

    (1) Rappelons que chiffrer, dans cet emploi, reprend le sens « caché » du mot chiffre : « Manière secrète d'écrire au moyen de caractères, de signes conventionnels. Écrire en chiffres, à l'aide d'un code. La clef du chiffre, le code qui sert à chiffrer et à déchiffrer les dépêches secrètes » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (2) L'Encyclopédie catholique (1846) nous explique l'origine de cette acception musicale : « Dans la plupart des partitions, et même des pièces d'orgue et de clavecin, pour figurer les intervalles des accords, on plaçait simplement des chiffres au-dessus de la basse fondamentale [de là l'expression basse chiffrée]. Il fallait donc alors calculer les rapports chiffrés : on déchiffrait. Et pourtant, à l'époque où ces signes étaient employés, on ne se servait pas de cette expression. Du moins, elle n'est pas dans les dictionnaires spéciaux de cette époque. »

    (3) Chiffrement est attesté dès le XVIe siècle avec l'idée d'écriture secrète : « C'estoit un chiffrement à double sens, tout formé de monosyllabes, selon la table que vous voiez » (Blaise de Vigenère, 1586), « [Il est] bien difficile d'user de chiffrement sans plusieurs erreurs » (Sully, 1603). Chiffrage est d'usage plus récent et plus étendu : « Le chiffrage de ces accords [de musique] » (Alexandre-Étienne Choron, 1808), « J'ai employé le chiffrage du texte hébreu » (Psaumes et cantiques, 1809), « La difficulté consistait dans le chiffrage [= évaluation financière] de la loi [sur les retraites, déjà !] » (Léon Say, cité par Littré, 1876).

    (4) À comparer avec : « Science qui traite des écritures anciennes, de leurs origines et de leurs modifications au cours des temps et plus particulièrement de leur déchiffrement » (TLFi).

    (5) À comparer avec : « Lettre, mot, phrase ou partie de phrase dépourvus de signification et qu'on emploie dans les correspondances chiffrées pour en rendre le décryptage plus difficile » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (6) Force est de constater que la maison Larousse n'a cessé de changer d'avis sur le sujet : « Déchiffrage. Action de lire de la musique à première vue. Déchiffrement. Action de déchiffrer : déchiffrement d'un manuscrit » (Larousse universel, 1922), « Déchiffrage ou déchiffrement. Action de déchiffrer un morceau de musique, un texte » (Nouveau Larousse classique, 1957), « Déchiffrage. Action de déchiffrer de la musique. Déchiffrement. Action de déchiffrer un texte, un télégramme [comprenez : un texte écrit en clair ou en code] » (Petit Larousse, 1964), « Déchiffrage. Action de déchiffrer de la musique ; déchiffrage est également employé dans le vocabulaire technique de la pédagogie : le déchiffrage d'un texte (dans l'apprentissage de la lecture). Déchiffrement. Action de lire un texte écrit peu lisiblement, un texte codé, une langue inconnue » (Larousse en ligne).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Bicentenaire du déchiffrement (selon Champollion lui-même) des hiéroglyphes.

     


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  • « Ce duel [entre deux équipes de football] a tourné à la faveur de Wasquehal. »
    (paru sur lavoixdunord.fr, le 17 septembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Quelque chose ne tourne pas rond dans ce duel sportif... et je ne parle pas du ballon. Vous, je ne sais pas, mais moi, j'en étais resté à l'expression tourner à l'avantage de quelqu'un pour dire qu'une situation (une compétition, un conflit, une discussion...) prend une tournure qui procure un avantage, une supériorité à l'un des protagonistes sur la concurrence.

    « Et bientôt le combat tourne à son avantage » (Racine, cité par Littré).
    « La guerre, qui sera de cent ans, n'a cessé de tourner à l'avantage des Anglais » (Jean d'Ormesson).
    « La situation a tourné à son avantage » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Tout porte à croire, vous l'aurez deviné, que c'est sous l'influence décisive de en faveur de que notre journaliste s'est emmêlé les crampons entre à la faveur de et à l'avantage de, trois tours dont le Dictionnaire de l'Académie nous rappelle utilement les définitions :

    « À la faveur de, grâce à, par le moyen de ; à l'occasion de. Il s'est sauvé à la faveur de la nuit, à la faveur d'un déguisement. »

    « En faveur de. À l'avantage, au profit de. Le roi abdiqua en faveur de son frère. Il a fait son testament en faveur d'un ami. Le jugement est en votre faveur. Je lui parlerai en votre faveur. Ce mécène s'est dépensé en faveur des arts. »

    « À l'avantage de, de façon à donner le dessus, une supériorité à. La discussion s'est terminée à l'avantage de nos thèses. »

    Puisse l'intéressé mettre à profit cette saine lecture pour regagner au plus vite la faveur des arbitres de la langue !

    Mais voilà qu'un vieux réflexe masochiste (on ne se refait pas) me pousse à élargir mes recherches à d'autres ouvrages de référence. Mal m'en a pris : l'affaire, tout compte fait, se révèle moins simple que je l'avais supposé.

    D'abord, parce que la langue n'a pas toujours nettement distingué les deux premières locutions. Il n'est que de consulter les textes anciens pour relever, ici, une attestation de à la faveur de au sens de « au profit de, à l'intention de » : « [Il] se voit ainsin villener et menassier a la faveur et pour l'amour de damp Abbés » (Antoine de La Sale, 1456), « Il se esmerveilloit de ce que le roy faisoit telle requeste à la faveur d'un homme qui l'a si mal traicté » (Lazare de Baïf, 1532), « Chantez, mes vers, un petit chant joyeux A la faveur de ces nouveaux espoux » (Charles Fontaine, 1555), « Le Prince doit soustenir ce qui est faux en la religion, pourveu que cela tourne à la faveur d'icelle » (Discours sur les moyens de bien gouverner, édition de 1609 ; l'édition originale de 1576 comporte « en la faveur d'icelle ») ; là, un emploi de en (la) faveur de au sens de « grâce à » (selon Huguet) : « Et pour ceste cause, en faveur d'elle il sortit du palais imperial quand il alla prendre possession de son consulat » (Jacques Amyot, 1559), « Fusmes delivrez bien tost apres de leurs mains, en la faveur d'un capitaine neapolitain » (André Thevet, 1575)... et même, pour corser le tout, au sens de « par le moyen de, en profitant de » (selon Lacurne de Sainte-Palaye) : « Et s'ils failloient ils se pouvoient sauver, en faveur de ce bois que je vous ay dit » (Robert III de La Marck, avant 1536) − à comparer avec « S'estant jetté hors du couvert d'un moulin à vent, a la faveur duquel il s'estoit approché » (Montaigne, 1580). Mais ça, c'était avant, me direz-vous avec juste raison. Depuis lors, à la faveur de a pris le sens moderne que l'on sait, et l'on fera bien de ne plus l'en détourner.

    Ensuite, parce qu'une certaine confusion entoure l'analyse de l'expression tourner à l'avantage de. Tournons-nous par exemple vers ces définitions de dictionnaires usuels : « À l'avantage de quelqu'un, de nature à le servir, ou de façon à lui donner la supériorité : La situation peut tourner à notre avantage » (Larousse en ligne), « À l'avantage de quelqu'un, de manière à lui donner une supériorité. La situation a tourné à son avantage » (Robert en ligne). Elles laissent entendre que le verbe tourner (pris au sens de « évoluer, changer » ?) est ici modifié par la locution prépositive à l'avantage de, celle-là même que l'on trouve dans : « Cette guerre finit à l'avantage de Lacédémone » (Bossuet), « S'il s'y trouve quelque différence, il est aisé de voir combien elle est à l'avantage de la question présente » (Pascal), « La fortune tourne tout à l'avantage de ceux qu'elle favorise » (La Rochefoucauld ; notez la présence du complément d'objet direct tout).
    Rien à voir avec l'analyse proposée par Féraud : « On dit adverbialement à l'avantage de, comme on dit, à l'honneur, à la gloire, à la satisfaction de, etc. Cette manière de négocier prospéroit au grand avantage des deux nations. Mais dans tourner à l'avantage, celui-ci n'est pas adverbe. Ces querelles littéraires [...] tournent à l'avantage des sciences » (Dictionnaire critique, 1787). Autrement dit, pour qui sait lire entre les lignes, on aurait plutôt affaire à la construction indirecte tourner à + article défini + substantif, au sens de « évoluer vers » (selon Hanse), « se transformer pour aboutir à (tel résultat) » (selon le Grand Robert), « avoir une certaine issue » (selon Littré) : tourner à l'avantage (avec avantage pris au sens de « ce qui fait qu'on l'emporte sur quelqu'un, qu'on est au-dessus de lui ») à l'instar de tourner au tragique, à la catastrophe, à l'orage, au vinaigre, etc.
    L'ennui, c'est que certains équipiers se montrent incapables de choisir leur camp. Ainsi du Grand Robert qui, à l'article « avantage », range notre expression sous les couleurs de la locution : « À l'avantage de (quelqu'un, quelque chose). La contestation s'est terminée, a tourné à son avantage », mais plaide en faveur de la construction indirecte à l'article « tourner » : « Tourner à..., en... Chose qui tourne à l'avantage, au profit, au désavantage de quelqu'un. »
    D'aucuns me rétorqueront que cela revient au même pour le sens. C'est sans doute le cas avec avantage... mais pas avec faveur. Qu'on en juge :

    Tourner à la faveur de : il ne peut s'agir ici que de la locution prépositive (que signifierait tourner à / la faveur de ?). Un moulin qui tourne / à la faveur d'une rivière.

    Tourner en faveur de : là encore, il ne peut s'agir que de la locution prépositive. La chance tourne / en faveur du camp adverse. Le sort de la guerre tourne / en faveur du camp adverse (plus difficilement, me semble-t-il : La guerre tourne / en faveur du camp adverse).

    Décidément, cette langue n'a pas fini de nous faire tourner en bourrique... 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ce duel a tourné à l'avantage de Wasquehal.

     


    votre commentaire
  • « La dépouille de la reine Elizabeth II est arrivée mardi soir au palais de Buckingham. »
    (paru sur lepoint.fr, le 13 septembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Actualité oblige, un mot est sur toutes les lèvres et sous toutes les plumes pour parler du corps de feu la reine d'Angleterre : dépouille. Et force est de constater que l'emploi absolu dudit terme dans ces royales circonstances n'est pas du goût de plus d'un spécialiste de la langue. Jugez-en plutôt :

    « Au journal le Monde, il était formellement interdit d'employer ce mot seul au sujet d'une personne : on devait toujours dire "la dépouille mortelle", alors que dépouille tout court s'appliquait aux animaux. L'usage actuel me choque donc » (Jean-Pierre Colignon, 2022).

    « L'adjectif [mortelle] précise l'emploi spécial de dépouille au sens de "cadavre [humain]" » (Dictionnaire d'expressions et locutions, 2012).

    « Pour un humain : la dépouille mortelle. Pour un animal : la dépouille » (Pascal-Raphaël Ambrogi, Particularités et finesses de la langue française, 2005).

    « La langue française semble avoir souhaité distinguer le cadavre de l'animal de celui de l'humain. Dans le premier cas, on parle de "dépouille" tout court ; dans le second, de "dépouille mortelle" » (blog des correcteurs du Monde.fr, 2004).

    Je devine à votre tête d'enterrement que vous vous fichez royalement de ces subtilités. Et pourtant... Que l'expression dépouille mortelle ne s'emploie qu'à propos d'un corps humain, tout le monde en conviendra. Mais que, dépouillé de son épithète, notre substantif doive être réservé aux seuls animaux, voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.

    Dépouille, vieux déverbal de dépouiller (« ôter, enlever ce qui couvre ou ce qui est possédé par autrui »), s'emploie de longue date à propos de la gent animale, pour désigner la peau abandonnée (par un animal vivant, au moment de la mue) ou arrachée (à une bête mise à mort) : « La langue de serpent vault contre le venin, et la despoille aussi revault a moult de choses » (Évrart de Conty, vers 1400), « La despouille d'un lyon ou d'un tygre » (Jean Lemaire de Belges, 1509), « La hure et hideuse despouille [d'un sanglier] » (Hugues Salel, 1539), « A deux testes de cerf [pendoient] leurs despouilles, c'est à dire les testes avec toute la peau et piedz encor entiers » (Jean du Peyrat, 1549), « [Hercules] mit à mort le Lion de la forest de Nemee [...] et de sa despouille s'en fit une mantelline » (Blaise de Vigenère, 1578), « Nous avons esté excusables d'emprunter [aux animaux] leur despouille, de laine, plume, poil, soye » (Montaigne, 1595). C'est vraisemblablement (selon le TLFi) « par métonymie [peau → corps] et/ou par extension [animal → être humain] » de cette acception animalière − elle-même en rapport étroit avec le sens étymologique de « vêtement (retiré à quelqu'un) », hérité du latin despoliare (« déshabiller, dénuder ; piller, déposséder ») − que se sont développés, dans la langue poétique, les premiers emplois pour désigner « le corps considéré comme l'enveloppe dont l'âme est dépouillée par la mort » (selon Hatzfeld, 1890), autrement dit un cadavre humain. En voici quelques exemples exhumés du XVIe siècle : « Quand mon corps verras n'avoir plus d'ame, Et qu'à tes yeux [...] On monstrera toute sanguinolente De ton amy la despoille piteuse » (Jean Lemaire de Belges, 1510), « Le bon seigneur Francoys de la Tremoille Nous a laissé son humaine despoille » (Jean Bouchet, 1543), « Et sa despueille humaine laissa là » (Vasquin Philieul, 1555), « Avant que l'ame vienne à delaisser cette mortelle depoüille » (Hubert Philippe de Villiers, 1556), « Le beau chef qui n'est plus que la froide despouille de ses affections » (Jacques Yver, 1572), « Icy gist d'un enfant la despouille mortelle » (Jean-Antoine de Baïf, 1573), « Ma despouille flestrie » (Christofle Du Pré, 1577), « Ma triste despouille en cendre » (Philippe Desportes, 1585), « Et d'un estoc percer ta blanche peau Digne despouille à un triste tombeau » (Nicolas de Montreux, 1588), « Il embrassoit ceste froide despoüille » (Antoine de Nervèze, 1599), « Puis apres la mort enduree De ta despouille demeuree » (Pierre Motin, 1600).

    D'aucuns s'étonneront de trouver notre dépouille en si bonne compagnie : demeuree, digneflestrie, froide, humaine, mortelle, piteuse, triste... Et encore, je n'ai pas cité Ronsard, qui n'avait pas son pareil pour l'accommoder à toutes les sauces adjectives : sous sa plume, l'intéressée pouvait aussi être derniere, enclose, esteinte, vuide... selon les besoins de la rime. Selon les besoins du sens, surtout. L'adjonction d'un adjectif approprié permet, en effet, de préciser l'acception dans laquelle le substantif doit être pris et, partant, de lever l'ambiguïté qui subsiste par exemple dans : « Fabius envoya querre le corps de son compaignon et si feist mettre en ung moncel toutes les despouilles des ennemys [il s'agit en l'espèce de leurs vêtements, cuirasses, armes... et non de leurs corps (1)] » (traduction des Décades de Tite-Live, 1530). Toujours est-il que mortelle a peu à peu éclipsé la concurrence, jusqu'à s'imposer au côté de dépouille dans les dictionnaires du XVIIIe siècle (2). Comparez : « Despouille esteinte, id est, le corps ja [= déjà] mort. Ronsard » (Pierre Marquis, Grand Dictionnaire françois-latin, 1609) et « Il a quitté sa dépouille mortelle. Phrase poëtique pour dire il est mort » (Dictionnaire de Richelet, 1680), « On dit que l'homme a laissé sa despouille mortelle, pour dire, son corps, ce qu'il avoit de matériel » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « On appelle figurément le corps de l'homme aprés la mort, La depoüille mortelle de l'homme » (Dictionnaire de l'Académie, 1694-1798).

    Est-ce à dire que dépouille ne s'employait jamais sans son épithète, à l'époque, pour désigner le corps (voire la seule enveloppe de peau) d'une personne morte ? Les exemples qui suivent prouvent assez le contraire : « [Les Haitiens] laissent brusler ce feu jusqu'à tant que la chair [de leur roy mort] en sue et se desseiche [...] ; ce que fait ils prennent ceste despouille » (François de Belleforest, 1572), « Laisse le corps funeste, Laisse moy sa despouille [celle de Patrocle] » (Amadis Jamyn, 1580), « Ce Coche leur fai[t] laisser seulement leur despouille en terre » (Théodore de Bèze, 1586), « Désireux de l'honneur d'une si belle tombe, Afin qu'en autre part ma dépouille ne tombe » (Malherbe, 1587), « [Cambyses] lui commanda de juger droitement en regardant la despouille de son père [qu'il venoit de faire escorcher] » (Simon Goulart, 1595), « Quitte ta despouille, ô mon ame » (Claude Expilly, 1596), « Quand donc mon ame, ô Dieu, s'envolera dehors Delaissant au tombeau la despouille du corps » (Antoine de Montchrestien, 1601), « Nostre despoüille se resoult en cendre » (Gabriel Chappuys, 1610), « On croit de longue main que les esprits des morts [...], Apres avoir quitté la despoüille du corps [...], Reviennent dans des corps humains » (Théophile de Viau, 1622), « L'ame sortant de ce corps, comme d'une prison obscure, en quittant ceste despoüille entre en la lumière de Dieu » (Pierre Du Moulin, 1632), « Celuy dont la despoüille est icy renfermée » (Régnier-Desmarais, 1707), « Achille [fait mettre] La dépouille d'Hector sur le char de son pere » (Antoine Houdar de La Motte, 1714), « Un moment nous a donc enlevé tant d'intrépides héros et de fidèles amis ! Un coin ignoré de la terre possède leurs dépouilles ! » (Charles-François Lebrun, 1774), « Que cent fois mon tombeau vomisse ma dépouille ! » (Pierre-Ulric Dubuisson, 1780), « J'ai dénoué ses bras du corps froid de son père Et j'ai rendu ce soir la dépouille à la terre » (Lamartine, 1793), « J'accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille » (Chateaubriand, 1802) (3). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir, à partir de la fin du XVIIIe siècle, les lexicographes laisser désormais le choix au commun des mortels :

    « Le corps d'un homme après sa mort s'apèle, figurément et par extension, sa dépouille mortelle, ou simplement sa dépouille » (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique, 1787).

    « La dépouille mortelle. La dépouille ou les dépouilles d'une personne » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1845).

    « La dépouille mortelle d'une personne, ou simplement, La dépouille, les dépouilles d'une personne, Le corps d'une personne, quand elle est morte » (Dictionnaire de l'Académie, 1835-1878). (4)

    L'adjectif mortelle n'en reste pas moins au chevet du substantif dépouille, ce qui vaut à leur macabre association de figurer en bonne place dans le Dictionnaire des lieux communs (1881) de Lucien Rigaud.
    Mais voilà que le vent commence à tourner :

    « "Comment un mort peut-il être une dépouille mortelle ? [me demande une lectrice.] On n'est mortel que tant qu'on est vivant." Certes, l'assemblage de ces deux mots peut surprendre. Mais dépouille a conservé ici son sens propre de "peau qu'on retire à un animal". Le corps mortel représente le "vêtement" de l'âme immortelle. Et quand Malherbe dit : "Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle...", il entend que l'âme de son fils, qui continue de vivre dans l'au-delà, a été privée de son enveloppe de chair périssable. La formule ne manquait pas d'une certaine vigueur poétique que l'usage a peu à peu émoussée » (André Rigaud, 1965).

    Il faut croire que notre époque ne sait décidément plus analyser les termes qui composent ladite formule : « Une amie m'a demandé si le terme littéraire et juridique de dépouille mortelle n'était pas un pléonasme », lit-on, la mort dans l'âme, sur une page Facebook consacrée à la langue française.
    Ronsard doit se retourner dans sa (froide) tombe...
     

    (1) Rappelons ici, avec le TLFi et le Dictionnaire historique, que dépouille a d'abord été employé (dès le XIIe siècle et surtout au pluriel) au sens de « butin, ce que l'on prend à un ennemi vaincu » et, par extension, « tout ce dont on s'empare au détriment d'autrui » : « Timoleon envoya a Corinthe [...] les plus belles et plus riches despouilles des ennemys » (Georges de Selve, avant 1541), « Paul Emile la victoire obtenue [...] donna aux legions la despouille des corps morts » (Institution de la discipline militaire au royaume de France, 1558), « Des brigands, qui ja avoient faict le partage de sa despouille » (Jean Choisnin, 1574). Le mot désignait aussi les vêtements et biens de toute nature laissés en héritage par une personne défunte : « Estre heritier de la despouille du mort » (Pierre Danes, 1552). De là la liste des principales épithètes alors employées pour qualifier notre substantif, que Maurice de La Porte dressa en 1571 : « Despouille. Riche, pillee, magnifique, serve, destroussee, ravie, prise, captive, acquise ou conquise, desrobee, appendue, servile, belle, emportee, larronne ou larronnesse, ennemie, butinee ou butineuse, amassee, chargeante, nouvelle, fortuite, malheureuse, avare, rapineuse » (Les Épithètes) − mortelle brille par son absence, l'acception nouvelle de « cadavre humain » n'ayant pas été retenue.

    (2) Peut-être en souvenir du latin exuta mortalitate (Pline), littéralement « débarrassé, dépouillé de sa nature mortelle ».

    (3) Et aussi : « Si l'homme célèbre dont nous venons rendre les dépouilles à l'éternel repos » (Pierre-François Tissot, 1838), « Cette pelletée de terre que la main du prêtre jettera demain sur sa dépouille [celle du poète François Ponsard] » (Alfred Auguste Cuvillier-Fleury, 1867), « Toute la poésie dont les anciens voilaient et purifiaient la fin humaine [...], changeant la dépouille en une cendre » (Jules de Goncourt, 1869), « Le regretté confrère dont la dépouille gît à nos pieds » (Joseph d'Haussonville, 1884), « Il avait cru jeter la dépouille de Larsan à l'abîme » (Gaston Leroux, 1908), « L'âme immortelle qui se délivre de la dépouille du corps » (Romain Rolland, 1910), « J'éprouvais devant ce qui restait de Marie tout ce que signifie le mot "dépouille" » (Mauriac, 1932), « La dépouille de la petite morte » (Joseph Peyré, 1939), « Réunis ici, devant la dépouille de celui qui fut, pour nous tous, un [ami] » (Georges Duhamel, 1945), « L'interminable cortège qui, de l'Arc de Triomphe, conduisait au Panthéon la dépouille de Victor Hugo » (Claudel, 1950), « Après l'assassinat de Jaurès, Barrès vint s'incliner sur sa dépouille » (Jean Dutourd, 1977), « La nuit où la dépouille de Staline est retirée de son mausolée » (Hélène Carrère d'Encausse, 1984), « Tout le peuple de Paris accompagnait jusqu'au Panthéon la dépouille du poète » (Jean d'Ormesson, 1985).

    (4) Et encore de nos jours, n'en déplaise à Colignon et consorts : « La dépouille de Napoléon », « La dépouille d'un mort, d'un défunt » à côté de « La dépouille mortelle d'une personne » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Dépouille (mortelle), corps d'une personne morte [Larousse en ligne], le corps humain après la mort [Robert en ligne] » ; « Style recherché. Dépouille mortelle : corps d'une personne qui vient de mourir. Ils se sont recueillis devant la dépouille de leur ami. Le Président a fait son discours devant les dépouilles des victimes de l'accident » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove).

    Remarque 1 : Dépouille (mortelle) passe pour un euphémisme soutenu et solennel de cadavre : « Le substantif dépouille emporte l'idée de quelque chose de grand » (Adolphe Mazure, Dictionnaire étymologique, 1863), « Les gens de peu laissent un cadavre, le commun un corps et les éminences une dépouille » (Bernard Cerquiglini, 2018), « La "dépouille mortelle" se substitue au cadavre » (Jean Pruvost, 2022). Il y aurait presque de quoi... mourir de rire, quand on songe, avec Martine Courtois (Les Mots de la mort, 1983), à la violence de la métaphore originelle, à ce déshabillage du corps conçu comme une peau animale, arrachée à l'âme et abandonnée à terre tel un rebut.

    Remarque 2 : Selon les éditions du Dictionnaire de l'Académie, le mot cadavre se dit uniquement en parlant du corps humain (1694-1798), « surtout en parlant du corps humain » (1835-1878), « surtout en parlant de l'homme et des gros animaux » (1935).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou La dépouille mortelle de la reine.

     


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