• « Il est bien sûr également possible de mitiger travail et détente. »

    (aperçu sur le site Internet d'un centre équestre gardois, le 21 janvier 2024.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Voilà ce qui arrive quand on s'aventure à employer un verbe qui ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval : on pense faire chic, et c'est la douche froide assurée. Cela fait pourtant plus d'un siècle que les cracks de la langue nous exhortent à la prudence dans l'emploi du verbe mitiger et de son participe passé adjectivé, dont le sens premier n'est pas celui que l'on croit :

    « Ne dites pas : "C'est un roman mitigé de psychologie et de drôleries". Dites, si vous voulez donner aux mots leur sens exact : "Voici un jugement plus mitigé que rigoureux". Parce que mitigé veut dire "rendu moins vif, moins rigoureux" et non "mélangé" » (journal L'Intransigeant, 1913).

    « Mitiger veut dire tempérer, adoucir, et non mélanger, comme semble le croire [Michel Berger, alias Criticus] quand il écrit : "mitiger métier et art" » (René Georgin, Jeux de mots, 1957).

    « Nos trop nombreux compatriotes qui s'obstinent à employer l'adjectif mitigé dans le sens erroné de "mélangé" gagneront à se pencher sur le verbe anglais to mitigate, qui ne signifie rien d'autre que "adoucir, atténuer, tempérer" » (Jacques Capelovici, Vie et langage, 1959), « Ce verbe signifie "adoucir, modérer, atténuer" : vous auriez dû mitiger vos critiques. Le plus souvent, mitiger est employé dans un sens voisin de mélanger, avec lequel il rime fort bien : des réactions mitigées pour diverses, un récit mitigé pour varié. Ici encore, la langue française est suffisamment riche pour éviter ce faux emploi du verbe mitiger » (Id., Guide du français correct, 1992).

    « On emploie à tort mitigé au sens de "mêlé, mélangé", par influence de mi-, moitié » (Petit Robert, 1986).

    « Aucun rapport avec moitié. Le vrai sens [de l'adjectif mitigé] est "adouci, tempéré". Ne doit pas s'employer au sens de mêlé, mélangé, partagé, incertain, équivoque, ambigu, composite, croisé, bâtard, mixte. On écrira : Il éprouvait des sentiments mêlés (et non mitigés). Un édifice de style bâtard, mi-classique, mi-moderne (et non de style mitigé) » (Jean Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986).

    « Au sens propre, ce mot [mitigé] signifie "adouci, atténué, relâché" : un zèle mitigé. L'emploi de ce mot dans des sentiments mitigés, des réactions mitigées, etc. (= mélangés) est critiqué bien qu'il soit très courant » (Le Bescherelle pratique, 2006).

    « La plupart du temps, notre pays connaît ce que les journalistes appellent "un ciel mitigé". [...] ce mot signifie "adouci", "relâché" ou "édulcoré". Rien à voir avec un ciel où alternent le bleu et le gris, les éclaircies et les averses, ce qui correspond à peu près à ce que les spécialistes (les vrais) appellent un temps "variable" » (Jean-Jacques Robrieux, Le Journal télévisé, 2007).

    « On tient à tort mitigé pour un équivalent chic de mélangé, mêlé, varié, contradictoire, fluctuant, partagé » (Alfred Gilder, Les 300 plus belles fautes à ne pas faire, 2018).

    Il est vrai que mitiger est emprunté du latin mitigare, formé de igare (fréquentatif de agere, « faire ») et de mitis, qui qualifie proprement un fruit mûr, un vin moelleux, un sol meuble, un cours d'eau tranquille et, au figuré, un style suave, une douleur supportable, une personne douce, aimable, gentille, indulgente, inoffensive. De là, dès le moyen français, le sens de « adoucir, atténuer, apaiser (une personne, un sentiment, une douleur, une décision de justice, etc.) » :

    « Mitiger le plebe envers lui » (Pierre Bersuire, vers 1355), « Le bon prestre a grant pooir sur les paines de purgatoire mitiger et faire remettre par ses prieres » (Jean Golein, vers 1370), « Amolir ou mitiguer la rigueur de la loy » (Christine de Pizan, 1406), « En mittigant et adoulcissant le plaisir du prince » (Jean II Jouvenel des Ursins, 1445), « Que ta fureur soit oultre passee et ton ire mitigee » (Thomas le Roy, vers 1480), « Se ainsi la douleur ne estoit mitiguee » (La Pratique de Bernard de Gordon, 1495), « Mitiguer la peine audit Jaques duc de Nemours » (Claude de Seyssel, 1508 [1]), « [Des offrandes] Pour mitiguer Cupido et son feu » (Germain Colin-Bucher, vers 1535), « La mer se monstroit aulcunement mitiguée » (Pierre Tolet, 1542), « Peu de vin, mitigué et attrempé d'eaue » (Pierre de Changy, 1542), « Des qu'il la veoit, il mitigue et pallie son parler aigre » (Clément Marot, avant 1544) et, en français moderne, « Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale » (Stendhal, 1838), « Un poison mitigé [= dont les effets ont été atténués] de manière à produire le semblant d'une maladie mortelle » (Balzac, 1846), « Le peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigée [= rendue moins absolue] » (Sand, 1848), « Son ironie, si mitigée qu'elle soit, [on l'appelle] méchanceté » (Baudelaire, 1852), « Mitiger cette admiration obligatoire par quelques critiques de détail » (Théophile Gautier, 1859), « [Robert Le Bidois], revenant sur cette question, semble mitiger quelque peu son opinion » (Grevisse, 1964), « La contradiction que je tentais de mitiger ou de dissimuler » (Roger Caillois, 1970), « Les arriérés de ses colères [...] le font se retourner même contre celui qui tente de mitiger son hostilité » (Louis Nucéra, 1994).

    Pour autant, ce ne serait pas la première fois dans la langue qu'un mot s'éloignerait progressivement de son sens étymologique. Que l'on songe, parmi la kyrielle d'exemples possibles, aux adjectifs énervé (« sans nerf, privé de force ») et formidable (« qui inspire une grande crainte »). Partant, Hanse ne voit pas pourquoi on refuserait à mitigé ce que l'on a accepté pour d'autres : « Mitigé veut dire proprement "adouci" (latin mitis). D'où "atténué, moins strict, relâché" : Un zèle mitigé. D'où "ni bon ni mauvais", "mélangé" : Des sentiments mitigés (influence de mi, "moitié") », écrit-il dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne (1983). Et puis fouette cocher, il n'y a rien d'autre à voir... L'ennui, c'est que l'argument traditionnellement avancé pour justifier la seconde transition sémantique me laisse de prime abord − oserai-je l'avouer ? − mi-figue, mi-raisin. Car enfin, je ne sache pas que l'on ait eu à déplorer une attraction similaire de mi dans les emplois des verbes mijoter, militer, minauder, etc. Qu'à cela ne tienne, l'influence d'un autre mot est également suspectée : « Est-ce par attraction de mitigeur = mélangeur que l'adjectif mitigé est si souvent employé pour qualifier, à tort, un temps inégal, variable, incertain ? En bon français, mitigé ne saurait qualifier qu'un temps adouci, devenu plus clément » (Défense du français, 2001) (2). L'hypothèse, pour être admise, suppose toutefois que l'emploi étendu de mitiger soit postérieur à celui de mitigeur − attesté dans la langue technique dès 1870, puis dans la langue courante (robinet mitigeur) à partir du XXe siècle. C'est ce qu'il convient à présent de vérifier.

    Pour ce faire, intéressons-nous tout d'abord à la construction mitigé de. Mitiger y est employé de longue date au sens (« régulier ») de « modérer le caractère excessif d'une chose (souvent un sentiment, une attitude, un comportement) au moyen d'une autre qui l'atténue » : « Ton desir [...] est assiduelement mitigué de raison, arresté par bon advis, corrigé de discretion et refrené de temperance » (Hélisenne de Crenne, 1539), « Elle a [...] le port hautain et fier, mais mitigé d'une douceur agreable » (Nouveau Recueil de harangues, 1665), « [Il] me parla d'une maniere familiere, mais mitigée d'une sorte de circonspection » (Marguerite de Lussan, 1741). Rien à voir avec les exemples suivants, où mitigé de s'entend bien plutôt au sens (critiqué) de « mêlé de, mélangé de » : « Quand on fait mariner le lièvre c'est dans du vinaigre mitigé d'eau » (Horace-Napoléon Raisson, 1836), « Dans les rues de Milan, on pourrait se croire à Paris, tant la ville est française ; chez Reichman on peut se croire à Vienne, tant le germanisme s'y est peu mitigé d'italien » (Auguste Jal, 1836), « Mais c'est tout bonnement de l'Ingres mitigé d'Horace Vernet » (Le Charivari, 1841). La bascule s'est donc produite avant 1836. Essayons d'affiner ce premier repérage.
    Parmi les attestations qui ont retenu mon attention, la première date de 1531 : « Lamour entre les voisins seuffre destre mitigue deaue, mais est requis que celluy du prince avec le peuple soit pur » (René Berthault de La Grise traduisant le Livre doré de Marc Aurèle). Cet emploi (isolé ?) qui laisse entendre que ce qui est mitigé n'est pas pur n'annonce-t-il pas l'acception étendue ?
    La deuxième remonte aux années 1735-1736. Voltaire, auteur du livret de l'opéra Samson (jamais représenté) de Rameau, écrit à son ami Thieriot : « Je veux que ma Dalila chante de beaux airs, où le goût français soit fondu dans le goût italien. » Et il ajoute dans une autre lettre au même correspondant : « Je réponds à M. Rameau du plus grand succès, s'il veut joindre à sa belle musique quelques airs dans un goût italien mitigé. Qu'il réconcilie l'Italie avec la France. » Là encore, l'idée de « réunir, mêler (deux styles) » est bien présente, à côté de celle de « corriger les excès (d'un style) ».
    Deux autres datent également du XVIIIe siècle : « Ses filles mitigées [= partagées ?] entre l'air d'Amazones et celui de Provincialles la suivirent » (Le Cabinet des fées, édition de 1717), « Leur vêtement cependant est mitigé [= composite ?] ; il est moitié à la Bostonienne, moitié à la Françoise » (L'Espion anglois, 1777). S'agit-il des premières manifestations de l'attraction supposée de mi sur mitigé ?
    La dernière date de 1802 : « Dans la nature, les tempéramens se combinent et se mitigent de cent manières différentes. On n'en rencontre presque point qui soient exempts de mélange » (Pierre Jean Georges Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme). Cette fois, le glissement sémantique est bel et bien consommé.
    Vous l'aurez compris : l'influence du substantif mitigeur, si tant est qu'elle soit confirmée dans cette affaire, ne peut être que secondaire, car tardive.

    C'est, contre toute attente, une plume anonyme du courrier des lecteurs du Figaro littéraire (19 avril 1952) qui nous donne la clef du glissement de sens observé : « Mlle S. Lavigne, de Paris, s'interroge sur le sens exact du verbe mitiger : "Le dictionnaire donne comme explication : adoucir, calmer. Mais il me semble que ce mot est employé généralement dans le sens de : mêler, mélanger." S'il est pris abusivement (ou, si l'on préfère, par extension), le verbe mitiger remonte alors à la cause du fait dont il exprime, étymologiquement, l'effet. C'est par suite d'un mélange que les êtres et les choses se trouvent mitigés. » De là la définition « deux en un » mitonnée avec soin par le Larousse en ligne pour que ses usagers puissent dormir sur leurs deux oreilles : « Mitiger. Littéraire. Édulcorer quelque chose, l'adoucir [voilà pour l'effet] en y mêlant quelque chose d'autre [voilà pour la cause] : Mitiger ses reproches de quelques compliments. »
    Las ! l'avertissement qui accompagne ladite définition promet un réveil difficile :

    « Le sens premier de mitigé est "atténué, tempéré, devenu ou rendu moins vif ou moins rigide" [...]. Dans le registre courant, le mot est employé aujourd'hui au sens de "mêlé, mélangé, qui est à mi-chemin entre deux extrêmes" : éprouver des sentiments mitigés. "Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m'adressa des compliments, d'ailleurs mitigés" (M. Proust). Cet emploi est critiqué » (Larousse en ligne).

    Quelle mouche (du coche) a donc piqué le dictionnaire à la Semeuse pour venir... semer la confusion dans les esprits en associant au sens critiqué (« mêlé, mélangé ») une acception où l'idée de modération est bien marquée (« qui est à mi-chemin entre deux extrêmes ») ? (3) Rappelons à toutes fins utiles que mitigé qualifie depuis belle lurette des opinions, des sentiments flexibles (qui ne sont pas absolus, qui sont rendus moins rigides) ou tempérés (qui se tiennent éloignés des extrêmes) :

    « [Ils] avoient eu sur beaucoup de points des opinions plus mitigées que leurs confrères » (Antoine Arnauld, 1682), « [M. Ellies Dupin] suit en tout cela [...] des sentimens mitigez, s'écartant toujours des extrémitez de part et d'autre » (Jacques Bernard, Nouvelles de la république des lettres, 1701), « Ce jesuite se servit d'un temperament qui deplut à la cour de Rome, sans plaire à la cour de France. C'est le destin ordinaire des sentimens mitigez : ils ne vous gagnent pas des amis et n'apaisent pas vos ennemis, et ils vous laissent en bute aux deux factions qui se postent dans les extremitez opposées » (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, édition de 1702), « Si cependant par un avis mitigé on revenoit [sur telle décision] » (Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, 1734), « En suivant les opinions plus sures et plus probables, et les préférant aux opinions mitigées » (Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses, 1762), « Toutes les opinions placées entre les deux partis [...]. Ces opinions mitigées [...] » (Mme de Staël, vers 1795), « [Des personnages] un peu agités par des sentimens mitigés, des passions paisibles » (Alfred de Vigny, 1829), « Chercherez-vous, par une opinion mitigée [= qui tient le milieu entre deux extrêmes, qui concilie des points de vue opposés], l'édification d'une cité où [...] » (Chateaubriand, 1849), « C'était une lutte entre la réaction à outrance et la réaction mitigée » (Ernest Hamel, 1889), « Préféreriez-vous [que votre fils soit] d'opinions mitigées, de convictions tempérées ? » (journal La Vie parisienne, 1904).

    Mais parce que la cause de cette modération peut tenir dans le concours d'opinions ou de sentiments divers, voire contradictoires, le sens de mitigé a pu facilement glisser vers celui de « mêlé, varié » (la distinction entre les deux séries d'acceptions n'étant, du reste, pas toujours facile à établir) : « Une espèce de rationalisme obscur, mitigé, contradictoire » (Augustin Bonnetty, 1852), « Ne leur parlez pas de convictions "tout d'une pièce" ; l'unité ne leur convient pas. Ils ont des convictions mitigées, des principes atténués. C'est plus commode, cela permet la variété » (journal Le Midi, 1876), « Le jeune Maigret éprouvait à son égard des sentiments mitigés. Florentin était drôle [...]. Mais n'y avait-il pas dans son attitude comme un défi, voire de l'agressivité ? » (Simenon, 1968), « Les paroles de bienvenue qui lui furent adressées ce jour-là étaient élogieuses, certes, mais Lévi-Strauss éprouva, en les écoutant, des sentiments mitigés » (Amin Maalouf, 2012). Parallèlement, mitigé a connu une évolution sémantique similaire à celle des adjectifs moyen, médiocre, passant du sens neutre de « qui est intermédiaire entre deux extrêmes » à celui, péjoratif, de « qui est plutôt mauvais que bon » (4) − comparez : « La diplomatie française a remporté des succès mitigés [= modestes, en demi-teinte]. Il n'y a pas eu de désastre. Il n'y a pas eu de coup d'éclat » (Jean d'Ormesson, 2015), « Il a une attitude mitigée, incertaine, ni bonne ni mauvaise » (Grand Robert) et « Parfois, il [tentait] de réussir seul une opération politique. Les résultats mitigés lui faisaient faire marche arrière » (Christine Arnothy, 1980), « Le projet a reçu un accueil très mitigé (= plutôt défavorable) » (Larousse en ligne).

    Partant, le choix laroussien de la citation de Proust pour illustrer l'acception critiquée ne laisse pas de surprendre, car il n'y a dans cet exemple précis aucune ambiguïté de sens : qu'est-ce que des compliments mitigés, sinon des compliments mesurés, nuancés, rendus moins vifs (sous-entendu : par certaines réserves) ? Confirmation nous est donnée à l'article « mitigé » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie :

    « Dont la rigueur, la sévérité a été atténuée. Peine mitigée. Règle mitigée. Par extension. Qui a perdu de sa force, de sa vigueur, de son ardeur première. Zèle mitigé. Éprouver une satisfaction mitigée, tempérée ou contrariée par certaines réserves. » (5)

    Tout aussi irréprochables sont les exemples suivants : « M. Fiévée me fit un accueil gracieusement simple et mitigé [= mesuré, tout en retenue, ni froid ni chaleureux] » (Hippolyte Auger, avant 1881), « [Il] répond avec un entrain mitigé [= modéré, tempéré de prudence] » (Colette, 1901), « Mais, si j'étais assez content, les alliés, eux, n'éprouvaient qu'une satisfaction mitigée » (De Gaulle, 1956), « Je n'ai subi, je crois, qu'un seul refus [...] et c'était un refus... mitigé » (Bernard-Henri Lévy, 1991).

    À y bien regarder, le Larousse en ligne n'est pas le seul dictionnaire, tant s'en faut, à faire preuve de maladresse dans cette affaire. Que l'on songe aux hésitations du TLFi sur le sens à donner au verbe mitiger dans la phrase de Balzac « Elle mitige sa lecture par l'éducation de ses serins, par la conversation avec son chat » (Monographie du rentier, 1840) : « Mêler quelque chose à quelque chose pour le rendre moins pur, moins austère » (dans le corps de l'article « mitiger ») ou « Varier, rendre moins uniforme » (dans la rubrique étymologique et historique) ? Il pourrait aussi bien s'agir du sens de « reposer », attesté selon Huguet chez le poète Charles Fontaine : « Je ne dy pas que l'esprit fatigué Ne se recree et ne soit mitigué Par quelque esbat de rime ou poësie » (Le Passetemps des amis, 1555) ou de celui, on ne peut plus régulier, de « adoucir, rendre moins pénible » que l'on trouve dans le même contexte chez Émile Gaboriau : « Il caressa le doux espoir de mitiger par le commerce des muses [...] l'austère labeur de l'employé » (Les Gens de bureau, 1862).
    Une autre citation, empruntée cette fois à Courteline, semble tout autant embarrasser nos experts : « Son envie de lâcher la boîte le lendemain, mitigée de sa crainte des complications s'il donnait suite à son projet » (Messieurs les ronds-de-cuir, 1893). Le TLFi et le Dictionnaire historique la donnent pour la première attestation de mitigé au sens de « mêlé, mélangé », alors qu'elle est comparable aux exemples d'Hélisenne de Crenne et de Marguerite de Lussan, mentionnés plus haut. Quant au Grand Robert, il croit y déceler le sens de « moins strict » − comprenne qui pourra !
    L'Académie elle-même n'est pas exempte de tout reproche. Ne date-t-elle pas l'adjectif mitigé du XIXe siècle, dans la dernière édition de son Dictionnaire, alors que l'intéressé figure dans ses propres colonnes depuis... 1694 : « On appelle, Carmes Mitigez, les Carmes qui vivent sous une Regle moins austere et moins penible que celle de leur premiere Institution » ? (6)

    Résumons. Contrairement à ce que certains spécialistes laissent entendre, l'évolution sémantique de mitiger vers l'idée de mélange est ancienne : en préparation depuis au moins 1539, elle s'est produite au cours du XVIIIe siècle, à la faveur d'une probable métonymie de l'effet pour la cause − laquelle a pu être facilitée « par l'attraction double de mi- et de mixte » (selon le Dictionnaire historique). D'aucuns s'émouvront de l'ambiguïté qui en a résulté : des réactions mitigées sont-elles tièdes (« Les réactions mitigées sinon franchement réprobatrices des épouses ») ? ou diverses (« Des réactions mitigées, allant de l'hostilité déclarée [...] à la tolérance forcée ») ? Gageons que les locuteurs à cheval sur la précision s'en tiendront au sens étroit et neutre de « dont on a enlevé ce qu'il y a d'excessif ». Et, plus volontiers encore, qu'il aura coulé beaucoup d'eau dans les bondes avant qu'ils ne mitigent leur opinion.

    (1) Et non pas 1558, comme indiqué dans le TLFi et le Dictionnaire historique de la langue française.

    (2) Selon l'auteur du site J'aime les mots, « la vocation première d'un mitigeur n'est pas de mélanger l'eau chaude et l'eau froide, mais d'atténuer les effets sur le corps humain d'un contact direct avec une eau trop chaude ou trop froide ; de rendre ledit contact moins pénible, moins douloureux, moins violent » (2020). On lit pourtant dans un brevet daté de 1891 : « Cette invention consiste en une disposition nouvelle de mitigeur, permettant de mélanger l'eau chaude et l'eau froide, dans des proportions convenables » et sous la plume de Marie-Josèphe Berchoud : « Ce verbe [mitiger] est aujourd'hui peu employé, il nous en reste le mitigeur, appareil de robinetterie sanitaire permettant le mélange de l'eau chaude et de l'eau froide » (Écrire et parler le bon français, 2004).

    (3) La chose est d'autant plus surprenante que mon Petit Larousse illustré (édition 2005) fait nettement la distinction, lui, entre les acceptions « mêlé » et « qui n'est pas tranché, net ; tiède, nuancé (en parlant d'un jugement, d'un sentiment) ».

    (4) Vive émotion, là encore, chez les âmes sensibles : « Qu'une signification sportive ou artistique n'ait pas obtenu le succès escompté et l'on dira le lendemain à la radio ou à la télévision que son résultat a été "mitigé", en voulant dire par là "moyen" ou encore "passable". Or, étymologiquement, le mot mitigé a pour origine le mot latin mitis qui signifie "doux". Ces exemples sont des exemples d'erreurs courantes par altération du sens des mots » (Jean Gayon, La Vie des mots et le sens de l'Histoire, 1999).

    (5) Il ne vous aura pas échappé que toute idée de mélange est absente de cette définition, comme de celle du verbe mitiger : « Adoucir, édulcorer. Surtout dans des emplois figurés. Tempérer, rendre moins rigoureux. Mitiger une peine. Mitiger une assertion, une proposition, y apporter quelque atténuation, quelque nuance, la rendre moins absolue » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (6) Renseignements pris, l'emploi adjectival du participe passé mitigé est attesté depuis au moins la seconde moitié du XVIe siècle : « Et n'est riens si doux ne si mitigué » (Estienne Du Tronchet, 1569), « Mitigado, mitigué, adoucy, appaisé » (César Oudin, 1607), « La regle mitiguée de cest ordre » (Guillaume Gazet, 1616), « Ordres mitigés » (1634).

    Remarque : Mitigé appliqué aux personnes s'est d'abord dit pour « calmé, apaisé ; dont le caractère, les sentiments, les réactions sont tempérés, adoucis, rendus moins vifs, moins rigides » (cf. le mitiger quelqu'un de Bersuire) : « Adonc Florenio qui estoit un peu mitigué » (Gabriel Chappuys, 1577), « On lui pourroit donner à bon droit le titre d'Arétin mitigé » (Furetière, 1688, incriminant l'immoralité enveloppée de grâce de La Fontaine), « Cynique mitigé, je jouis de la vie » (Jean-François Regnard, avant 1709), « Un [homme] mitigé est donc un homme qui pense avec modération, qui n'est pas persécuteur, qui n'est ni entêté ni opiniâtre, qui cherche la vérité sans partialité, et qui l'embrasse partout où il croit la trouver » (Jacques André Courtonne, 1765), « Les deux [articles] que je viens de lire sentent l'homme mitigé [= modéré, devenu moins critique, plus indulgent] » (Louis Veuillot, 1870) et, spécialement, « qui est partisan de l'application ou de l'interprétation modérée d'un système de pensée » : « Des républicains rigides [...] et des républicains mitigés » (Voltaire, 1751), avant de développer les mêmes extensions de sens que mitigé appliqué aux choses : (idée de mélange) « Il lui demandait sur le ton amoureux d'un mari mitigé de médecin : "Mary, vous ne souffrez pas ?" » (Gabriel de La Rochefoucauld, 1901), « Cet état transitoire [...] qui fait de nous des femmes mitigées de l'éducation artificielle qu'on nous a donnée et de celle que nous voudrions fonder » (Julie Auberlet, 1903) ; (idée de modération, avec une valeur dépréciative) « Des femmes fascinantes ont vécu faiblement de cœur, d'esprit et de caresses auprès d'un homme mitigé, d'un homme de milieu, ou disons d'un médiocre » (Aurel, 1927) ; (sens moderne « qui est animé de sentiments contradictoires, dont l'avis n'est pas tranché ; partagé, réservé, dubitatif ») « Je suis mitigé : l'intrigue du scénario est un peu tirée par les cheveux, mais gageons que la belle Scarlett Johansson saura le rendre crédible » (Alexandre des Isnards, 2014).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il est possible de concilier travail et détente.


    1 commentaire
  • Dont qui choque, le retour

    « Catherine Vautrin est membre d'un gouvernement dont je suis à la tête. »

    (propos du Premier ministre Gabriel Attal, photo ci-contre, le 13 janvier 2024.)

     

    (photo Wikipédia sous licence GFDL)

    FlècheCe que j'en pense

     
    Notre ex-ministre de l'Éducation nationale a-t-il perdu la tête en contrevenant ainsi à la règle selon laquelle le pronom relatif dont ne peut, en principe, dépendre d'un complément introduit par une préposition ? Rafraîchissons-lui la mémoire :

    « Lorsque le nom que complète le relatif est lui-même complément indirect, dont doit être remplacé par de qui, duquel (de laquelle, etc.) si l'antécédent est une personne ou un animal ; par duquel (de laquelle, etc.) si l'antécédent est une chose. Et le complément indirect en question doit se placer, avec sa préposition, entre l'antécédent et le relatif. Le garçon à l'avenir de qui je travaille. Le livre à la rédaction duquel je travaille » (Gaston Mauger, Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, 1968).

    « Ce pronom relatif [dont] ne peut compléter un nom introduit par une préposition. On ne dira pas par exemple : une entreprise dont je me félicite du succès mais du succès de laquelle je me félicite » (communiqué de l'Académie, 1965).

    Partant, ne fallait-il pas dire ici : un gouvernement à la tête duquel je suis ? La cause, nous allons le voir, est moins entendue qu'il n'y paraît.

    D'abord, parce que la langue n'a pas toujours eu de ces états d'âme. Attesté depuis au moins le XIIIe siècle (si l'on en croit Damourette et Pichon), l'emploi litigieux de dont est courant à la Renaissance, moins fréquent au XVIIe siècle (si l'on en croit Étienne Le Gal) : « [Le] quartier, dont il avoit la charge de faire le guet » (Jean de Bueil, vers 1465), « Il est des sympathies Dont par le doux rapport [= par le doux rapport desquelles] les ames assorties S'attachent l'une à l'autre » (vers de Corneille, blâmés par Voltaire), « Cinq ou six gentilshommes, dont je ne me souviens pas des noms » (Anne-Marie-Louise d'Orléans), et se trouve encore chez Saint-Simon : « [Le Nôtre] logeoit aux Tuileries, dont il avoit soin du jardin » (Mémoires, avant 1750). Il faut attendre le début du XVIIIe siècle semble-t-il (mais l'auteur de ces lignes ne le jurerait pas sur la tête de ses chers ouvrages de référence) pour que les grammairiens se penchent plus avant sur la concurrence entre les relatifs dont, de qui et duquel :

    « Quand le génitif du pronom relatif est avant le nom substantif dont il dépend, l'usage ne souffre guere que l'on emploie duquel ou de laquelle, et que l'on dise par exemple : Le livre duquel vous m'avez fait présent. La religion de laquelle on méprise les maximes. [Il faut alors se servir de dont]. Mais si le génitif du pronom relatif est après le nom substantif dont il dépend, duquel, de laquelle [et de qui] sont les seuls dont on puisse se servir, et il faut dire : La Seine dans le lit de laquelle viennent se jeter d'autres rivieres. Le Prince à la protection de qui (ou duquel) je dois ma fortune » (Pierre Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, édition de 1736) (1),

    et la fin du même siècle pour que soient jetées les bases de la règle moderne :

    « Dont ne doit pas être régi par des prépositions. On ne dit point : la ville, dont je suis près ; la campagne, dont je suis loin. On doit dire : près de laquelle, loin de laquelle, etc. Les prépositions, qui, comme leur nom l'annonce, doivent marcher devant, ne sont pas à leur place, quand elles sont après leur régime [2]. Ainsi l'on dira : le Rhône, auprès duquel est Avignon, et non pas dont Avignon est auprès. L'église, vis-à-vis de laquelle sa maison est située, et non pas dont sa maison est située vis-à-vis. Cette règle est générale, et ne souffre aucune exception. Elle doit s'appliquer également à dont, régi par des noms [sous-entendu : eux-mêmes régis par une préposition]. En s'abandonnant au cours des vents, dont ces aventuriers se reposoient sur la fortune (abbé Prévost). Il lui donna des commissaires dont il espérait de la sévérité (Voltaire). Il fallait : sur la fortune desquels ces aventuriers se reposoient, de la sévérité de qui il espérait.
    Dont est [encore] mal employé dans la phrase suivante : Ce sentiment [...] se trouvoit autorisé par plusieurs grands hommes, dont saint Norbert étoit du nombre (Joseph-François Bourgoing de Villefore). Il fallait dire : du nombre desquels étoit saint Norbert. Un grand nombre d'auteurs ont fait la même faute » (Féraud, Dictionnaire critique, 1787).

    « La construction, les exemples de Féraud le prouvent, n'en reste pas moins vivace [au XVIIIe siècle] », commente le linguiste Ferdinand Brunot (Histoire de la langue française, 1933). Dont acte.

    Ensuite, parce que ladite règle, reprise (et reformulée) par la plupart des spécialistes des siècles suivants − Lemaire et Littré en tête (3) − est loin d'avoir été strictement observée par les auteurs modernes. Je n'en veux pour preuve que ces (contre-)exemples, dont le nombre ne manquera pas de faire dresser les cheveux sur la tête des puristes :

    « Ce William Rayne, dont elle n'est pas même certaine de l'existence » (Edmond de Goncourt, 1882), « Sa maison, dont il dut assister au pillage et au bris » (Henry Houssaye, 1887), « Combien d'autres, dont il ne se souvenait plus des noms ! » (Huysmans, 1898), « Un ami dont on se console de la mort en songeant qu'il ne souffre plus » (François Mauriac, 1925), « Il prend partout le pas : au foyer, dont il s'empare du coin » (Joseph de Pesquidoux, 1928), « Cette espèce d'aguardiente opalisée, dont je préférai ne pas m'enquérir du degré » (Pierre Benoit, 1947), « Madame Jupillon, de Langres, dont elle s'éprend du fils » (Charles Beuchat, 1949), « Ces pompes liturgiques dont je n'arrive pas à me convaincre de la vanité » (Jacques Perret, 1951), « Cinquante instruments de musique dont il jouait de tous à la fois » (Cendrars, 1957), « Je flaire une comédie dont je ne suis pas dans le secret » (Montherlant, 1963), « Les institutions, dont il fut au premier rang de leurs architectes » (De Gaulle, 1970 ; l'addition d'un possessif pléonastique n'arrange rien), « Un autre locataire, dont je me souviens du nom » (Simenon, 1975), « Pauvre vieux dont on avait douté de l'honneur ! » (Maurice Rheims, 1975), « Je m'en suis remis avec confiance à la discrétion de la mort dont je croyais à la proximité » (Paul Guimard, 1980), « C'était bien lui qu'elle attendait et dont, certains soirs, elle désespérait de la venue » (Pierre Combescot, 1991), « L'éditeur du roman dont il assiste à la naissance » (Yvan Leclerc, 1996), « C'est une véritable pastorale personnelle qu'il se crée mais dont il est persuadé de la justesse et de la vérité » (Alain Vircondelet, 2002), « La poupée de porcelaine sur son socle, dont je décidais du sort en tournant une fine clé en or » (Janine Boissard, 2005), « Il renouvelle le Mystère du Christ dont il croit à la Présence réelle dans l'eucharistie » (Aude Préta de Beaufort, 2005), « Un énoncé dont on peut douter de la validité grammaticale » (Jacques Dürrenmatt, 2015), « Le jeune frère, dont j'ai assisté à la mue permanente pendant deux années » (Jean-Claude Mourlevat, 2016), « Un ouvrage dont personne ne se souvient du titre » (Guillemette Faure, 2017), « [Ma famille], dont je ne doutais pas de la tendresse à mon endroit » (Yves Ternon, 2019), « Celle [= la chambre] dont je comptais sur la fenêtre pour atteindre les toits au-dessus » (François Bon, 2020).

    De quoi conforter Damourette et Pichon dans leur constat : « Nombreux sont les exemples de toutes les époques où [la] règle n'est pas appliquée » (Des Mots à la pensée, 1935). (4)

    Enfin, et n'en déplaise à Féraud, parce qu'à toute règle grammaticale, c'est bien connu, il faut son contingent d'exceptions :

    « Si pourtant il s'agit d'une locution verbale, le français parlé familier emploie parfois dont : Les honneurs dont il est à l'écart (être à l'écart de = être exclu de). Cette construction gagne du terrain, même à l'écrit » (Gaston Mauger, Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, 1968).

    « Le nom complété par dont ne peut aujourd'hui être précédé d'une préposition, à moins qu'il ne fasse partie d'une locution figée comme faire du cas, venir à bout, être à l'écart [...]. On dit très bien : L'homme dont vous faites tant de cas » (Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1981).

    « Dont est admis comme complément de à bout, en possession : Des esprits durs, indisciplinables, Dont on ne peut venir à bout (Corneille). Une dernière défense [...] dont le médecin venait facilement à bout (frères Goncourt). La fortune dont je fus mis en possession à la mort de ma mère (Julien Gracq) » (Goosse, Le Bon Usage, 2011) (5).

    Las ! pas un traître mot sur le tour qui nous occupe. Qu'à cela ne tienne, diront les fortes têtes : être à la tête de n'est-il pas une locution figée ? Là est toute la question.
    Essayons de tirer cette affaire au clair, en analysant la liste des exceptions à tête reposée. Venir à bout, tout d'abord : « Si on ne peut dire : des difficultés dont vous n'êtes pas au bout, au bout étant un complément indirect que dont ne peut compléter, rien ne s'oppose à ce que l'on dise : des difficultés dont vous viendrez à bout, parce que venir à bout est une locution verbale équivalant à triompher », nous explique René Georgin dans Difficultés et finesses de notre langue (1952). De même peut-on convenir avec Mauger que être à l'écart équivaut à être exclu. Le cas de faire (du, tant de) cas est un peu plus... délicat ; disons, avec une idée derrière la tête, qu'il peut être rapproché de avoir une bonne opinion (ou encore tenir compte, s'occuper). Quant à en possession (par exemple dans cette phrase de Bossuet : Les environs dont ils étaient en possession), il s'agit, selon Robert Le Bidois, d'« une sorte de locution figée qui a la valeur d'un attribut ("dont ils étaient possesseurs") » (Le Monde, 1960). De là à considérer que rien ne s'oppose à ce que l'on dise : un gouvernement dont je suis à la tête, parce que être à la tête de est une locution verbale équivalant à diriger, il n'y a qu'un pas qu'il est possible de franchir sur un coup de tête. À ceci près − mais ce n'est sans doute qu'un détail − que diriger, contrairement à triompher, être exclu, être possesseur, avoir une bonne opinion, ne se construit pas avec la préposition de. Et qu'il me semble que l'on dira plus naturellement, en parlant d'un groupe ou d'une entreprise, je suis à sa tête que j'en suis à la tête.

    Toujours est-il qu'Abel Hermant, alias Lancelot, refuse catégoriquement de compter être à la tête de au nombre des exceptions : « Non, monsieur, répond-il bille en tête à un correspondant qui l'interroge sur ce sujet, n'écrivez jamais à aucun prix : un gouvernement tel que celui dont vous êtes à la tête » (journal Le Temps, 1937). Et nombreuses sont les plumes qui lui donnent raison :

    « Cet amas de bandits à la tête duquel vous étiez » (Philippe Goibaud-Dubois, 1691), « Juridiction établie en quelques Villes des Pays-Bas, à la tête de laquelle est le Gouverneur de la Place » (article « gouvernance » du Dictionnaire de l'Académie, 1762), « Le bel établissement à la tête duquel vous êtes » (Voltaire, 1767), « Plusieurs célèbres écrivains à la tête desquels étoient Fontenelle et la Motte » (D'Alembert, 1776), « Bien qu'on possède, à la tête duquel on est » (Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, 1829), « Le parti libéral, à la tête duquel est M. le cardinal Bernetti » (Stendhal, 1829), « Sept ou huit hommes à la tête desquels était Beau-pied » (Balzac, 1835), « Une faible minorité, à la tête de laquelle était Murray » (Alexandre Dumas, 1839), « L'école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau » (Chateaubriand, 1848), « Si l'on vous parle d'un camp opposé à la tête duquel je serais » (Littré, 1852), « L'autre groupe, à la tête duquel était Gambetta » (Jacques Bainville, 1924), « Un gouvernement commun à la tête duquel est un président élu pour six ans » (Larousse du XXe siècle, 1931), « Des barbares à la tête desquels j'étais » (Aragon, 1967), « Un groupe révolutionnaire à la tête duquel se trouvait Nikolaï Ichutine » (Hélène Carrère d'Encausse, 2008). (6)

    Mais voilà que des voix (de tête) s'élèvent pour prêcher l'indulgence :

    « Cet emploi de dont [comme complément d'un nom précédé d'une préposition] est resté bien vivant. Il est donc permis de se demander s'il n'est pas instinctif. En tout cas, il est commode [et] évite l'emploi de duquel, de laquelle, desquels, parfois si lourds » (Étienne Le Gal, Le Parler vivant au XXe siècle, 1960).

    « Cette règle aboutit à des tournures très lourdes (la maison au dernier étage de laquelle j'habite) et elle est souvent violée. Des phrases comme celles que citent Abel Hermant et Vie et Langage [Le jeune kangourou dont nous avons assisté à la naissance] sont claires et logiques : pourquoi persiste-t-on à les condamner ? » (Dupré, Encyclopédie du bon français, 1972).

    « [Dans les tours du type être + syntagme prépositionnel (être à l'écart de, être à l'origine de, être à l'avant-garde de, être en possession de...)], dont, à la place de duquel attendu, présente l'avantage de laisser intacte la cohésion de la locution verbale dans la phrase » (Michel Delabre, Dont en français contemporain, 1995).

    « On observe une certaine variation dans les acceptabilités et dans les usages [...]. Pour certains locuteurs, l'extraction est facilitée quand le complément prépositionnel est attribut : C'est le projet dont il est à l'origine » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021).

    Dans le doute, mieux vaut encore éviter ces constructions capricieuses et peu élégantes, en tournant la phrase autrement chaque fois que cela est possible. Mais il y a fort à parier que cette solution était déjà dans toutes les têtes...

    (1) Voir aussi le Traité de la grammaire françoise (1705) de Régnier-Desmarais.

    (2) Il est intéressant de noter que la justification de la règle varie d'un spécialiste à l'autre. Comparez :

    « Racine exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action. Cette phrase [de La Bruyère] est mauvaise, parce que la netteté et la simplicité se construisent tout à la fois avec dont qui les précède, et avec de l'action qui les suit » (Étienne Bonnot de Condillac, Traité de l'art d'écrire, 1782).

    « Il n'est pas correct de dire : La maison dont nous étions près, parce que dont nous étions près étant pour nous étions près de cette maison, dont est complément de près ; or, les prépositions ne doivent pas être mises après leur complément. Il faut dire : La maison près de laquelle nous étions [construction impossible pour dont, qui se place toujours en tête de la proposition relative] » (François Collard, Cours de grammaire française, 1867).

    « Il est impossible de se servir de dont en vue de nominaliser [la phrase Vous avez parlé au frère de mon ami] par référence à mon ami ; et la raison en est que la préposition de introductrice des mots mon ami a son incidence entre deux noms, frère et ami, et non pas entre verbe et nom, seul intervalle à l'endroit duquel le pronom dont soit compétent » (Gustave Guillaume, Leçons de linguistique, 1949).

    « Dont, disent les grammairiens, contient déjà un de. Il est particulièrement choquant lorsqu'il est complément d'un nom précédé de cette préposition. Il peut favoriser des cascades de du, de, des, blesser l'oreille et la symétrie, créer des équivoques momentanées » (Étienne Le Gal, Le Parler vivant au XXe siècle, 1960).

    « Il est interdit, par exemple, de dire : La personne dont j'ai parlé à la fille. Le rapport logique qui unit le complément à la fille et le relatif dont se trouve en effet rompu par l'intercalation des mots j'ai parlé, et la clarté exige en pareil cas de reporter le complément auprès de l'antécédent et de remplacer dont par les mots de qui, de laquelle : La personne à la fille de qui j'ai parlé » (Robert Le Bidois, Le Monde, 1964).

    « Vézelay est ce village dont je me souviens de la belle église. La construction [de cette phrase] n'est pas satisfaisante. En effet, dont contient la préposition de ; et, quand on entend le fragment dont je me souviens, on est tenté de considérer dont comme le complément d'objet indirect du verbe [ce village dont je me souviens]. Il y a ainsi un flottement de la pensée » (Lucien Léonard, Savoir rédiger, 1978).

    (3) Florilège des mises en garde depuis Féraud (notez, au passage, les différences de formulation) :

    « Il faut bien comprendre ici que dont et duquel étant synonymes ne peuvent pas cependant s'employer indistinctement l'un pour l'autre. Toutes les fois que le relatif dépend d'un substantif précédé d'une préposition, le mot duquel peut seul être mis en usage et placé après le substantif : "Cet homme, aux vertus duquel je rends justice." Quand le substantif au contraire est sujet de la phrase ou régime direct, on emploie le relatif dont qui se met au commencement de l'incise : "Cet homme, dont le caractère est noble et dont j'honore les vertus". C'est là une règle générale » (Pierre-Auguste Lemaire, Grammaire des grammaires, édition de 1844).

    « Dont ne peut être régime d'un complément précédé lui-même d'une préposition » (Littré, 1863).

    « Le pronom dont n'admet pas à côté de lui d'autre préposition que celle qu'il contient. En ce cas, et contrairement à l'usage qui exige que le relatif soit toujours en tête de sa proposition, on est obligé de le mettre à la suite du complément indirect ; mais il se change en de qui, ou duquel : l'homme à la mère de qui ou duquel j'ai parlé [et non : l'homme dont j'ai parlé à la mère] » (Philippe Martinon, Comment on parle en français, 1927).

    « L'emploi de dont déterminant un substantif précédé d'une préposition est unanimement condamné par les grammairiens » (Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain, 1928).

    « On ne peut employer dont pour représenter un antécédent complément d'un nom que si ce nom n'est pas lui-même précédé d'une préposition. [Comparez :] Il a entrepris des démarches dont on prévoit déjà le succès et Il a entrepris des démarches au succès desquelles on s'attend » (Jean Dubois et René Lagane, La Nouvelle Grammaire du français, 1973).

    « Dont ne peut, en principe, dépendre d'un complément introduit par une préposition. Au lieu de Les traités dont il se repose sur la foi ; le prochain dont le calomniateur nuit à la réputation, l'usage normal d'aujourd'hui demande qu'on dise : Les traités sur la foi desquels il se repose ; le prochain à la réputation de qui (ou duquel) le calomniateur nuit » (Grevisse, Le Bon Usage, 1980).

    « Ne pas employer dont avec, dans la relative, un complément introduit par une préposition. Ne pas dire : La maison dont je me suis appuyé contre la porte, mais contre la porte de laquelle je me suis appuyé. Cette théorie dont je doute de la vérité, mais de la vérité de laquelle je doute. Ce camarade dont je me souciais si peu du départ, mais du départ duquel (ou du départ de qui) je me souciais si peu » (Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986).

    « [La forme dont] équivaut à un pronom relatif précédé de la préposition de, quelle que soit la fonction du groupe prépositionnel ainsi formé, pourvu que le relatif ne soit pas complément d'un nom lui-même précédé d'une préposition [...]. Lorsque le groupe prépositionnel à pronominaliser est lui-même inclus dans un groupe prépositionnel, c'est la totalité de ce dernier qui est placée en tête de la relative, et les seuls pronoms autorisés sont lequel ou qui (dont est exclu) » (Martin Riegel et alii, Grammaire méthodique du français, 1994).

    « En règle générale, dont ne peut pas être complément déterminatif d'un nom complément prépositionnel, c'est une lourdeur de style ; ne dis donc pas : La rivière dont un vieux saule a poussé de guingois sur la berge, mais dis : La rivière sur la berge de laquelle un vieux saule a poussé de guingois » (Jean-Paul Jauneau, N'écris pas comme tu chattes, 2011).

    « À la différence des relatifs duquel et de qui, [dont] ne peut pas faire partie d'un syntagme relatif en tant que complément de nom ou de préposition » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021).

    « Dans la subordonnée relative, il faut éviter d'employer dont avec un complément introduit avec la préposition de ou sur [pourquoi seulement ces deux prépositions ?]. L'entreprise sur le site de laquelle figure cette promotion est établie à Montréal (et non : L'entreprise dont cette promotion figure sur le site est établie à Montréal) » (Office québécois de la langue française).

    « Le complément prépositionnel doit précéder le pronom relatif et non le suivre. Pour rétablir l'équilibre, on remplace dont par une construction avec de qui (personne), duquel, de laquelle, desquels ou desquelles : Le guide à la rédaction duquel je travaille (et non : Le guide dont je travaille à la rédaction) » (Clefs du français pratique).

    (4) Sentiment inverse chez Kristoffer Nyrop : « Des exemples analogues se rencontrent très rarement ; ils sont ou des négligences de style ou un défi voulu à la grammaire officielle » (Grammaire historique, 1913) et chez Jean Chaillet : « Il n'y a aucune dérogation à cette règle. Au XVIIe siècle déjà, c'est un "hapax" que le tour relevé dans Le Dépit amoureux de Molière : "Lui dont à la maison votre imposture enlève un puissant héritage" » (Études de grammaire et de style, 1969). Mais où donc les deux hommes avaient-ils la tête ?

    (5) Goosse, à la différence de Hanse, énonce toutefois sa préférence : « On dit aussi, ce qui est préférable : Une défense à bout de laquelle il viendra. Des images [...] en possession desquelles j'allais entrer (Proust). »

    (6) Exemples « irréguliers », dont on ne fera pas tout un fromage (de tête) : « Une bande de fripons dont il est à la tête » (M. Haymier, Archives de la Bastille, 1723), « Le destin de l'état, dont vous êtes à la tête » (Mercure universel, 1791), « Les six familles dont je suis à la tête » (Jean-Baptiste Selves, 1819), « La municipalité de Metz, dont il se trouve à la tête » (journal Le Messin, 1929), « L'État dont les Républicains sont à la tête » (Marie-Christine Kok-Escalle, 1988), « Dans tant de pays morcelés dont il se trouve à la tête » (Robert Morrissey, 2010), « Un gang de mafieux, dont un certain Sunny est à la tête » (site sortiraparis.com, 2012), « Les performances [...] du groupe dont il est à la tête » (Les Échos, 2022), « Le groupe LDC, dont Philippe Geslin est à la tête » (Ouest-France, 2024).


    Remarque 1 : Il ne vous aura pas échappé que je ne me suis pas appesanti sur le cas où le syntagme prépositionnel que dont complète dépend d'un nom. C'est que les entorses (ou les exceptions ?) à la règle sont encore plus fréquentes que lorsque ledit syntagme dépend d'un verbe ou d'un adjectif : « La propre maison dont elle ignorait jusqu'au nom des locataires » (Romain Rolland, 1912), « Weidmann, dont je suis journellement l'instruction du procès » (Michel Tournier, 1970), « Une femme dont j'avais [...] le témoignage de la bêtise » (Bernard-Henri Lévy, 1988), « Pierre dont c'est le vingtième anniversaire de la mort » (Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 1997), etc.

    Remarque 2 : Il convient de garder en tête que dont équivaut à un complément introduit par de. Il peut notamment être :

    - complément de nom : Un livre dont j'ai oublié le titre ;
    - complément d'adjectif : Un travail dont je suis fier ;
    - complément de verbe : La personne dont je parle (COI), La femme dont je suis aimé (complément d'agent), La housse dont on habille un dossier (complément circonstanciel de moyen), La façon dont on s'exprime (complément circonstanciel de manière), etc.

    Rappelons enfin que dont est invariable, contrairement à duquel, qui varie en genre et en nombre : de laquelle, desquels, desquelles. Cette particularité n'est sans doute pas étrangère au fait que « dont tend à s'imposer en français contemporain au détriment de duquel » (Michel Delabre).

    Remarque 3 : Voir également les billets Dont qui choque et Dont.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Elle est membre d'un gouvernement à la tête duquel je suis ou, plus simplement, Elle est membre d'un gouvernement que je dirige.

     


    1 commentaire
  • Les délicatesses de la langue française

    « [Les gendarmes] Pierre Caron et Arnaud Michel, pourtant en indélicatesse avec leurs tendons, ont signé de très bons chronos [lors du marathon de Valence, en Espagne]. »

    (paru sur lessor.org, le 4 décembre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Plus que les tendons, ce sont tous les muscles des jambes et des pieds que notre journaliste s'est emmêlés en rédigeant son article. Car enfin, il ne vous aura pas échappé que l'expression consacrée depuis la fin du XVIIIe siècle pour décrire des rapports... tendus avec l'extérieur est être (se mettre, se trouver...) en délicatesse − et non en indélicatesse :

    « L'archevêque de Paris étant en délicatesse avec ses ouailles » (Mirabeau, 1790), « Il est possible que je sois bientôt en délicatesse avec le baron » (Balzac, 1846), « Depuis le dîner nous sommes en délicatesse avec le cousin » (Eugène Scribe, 1859), « Nous voilà donc en délicatesse [...] à propos de ce malheureux pavillon » (Sand, 1862), « Je suis un peu en délicatesse avec [Gaston] Calmette » (Proust, 1910), « Le roi, pour lors en délicatesse avec le pape » (Émile Henriot, 1925), « J'ai été un temps en délicatesse avec Mauriac » (Pierre-Jean Remy, 2010), « L'image de son père avec lequel il avait été si souvent en délicatesse » (Jean-Marie Rouart, 2019).

    La confusion s'explique par le fait que le mot délicatesse, ordinairement associé à l'idée positive de finesse, d'élégance, de prévenance, semble hors de propos dans une situation conflictuelle. Grande − et ancienne − est ainsi la tentation de recourir à l'antonyme indélicatesse, marqué quant à lui du sceau de la grossièreté et, plus encore, de la malhonnêteté : « [Le roi de Prusse] désire ne pas se mettre en indélicatesse avec la République française » (Le Mémorial bordelais, 1850), « J'ai appris alors que vous étiez en indélicatesse avec Mlle Cédille » (Le Mercure aptésien, 1875), « Notre budget [...] se trouve momentanément en délicatesse, ou en indélicatesse, comme on voudra, avec les lois de l'équilibre » (Marcel Nicolle, 1937), « Je suis, dit l'éléphant, en indélicatesse Avecque certain tigre et sa chère tigresse » (Paul Lacour, 1944), « [Les] mauvais payeurs et autres individus en indélicatesse avec la justice » (Tonino Benacquista, 2006), « Des officiers en indélicatesse avec le capitaine » (Éric Roulet, 2017), « [Untel] en indélicatesse avec le fisc » (Jean-François Chauvard, 2018), etc. Après tout, me direz-vous quitte à vous faire l'avocat du diable, n'est-ce pas précisément l'indélicatesse qui conduit certains de nos compatriotes à être en délicatesse avec l'administration ?

    C'est oublier deux choses. D'abord, que le substantif délicatesse peut se prendre en mauvaise part, par exemple pour désigner le caractère de ce qui est d'une fragilité excessive : « Sa santé est d'une délicatesse étrange » (Mme de Sévigné, 1677), « Une famille où s'étaient croisées les délicatesses maladives de deux races dont il était le dernier rejeton » (Les Goncourt, 1860) ou, comme dans l'expression qui nous occupe, « cette disposition de l'esprit et des sentiments qui rend difficile, qui fait qu'on ne se contente pas aisément, qu'on se pique de raffinement sur ceci ou sur cela » (Charles Defodon, 1882) : « Si aucuns par trop grande delicatesse [...] ne veulent prendre mon excuse en payement » (Étienne Pasquier, 1554), « Je ne voy rien de si ridicule que cette delicatesse d'honneur, qui prend tout en mauvaise part » (Molière, 1663), « Cette délicatesse qui vous rend si facile à estre blessé est une véritable imperfection » (Fénelon, 1712). Reconnaissons, à la décharge des contrevenants, que ce sens classique et péjoratif de « susceptibilité, propension à s'offenser facilement » (selon la définition du Dictionnaire de l'Académie) n'est plus guère compris de nos jours, quand bien même il pourrait être rapproché de celui de l'adjectif substantivé délicat dans faire le délicat « se montrer difficile à contenter en raison d'une extrême sensibilité ».
    Ensuite, que dans les constructions du type être en + nom de qualité (être en compétition, en concurrence, en contestation, en discussion, en dispute, en mauvaise intelligence, en procès, en querelle, en rivalité, en sympathie, etc.), ledit substantif ne désigne pas une propriété naturelle de la personne, mais caractérise ses rapports avec autrui : « Être en délicatesse avec la justice ne signifie pas que l'on est délicat, confirme la linguiste Danielle Leeman à qui en douterait encore. La délicatesse en question concerne des rapports entre la personne et un extérieur (la justice) » (Les Circonstants en question(s), 1994).

    On le voit : c'est bien délicatesse qu'il convient d'employer dans notre locution. Ce point délicat étant éclairci, intéressons-nous à présent aux définitions proposées par les lexicographes :

    « On dit familièrement être en délicatesse avec quelqu'un, c'est-à-dire n'être pas à son aise, être sur le qui vive avec lui » (Antoine Drevet, Nouveau Vocabulaire français, édition de 1822).

    « Être brouillé, désuni, mal avec quelqu'un ; (néologisme) en délicatesse avec quelqu'un » (Dominique-Joseph Mozin, Dictionnaire des langues française et allemande, 1844).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un : euphémisme très usité en France, mais que tous les dictionnaires ont omis. Nous avons eu déjà l'occasion de faire remarquer combien les Français s'efforcent de faire disparaître, sous la grâce ou le pittoresque des formes, l'impression fâcheuse que certaines idées pourraient réveiller » (Adolphe Peschier, Esprit de la conversation française, 1855).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir des sujets de brouille » (Prudence Boissière, Dictionnaire analogique, 1862).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir avec lui quelque sujet de susceptibilité. Cette expression ne s'emploie que dans le style léger et familier » (Littré, 1863).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, être presque brouillé avec lui, l'accueillir avec froideur » (Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte, 1867).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, être en froideur avec lui, au point de se blesser de peu à son égard » (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1870).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, se dit en parlant de deux personnes piquées l'une contre l'autre et qui se témoignent de la réserve et de la froideur. Cette expression est familière » (Dictionnaire de l'Académie, 1878).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir avec lui quelque sujet de brouille légère » (Louis-Nicolas Bescherelle, Nouveau Dictionnaire national, édition posthume de 1887).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, mettre dans ses relations avec quelqu'un une froideur inaccoutumée » (Larive et Fleury, Dictionnaire français illustré, 1888).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir à se plaindre de lui » (Hatzfeld et Darmesteter, Dictionnaire général, 1890).

    « Délicatesse (en), loc. — Dans une position délicate. Ex. Je suis en délicatesse avec mon vieil ami » (Narcisse Eutrope-Dionne, Le Parler populaire des Canadiens, 1909).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un. Cette locution idiomatique est l'équivalent euphémique de "être en froid, ne plus être en bons termes avec quelqu'un, lui battre froid, parce qu'on a à se plaindre de lui, être en bisbille, en brouille" » (Jean Humbert, Le Français en éventail, 1961).

    « Littéraire. Être en délicatesse avec quelqu'un, ne pas avoir avec lui des rapports aussi francs et amicaux que précédemment » (Dictionnaire de l'Académie, 1992).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un (recherché), ne pas avoir de bonnes relations avec quelqu'un » (Isabelle Chollet et Jean-Michel Robert, Les Expressions idiomatiques, 2008).

    « Être en délicatesse avec quelqu'un, avoir à se plaindre de lui, être dans une situation délicate avec lui » (Petit Robert).

    « Littéraire. Être en délicatesse avec quelqu'un, être en mauvais termes avec lui » (Larousse en ligne). (1)

    Premier constat : des nuances existent entre les définitions insistant sur l'idée d'inimitié, d'antipathie (« être brouillé, en froid, en mauvais termes ») et celles insistant sur l'idée de litige (« avoir à se plaindre »).

    Deuxième constat : l'expression être en délicatesse a changé de registre de langue avec le temps. Selon Alfred Delvau, elle serait apparue « dans l'argot des bourgeois [de la fin du XVIIIe siècle ?] ». De là la marque d'usage « familier » figurant dans certains des dictionnaires du XIXe siècle lui ayant ouvert leurs colonnes (en particulier ceux de Drevet, de Littré et de l'Académie). Comment l'intéressée est-elle parvenue à s'extraire de sa condition première ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu'elle ressortit de nos jours au registre « littéraire » (selon la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie et le Larousse en ligne) ou « recherché » (selon les auteurs des Expressions idiomatiques(2).

    Troisième constat : tous les ouvrages de référence consultés construisent notre expression exclusivement avec un complément de personne. Voilà qui paraît très restrictif, dans la mesure où sont attestés de longue date, et jusque sous de bonnes plumes, quantité d'exemples avec un nom désignant une collection de personnes ou un animal, un nom abstrait désignant indirectement une personne, un nom de chose personnifiée, voire, de façon plus inattendue, un nom de chose matérielle :

    « Deux chansonniers, qui sont en délicatesse avec le Vaudeville » (Journal des arts, des sciences et de littérature, 1802), « Il était en délicatesse avec tous les partis, avec toutes les puissances » (François-Joseph Grille, 1841), « [Untel], en délicatesse avec la justice dès l'âge le plus tendre » (Balzac, 1847), « Deux femmes, en délicatesse avec le monde américain » (Xavier Eyma, 1855), « Je suis en délicatesse avec tous les pianos au monde... » (Aristide de Gondrecourt, 1857), « Quant à la Presse, je suis en délicatesse avec cette feuille » (Flaubert, 1859), « [Ils] sont en délicatesse avec l'équilibre [= ils titubent] » (Louis-Julien Larcher, 1860), « Voilà des choses qui vous mettent en délicatesse avec la couture et la broderie » (Paul Siraudin et Adolphe Choler, 1862), « Un dompteur [...] en délicatesse avec son ours » (Le Charivari, 1863), « La belle-mère est en délicatesse avec l'orthographe » (Charles Yriarte, 1867), « Plus d'un cocher en délicatesse avec son cheval » (Georges Mazinghien, 1877), « [Les théosophes] sont à la fois en délicatesse avec le bon Dieu et avec le bon sens » (Victor Cherbuliez, 1884), « Un caissier en délicatesse avec ses livres » (Théodore Cahu, 1885), « Quand il était en délicatesse avec la destinée » (Victor Cherbuliez, 1887), « Ces décadents en délicatesse avec les règles de la prosodie » (Ernest Perrossier, 1894), « Un voyageur en délicatesse avec son dîner [vomissant] par la portière d'un tram » (journal L'Opéra comique, 1897), « Il entre en délicatesse avec l'autorité ecclésiastique » (Paul Boulin, 1922), « Ce plaisir d'être avec quelqu'un ou avec quelque chose dans des rapports difficiles, tendus, mais plus précieux et dont l'expression "être en délicatesse" rend le sens » (Paul Morand, 1924), « Je suis en délicatesse avec le calorifère de la villa » (Gide, 1928), « Quelque veau, subrepticement saigné, les [= les agriculteurs] met en délicatesse avec la légalité » (Pierre Dufor, 1943), « Il était en délicatesse avec un petit vent d'est» (Isabelle Bricard-Glaunes, 2015), « Ces mêmes coureurs en délicatesse avec le kilométrage de l'étape ou avec la pente d'une côte » (Jean-Pierre Colignon, 2016), « Comme s'il y avait deux hommes en vous, et qu'en délicatesse avec votre temps, vous ne vous en accommodiez, somme toute, pas trop mal » (Pierre Nora, 2016), « Des artistes en délicatesse avec le droit commun » (Jean-Marie Rouart, 2017), « [Son père est] en délicatesse avec le régime fasciste » (Marc Lambron, 2019), « [Elle] défend un pacifisme intégral, ce qui la met en délicatesse avec la position modérée des Suédois » (Hélène Carrère d'Encausse, 2021), « Chateaubriand, [...] également en délicatesse avec son époque » (Frédéric Vitoux, 2022).

    La même souplesse, au demeurant, est observée dans le choix du sujet : « Les Affaires étrangères sont en délicatesse avec l'Intérieur » (Louis Reybaud, 1844), « Le Journal des Débats est en grande délicatesse avec le Siècle sur le propos de Béranger » (Louis Veuillot, 1859), « [Il] releva son pantalon, qui était en délicatesse avec son gilet » (Louis Collas, 1874), « Une chevelure blonde en délicatesse avec un chapeau de paille qui s'en sépare à tout moment » (Journal des demoiselles, 1881), « Le collège était en délicatesse avec l'École primaire » (journal Le Combattant, 1890), « Le hurlement d'un chien en délicatesse avec la lune » (J. Reader, 1911), « Il croyait son chien en délicatesse avec quelque rongeur » (François de la Guérinière, 1915), « [La police est] très susceptible comme tous les métiers en délicatesse avec l'opinion publique » (Pierre Hamp, 1935), « Mon corps est en délicatesse avec l'automne » (Angèle Vannier, 1955), « La calotte [...] toujours en délicatesse avec ses cheveux abondants » (Louis-Alphonse Maugendre, 1963), « Une âme noire en délicatesse avec la société » (Yann Queffélec, 2018).

    De être en délicatesse avec quelqu'un ou quelque chose d'extérieur à être en délicatesse avec soi-même ou avec son propre corps, il y avait encore un pas que la langue n'a pas mis longtemps à franchir (n'en déplaise à Danielle Leeman). Jugez-en plutôt :

    « Mais l'homme n'est pas seulement en délicatesse avec son estomac, il l'est encore avec son cerveau, avec son cœur, avec toutes les pièces de son organisme » (journal Le Hanneton, 1864), « Un pair de France en délicatesse avec sa goutte » (Paul Féval, 1879), « Ne plus jamais être en délicatesse avec sa conscience » (Émile Leclercq, 1882), « Ceux de nous qui sont en délicatesse avec les rhumatismes » (Pierre-Louis Péchenard, 1893), « Il se leva, ennuyé de se sentir en délicatesse avec lui-même » (Jacques Crépet, 1898), « [Untel] est en délicatesse avec son foie » (Paul Gaulot, 1905), « Il se trouvait en délicatesse avec ses articulations » (François Peyrey, 1912), « [Untel] opportunément en délicatesse avec sa santé » (Jean Pinsard, 1917), « [Tel boxeur se trouve] en délicatesse avec ses voies respiratoires » (Le Miroir des sports, 1930), « [Tel footballeur] en délicatesse avec son genou gauche » (Gabriel Hanot, L'Équipe, 1947), « Lui qui est toujours en délicatesse avec sa vessie » (Maurice Andrieux, 1968) et, plus près de nous, « Le Misanthrope, en délicatesse avec son image abîmée par la ternissure que lui inflige un amour mal assorti » (Patrick Dandrey, 1998), « Chaque fois que la France est en délicatesse avec sa propre histoire ou son identité » (Pascal Bruckner, 2003), « [Tel joueur de rugby] en délicatesse avec son tendon d'Achille » (Europe 1, 2011), « Ibrahimovic en délicatesse avec son genou » (Paristeam, 2013), « Il devait être en délicatesse avec son enfance » (Jean-Louis Kerguillec, 2017), « N'importe quelle adolescente en délicatesse avec ses hormones » (Sylvain Moraillon, 2018), « [Tel boxeur] habituellement en délicatesse avec son poids a encore perdu quelques grammes » (Lionel Froissart, 2018), « Alexis Pinturault est en délicatesse avec son dos » (L'Équipe, 2019), « [Il] ressemblait à un pasteur anglican en délicatesse avec son transit intestinal » (Éric Fouassier, 2021), « Toute sa vie Stella demeure en délicatesse avec son dos et son genou » (Guillaume Musso, 2022), « En délicatesse avec son rythme cardiaque, il avait attendu que son souffle redevînt régulier » (Francis La Carbona, 2023). (3)

    Dans sa thèse de doctorat en linguistique, Romain Vanoudheusden s'est ému de cette extension d'emploi dont la presse sportive est particulièrement friande : « L'expression être en délicatesse avec quelqu'un se dit en parlant de deux personnes qui se témoignent de la réserve et de la froideur, ce qui est difficilement applicable à quelqu'un et à ses genoux » (Stéréotypes et variation sémantique dans un corpus de presse sportive en anglais et en français, 2010). Cela fait pourtant belle lurette, nous venons de le voir, que la langue n'a plus de ces pudeurs : notre locution passe désormais pour un équivalent chic de « avoir des difficultés, des problèmes (avec quelqu'un ou avec quelque chose) ».
    J'ajoute, à l'intention des esprits chagrins, qu'il n'est pas interdit de le regretter et de continuer à faire les délicats...

    (1) Curieusement, l'expression est absente de l'article « délicatesse » du TLFi, du Robert en ligne, du Grand Larousse de la langue française et du Dictionnaire historique de la langue française.

    (2) Toutefois, Le Grand Robert présente encore cet emploi comme « vieux ou ironique ».

    (3) Il en va, du reste, de la mécanique industrielle comme de la mécanique humaine : « Empêché de partir ce matin, parce qu'en délicatesse avec son moteur [d'avion] » (journal Le Midi socialiste, 1910), « [Tel cycliste] semble être en délicatesse avec son dérailleur » (journal Ce Soir, 1937), « Alboreto en délicatesse avec sa Ferrari » (Jean-Louis Moncet, 1991), « [Tel biathlète] en délicatesse avec son arme » (RTN, radio suisse, 2022).


    Remarque 1 : Selon le Dictionnaire historique, délicatesse a probablement été fait, au début du XVIe siècle, à partir de délicat sur le modèle de l'italien delicatezza, « auquel il a repris la valeur de "qualité de ce qui est agréable aux sens" ». Signalons à titre de curiosité la variante delicateté − attestée chez Robert Estienne (1539), Étienne Pasquier (1546) et Randle Cotgrave (1611) − et les formations plus anciennes delieté, deliesce (sur delié, doublon de delicat, tous deux issus du latin delicatus).

    Remarque 2 : Dans l'introduction à son Répertoire des délicatesses du français contemporain (2000), Renaud Camus évoque la polysémie du mot délicatesse en ces termes : « Par délicatesses on doit entendre ici subtilités, et de préférence agréables : finesses, élégances, raffinements. Mais on ne peut pas ne pas entendre aussi, et peut-être surtout, délicates questions, points sensibles, occasions de débats, peut-être même de disputes. En ce sens, c'est l'auteur d'un tel livre qui risque fort, le publiant, de se mettre en délicatesse avec ses contemporains... »

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Pourtant en délicatesse avec leurs tendons ou, plus simplement, malgré des tendons douloureux...


    votre commentaire
  • Ça devrait le faire...

    « Pour Mireille cette culpabilité est tout simplement inconcevable et rien ne lui fera changer d'avis » (à propos du téléfilm Coups de sang diffusé sur France 3).

    (lu sur www.france.tv, le 9 novembre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Doit-on dire : Rien ne lui fera changer d'avis ou Rien ne le fera changer d'avis ?

    Voici la règle énoncée par Charles-Pierre Girault-Duvivier dans la quatrième édition (1819) de sa Grammaire des grammaires :

    « Une des propriétés du verbe faire est de s'identifier avec l'infinitif qui le suit immédiatement, et de ne former avec cet infinitif qu'un seul et même verbe dont le sens est toujours actif. D'où il résulte que le verbe faire doit être précédé des pronoms lui, leur, et non des pronoms le, la, les, lorsque l'infinitif a un régime direct ; car un verbe actif ne peut avoir deux régimes directs : on lui fit obtenir un emploi ; on lui fit faire cette démarche ; et qu'il veut avant lui les pronoms le, la, les, toutes les fois que le verbe à l'infinitif n'a point après lui le régime direct : on le fit renoncer à ses prétentions ; on le fit consentir à cette demande » (1)

    et complétée par Littré en 1863 :

    « Quand, au lieu d'un pronom placé avant, il y a un substantif placé après, là où l'on met lui, leur, on met à ; et là où l'on met le, la, les, on ne met point à : Je ferai faire la démarche à cet homme ; je ferai renoncer cet homme à ses prétentions. »

    En termes de grammairien d'aujourd'hui, on dira que la distribution accusatif/datif de l'agent de l'infinitif est conditionnée par la présence ou l'absence d'un objet direct dudit infinitif − ce qui fait tout de suite plus sérieux.
    L'ennui, c'est que Littré a bien du mal à se conformer à ses propres prescriptions. N'écrit-il pas : « Faire changer de volume à un corps » (à l'article « dilater » de son Dictionnaire), « [Milieu] qui a fait changer de route aux rayons lumineux » (à l'article « réfringent »), « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner ») ? Dans tous ces exemples, changer n'a pas de complément d'objet direct et voit pourtant son agent (le syntagme qui fait l'action exprimée par l'infinitif, en l'occurrence un corps, les rayons lumineux et quelqu'un) introduit par à ou remplacé par lui. Peut-il s'agir de simples négligences de la part du lexicographe (ou de son éditeur), qui écrit par ailleurs : « Un malaise qui le fait changer de position » (à l'article « agitation »), « Faire changer un fonctionnaire de résidence » (à l'article « déplacer ») et « Le [= le suffrage universel] faire changer d'avis » (De l'établissement de la troisième République, 1880) ? Mon petit doigt me souffle que l'affaire qui nous occupe est autrement complexe.

    D'abord, parce que les mêmes hésitations sont observées chez de bons auteurs. Comparez :

    (Agent à l'accusatif [= sous la forme d'un complément d'objet direct]) « Il étoit inutile de tenter à le faire changer de résolution » (Marivaux, 1737), « Une résolution si généreuse fit changer les sénateurs d'avis » (Jacques-Georges de Chauffepié, 1750), « Rien qui pust le faire changer d'opinion » (Saint-Simon, avant 1755), « Comme si ses réflexions l'eussent fait changer d'avis » (abbé Prévost, 1756), « Rien ne les fera changer d'opinion » (Rousseau, 1772), « On espère le faire changer d'avis » (Voltaire, 1775), « Ils la firent tout à coup changer de visage » (Diderot, vers 1780), « N'espérant plus la faire changer de dessein » (Mme de Staël, 1802), « Cela seul suffit pour faire changer de conduite à son égard le préfet du département » (Armand Carrel, 1829), « [Quelques mots] qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde » (Balzac, 1843), « Prières ni menaces ne le firent changer d'avis » (Édouard Laboulaye, 1868), « Persuadé qu'on ne pouvait faire changer d'avis cet homme obstiné » (Pierre Larousse, 1869), « Faire changer d'avis un tel homme » (Ponson du Terrail, avant 1871), « Pour le faire changer de collège » (Flaubert, 1872), « Tu peux le faire changer d'avis » (Paul Bourget, 1908), « Il est au-dessus de mes forces de faire changer de place la Saint-Glinglin » (Jules Romains, 1924), « [Ils] le firent changer de place » (Montherlant, 1926), « Rien ne put les faire changer de foi » (Joseph Kessel, 1927), « Vous vous occuperez de le faire changer de chambre » (André Maurois, 1935), « Personne au monde ne le fera changer d'avis » (Cocteau, 1951), « Leur visite aux Débats n'avait pas été de nature à les faire changer d'avis » (André Billy, 1954), « Ça ne serait pas un petit travail que de la faire changer de rêve » (Beauvoir, 1954), « [Sa première réaction] fut de faire changer l'ex-roi Edouard II de résidence » (Maurice Druon, 1959), « Ça les a fait changer d'avis » (Jean Dutourd, 1963), « Ce n'est pas son article [...] qui fera changer d'avis ses lecteurs » (Sartre, 1964), « Ce qu'il voit [...] ne le fait pas changer d'avis » (Yourcenar, 1977), « Cela la fit changer d'avis » (Régine Deforges, 1991), « Rien ne pouvait la faire changer d'avis » (Tatiana de Rosnay, 2007), « Rien ne le fera changer d'opinion » (Gérard Guégan, 2011).

    (Agent au datif [= sous la forme d'un complément d'objet indirect]) « J'aurois fait changer d'avis à Lucile » (Marivaux, 1732), « Pour lui faire changer d'avis » (Voltaire, 1736), « Il lui fit changer de pensée » (abbé Prévost, 1741), « [Ils] lui feroient changer d'avis » (Rousseau, 1750), « Ce revers de fortune fit changer d'objet aux chants des [griots] » (Jean-François de La Harpe, 1780), « Avoir fait changer de nom à l'objet » (Chateaubriand, 1802), « Peu de chose peut leur faire changer de chemin » (Stendhal, vers 1805), « Savez-vous ce qui lui a fait changer d'opinion ? » (Mérimée, 1834), « Pour lui faire changer de parti » (Sand, 1859), « Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger ? » (Édouard Laboulaye, 1864), « Leur faire changer de langue ou de patrie » (Ernest Renan, 1887), « Rien ne lui fit changer d'avis » (Gaëtan Bernoville, 1926), « Si vous croyez que c'est commode de lui faire changer d'idée » (Pierre Benoit, 1928), « Auriane avait fait changer de nom à sa protégée en même temps que de vêtements » (Joseph Kessel, 1950), « Le temps [qu'il] puisse faire changer de secteur au tommy » (Émile Henriot, 1951), « Vous lui ferez changer de chemin » (Michel Butor, 1957), « Nul plaisir, nulle menace, nulle violence ne pourront faire changer d'avis à cet Ardennais » (Françoise d'Eaubonne, 1960), « Un cours de Bergson leur fit changer d'avis » (Julien Green, 1973), « Dans l'espoir de lui faire changer d'avis » (Claudine Béja, 1984), « L'un de ses meilleurs amis lui fait changer d'avis » (Amin Maalouf, 2011), « Lui faire complètement changer d'avis » (Alain Bentolila, 20212), « La cause des Roms [...] lui fit changer d'avis » (Bernard-Henri Lévy, 2017).

    Ensuite, parce que Littré n'est pas le seul spécialiste, tant s'en faut, à être pris en flagrant délit d'inconséquence. On peut encore citer :

    Louis-Nicolas Bescherelle : « Le faire changer de résolution ou de croyance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire national, 1845), mais « Lui faire changer d'avis, de parti » (à l'article « retourner »), « Lui faire changer de résolution » (à l'article « tourner »), etc.

    Le TLFi : « Faire changer d'avis, d'idée à quelqu'un » (à l'article « faire »), mais « Faire changer quelqu'un d'opinion, d'attitude » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer complètement d'avis » (à l'article « gant »), « Le faire changer d'avis, de camp » (à l'article « retourner »).

    Le Petit Robert : « Faire changer d'avis à quelqu'un » (à l'article « avis »), mais « Le faire changer d'avis, d'attitude » (à l'article « retourner »), « Rien ne peut le faire changer d'avis » (à l'article « têtu »).

    Larousse, en revanche, dort sur ses deux oreilles : « Avec faire suivi d'un infinitif qui a un complément indirect, lit-on dans sa version en ligne, on emploie indifféremment lui, leur ou le, la, les : elle lui a fait changer d'avis ou elle l'a fait changer d'avis. » (2) Indifféremment ? Les avis, sur ce point, semblent plus partagés qu'on ne veut nous le faire croire. Jugez-en plutôt :

    « On dit aussi bien : Je les ai fait changer d'avis, de vitesse, de place, que Je leur ai fait changer d'avis, de vitesse, de place » (Thomas).

    « Je l'ai fait changer d'avis (ou : je lui ai fait) » (Jean-Paul Colin).

    « Le datif semble souvent préféré à l'accusatif surtout dans la langue parlée » (Robert).

    « Lorsque l'infinitif se présente sans objet direct, son agent se met normalement à l'accusatif. Parfois, après faire, laisser et voir, l'infinitif sans objet direct a son agent au datif » (Goosse).

    « Lui/leur [en construction factitive] comme "sujet" d'une proposition infinitive dont le verbe a un complément d'objet direct (ou plus rarement un complément d'objet indirect) » (TLFi, à l'article « lui »).

    « Nul ne pourra le faire changer d'avis », « Il est plus rare [de voir le sujet de l'infinitif prendre la forme d'un COI] lorsque l'infinitif n'a pas de COD : Je ferai changer d'attitude à ce malotru. Je lui ferai changer d'attitude (on peut également dire, bien entendu : Je le ferai changer d'attitude) » (Jean-Paul Jauneau).

    « On voit le tour direct progresser à notre époque dans toutes ces locutions factitives faire changer de, sans éliminer le tour indirect : Je l'ai fait changer d'avis est beaucoup plus courant que Je lui ai fait changer d'avis » (Hanse).

    « Il l'a fait changer d'avis (et non pas il lui a fait changer d'avis changer n'a pas de COD) » (Grammaire Reverso).

    Girodet, pour une fois bien conciliant, considère pour sa part que « la répartition est régie par l'usage plus que par une règle précise : Cela le fera penser à moi (plutôt que Cela lui fera penser à moi), mais Je lui ferai penser à cette affaire (plutôt que Je le ferai penser à cette affaire). » Gageons que notre grammairien serait surpris d'apprendre que des linguistes (dont Claire Blanche-Benveniste) préconisent la répartition exactement inverse : pronom à l'accusatif quand faire penser s'entend au sens littéral de « faire en sorte que (quelqu'un) pense » et pronom au datif quand faire penser est pris au sens lexicalisé de « rappeler, évoquer par association d'idées » ; et plus encore que le Danois Pieter Seuren considère le tour Cela le fera penser à elle (que le TLFi tient pour plus littéraire que celui avec le pronom au datif) comme... agrammatical (A View of Langage, 2001) ! « L'interprétation de ce genre de phrases ne fait pas l'unanimité des locuteurs, même linguistes », concède Béatrice Lamiroy dans Les clitiques accusatifs versus datifs dans les constructions causatives en faire (2010), et c'est là un euphémisme... De même, Hanse est d'avis que l'on dit plus facilement (avec un agent nominal) Il a fait changer son interlocuteur d'avis ou Il a fait changer d'avis à son interlocuteur que Il a fait changer d'avis son interlocuteur, « tour [qui] étonnerait ici » ; Élisabeth Badinter n'a pas de ces états d'âme : « Dans l'espoir de faire changer d'avis son interlocuteur », écrit-elle dans Les Passions intellectuelles (voir également les citations de Balzac, Larousse et Gide). L'usage, on le voit, ne se laisse pas si facilement deviner... (3)

    Il faut dire qu'il ne s'est jamais véritablement fixé. « Dans l'ancienne langue, observe Grevisse, même quand l'infinitif se présentait sans objet direct, son sujet pouvait se mettre au datif : on pouvait dire non seulement Je l'entends parler, mais Je lui entends parler. » Faire changer de n'a pas échappé à ce phénomène :

    (Agent à l'accusatif) « Les firent changier de lieu » (Croniques et conquestes de Charlemaine, 1458), « Pour veoir se par tourmens la pourroye faire changier de volunte » (Histoire du chevalier Paris et de la belle Vienne, XVe siècle), « La fait changier de maniere et faconde » (Le Vergier d'honneur, vers 1502), « [Il] le faict changer d'opinion » (Roland furieux, 1544), « Les faire changer de pays et d'air » (Claude Cotereau, avant 1550), « Un juge seul fit changer d'avis toute une compagnie » (Jean Bodin, 1577), « Faire changer quelqu'un de posture » (Pierre des Champsneufs, 1642), « On le fera changer d'opinion » (Louis-Charles d'Albert de Luynes, 1647), « Faire changer aucun d'opinion » (Isaac Cattier, 1651), « Le faire changer d'avis » (Mme de Scudéry, 1654).

    (Agent au datif) « Je luy ay fait changier de place » (Bergerie des bergers gardant l'agneau, 1485), « Faire changer d'opinion à quelques uns » (Joachim du Bellay, 1549), « [Une maladie] luy feit bien changer d'avis » (Jacques Amyot, 1559), « Je vivray de façon que je leur feray changer de langage » (Montaigne, 1588), « Cela ne fit point changer d'advis aux habitans » (Agrippa d'Aubigné, 1626), « Luy faire changer de visée » (Guez de Balzac, avant 1654), « Lui faire changer d'avis » (Mme de Sévigné, 1675).

    Il n'était, du reste, pas rare de voir les deux constructions alterner − indifféremment ? − chez un même auteur :

    (Robert Estienne) « Le faire changer de vouloir » (Dictionnaire françois-latin, édition de 1539), mais « Luy faire changer d'advis et de vouloir » (Dictionarium latinogallicum, édition de 1546).

    (Nicolas Herberay des Essarts) « J'espere doresnavant leur faire changer d'opinion » (traduction d'Amadis de Gaule de Montalvo, 1542), mais « Cest accident [...] les fit changer d'avis » (traduction de La Guerre des Juifs de Flavius Joseph, 1553).

    (Antoine Le Maçon) « [L'occasion] qui luy avoit faict changer d'advis », à côté de « La nouveaulté des choses ne la pouvoit faire changer de contenance » (traduction du Décaméron de Boccace, 1545).

    (Simon Goulart) « Le faire changer d'avis », à côté de « [Il] leur fit changer d'avis » (Thresor d'histoires admirables, édition de 1627).

    (Pierre Du Ryer) « Taschés de le faire changer d'avis » (traduction des Histoires d'Hérodote, 1645), mais « Elle [= Médée] fait changer de place aux estoiles » (traduction des Métamorphoses d'Ovide, 1655).

    (Nicolas Perrot d'Ablancourt) « Pour le faire changer d'avis » (traduction des Œuvres de Lucien de Samosate, 1654), mais « De peur qu'on ne luy fit changer d'avis » (traduction des Œuvres de Tacite, 1658).

    (La Fontaine) « De faction la fut [sut ?] faire changer », à côté de « Coups de fourche ny d'étrivieres Ne luy font changer de manières » (Fables, 1668).

    Mais voilà que Vaugelas se mêle de donner son avis, au travers du cas particulier du verbe souvenir. Il soutient (et Thomas Corneille à sa suite) qu'il faut dire afin de les faire souvenir de plutôt que afin de leur faire souvenir de, « ancienne [façon de parler] qui n'est plus dans le bel usage » (Remarques sur la langue françoise, 1647). C'est pourtant la construction par le datif qui s'imposera avec le verbe changer dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l'Académie. Comparez : « Le faire souvenir de la parole qu'il a donnée » (à l'article « sommer »), mais « Faire changer de volonté à une femme » (à l'article « dieu »), « On luy a fait changer de ton » (à l'article « ton ») (4). Comprenne qui pourra !

    Un siècle plus tard, l'abbé Féraud étend l'analyse de Vaugelas aux autres infinitifs compléments de faire et jette les bases de la règle moderne :

    « Faire se joint à des infinitifs et, joint à des verbes neutres, il leur donne un sens actif. Remarquez que quand cet infinitif est un verbe actif de sa nature, on met le nom du régime relatif au datif. On lui fit avoir un emploi. Quand ce verbe à l'infinitif est neutre, régissant naturellement le datif, on met le second régime à l'accusatif. On le fit renoncer à ses prétentions. Quelquefois cet infinitif a un sens passif. Alors on met le second régime à l'accusatif. On le fit précéder de, etc. » (Dictionnaire critique de la langue française, 1787).

    Le lexicographe ajoute toutefois une précision, curieusement passée sous silence par Girault-Duvivier et par Littré :

    « Mais quand cet infinitif est un verbe neutre, régissant de sa nature l'ablatif (la préposition de) on demande si le second régime doit être au datif ou à [l'accusatif]. Doit-on dire on lui fit user ou on le fit user d'un régime doux ? J'aimerais mieux la première manière, et elle me paraît plus conforme à l'analogie ; mais l'une et l'autre sonnent mal, et il vaut mieux prendre un autre tour. »

    Deux observations s'imposent. D'abord, force est de reconnaître que c'est le tour par le datif qui avait la préférence (si l'on peut dire) de Féraud, et Cyprien Ayer se range encore à l'avis de son aîné (contre celui de Littré, donc) dans sa Grammaire comparée de la langue française (1876) : « On emploie cette construction [par le datif] même lorsque l'infinitif est suivi d'un autre cas que l'accusatif : Ces chants firent changer de visage à Atala (Chateaubriand). » Ensuite, voilà un témoignage qui laisse entendre que l'usage en cette fin du XVIIIe siècle ne serait indécis que dans le cas particulier des verbes construisant leur objet avec la préposition de. La réalité est évidemment plus nuancée... comme Féraud lui-même est bien obligé de le reconnaître, à l'article « renoncer » de son Dictionnaire : « Avec faire, il régit l'accusatif de la personne, le datif de la chose : désirant le faire renoncer à toutes ces vanités, et non pas lui faire renoncer, comme le dit un pieux biographe [Dosithée de Saint-Alexis, 1727]. » Toujours est-il qu'il faudra attendre le XIXe et, surtout, le XXe siècle pour que le tour par l'accusatif prenne l'avantage sur celui par le datif, ainsi que l'affirme le philologue suisse Hugo Glättli, statistiques à l'appui, dans ses Remarques sur le choix du pronom personnel devant faire suivi d'un infinitif (1979).

    Mais laissons là ce survol historique pour nous demander pourquoi la construction par le datif continue à se maintenir avec faire suivi d'un infinitif transitif indirect. Plusieurs hypothèses ont été avancées.

    1. « Ce tour [par le datif], à la fois par son inversion et, quand il contient un pronom, par les formes fortes qu'il lui impose, [donne plus de relief et de vigueur à l'agent de l'infinitif]. » Quand il serait séduisant, l'argument avancé par les Le Bidois (Syntaxe du français moderne, 1935) ne convainc pas Glättli : « On ne voit pas pourquoi Guez de Balzac aurait éprouvé le besoin de mettre en évidence le sujet de changer [dans : Mais je sçay bien qu'il ne sçauroit faire changer de naturel à l'Heresie]. » À l'inverse, on peine à comprendre pourquoi Alain Rey se serait privé du pouvoir désignatif de la construction par le datif − pourtant attendue avec un infinitif transitif direct − dans : « L'établissement des formes ne fait pas Littré oublier les signifiés » (Littré, l'humaniste et les mots, 1970).

    2. Partant, Glättli est bien plutôt « enclin à croire que si quelques écrivains du XXe siècle adoptent le tour indirect de préférence au tour direct, cela peut s'expliquer par leur goût de l'archaïsme » (5). Voilà qui cadre mal avec les marques de niveau de langue relevées dans le Robert (datif préféré à l'oral) et le TLFi (« Littéraire. Cela le faisait penser à qqn/qqc »). Qui plus est, les deux tours, quoi qu'en pense Vaugelas, pourraient bien être aussi anciens l'un que l'autre... (6)

    3. Grevisse observe de son côté que le datif apparaît au lieu de l'accusatif surtout quand l'infinitif transitif indirect « est, pour la syntaxe, proche d'un infinitif transitif direct » (Le Bon Usage, 1980). C'est précisément le cas de changer de (« Changer d'avis, d'idée est très voisin de changer son avis, son idée » [7]), mais aussi de croire à ou de penser à : « [Il] luy faict penser à sa conscience » (Brantôme, avant 1614), « Le dépit qu'elle eut luy fit penser à trouver un party pour sa fille » (Mme de La Fayette, 1678), « Cette impression [...] qui leur fait croire à un excès de confiance en soi » (Jules Romains, 1949), « Toute tolérance accordée aux fanatiques leur fait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause » (Marguerite Yourcenar, 1951), « Blanche lui faisait penser à une grosse poupée » (Robert Sabatier, 1972) (8). L'explication vaut déjà moins pour renoncer à (encore que l'on ait dit autrefois renoncer quelque chose) : « Pour luy faire renoncer à sa seigneurieuse libertise et hauteur » (Georges Chastelain, avant 1471), « Lui faire renoncer à tous ses biens » (Jean Croiset, 1723), « Une boutade lui faisait renoncer à un rendez-vous » (Musset, 1837), « Je lui fis renoncer au théâtre » (Jean Anouilh, 1951), « [Un coup qui l'a] suffisamment effrayé pour lui faire renoncer à son projet » (Alain Robbe-Grillet, 1953), « Une jeune infirmière qui lui fait renoncer à la prêtrise » (Edgard Morin, 2019) (9) ; et plus du tout, par exemple, pour recourir à : « Ce n'est pas la noblesse du sujet qui lui fait recourir à la poésie » (Jean Orieux, 1976) (10).

    4. D'autres spécialistes font la part belle à l'analogie. Ainsi de Goosse dans Le Bon Usage (2011) : « En construisant l'agent au moyen d'une préposition lorsqu'il y a un autre syntagme nominal (ou pronominal) non prépositionnel, la langue se prémunit contre les risques de confusion. Mais le procédé peut s'introduire, par analogie, quand il n'y a pas de tels risques. » On peut aussi évoquer, à la suite d'Alfred Johansson, l'analogie avec le verbe laisser, plus facilement susceptible des deux constructions : « Je l'ai laissé (ou lui ai laissé) faire ce qu'il voulait » (Hanse). De là, avec faire changer de : Je l'ai fait changer d'avis (j'ai fait en sorte qu'il change d'avis) ou Je lui ai fait changer d'avis (j'ai fait changer d'avis à cette personne).

    5. D'autres encore formulent l'hypothèse que l'alternance accusatif/datif, là où elle se manifeste, pourrait être motivée par le degré d'« agentivité » (11) respectif du sujet de faire et du sujet de l'infinitif. Pour le dire de façon schématique, Je lui ai fait changer d'avis aurait plutôt à voir avec « Je l'ai convaincu (par des arguments) » et Je l'ai fait changer d'avis avec « Je ne lui ai pas laissé le choix ». Mais nous avons vu plus haut, à propos de faire penser à, à quel point ce genre d'analyse est sujet à interprétation.

    Vous l'aurez compris : la construction faire + infinitif est l'un des points les plus délicats et les plus débattus de la syntaxe française. Et tout porte à croire que cela n'est pas près de... changer !
     

    (1) Cyprien Ayer commente la règle en ces termes : « Le verbe faire suivi d'un infinitif forme avec cet infinitif une expression inséparable, du moins dans la pensée, et qui a toujours la signification d'un verbe transitif, même lorsque l'infinitif est intransitif ; c'est pourquoi le régime est à l'accusatif : On les a fait sortir » (Grammaire comparée de la langue française, 1876). « Cela étant, poursuit François Collard, il n'est pas correct de dire : Je les ai fait chasser un chevreuil, parce que ai fait chasser a deux compléments directs, chevreuil et les. Chevreuil ne pouvant être dans cette phrase que complément direct, il faut remplacer les par un pronom personnel complément indirect, et dire : Je leur ai fait chasser un chevreuil ; ce qui équivaut à : J'ai fait chasser un chevreuil à eux, par eux » (Cours de grammaire française, 1867). De cette façon, conclut Goosse, « la langue se prémunit contre les risques de confusion ». L'équivoque surgit toutefois si l'infinitif a lui-même un objet introduit par la préposition à. « Ainsi cette phrase : J'ai fait lire votre lettre à mon père, veut-elle dire que j'ai fait en sorte que mon père lût votre lettre, ou qu'un autre la lût à mon père ? s'interroge Ayer. Le sens ne peut être déterminé que par le contexte. »

    (2) On notera toutefois que ledit dictionnaire ne donne (sauf oubli de ma part) que des exemples relevant de la seconde construction : « Action de faire changer quelqu'un de poste » (à l'article « déplacement »), « Le faire changer de place » (à l'article « déplacer »), « Faire changer quelqu'un, un groupe d'opinion, de camp » (à l'article « retourner »), « Le faire changer de forme » (à l'article « transformer »).

    (3) L'extrait suivant, emprunté à la Grammaire française (1982) des continuateurs de Knud Togeby, illustre bien la difficulté des spécialistes à rendre compte de l'usage moderne : « [Quand l'infinitif n'a pas d'objet direct], l'accusatif est la construction courante, même si un complément prépositionnel suit immédiatement : Cet amour des beaux vers qui le faisait changer de visage dès qu'il en parlait (José Cabanis, 1960). Mais aussitôt qu'un complément adverbial peut ressembler à un objet de l'infinitif, il y aura tendance à employer le pronom au datif : La jalousie lui a fait voir clair d'un seul coup (Gabriel Chevallier, 1934). Aussi si le complément est introduit par à : L'on n'essaie plus ici de leur faire croire à rien (Jean Miesch, 1965) ou par de : Il pensait leur faire changer d'avis (Christine de Rivoyre, 1968). »

    (4) À la même époque, les « Messieurs de Port-Royal » font le choix de la construction par l'accusatif : « Faire changer quelqu'un d'avis » (Traité des particules françoises, 1698). Quant à Furetière, il ne semble pas avoir un avis très arrêté sur la question : « Leur faire changer de mœurs et de creance » (à l'article « convertir » de son Dictionnaire, 1690), « Luy faire changer de poste » (à l'article « décamper »), « Faire changer de pays à un homme » (à l'article « dépaïser »), « Faire changer de couleur à quelque chose » (à l'article « déteindre »), etc., à côté de « Le faire changer de dessein » (à l'article « démouvoir »), « Les faire changer souvent de poste » (à l'article « harceler »), « Action qui fait changer un corps de place » (à l'article « remuement »).
    L'Académie, pour en revenir à elle, finira toutefois par changer d'avis sur le cas de faire changer de, mais au terme d'une longue période d'hésitation. Ce n'est en effet que dans la neuvième édition de son Dictionnaire que les exemples à l'accusatif, d'abord introduits au compte-gouttes dans la troisième (1740), puis dans la cinquième (1798), éclipseront les derniers exemples encore au datif : « Le faire changer d'avis à volonté » (à l'article « crêpe »), « Le faire changer de classe » (à l'article « déclasser »), « Faire changer quelqu'un de place » (à l'article « déplacer »), « Le faire changer de cap » (à l'article « évoluer »), « Qu'on ne peut faire changer d'opinion, de dessein » (à l'article « inébranlable »), « Faire changer entièrement une personne d'avis » (à l'article « retourner »).

    (5) Parallèlement, l'emploi du pronom à l'accusatif avec faire + infinitif transitif direct est présenté comme « un archaïsme » par Littré, une construction « vieillie » ou « classique » par Christian Molinier (Sur les constructions causatives figées en français, 2005) : « Fai les servir ma haine » (Corneille, 1644), « Un messie qui les feroit aymer Dieu » (Pascal, 1670), « Des nouvelles un peu moins bonnes les firent précipiter leur départ » (Gide, 1909), « Il m'est impossible de le faire aborder ce sujet » (Georges Duhamel, 1961).

    (6) Tous verbes (susceptibles d'entrer en composition avec faire) confondus, c'est la construction par l'accusatif qui semble bien être la plus ancienne : « Voldrent la faire diavle servir [littéralement : ils voulurent faire elle servir au diable, servir le diable] » (Séquence de sainte Eulalie, vers 880).

    (7) Cela est d'autant plus vrai que l'on a dit autrefois, sans la préposition de, changer propos (« changer d'avis »), changer contenance, courage, couleur... : « Canga il un peu contenance » (Jean Froissart, avant 1400), « Ces femmes commencerent a changer coleur » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, vers 1460), « Son cuer changa propos » (Antoine de La Sale, 1456). De là, en combinaison avec faire : « Et si lui fait changier maniere » (Christine de Pizan, vers 1400), « La venue du Roy leur pourroit faire changier propos » (Procès-verbal des conférences tenues à Lyon et à Genève pour mettre fin au schisme de Bâle, 1447), « Fortune n'est aultre chose que de luy faire changer propos » (Michel Riccio, 1506).

    (8) Exemples de construction par l'accusatif : « Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort » (La Logique de Port-Royal, 1662), « Cette aventure [...] contribua beaucoup à le faire croire aux visions miraculeuses de Swedenborg » (Balzac, 1832), « L'ombre qui fuyait le fit penser à Nicole » (Alexandre Dumas, 1846), « Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtre remuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte » (Zola, 1873), « [Tel rappel] qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge » (Proust, 1913), « Swann l'accusait, cette jalousie, de le faire croire à des trahisons imaginaires » (Id., 1919), « Un désespoir d’amour qui le fait penser au suicide » (René Doumic, 1933).

    (9) Exemples de construction par l'accusatif : « Aucune puissance ne l'eût fait renoncer aux cravates de mousseline » (Balzac, 1837), « On le fit renoncer à ses prétentions, et non pas On lui fit renoncer à ses prétentions » (Litais de Gaux, Théorie du verbe, 1845), « L'encombrement des guichets le fit renoncer à rien demander » (Joseph Malègue, 1933), « Il n'y a pas eu moyen de le faire renoncer à son mystère ridicule » (Robbe-Grillet, 1953).

    (10) Exemples de construction par l'accusatif : « Les faire recourir à un codicille » (Balzac, 1836), « Quelle menace est capable de l'effrayer au point de le faire recourir à la police ? » (Simenon, 1931).

    (11) « Agentivité est le terme le plus général et le plus abstrait pour tout un faisceau de traits sémantiques convergents, tels que le contrôle exercé par l'individu sur ses actions et sur son environnement, l'intentionnalité qui dirige ses actions et enfin l'activité elle-même qu'il exerce sur le monde extérieur » (Georg Bossong, 1998).
     

    Remarque 1 : Il ne vous aura pas échappé que ces difficultés disparaissent quand l'agent de l'infinitif est exprimé par un pronom personnel de la première ou de la deuxième personne (me, te, nous, vous), dont la forme est identique à l'accusatif et au datif.

    Remarque 2 : On s'étonne de voir figurer sous la rubrique « Faire + infinitif avec un complément d'objet indirect » du TLFi cette citation d'André Maurois : « Elle lui fit promettre d'écrire souvent. » Promettre n'est-il pas un verbe transitif direct ?

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Rien ne le fera changer d'avis (selon l'Académie), mais le tour avec lui a ses partisans...


    votre commentaire
  • Quelle drôle d'idée !

    « Vous ne nous ôterez pas de l'idée que vendre des actions JPM [J.P. Morgan], ce n'est pas si mal tombé pour la parentèle de Jamie Dimon [patron de ladite banque] dans le besoin. »

    (Philippe Béchade, sur la-chronique-agora.com, le 30 octobre 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Il est des cas, heureusement rares, où les ouvrages de référence nous égarent plus qu'ils ne nous éclairent. Prenez l'article « ôter » du Petit Robert ; on y lit : « Enlever (un objet) de la place qu'il occupait. Ôtez-lui ce couteau des mains. Figurément. On ne m'ôtera pas de l'idée que c'est un mensonge, j'en suis convaincu. » Passez à présent chez le concurrent Larousse : « Déposséder ou débarrasser quelqu'un de ; enlever, retirer. Ôtez-lui cette idée de l'esprit. » Ici, idée désigne ce qu'on enlève ; là, l'endroit d'où l'on enlève. Avouez qu'il y a de quoi semer le trouble dans les esprits... L'explication de cette apparente contradiction est à chercher dans la riche polysémie du mot : dans l'exemple de Larousse, idée s'entend avec le sens courant de « élaboration de l'esprit », alors que dans celui de Robert il désigne familièrement l'esprit lui-même en tant que siège de la pensée (comme dans : J'ai dans l'idée qu'il ne viendra pas. Il s'est mis dans l'idée de partir demain. Cela m'est sorti de l'idée, de la tête).

    Difficile, au demeurant, de prendre pour argent comptant les avis des spécialistes dans cette affaire. Que l'on songe au TLFi, qui nous donne à croire que la locution n'a cours qu'à la forme négative et avec une complétive comme complément d'objet direct :

    « Ne pas ôter à quelqu'un de l'esprit/de l'idée/de la tête que + complétive. Ne pas empêcher quelqu'un de croire que... On ne t'ôtera pas de l'esprit que le monde tout entier est à toi parce que tu es au centre (Claudel, 1925). Rien n'ôtera de la tête d'un paysan comme moi que le militaire a toujours faim et soif (Bernanos, 1936) » ( à l'article « ôter »).

    Quand elle serait monnaie courante, cette construction est loin d'être la seule. Encore faut-il avoir la présence d'esprit de se rendre à l'article... « esprit » pour mettre la main sur un exemple à la forme positive (« Ôter une idée de l'esprit de quelqu'un ») et à l'article « idée » pour trouver un objet direct nominal ou pronominal (« Personne n'a pu lui ôter cette idée de la tête », « On ne m'ôtera pas cela de l'idée »).
    L'Académie, de son côté, n'enregistre que le tour avec esprit à l'article « ôter » de la dernière édition de son Dictionnaire (« Vous ne lui ôterez jamais cela de l'esprit »), rejetant les variantes avec « idée » et « tête » à leurs entrées respectives : « On ne peut lui ôter cela de l'idée », « On ne peut lui ôter de la tête qu'il mourra bientôt » (huitième édition) (1). Quant à l'article « esprit », il renferme le seul exemple à la forme positive : « Ôtez cela de votre esprit » (notez la construction avec le possessif, en lieu et place de : Ôtez-vous cela de l'esprit). Une chatte lettrée n'y retrouverait pas les siens (d'esprits).

    Renseignements pris dans les dictionnaires d'ancienne langue, l'expression originelle est ôter à quelqu'un une chose (morale, intellectuelle) de la tête, attestée (isolément ?) chez Chrétien de Troyes avec le sens de « le libérer de quelque chose qui gêne » : « Li osterons nos de la teste Tote la rage et la tempeste » (Le Chevalier au lion, vers 1177). On la retrouve, surtout à partir du XVIe siècle, déclinée en variantes orthographiques et syntaxiques :

    (Avec cœur, comme siège de l'affectivité) « Mais ce que je vous ay dit lui ostoit le cuidier [= l'illusion, la fausse croyance] du cuer » (Le Roman de Méliadus, XIIIe siècle ?), « Oste tes pensees de ton cuer » (Grandes Chroniques de France, XIVe siècle), « Ostez de vostre cuer toute pensee et trouble » (Jean Wauquelin, vers 1448), « Pour luy oster ceste jalousie du cœur » (François de Belleforest, 1571).

    (Avec tête, comme siège de la conscience et des facultés mentales) « On ne me sçauroit oster cela de la teste » (Mathurin Cordier, 1538), « On ne te sçauroit oster de la teste qu'il n'y aie du sel aux pierres » (Bernard Palissy, 1563), « Pour luy oster ceste fantasie et tristesse de la teste » (François de Belleforest, 1567).

    (Avec esprit) « Si voulez ouster de vostre esprit toutes ces tristes pensees » (Jean Bouchet, 1527), « La maison de France [...] Luy oste de l'esprit la sombre pesanteur » (Ronsard, 1584), « Tout en tout est divers : ostez-vous de l'esprit Qu'aucun estre ait esté composé sur le vostre » (La Fontaine, 1678).

    (Avec fantaisie, ancien synonyme de imagination) « Ostez ceste opinion de vostre fantasie » (Marguerite de Navarre, avant 1549), « Ne me sauroit on oster de la fantasie que [...] » (Guillaume Des Autels, 1551), « Ostez-moy cela de vostre phantasie » (Henri Estienne, 1565).

    (Avec imagination) « Ostez de vostre imagination ce qui vous peut troubler » (François de Sales, 1619), « Pour luy oster cette amour de l'imagination » (Roland Le Vayer de Boutigny, 1665).

    (Avec opinion) « Je supplie un chacun d'oster cela de son opinion » (Gaspard de Coligny, avant 1572), « Voylà pourquoy on ne sçaroit oster de l'opinion de plusieurs qu'il n'eust quelque démon qui le tint par la main » (Brantôme, avant 1614), « Je veus vous oster de l'opinion [que...] » (Agrippa d'Aubigné, avant 1630).

    (Avec entendement) « Oste cela de ton entendement » (Nicolas Herberay des Essarts, 1541), « Je ne me puis oster de l'entendement [que...] » (Guillaume du Vair, 1594), « Pour luy oster de l'entendement beaucoup de sinistres soubçons » (Pierre du Jarric, 1614).

    (Avec mémoire) « D'avantage faudra luy oster de la memoire [ses] affections temporelles » (Pierre Milhard, 1608), « Ostez de vostre memoire que [...] » (Le Mercure françois, 1611). (2)

    Il faut attendre le début du XVIIIe siècle, semble-t-il, pour que idée s'invite dans la liste :

    « Il ne peut m'ôter de l'idée l'horreur que j'ai pour un crime aussi noir » (La Clef du cabinet des princes de l'Europe, 1706), « Je ne puis m'ôter de l'idée qu'il cherche à vous connoître plus particulièrement » (Madeleine-Angélique de Gomez, 1730), « [Il] Ne sçauroit s'ôter de l'idée Que cela présage malheur » (Louis-Antoine Dornel, 1739), « On ne m'ôterait pas de l'idée que votre commerce renforce bien des faibles » (Jean-Antoine Roucher, 1797), « Vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé » (Stendhal, 1839), « Je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous embarrasse » (George Sand, 1843), « Pour lui ôter de l'idée toute hypothèse sérieuse » (Flaubert, 1846), « Vous n'ôterez pas de l'idée aux compatriotes de notre ami Berlioz que [...] » (Hippolyte de Villemessant, 1854), « Je ne peux m'ôter de l'idée que c'est peut-être après tout le libertin qui a raison » (Ernest Renan, 1880), « On ne m'ôtera pas cela de l'idée » (Jean Richepin, 1881), « Ôtez-vous de l'idée que mon penchant ait tourné à la monomanie » (Colette, 1943). (3)

    Pour le coup, cette chronologie n'a rien que de très compatible avec la date de première attestation de idée au sens de « esprit qui élabore les idées », laquelle ne serait pas antérieure au milieu du XVIIe siècle si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française : « [Elle] n'avoit rien que Pinuçe en l'idée » (La Fontaine, 1666).

    Mais voilà que les choses se compliquent. ll se trouve que idée fait partie de ces substantifs (avec annonce, bruit, crainte, désir, fait, joie, pensée, peur, sentiment, souhait, volonté...) qui peuvent être suivis d'une complétive introduite par que : « Il reprenait l'idée que la terre est ronde » (Pierre Gaxotte, 1951), « L'idée que cela fût possible paraissait naguère inconcevable » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Partant, (ne pas) ôter à quelqu'un de l'idée / que + complétive en vient à concurrencer la construction (ne pas) ôter à quelqu'un / l'idée que + complétive, formée sur le modèle de ôter quelque chose (la vie, l'envie, les illusions, etc.) à quelqu'un. Comparez : « Ce préambule étoit nécessaire pour vous ôter de l'idée que je sois une lectrice habituelle de votre feuille » (Journal général de la cour et de la ville, 1790) et « Je vous dis cela [...] pour vous ôter l'idée que je suis aux antipodes » (Mme de Sévigné, 1675) ; « [Ils] ne m'ôteront pas de l'idée que j'ai raison » (Lucien Muhfeld, 1893) et « Ils n'arriveront pas à m'ôter l'idée que j'ai raison » (Dictionnaire Usito) ; « Rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle » (Alexandre Dumas, 1847) et « Rien ne m'ôtera l'idée que cet homme est protégé par une puissante sorcellerie » (Gérald Messadié, 2010). Elle n'est pas belle, notre langue ?

    Reste encore un dernier point à éclaircir : peut-on ôter à quelqu'un une idée... de l'idée ?
    Eh quoi ! vous en faites, une tête !

    (1) Comparez avec la première édition (1694) : « On dit figurément Oster quelque chose de l'esprit, de la teste, de la fantaisie à quelqu'un pour dire Faire en sorte qu'il n'y pense plus, qu'il n'y adjouste plus de foy. Vous ne lui osterez jamais cela de l'esprit. J'ay si bien fait que je me suis osté cela de la teste, de l'esprit » (à l'article « oster »).

    (2) On pourrait encore mentionner les variantes avec enlever : « Enlever de l'esprit des hommes mille scrupules importuns » (Pierre Poiret, 1687), « On ne lui en enlevoit pas du cœur le desir » (Pierre Postel, 1710), « Il est des superstitions maritimes que rien n'enlèvera de l'esprit des matelots » (Raoul de Navery, 1882), « Vous ne m'enlèverez pas de la tête que vous n'êtes que des chiens enragés » (Yasmina Khadra, 2006) et avec retirer : « On ne vous retirera pas de l'esprit [que...] » (Abel Hermant, 1935), « Je ne pouvais pas lui retirer de la tête cette idée saugrenue » (Naïm Kattan, 1974), « Retire-toi cela de la tête, pauvre idiote » (Isabelle Hausser, 2010).

    (3) Avec enlever : « Rien [...] ne peut enlever de l'idée au spectateur [que...] » (Ferdinand Guillon, 1843), « Rien ne m'enlèvera de l'idée que [...] » (Proust, 1927), « J'allais pas lui enlever de l'idée qu'il s'était passé des choses au fond des bois » (Céline, 1960). Avec retirer : « Rien ne pouvait leur retirer de l'idée qu'ils allaient tête baissée dans quelque piège » (Théophile Dinocourt, 1834), « Vous ne me retirerez pas de l'idée que Jordanet est innocent » (Jules Mary, 1897), « Rien ne me retirera de l'idée que [...] » (Henri Duvernois, 1928).


    Remarque 1 : Il convient de distinguer l'expression du jour de l'ancienne construction ôter quelqu'un de quelque chose, qui est attestée au sens voisin de « le délivrer d'une situation désagréable » : « Le [= Tristan] reconfortez et l'ostez de ceste folie ou il a mis son cuer » (Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle) et qui perdure dans la locution ôter quelqu'un d'un doute : « Vous arrivez à point pour m'ôter d'un doute » (Albert Camus, 1953).

    Remarque 2 : Ce sujet a déjà été abordé en 2016 par Bruno Dewaele dans un... billet paru sur son excellent site À la fortune du mot. On s'y reportera sans compter.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique