• Olympiades

    « Les Chevaliers du Fiel se chauffent pour les Olympiades.
    Le duo toulousain ne pouvait rater l'occasion d'épingler la frénésie autour de Paris 2024. »

    (Sylvie Roux, sur ladepeche.fr, le 9 mars 2024)

      

    FlècheCe que j'en pense


    Sans doute devrait-on décerner à l'Académie la médaille de l'opiniâtreté. Car enfin, l'arbitre de la langue ne nous a-t-il pas mis en garde à trois reprises ?

    « Le mot olympiade ne saurait désigner les Jeux olympiques mais désigne l'espace de quatre ans qui s'écoule entre deux célébrations de ces jeux » (communiqué du 5 novembre 1964).

    « Il est déconseillé d'employer le terme olympiades pour désigner les Jeux olympiques eux-mêmes » (neuvième édition de son Dictionnaire, 2011).

    « Le nom olympiade désigne la durée de quatre ans qui, en Grèce antique, séparait la tenue des Jeux olympiques ; la liste des olympiades servait d'ailleurs de référence dans le système de datation des Grecs, qui prenaient comme point de départ la première olympiade, qui commença en 776 avant Jésus-Christ. On ne doit pas confondre ce terme avec les Jeux olympiques comme cela se fait trop souvent depuis la renaissance de ces derniers, en 1896 » (rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet, 2016).

    Déjà, en 1922, l'académicien Jean Richepin, président du Comité de Lettres-Arts-Sports, s'était ému de cette confusion dans une lettre adressée aux clubs sportifs et aux journaux de l'époque :

    « Un très vieux mot, un mot grec vieux de 2 700 ans, et qui est un beau mot, est en train, sous des efforts tenaces, de glisser au barbarisme : c'est le mot olympiade. Chacun sait que olympiade désigne la période de quatre années qui séparait, en Grèce, la célébration des Jeux Olympiques, et il n'est que plus étrange de constater que ceux qui savent se laissent imposer, par ceux qui ne savent pas, un faux sens caractérisé. C'est tous les jours, en effet, que nous voyons ou que nous entendons le mot olympiade employé pour désigner la fête olympique elle-même [...]. Or c'est à peu près comme si l'on donnait le nom d'“année” à la journée du 1er janvier, couramment appelée "le jour de l'an". »

    Et puisque l'important est de participer, Coubertin lui-même s'était volontiers prêté au... jeu pour relayer la leçon de bon langage :

    « Je n'aurai pas besoin de rappeler qu'une olympiade est un intervalle de calendrier, intervalle de quatre années dont on célèbre l'ouverture par des jeux [...]. Il est donc incorrect historiquement et grammaticalement de faire du mot olympiade l'équivalent de Jeux olympiques et quand on dit, comme certains le font vulgairement, "les Olympiades d'Amsterdam", on profère un double barbarisme qui écorche les oreilles » (Olympie, conférence donnée à Paris en 1929).

    Seulement voilà : le barbarisme n'est pas aussi flagrant qu'il en a l'air, et l'affaire, à y regarder de près, est bien plus complexe que ne le laissent entendre Richepin et Coubertin. C'est un (autre) académicien qui le dit :

    « [D]es puristes imaginaires vont déclarant à tout venant que l'olympiade est une "période de quatre ans, entre deux célébrations successives des Jeux olympiques [...]", et que, partant, appeler les Jeux olympiques eux-mêmes "les olympiades" est aussi ridicule qu'il le serait d'appeler des jeux séculaires "les siècles". Oui et non.
    Avant de prononcer une condamnation si catégorique, peut-être faudrait-il rechercher le sens originel du mot grec dont nous avons fait olympiade. Or, il semble n'avoir désigné d'abord que la fête de Zeus Olympios, occasion de la célébration des jeux, et seulement ensuite l'intervalle de quatre ans qui séparait deux célébrations de ces jeux [1]. La fête de Zeus Olympios et les Jeux olympiques n'étant pas une même chose, de ce que la fête s'appelait l'Olympiade il ne s'ensuit pas que l'on pût légitimement donner aux jeux ce même nom, et il est vrai que l'on appelait couramment les jeux ta olumpia ; remporter la victoire aux Jeux olympiques, ta olumpia nikan ; mais Hérodote a écrit, et tous les dictionnaires citent cet exemple : olumpiada nikan.
    Je sens que les personnes qui disent et qui écrivent "l'olympiade de Berlin" vont aussitôt marquer un point et me remercier [...]. Eh bien, en dépit de l'origine première d'olumpias (fête de Zeus Olympios), et malgré l'exemple d'Hérodote, je ferais, quant à moi, scrupule d'écrire "l'olympiade de Berlin", et, supposé même que ce soit une faute défendable, je pense que c'est une faute.
    Les Latins, qui ont emprunté des Grecs le nom officiel des Jeux olympiques, Olympia, ne se sont jamais autorisés de l'exemple, peut-être unique d'Hérodote, pour les nommer olympiade. C'est seulement depuis la restauration moderne des jeux que l'on trouve cette confusion chez les Français, et l'on me permettra de douter qu'ils en soient allés chercher la justification dans leur dictionnaire grec ou dans les histoires d'Hérodote. [Sans doute préfèrent-ils] à Jeux olympiques, soit, au télégraphe, deux mots, olympiade qui n'en fait qu'un.
    Aux temps heureux où, faute de télégraphe, on pouvait ignorer ces économies de bouts de mots, jamais les écrivains français, non plus que les latins, ne se sont avisés de dire olympiade pour Jeux olympiques. "Olimpiade, dit notre vieux Richelet, c'est le cours de quatre ans entiers, espace de quatre ans. Les Anciens comptoient par olimpiades, etc. » (Abel Hermant, journal Le Temps, 1936).

    Avouez qu'il y a de quoi y perdre son grec et son latin !
    La querelle littéraire autour du mot olympiade était lancée et menaçait de tourner au pugilat, tous les quatre ans, entre les tenants de la position de l'Académie :

    « Une fois de plus et à l'envi, par ignorance ou par distraction, tout le monde a écrit : l'Olympiade d'Anvers ou, pis encore, les Olympiades de 1920. [Rappelons que, en bon grec,] le mot olympiade a un sens purement chronologique » (revue Le Cri de Paris, 1920), « Avez-vous remarqué l'emploi tout à fait incorrect que l'on fait chez nous − et probablement ailleurs aussi − du mot olympiade [...] ? Par une étrange impropriété de termes, on confond les jeux olympiques avec l'intervalle même qui séparait ces solennités fameuses » (Philippe Godet, La Gazette de Lausanne, avant 1922), « Révoltons-nous, après tant d'autres, contre olympiade » (André Moufflet, Le Français, langue malade, 1925), « On ne peut donc parler des Olympiades d'Oslo, mais des Jeux olympiques d'Oslo » (Pierre Chessex, Écrivons et parlons mieux, 1954), « Il ne faut pas faire le contresens de qualifier d'olympiade les jeux Olympiques » (Fernand Feugère, Le Figaro, 1964), « Se garder d'employer olympiades pour désigner les jeux Olympiques eux-mêmes » (Thomas, 1971), « La piteuse confusion entre ce qu'est une olympiade et ce que sont les Jeux olympiques » (Frédéric Schlatter, La Gazette de Lausanne, 1972), « Ne pas dire les olympiades pour désigner les jeux Olympiques » (Girodet, 1986), « Jeux, JO, oui ; Olympiades, non » (Pierre Bénard, Le Figaro, 2000), « Il est incorrect de faire d'olympiades un synonyme de jeux Olympiques » (Jean-Pierre Colignon, 2024),

    et les supporteurs du camp adverse, prompts à tirer parti des arguments étymologiques d'Hermant :

    « Olympiade signifie bel et bien "jeux olympiques", surtout en grec. C'est même son sens premier et essentiel » (André Thérive, Querelles de langage, 1928), « Le double sens du mot [Olympiade] correspond aux nécessités de la langue vivante » (communiqué du Comité d'organisation des Jeux Olympiques, 1934), « Jeux olympiques. Cet athlète se prépare pour les prochaines olympiades » (Robert, à l'article « olympiade », 1959), « [Le grec olumpias signifie] à la fois "Jeux Olympiques" et "période de quatre ans qui s'écoulait entre deux célébrations des Jeux" [...]. Cependant, les puristes sont si fortement persuadés, en dépit d'Hérodote et de Pindare, que ce deuxième sens est le seul valable qu'on entend traiter d'ignorants ceux qui se risquent à dire que les prochaines Olympiades auront lieu dans telle localité ! » (Dupré, 1972), « Une olympiade est la période de quatre ans entre deux Jeux olympiques, remarquez le singulier ; au pluriel, et avec capitale, c'est le synonyme de Jeux olympiques (bien que l'Académie française n'en soit pas d'accord) » (correcteurs du Monde.fr, 2012).

    Pas sûr, de nos jours et dans ces conditions, que le sportif amateur soucieux de la langue (si si, il y en a...) sache, d'entrée de jeu(x), vers quelle équipe se tourner. D'autant que l'argumentation d'Abel Hermant − horresco referens ! − est loin d'être impeccable. Reprenons les choses depuis le début.

    Olympiade est emprunté, par l'intermédiaire du latin olympias, -adis, de l'adjectif grec olumpias, -ados, dont l'helléniste Anatole Bailly nous détaille les différentes acceptions suivant leur ordre d'apparition :

    « I. Habitante de l'Olympe (Hésiode, Sophocle, en parlant de nymphes, de muses...).
    II. D'Olympie, d'où substantivement :
    1 célébration des jeux Olympiques (Hérodote, Pindare, etc.) ; olumpiada nikan (Hérodote, Simonide) remporter la victoire aux jeux Olympiques,
    2 période de quatre ans (Thucydide, Xénophon, Plutarque) » (Dictionnaire grec-français, 1895) (2).

    Ce que Bailly ne précise pas, c'est que olumpiada, dans olumpiada nikan, serait un « accusatif singulier féminin dépendant de panegurin ["fête"] sous-entendu » (Jean-Baptiste Gail dixit dans Le Philologue, 1818). Toujours est-il que nous avons là la confirmation que le mot a désigné, pour les Grecs − et pas seulement pour Hérodote −, la fête (de Zeus Olympios) aussi bien que les jeux (fût-ce au prix d'une ellipse), avant de servir d'unité de temps. En fut-il de même pour les Romains ? Il semble que non, si l'on en croit les lexicographes du latin, lesquels ne consignent à ma connaissance que le sens chronologique du nom commun (3). Là où Hermant se trompe lourdement, c'est sur la partie française de son analyse. Il n'est, en effet, que de consulter les dictionnaires d'ancienne langue pour s'aviser que toutes les acceptions grecques sont passées dans notre lexique depuis des lustres. Jugez-en plutôt :

    (« Période de quatre ans révolus ») « Olympiade est espace de .iiij. anz » (Pierre, seconde moitié du XIIIe siècle, cité par Paul Meyer), « Car jadis les Grecs comptoient les ans par olimpiades » (Simon de Hesdin, vers 1380), « Le thier an de la XIIIe olimpiade » (Jean d'Outremeuse, avant 1399), « Les ans de l'incarnacion Et de l'Olimpiade dicte » (Eustache Deschamps, vers 1400), « [Aristote nasquit] en l'an premier de la 99. Olympiade » (Gentien Hervet, 1567).

    (« Ensemble des compétitions sportives qui se déroulaient à Olympie après quatre ans révolus ; [relatif aux] jeux olympiques ») « Hercules establi la lite [mis pour luite, "lutte, combat"] olimpiade » (Jean de Vignay, vers 1330 ; notez l'emploi de olimpiade comme adjectif), « En le jeu de Olimpiades estoit coroné » (Nicholas Trivet, vers 1334), « Et pour ce, aussi come es Olimpiades, les tres bons et les tres fors ne sont pas coronnés, mais ceuls qui bien besoignent » (Nicole Oresme, vers 1370), « Lequel avoit eue victoire en olimpiade » (Id., vers 1374), « Il gaingna la coronne en la .xxxiii.e olimpiade » (Simon de Hesdin, vers 1380), « Es gieus olimpiades qui sont gieus de apertise et gieus de force » (Évrart de Conty, vers 1380), « Olimpiades se faisoient ou mont Olimpus [4] ou le plus fort et le myeulx combatant avoit la couronne » (Jean Miélot, 1460), « Les jeux [...] que l'on appella Olympiades » (Simon de Phares, 1498), « [Quatre] chevaux pour mener aux jeux de la feste Olympiade [...]. En ceste mesme Olympiade [...] fut adjouxtee la course du chariot à deux chevaux » (Jacques Amyot, 1553), « Te voila donc vaincueur [...] et es coronné aux olimpiades » (Filbert Bretin, 1581), « 1. Olympiade, ou Jeux Olympiques restablis et finis de quatre en quatre ans par Ip[h]itus » (Jean Doujat, 1672).

    (« Déesse de l'Olympe ») « Muses aquariades, Nayades [...], fresches Olympiades » (André de La Vigne, 1501), « [On appelloit les Muses] Olimpiades à l'imitation d'Homere, qui souvent les qualifie habitantes és maisons de l'Olympe, c'est à dire du ciel » (Jean de Montlyard, 1597).

    Et le fait qu'Hermant se réclame du Dictionnaire (1680) de Richelet n'y change rien. On lui opposera celui de Moréri : « Olimpiades ou Olimpiques, Jeux celebres de Grece » (1674) ou encore le Nouveau et Ample Dictionnaire de trois langues (française, italienne et allemande) : « Olympiades, olimpiade, die Olympische Spiele » (1674).
    La découverte du site archéologique d'Olympie, en 1766, remet en honneur le mot olympiade sous la Révolution (la première « olympiade de la République » s'est tenue à Paris en 1796) et favorise la diffusion, dans la foulée, de son acception non chronologique :

    « Quelle réserve dans le récit de leurs olympiades ! » (Revue de Paris, 1844), « La tenue de concours périodiques, tels qu'étaient les Olympiades de la Grèce antique » (Alphonse Chaudron de Courcel, 1894), « M. de Coubertin ouvre le séance en rappelant brièvement pourquoi les prochaines olympiades se dérouleront à Londres » (revue L'Éducation physique, 1902), « Nous avons été battus par l'Amérique à l'Olympiade de Stockholm » (Joseph Paul-Boncour, 1912), « Il aura été plus intéressant [...] de lire les comptes rendus des Olympiades que de les suivre elles-mêmes des yeux » (Jean Giraudoux, 1920), « J'ai donc vu avec joie l'annonce des Olympiades, ou Jeux Olympiques de 1924 » (Eugène Montfort, 1922), « Trente-six millions de sportifs bourgeois, subissant l'influence impérialiste de la France, organisent une olympiade à Los Angeles » (Eulalie Piccard, 1932), « À son retour de Perse [...], Hérodote lit aux Jeux Olympiques, en 456 avant J.-C., une relation de son voyage (excellente coutume que nous souhaiterions voir reprendre aux prochaines Olympiades) » (Paul Morand, 1935), « Des sportifs étrangers venus pour les Olympiades » (Malraux, 1937), « À l'olympiade de 324 » (René Grousset, 1949), « Les vainqueurs des dernières olympiades, un à un, paraissent sous les platanes sacrés » (Maurice Genevoix, 1960), « [Les] caramels des Olympiades de Berlin » (Patrick Rambaud, 1970), « [Le spectacle] des Olympiades de Mexico où les coureurs noirs, sur le podium, acceptèrent les médailles d'or en saluant poing fermé » (Jean Genet, 1977), « Je n'ose pas imaginer ce que penserait un contemporain de Périclès, pour qui le mot "Olympiade" signifiait grâce, force, beauté, paix sur la terre, devant ces étalages d'animaux de concours » (Jean Dutourd, 1977), « On compare beaucoup ces temps-ci les Olympiades de Berlin en 1936 à celles de Moscou en 1980 » (Marek Halter, 1991), « Les Olympiades de Sarajevo » (Bernard-Henri Lévy, 2004), « Admirateur de Hitler, [Coubertin] défend le choix de Berlin pour les Olympiades de 1936 » (Dictionnaire de l'histoire de France, sous la direction de Jean-François Sirinelli, 2006), « Les parades à relents nationalistes dont les Olympiades de Pékin nous imposent quotidiennement l'image » (Jean Clair, 2009), « En 1924, ils représentaient tous deux l'Angleterre aux Olympiades de Paris » (Jean Tulard, 2013).

    N'en déplaise une fois de plus à Hermant, ces emplois s'expliquent moins, de nos jours, par la volonté de gagner en concision (JO fait un bien meilleur candidat) que par le souci d'éviter les répétitions : « Pour ne pas réemployer les mots Jeux olympiques, la tentation d'utiliser le terme olympiade peut être forte » (Le Français facile avec RFI, 2023).
    Du reste, c'est surtout en dehors des stades que le mot s'est imposé, avec le sens étendu de « compétition [dans quelque domaine que ce soit] organisée selon le modèle des Jeux olympiques » :

    « France, voici le jour de tes Olympiades ! » (Jouvet-Desmarand, Poésie à l'occasion de l'Exposition de 1827), « Les Olympiades de l'Académie des Poètes » (Auguste de Vaucelle, 1872), « L'Olympiade d'échecs à La Haye » (Les Dernières Nouvelles de Strasbourg, 1928), « Les élèves qui auront brillé dans les concours (dits "olympiades") de mathématiques et de physique » (Georges Cogniot, 1959), « Je n'avais pas l'intention de participer cette année aux Olympiades du beau langage » (René Georgin, 1966), « Le Concours général, c'est les Olympiades de l'Université » (Jean Dutourd, 1978), « Les Olympiades d'orthographe de la ville de Tournai » ; « Sorte d'olympiade de l'ascèse : épreuve de réclusion comme saut à la perche » (Roland Barthes, 1977), « Le sentiment de participer à une olympiade mentale » (Marc Lambron, 2004).

    Mais ce n'est pas tout. À ces désaccords sémantiques sont venues s'ajouter des hésitations formelles. Il ne vous aura pas échappé que olympiade comme jeux olympiques sont mis à toutes les sauces orthographiques : avec ou sans la marque du pluriel (pour le premier), avec ou sans majuscule (pour les deux). Il faut dire, là encore, que les spécialistes de la langue ne nous aident guère à dégager une règle claire.
    Déjà, Littré hésitait entre jeux olympiques (par exemple aux articles « jeu » et « olympiade » de son Dictionnaire) et jeux Olympiques (par exemple aux articles « instauration » et « olympique »). Un siècle plus tard, Hanse reprit le flambeau : « Les jeux Olympiques » (à l'article « jeu » de son Nouveau Dictionnaire des difficultés de la langue française) mais « Les jeux olympiques » (à l'article « olympiade »). Robert, de son côté, introduisit une curieuse distinction graphique entre les jeux anciens (les jeux Olympiques) et les jeux modernes (les Jeux olympiques)... à laquelle il lui arrive de déroger : « L'institution des jeux Olympiques », lit-on à l'article « institution » de son édition en ligne. Quant à Larousse et à l'Académie, ils s'en tiennent à une graphie unique dans les deux cas, respectivement jeux Olympiques et Jeux olympiques − esprit de contradiction oblige.
    Même cacophonie autour de la graphie du mot olympiade, quelle que soit l'acception considérée :

    (acception chronologique) « La première olympiade commence en l'an 776 avant Jésus-Christ » (Dictionnaire de l'Académie, lequel a abandonné la majuscule depuis l'édition de 1835), « Le temple fut construit la deuxième année de la quatre-vingtième olympiade » (Girodet, 1986), « Olympiade est un nom commun (donc sans majuscule) » (Jean-Pierre Colignon, 2024), mais le TLFi donne plusieurs exemples avec majuscule : « Quant aux ères, ici on compte par l'année de la création, là par Olympiade » (Chateaubriand, 1802), « Il y avait chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades » (Flaubert, 1880), « La première année de l'ère des Olympiades date de 776 av. J.-C. » (Chauve-Bertrand, 1920), auxquels on peut ajouter : « Les Jeux d'Amsterdam en 1928 furent ceux de la IXe Olympiade » (Pierre de Coubertin, 1929), « L'ère des Olympiades » (Marguerite Yourcenar, 1951), « [Hercule] fournit même une unité de temps : l'Olympiade » (Yves Landerouin, 2000) (5) ;

    (acception non chronologique) « Au pluriel » (selon le Larousse en ligne, qui donne un exemple avec minuscule, et le TLFi, qui en livre deux avec majuscule), « Souvent au pluriel. Cet athlète se prépare pour les prochaines olympiades » (selon le Grand Robert), « Olympiades (ou olympiades), parfois écrit au singulier » (selon le Grand Dictionnaire terminologique), « Débutant par une majuscule » (selon le dictionnaire Cordial) (6).

    Est-il besoin de préciser que ce manque de cohérence n'aide pas à limiter les risques de confusion ? Comparez : « Les XIIes olympiades » (Grand Robert) et « La Xe olympiade » (Thomas). Le premier coup d'œil repère-t-il à coup sûr ici la période entre deux Jeux consécutifs, là les Jeux eux-mêmes ? N'arrange guère nos affaires le fait que le numéro de la période ne coïncide plus, de nos jours, avec celui des Jeux, compte tenu de ceux qui n'ont pu se dérouler en 1916, en 1940 et en 1944 : « Du 26 juillet au 11 août 2024, Paris accueillera les XXXIIIe Jeux olympiques d'été », lit-on dans la rubrique Le Français facile du site de RFI. Non ! Il s'agit des Jeux de la XXXIIIe olympiade, lesquels ne sont en réalité que les trentièmes de l'ère moderne. Voilà le revers de la médaille de la polysémie...

    Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir fleurir, depuis ces cinquante (?) dernières années, des analyses autrement mitigées que celles évoquées plus haut, où l'emploi de olympiade dans son acception non chronologique (mais étymologique) n'est pas définitivement mis hors jeu par la préférence donnée à celui, moins ambigu, de Jeux olympiques :

    « Ce mot [olympiade] désigne, en termes d'antiquité grecque, l'espace de quatre ans compris entre deux célébrations des fêtes olympiques. Tel est le seul sens donné par l'Académie. Cependant olympiade, en dépit des puristes, peut désigner aussi les jeux olympiques eux-mêmes (en grec olympias avait la double valeur de "célébration des jeux olympiques" et de "période de quatre ans"). Toutefois, de nos jours, pour désigner les jeux eux-mêmes, c'est presque toujours jeux olympiques qu'on emploie » (Grevisse, Le Français correct, 1973), « Olympiade désigne la période de quatre ans entre les jeux olympiques, en Grèce, mais aussi, surtout au pluriel, les jeux eux-mêmes ; dans ce dernier sens, jeux olympiques l'a emporté » (Hanse, 1983 [7]), « L'emploi d'olympiades au pluriel pour désigner les Jeux olympiques eux-mêmes est déconseillé par l'Académie française, mais il se répand » (Michèle Lenoble-Pinson, Le Français correct, 2009), « Le terme olympique est un adjectif et non un substantif. On ne peut donc parler des Olympiques. On peut par contre employer le mot olympiades en ce sens. Cet emploi est parfois critiqué, mais ne soyons pas puriste » (Paul Roux, Lexique des difficultés du français dans les médias, édition de 2010), « Au singulier, période de quatre ans entre deux célébrations successives des jeux Olympiques (de nos jours ou chez les anciens Grecs) ; emploi normal et correct. Au pluriel, jeux Olympiques (emploi critiqué) ; dans ce sens, dire plutôt jeux Olympiques » (Larousse en ligne).

    Vous, je ne sais pas, mais moi, ma décision est prise : demain, j'arrête le sport !

    (1) Hermant reprend ici les éléments fournis dès 1898 par le Nouveau Larousse illustré : « Le mot olympiade paraît avoir simplement désigné d'abord la fête de Zeus Olympios, qui se célébrait à Olympie, et qui était l'occasion des jeux Olympiques. Peu à peu, l'on prit l'habitude de donner le même nom à l'intervalle de quatre ans qui séparait deux de ces fêtes consécutives. » On notera le sens de la relation métonymique : fête → intervalle de temps, que confirme le Dictionnaire du moyen français : « 1. Ensemble des compétitions sportives qui se déroulaient à Olympie. 2. Par métonymie. Période de quatre ans révolus. »

    (2) Et aussi : « Olumpias, Olympiorum victoria, Olympiaca victoria, Olympiaci certaminis victoria (Hérodote) » (Henri Estienne, Thesaurus Græcæ linguæ, 1572 ; l'édition de 1831 par Hase et Dindorfius comporte l'ajout suivant : « Vel Olympicum certamen [Pindare, Simonide, Isocrate] »), « Nempe "olumpiada" plane etiam dicit Noster Victoriam olympicam, et Olympiaca victoriæ laudem » (Jean Schweighaeuser, Lexicon Herodoteum, 1824).

    (3) On trouve toutefois trace de la « confusion » en latin du Moyen Âge et de la Renaissance : « Phlego, olimpiadum egregius disputator » (Jean de Haute-Seille, Dolopathos, vers 1184), « Olimpias, dis festum vel sollempnis ludus qui olim fiebat ad honorem Jovis semel per quinquennium [in Olimpo] » (Huggucio de Pise, Liber derivationum, avant 1210), « Vicit Olympiada » (Jean Passerat, 1608).

    (4) Force est de constater que la confusion entre Olympie (ville d'Élide près de laquelle se déroulaient les jeux antiques) et Olympe (mont où résident les dieux, dans la mythologie grecque) ne date pas d'hier...

    (5) Exemples avec minuscule : « Alexandre, qui avait fait enterrer avec son nom et l'olympiade de son règne des mors de chevaux d'une grandeur gigantesque » (Alexandre Dumas, 1837), « Ces paroles [de Socrate] ont été prononcées, ou du moins écrites, aux environs de la quatre-vingt-quatrième olympiade » (Jules Simon, 1876), « Trente ans ont passé depuis lors, c'est-à-dire huit olympiades » (Jean de Pierrefeu, 1927, cité par le TLFi).

    (6) Et aussi :

    « Quant à l'expression les Olympiades (d'Anvers), pluriel employé couramment aujourd'hui par analogie avec les Jeux olympiques, c'est un contre-sens doublé d'un non-sens, comme dirait un professeur de grammaire » (revue Le Cri de Paris, 1920).

    « C'est seulement au pluriel que les olympiades peuvent désigner les Jeux en eux-mêmes [...]. Dans l'usage, il devient [pourtant] fréquent de lire olympiade (au singulier) comme synonymes de Jeux olympiques » (Le Français facile avec RFI, 2023).

    « Bien que la graphie employée dans la Charte olympique du Comité international olympique soit Jeux Olympiques, selon les règles générales d'écriture des dénominations de manifestations commerciales, culturelles et sportives proposées par l'Office québécois de la langue française, le nom Jeux olympiques, masculin pluriel, s'écrit avec une majuscule initiale à Jeux seulement [...]. On trouve aussi la forme courte les Jeux, ou les jeux. L'Office a longtemps préféré la minuscule. Or, dans les faits, la majuscule est très courante et tout à fait correcte [...].
    Au singulier, olympiade (avec une minuscule) s'emploie le plus souvent pour parler de la période de quatre ans qui s'étend entre deux Jeux olympiques d'été » (Grand Dictionnaire terminologique).

    « Bien qu'au Canada on recommande l'emploi de Jeux olympiques, avec une minuscule au mot olympique, la forme Jeux Olympiques est aussi admise. Également attestée, la graphie jeux Olympiques n'est pas conseillée » (Clefs du français pratique).

    « Les jeux Olympiques (absolument : les Jeux). L'écriture inverse, assez fréquente, est admissible : les Jeux olympiques » (André Jouette, Dictionnaire de l'orthographe, 1989).

    (7) Le même Hanse se montrait un tantinet plus sévère en 1949 : « Malgré la fréquence de la confusion, qui n'étonnait pas les Grecs, mieux vaut ne pas employer olympiades pour désigner les jeux eux-mêmes » (Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicales).

    Remarque 1 : La linguiste Danielle Corbin s'étonne de voir figurer olympiade, à l'article « -ade » du TLFi, dans la série des noms formateurs de numéraux, à côté de décade, monade, etc. « Alors que décade est paraphrasable par "ensemble de dix N", écrit-elle, olympiade n'est pas paraphrasable par "ensemble de olympie N". Il n'entretient donc pas le même rapport que décade avec sa base, et ces mots ne sont pas passibles du même traitement » (Morphologie dérivationnelle et structuration du lexique, 1991).

    Remarque 2 : En 1934, le Comité d'organisation des Jeux olympiques soulignait l'analogie entre l'olympiade des Grecs et le lustre des Romains : « Le mot latin Lustrum [désignait] à l'origine l'acte religieux de l'absolution qui termine le Census [= recensement de la population, effectué tous les cinq ans] et par la suite le temps durant lequel cet acte était valable. De même que les Olympiades, on se mit à compter les lustres » (Échos des sports du département de Constantine).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, plus couramment, Ils se préparent pour les Jeux olympiques (façon Académie et Robert) ou pour les jeux Olympiques (façon Larousse, Thomas et Girodet).

     


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  • Retour de flamme

    « Depuis que le Conseil d'État a demandé à l'Arcom de durcir son contrôle des médias, Europe 1, CNews et Le Journal du Dimanche font feu de tout bois. »

    (paru sur huffingtonpost.fr, le 18 février 2024.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Chronique de langue oblige, il sera moins question, dans les lignes qui suivent, de liberté d'expression que de... détournement d'expression. Jugez-en plutôt :

    « Faire feu de tout bois. Comme il est de pratique courante d'employer toutes sortes de bois pour faire du feu, on voit mal le rapport qui existe entre cette locution et un désir de réussite à tout prix. [Il s'agit là encore d'une] expression qui s'est pervertie : le "feu" a fini par [...] chasser le mot correct qui est "flèche". Faire flèche de tout bois : utiliser tous les morceaux de bois dont on peut disposer pour les tirer avec un arc en direction de l'objectif à atteindre » (Claude Gagnière, Pour tout l'or des mots, 1997).

    « On rencontre assez souvent l'expression fautive "faire feu de tout bois", confusion avec "faire flèche de tout bois". Tout bois étant combustible, ce n'est pas une difficulté d'y mettre le feu. En revanche, l'expression imagée "faire flèche de tout bois" signifie "mettre tout en œuvre pour arriver à quelque chose" (Littré) » (bulletin suisse Défense du français, 2012).

    « Un excellent historien présent sur une radio de grande audience use à tort d'une expression devenue malheureusement courante : "Faire feu de tout bois". Embraser quelques branches sèches relève du savoir-faire de tout campeur tant soit peu aguerri. En revanche, "faire flèche de tout bois" exige habileté et expérience, car toutes les essences ligneuses n'y sont pas prédisposées. Seul celui qui sait "faire flèche de tout bois" est adroit ou... opportuniste » (Maurice Véret, Défense de la langue française, 2022).

    « L'expression convenable pour signifier que l'on utilise inconsidérément tous les moyens qui se présentent est "faire flèche de tout bois" [et non "faire feu de tout bois"] » (François Rollin, Dictionnaire amoureux de la bêtise, 2022).

    Le moins que l'on puisse dire, c'est que nos spécialistes n'y vont pas avec le dos de la cuillère (en bois).
    Dénué de sens, faire feu de tout bois ? Allez expliquer ça à Bernard Palissy, potier du XVIe siècle, qui aurait été jusqu'à brûler le mobilier et le plancher de sa maison pour alimenter le four devant lui permettre de percer le secret des émaux ; à Rabelais, qui connaît « l'admirable nature d[u] boys [de mélèze], lequel de soy ne faict feu, flambe, ne charbon » (Le Tiers Livre, 1546) ; ou encore à Pline le Jeune, qui rappelle avec juste raison que « l'invention de tirer du feu de certains boys est venue des espies [= éclaireurs] qui vont de nuyt de camp en camp, et des pasteurs aussi, lesquels n'ont tousjours des pierres et des fuzils à leur poste pour faire du feu quand ils en ont de besoin. Et de là vient que pour avoir du feu, ils frottent ces boys l'un contre l'autre et font tomber les estincelles qui en sortent sur du boulet ou sur quelque fueille seche » (L'Histoire du monde, traduction d'Antoine Du Pinet, 1561) ! Autant de témoignages qui expliquent et justifient l'emploi de notre expression au sens propre : « On fait feu de tout bois, arbres morts ou brisez, peupliers, trembles, même des aulnes et des saules » (La Nouvelle Maison rustique, édition de 1740), « Faisant feu de tout bois, brûlant charpentes et meubles des villages abandonnés » (Paul et Victor Marguerite, 1900), « On a fait feu de tout bois pour se réchauffer, on a ratissé alentour tout ce qu'il était possible de brûler et d'enfourner dans les poêles » (Bernadette Pecassou-Camebrac, 2019).

    Fautif, perverti, faire feu de tout bois ? Il n'est que de consulter la documentation médiévale pour s'aviser que l'hésitation entre les mots feu et flèche remonte aux origines de l'expression.

    Les anciens recueils de proverbes (comme les recueils de proverbes anciens) nous apprennent que l'on a d'abord dit faire flèche de tel bois (ou de tel fust, du meilleur fust) qu'on a (ou comme on a) : « Si ferai [...] Du meillor fust que j'aurai fleche » (Guillaume de La Villeneuve, Les Crieries de Paris, avant 1300) ; « Dou meillor fust que len a doit len faire floiches », « De tel fust que on a fait on fleche » (Joseph Morawski, Proverbes français antérieurs au XVe siècle, 1925) ; « De tel comme on a fust on a fleche » (Étienne Le Gris, Recueil de proverbes, vers 1440) ; « Fay de tel bois que tu as flesche » (Jean Miélot, Proverbes en françois, 1456) ; « Il me couvient faire De tel bois que j'ay flesches » (Proverbes en rimes, vers 1490). Mais déjà le mot feu se tenait en embuscade au coin du bois, si l'on en croit Joseph Barrois : « Comme l'en dit de coustume, il convient de tel boys comme l'on a faire le feu », relève ce bibliophile émérite dans un manuscrit du Livre du très chevalereux comte d'Artois (vers 1460), à côté de la variante « faire fleschez ». La substitution peut s'expliquer par une simple association d'idées : on pense évidemment au bois dont on se sert pour faire du feu, mais aussi aux flèches ardentes qui visent l'ennemi sur le champ de bataille (1) ou le cœur à conquérir dans la représentation guerrière d'Amour-Cupidon (2).

    Peu avant 1500, on trouve chez le prédicateur Jean Sérée l'interpellation « Et de quel boys faictes vous fleiches ? », qui annonce l'expression figurée ne savoir de quel bois faire flèche (« ne savoir que faire ; être à bout de ressources, de moyens ») : « Lequel ne sçait de quel boys faire flesche » (Michel d'Amboise, 1532), « Plusieurs ne scauront de quel boys fayre fleches » (Rabelais, 1533), « Ne sçachant plus de quel boys faire flesches » (Nicolas Herberay des Essarts, 1546). De la même époque date (savoir) de quel bois quelqu'un se chauffe (« connaître les sentiments, les opinions de quelqu'un ; savoir de quoi il est capable ») : « Que faictes vous, que dites vous, brief de quel bois vous chauffez-vous » (Étienne Pasquier, 1554), « [Ceux] ayans experimenté de quel boys se chauffoit Fleurus » (Jean Millet, 1556), « Si je n'eusse bien sceu de quel bois elle se chauffe, pour l'avoir cognue des le berceau » (Odet de Turnèbe, vers 1580), « Il sçavoit bien de quel bois je me chauffois » (Antoine Du Verdier, 1585). Du bois (de chauffe) au feu il n'y avait là encore qu'une étincelle, que la langue finit par faire jaillir : « Et que ces seigneurs [...] congnoissent de quel boys il faict feu » (Catherine de Médicis, 1564), « Ces discours [...] contre la foy et l'honneur de la religion font bien connoître de quel bois on fait feu dans nôtre siecle » (Bonaventure de Langres, 1654).

    Parallèlement se développèrent les constructions proverbiales du type de tout bois faire quelque chose ou quelqu'un : « Car de tous bois et verd, et sec, Le plus souvent on faict passaige » (Guillaume Coquillart, 1532) ; « Tout bon tailleur de tout boys fait image » (Guillaume de La Perrière, 1553), « Tout bon tailleur de tout boys faict ouvrage » (Pierre Habert, 1556) ; « Il a esté dict que la statue de Mercure ne doibt estre faicte de tous boys indiferentement » (Rabelais, 1552), « On ne fait de tout bois l'image de Mercure, Dit le proverbe vieil : mais nous voyons icy De tout bois faire Pape, et cardinaux aussi » (Joachim du Bellay, 1558).
    Les exemples abondent avec flèche(s) :

    « Thevet, qui en ses escrits fait de tout bois flesches, comme on dit , c'est à dire, ramasse à tors et à travers tout ce qu'il peut pour allonger et colorer ses contes » (Jean de Léry, 1577), « Contre son ennemy on peut de tout bois faire fleches » (Blaise de Monluc, Commentaires, édition posthume de 1592), « Nos Jesuites, faute de meilleur, sçavent faire de tous bois flesches » (Philippe de Mornay, 1600), « Faire flesches de tout bois est s'ayder proprement au besoin de tout moyen qui se presente » (Jean Baudoin, Dictionnaire françois-latin, 1607), « Faisans flesche de tout bois [...] vous confondez tout » (Thomas Pelletier, 1609), « Cette vieille rusée qui sçavoit faire flesche de tout bois » (Jean-Pierre Camus, 1627),

    et, de là, avec divers mots ayant trait au feu :

    (avec feu) « Faisant feu de tous bois, il met toutes pieces en œuvre pour brouiller les François » (André Favyn, 1612), « Voila comment vous resistez à la vérité, et faites feu de tout bois » (P. Bocquet, 1621), « J'ay fait feu de tout bois » (Julian Manceau, 1622), « Quelques esprits traversez qui font feu de tout bois à leur vehemente humeur » (Jean-Pierre Camus, 1622), « La deffiance a cela qu'elle faict feu de tout bois » (Id., 1627), « Faire fleche et feu de tout bois » (Id., 1632), « Faire par apres feu de tout bois » (Jean de Giffre de Rechac, 1647), « [La colère] fait feu de tout bois » (Antoine Le Grand, 1662) ;

    (avec charbon ou cendre) « [Les adversaires] faisans ou cendre ou charbon de tout bois pour [les] denigrer » (Louis Richeome, 1597), « Il fait flesche et charbon de tout bois pour la tentation » (Pierre Matthieu, 1605), « Faire charbon de tout bois » (Randle Cotgrave, 1611), « Faire charbon de tout bois, se servir de tout » (Antoine Oudin, Curiositez françoises, 1640) ;

    (avec fumée) « [Ceux dont l'humeur est de] fere feu et fumée de tout bois » (Louis Richeome, 1614) ;

    (avec bûche ou fagot) « Faire de tout bois fagot » (Gomes de Trier, 1611), « Engin qui de tout bois fait bûche » (Satyre ou Imprécation contre l'engin du surnommé Mazarin, 1652). (3)

    Vous l'aurez compris : faire flèche de tout bois est l'arbre qui cache la forêt de variantes lexicales et orthographiques (commutation et combinaison de termes, graphies au singulier ou au pluriel).
    Ce que l'on comprend moins, c'est le traitement desdites variantes par les spécialistes de l'époque. Pourquoi Cotgrave et Oudin, pour ne citer qu'eux, consignent-ils celles avec flèche et charbon (respectivement faire de tout bois fleches, faire charbon de tout bois et il ne sçait de quel bois faire fleche, je sçay de quel bois il se chauffe, faire charbon de tout bois), mais pas celle avec feu ? Je ne saurais le dire. Le fait est que faire feu de tout bois a longtemps été ignoré par les lexicographes (Féraud, Bescherelle et Littré, en particulier, ne connaissent que la version avec flèche, au singulier).
    Mais ça, c'était avant. Avant que les auteurs ne commencent à changer leur carquois d'épaule et à manier le feu plus volontiers que la flèche :

    « La plupart font feu de tout bois » (André-Robert Andréa de Nerciat, 1792), « C'est en mettant ses dernières ressources en jeu et, comme on dit, en faisant flèche et feu de tout bois » (Journal de Paris, 1807), « L'ambition de notre temps fait feu de tout bois » (Charles-Philippe de Chennevières-Pointel, 1845), « Dans le commerce, il faut faire feu de tout bois » (Ferdinand Dugué, 1854), « Voulant, en homme habile, faire feu de tout bois » (Charles Hugo, 1860), « [Ils sont] habitués à faire feu de tout bois » (Jean Macé, 1861), « Qui fait de serment industrie, Feu de tout bois, argent de tout » (Émile Bergerat, 1871), « [Ils] font feu de tout bois pour cuire leur soupe » (Alphonse Karr, 1880), « Il m'est nécessaire de rassembler toutes mes forces et de faire feu de tout bois » (Georges Duhamel, 1937), « Aucune discrimination ; il fait feu de tout bois » (Gide, 1945), « Là où la merveille agile fait flèche et feu de tout bois » (Aimé Césaire, 1946), « Ces belles personnes qui font feu de tout bois pour briller » (Anouilh, 1950), « Les hommes se font chaud de tout ce qui est feu, et ils font feu de tout bois » (Claude Roy, 1960), « Vous faites feu et flèche de tout bois » (Jacques Bens, 1965), « L'Esprit qui souffle où il veut peut de tous [sic] bois faire feu ardent » (Jean-Marie Paupert, 1967), « Aussi [...] préféra-t-il faire front et feu de tout bois » (Claude Michelet, 1972), « On sera obligé de faire feu de tout bois » (Jean Carrière, 1972), « Je fais feu de tout bois » (Alphonse Boudard, 1974), « L'auteur fait déjà feu de tout bois » (Pascal Ory, 1980), « Le pédagogue sagace sait faire feu de tout bois » (Yves Gentilhomme, 1990), « L'auteur savait faire bois de tout et feu de tout bois » (Charles Le Quintrec, 1996), « Ainsi faites-vous feu, faites-vous France de tout bois » (Pierre-Jean Remy, 2003), « Le Mal fait feu de tout bois » (Alain Rey, 2006), « Il fait feu et flamme de tout bois » (François Bon, 2008), « Les Parisiens firent feu de tout bois pour édifier leurs barricades » (Régine Deforges, 2011).

    L'Académie, qui avait enregistré faire flèche de tout bois dans son Dictionnaire dès 1740, attendra tout de même 1992 (!) pour reconnaître la variante avec feu : « Expression figurée. Faire flèche, faire feu de tout bois, avoir recours à tous les moyens possibles pour atteindre un but. » N'en déplaise aux esprits chagrins, cette dernière figure désormais dans tous les dictionnaires (4) et est même parfois tenue pour plus claire et plus usuelle que son aînée (5). Belle revanche !

    Un mot encore. Quelle ne fut pas ma surprise, en consultant les anciens numéros de Défense de la langue française, de trouver, sous la plume de Denis Lemordant cette fois, la définition suivante : « Faire flèche (ou feu) de tout bois. Mettre tout en œuvre pour réussir » (2009).
    Pour le dire sans langue de bois... il y a des volées de bois vert qui se perdent !

    (1) « Flesches ardantes enveloppées d'estouppes, de poix et d'uille » (Jean de Bueil, vers 1465), « [Ils] lançoient des javelots et pierres de grands poids, avec feu et fleisches qui pleuvoient bien espais » (Antoine de La Faye, 1597).

    (2) « Cupido est descript et peingt ayant eles, [...] arc et fleches, [...] torche et feu » (traduction de La Généalogie des dieux de Boccace, 1498), « Ce bel enfant tenoit [...] une fleche, estincellant de feu ardant » (Hypnerotomachie, 1546), « Jette (ô Amour) ton arc flesches et feu » (Jacques Gohory, 1554), « Pourquoy donna on a Amour fleches et feu ? » (Questions d'amour, 1558), « Celui qui feu, l'arc et les fléches porte S'appelle Amour, volant par aisle forte » (Jean Louveau, 1559).

    (3) Et aussi : « La fureur fait arme de tout bois » (Thomas Guyot, 1669).
    Le modèle syntaxique se décline depuis à l'infini : « Faire flèche de tout bois, faire argent de tout meuble » (Mirabeau, vers 1770), « Faire argent de tout bois » (Anatole de Montaiglon, 1882), « Une sorte de Bel Ami, faisant − si l'on veut nous permettre l'expression − femme de tout bois » (Revue de Belgique, 1911), « Mensonges, dénonciations, calomnies à l'égard des syndiqués, les patrons essaient de faire flamme de tout bois » (journal L'Insurgé, 1911), « Excuse ce pauvre papier, on fait lettre de tout bois ! » (Henri Pourrat, 1916), « Faire trait de tout bois » (Raymond Las Vergnas, 1976), « L'écrivain fait fumée de tout bois, rempart de toute feuille » (Jean Suquet, 1996), « C'était l'époque où l'on faisait costume de tout bois et justement le tissu en fibre de sapin avait belle allure » (Henri Cueco, 1998), « Faire fortune de tout bois » (Abdelhak Serhane, 2013), « [Les langues] font vocable de tout bois » (Erik Orsenna et Bernard Cerquiglini, 2022) ; « [Prévert] fait flèche de tout mot » (Claude Roy, 1949), « Quelle adresse à faire feu ou flèche de ses yeux, à user de ses lèvres ou de sa gorge comme d'appas » (Léon Bopp, 1959), « Faire flèche de toute pierre, et utiliser jusqu'au dernier tous les matériaux disponibles » (Raymond Oursel, 1973), « Le langage en ce temps-là faisait feu de tout bruit » (Vénus Khoury-Ghata, 1999), « [Voltaire] fait feu de tout argument et de tout style » (Michel Delon, 2011), etc.

    (4) Robert, Larousse et le TLFi ont précédé de peu le Dictionnaire de l'Académie.

    (5) « L'expression [faire feu de tout bois] est quasi synonyme de faire flèche de tout bois, mais la métaphore est plus claire » (Alain Rey et Sophie Chantreau, Dictionnaire d'expressions et locutions, 1993).
    Par ailleurs, on commence à trouver des recueils d'expressions idiomatiques où, des deux versions, seule celle avec feu est répertoriée. Ainsi de Tu donnes ta langue au chat (2012) de Philippe Gaillard, Tout le français (2014) de Benoît Priet, 300 expressions pour réussir (2020) de Jean K. Mathieu et Expressions (2023) de José Minotti.
     

    Remarque 1 : Selon l'Office québécois de la langue française, faire feu de tout bois serait « un amalgame des expressions faire flèche de tout bois et faire feu de tribord et de bâbord ["attaquer sur tous les fronts"] ». Je n'en mettrais pas ma main au feu, la variante navale n'étant pas attestée (à ma connaissance) avant 1674 : « [Des] vaisseaux, faisant feu de babord et de stribord » (Relation de ce qui s'est passé entre les armées navales de France et d'Angleterre, et celle de Hollande), et même 1800 pour ce qui est de ses emplois figurés : « Vous me feriez faire feu de tribord et bas-bord, ma sœur » (Adélaïde-Isabelle-Jeanne Rochelle de Brécy, 1813), « Quiconque se chauffe de tout bois fait feu de tout bord » (Le Dieu malgré lui, 1832), « Figuré et familier, Faire feu de tribord et de bâbord, faire usage de tous ses moyens, de toutes ses ressources » (Dictionnaire de l'Académie, 1835).
    Signalons également un article paru en 1966 dans la revue Vie et langage, qui revient cette fois sur l'origine de faire flèche de tout bois : « M. Albert Thys, de Bruxelles, s'applique à recueillir les expressions dérivant de la pratique des attelages hippomobiles [...]. "Quand la flèche, le timon d'une voiture légère, se rompait, nous dit-il, on était parfois amené à la remplacer par une branche d'arbre coupée dans un taillis voisin. Cette réparation de fortune aurait donné naissance à la locution faire flèche de tout bois". » L'ancienne graphie avec flèches au pluriel semble pourtant mieux s'accorder avec les traits de l'archer qu'avec le timon de l'attelage...

    Remarque 2 : Feu Claude Duneton avait-il l'esprit de contradiction ? C'est la question que l'on peut légitimement se poser en lisant son Bouquet des expressions imagées (1990). L'auteur y range le tour avec feu sous la rubrique « opiniâtreté » et celui avec flèche sous la rubrique « bonne volonté » (?), alors que les intéressés sont unanimement présentés comme synonymes par la concurrence. Mais ce n'est pas tout. Duneton écrit, contre l'usage moderne, faire flèche de tous bois (avec tous au pluriel) à côté de faire feu de tout bois. Un mot d'explication aurait été le bienvenu...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou Ils font flèche de tout bois.

     


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  • Un tandem de la mort

    « Mort de Robert Badinter : Me Henri Leclerc, [photographié en 2023] lors de la cérémonie funéraire de l'avocat Hervé Temime [...], pleure "un grand homme et un ami". »

    (paru sur yahoo.com, le 9 février 2024.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Doit-on dire d'une cérémonie d'enterrement qu'elle est funéraire ou funèbre ? Joseph de Miribel nous éclaire sur ce sombre sujet :

    « [À l'occasion des funérailles d'Elizabeth II], les médias ont parlé à profusion de cortège funéraire [mais aussi de convoi funéraire, procession funéraire, cérémonie funéraire] en lieu et place de cortège funèbre [convoi funèbre, etc.]. Est-il nécessaire de rappeler que funèbre concerne "la mort et/ou les funérailles", funéraire concerne "les tombes et cimetières" (TLFi) ? Plus simplement : tout est funèbre jusqu'au cimetière où les choses deviennent funéraires » (Défense de la langue française, 2022).

    Plus limpide que ça, tu meurs, comme on disait dans ma jeunesse. Las ! cette répartition d'emploi entre les deux adjectifs, quand elle serait séduisante, est loin de faire l'unanimité parmi les spécialistes de la langue. À commencer par le TLFi, dont la position se révèle nettement moins tranchée que ce que l'on veut nous faire croire. Jugez-en plutôt : « Convoi funèbre, funéraire » (à l'article « convoi »), « Cortège funèbre » (à l'article « cortège »), « Convoi, cortège funèbre » (à l'article « enterrement »), « Cérémonie, cortège funèbre » (à l'article « funèbre »), « Cérémonie, convoi funéraire » (à l'article « funéraire »), « Convoi funèbre » (à l'article « obsèques »), « Cortège funéraire » (à l'article « rallier »), etc. Inutile d'aller chercher six pieds sous terre les raisons de cette valse-hésitation au faux air de danse macabre. Il suffit de jeter un coup d'œil aux définitions correspondantes :

    « Funèbre. 1. Qui a rapport à la mort, aux funérailles. 2. Au figuré. Sombre, lugubre, qui inspire de la tristesse. »

    « Funéraire. 1. Qui est relatif, qui a rapport aux funérailles. 2. Qui commémore le souvenir de la mort de quelqu'un. Au figuré. Triste, lugubre. »

    On le voit : les acceptions se chevauchent, et pas qu'un peu ! La faute à une étymologie commune : le latin funus, « funérailles ; mort violente ; anéantissement, ruine ». La faute, surtout, à un manque de précision dans les définitions de nos dictionnaires :

    « Funèbre, "qui appartient aux funérailles". Funéraire, "qui concerne les funérailles" (Dictionnaire de l'Académie, 1835). Mauvaises explications, qui n'établissent aucune différence entre ces deux mots » (Jacques-François Daniel, Leçons de français, 1837).

    « Littré définit funèbre "qui appartient aux funérailles" et funéraire "qui concerne les funérailles". Différence insensible ? » (André Moufflet, Au secours de la langue française, 1948).

    « Certains dictionnaires généraux définissent funéraire et funèbre sensiblement de la même façon ("qui concerne les funérailles", "relatif aux funérailles", etc.), s'en remettant à des exemples pour montrer que ces adjectifs ne sont pas interchangeables [1] » (Jean Maillot, Les Paronymes, 1978).

    « J'avais des certitudes sur l'usage de ces termes, mais quand on consulte les dictionnaires [on reste] un peu sur [s]a faim [...]. Avouons que les définitions ne sont pas très éclairantes » (Jean Pruvost, dans sa chronique Le Mot du jour, diffusée en 2017 sur RCF).

    « Les dictionnaires ne nous aident pas beaucoup. À les lire, funéraire : qui concerne les funérailles, et funèbre : qui a rapport aux funérailles. Autant faire notre... deuil d'explications claires » (Jean-Loup Chiflet et Marie Deveaux, Les Curiosités de la langue française pour les nuls, 2020).

    Gageons que les lexicographes incriminés sont dans leurs petits souliers, à défaut d'être à côté de leurs... pompes. Il se trouve pourtant quelques bonnes âmes qui ont cherché à établir une distinction entre les deux mots, en précisant les conditions de leur emploi. Penchons-nous sur leurs écrits :

    « Funéraire se dit de ce qui appartient aux funérailles, comme frais funéraires. On appelle colomne funéraire, en architecture, une colomne qui supporte une urne où l'on suppose que les cendres de quelqu'un sont renfermées. Funèbre signifie triste, ce qui appartient à la mort ou qui est capable d'en rappeler l'idée » (Antoine François Prévost, Manuel lexique des mots françois, 1750).

    « On donne l'épithète de funéraire à ce qui porte avec soi l'empreinte de la tristesse ; et l'épithète de funèbre à ce qui porte avec soi l'empreinte de la douleur. Ainsi, un ornement, une lampe, une torche sont des objets funéraires, parce qu'ils parlent uniquement aux yeux ; mais une cérémonie, une pompe, une oraison sont des objets funèbres, parce qu'ils parlent vivement au cœur » (Marc-Alexandre Caminade, Premiers élémens de la langue française, édition de 1803).

    « Ce que ces adjectifs ont de commun, c'est d'exprimer ce qui concerne les funérailles ; mais funéraire ne rappelle que l'idée des cérémonies qui ont lieu lors d'un enterrement, et funèbre joint à ce souvenir quelque chose de triste, de lugubre ou d'effrayant. L'ouvrier qui dresse un catafalque ou un lit funéraire, le clerc qui suppute froidement à combien s'élèvent des frais funéraires, ne sauraient être affectés comme l'ami qui, les larmes aux yeux, rédige une note pour l'éloge funèbre [du défunt]. De tous les honneurs funéraires, l'oraison funèbre est celui qui doit flatter le plus ceux qui sont jaloux de vivre dans la mémoire des hommes » (Jean-Baptiste Leroy de Flagis, Nouveau Choix de synonymes français, 1812).

    « [Funéraire] n'est guère usité en prose que dans cette phrase frais funéraires ; mais les poètes l'emploient comme synonyme de funèbre, morbide, et donnent volontiers cette épithète à tout ce qui concerne les funérailles » (Louis Carpentier, Le Gradus français, 1822).

    « Funèbre et funéraire ont dans les dictionnaires la même définition, et dans le style poétique on les emploie indistinctement ; mais dans la prose le mot funéraire n'est guère usité qu'avec les mots frais et urne » (Jacques-François Daniel, Récréations grammaticales, 1828).

    Les premiers désaccords se font jour. D'abord, l'idée de funérailles, commune aux deux adjectifs chez Leroy de Flagis, n'est rattachée qu'à funéraire chez l'abbé Prévost. Ensuite, si Leroy de Flagis semble partager avec Caminade l'idée que funéraire ne possède pas la valeur affective de funèbre, il ne rechigne pas à l'appliquer à des noms de sens abstrait (honneurs funéraires), fussent-ils plus à même de parler au cœur qu'aux yeux. Enfin, et surtout, ces subtilités laissent de marbre tous ceux qui, à l'instar de Carpentier et de Daniel, considèrent que les deux adjectifs ne sont véritablement en concurrence que dans la langue poétique.
    Que les poètes aient employé indistinctement funèbre et funéraire selon les besoins de la rime, cela ne fait guère de doute (2). Mais il est inexact de dire que les prosateurs ne se servaient de funéraire, à l'époque, que pour qualifier frais (ou urne(3). Un rappel historique s'impose.

    À l'origine − entendez dès le XIVe siècle − c'est l'ancien adjectif funéral (du latin funeralis) qui cumulait toutes les acceptions : « Despenz funerales » (Testament du Prince Noir, 1376), « Saincts droiz funeraulx » (Laurent de Premierfait, 1409), « Obsèques funéraulx » (Jean Cabaret d'Orville, 1429), « Pompe funeralle » (Jean Lemaire de Belges, 1507), « Oraison funeralle » (Guillaume Michel, 1530), « Lict funeral » (Gilles Corrozet, 1561), « Ornements funeraux » (Jacques Amyot, 1567), « Ceremonie funerale » (François de Belleforest, 1575). À partir du XVIe siècle, funeral commence à souffrir de la concurrence de funèbre (du latin funebris) : « Grans pompes funebres » (Jean Lemaire de Belges, 1509), « Oraison funebre » (Id., vers 1514), « Ô jour funebre » (Clément Marot, 1532), « À ce convy [= banquet] funebre je t'invite » (Antoine Héroët, 1542), « Obseque funebre » (Jacques Peletier du Mans, 1547), « Ceremonies funebres » (Emond du Boullay, 1550), « Convoy funebre » (George de La Bouthière, 1556), « Deploration funebre » (Jacques Amyot, 1567), « Lict funebre » (Ronsard, 1579), « Fraiz funebres » (Coustumes du pays de Lorraine, 1594) puis, dans une moindre mesure il est vrai, de funéraire (du bas latin funerarius) : « Dettes, legats et frais funeraires » (Testament de Louise Labé, 1565) ; « Obseques funeraires », « Pompe funeraire » à côté de « Oraison funebre » (Jean Gillot, 1566) ; « Despense funeraire » à côté de « Honneurs funèbres » (Jean Papon, 1569) ; « Cierges funeraires » à côté de « Oraison funebre », « Pompe funebre » (Renaud de Beaune, 1587) ; « Oraison funeraire », « Honneurs funeraires » à côté de « Oraison funebre », « Repas funebre » (Pierre de Bullioud, 1596) (4). Funéraire, d'abord et surtout employé dans des textes juridiques, voit son usage s'étendre au cours des deux siècles suivants : « Éloge funéraire » (Jean-Pierre Camus, 1641) ; « Ornemens funeraires » (Jean Tournet, 1662) ; « Ceremonies funeraires » (Honoré Bouche, 1664) ; « Colonne funéraire », « Monument funéraire », « Urne funéraire » (Thomas Corneille, Dictionnaire des arts et des sciences, 1694) ; « Torche funeraire » (Mercure de France, 1735) ; « Cortège funéraire » (Claude Le Beau, 1738 ; Nicolas Beauzée, 1788) ; « Pierre funéraire » (Léon Ménard, 1758) ; « Convoi funéraire » (Voltaire, 1762) ; « Lit funéraire » (Mercure de France, 1768) ; « Autel funéraire » (Mathieu-François Pidansat de Mairobert, 1778) ; etc. Même l'Académie, qui avait fait le choix de réserver l'intéressé à la seule expression frais funéraires (« dépenses faites pour les obsèques ») dans les premières éditions (1694-1762) de son Dictionnaire, est bien obligée de rendre compte de cette tendance dans les éditions suivantes : « Genre funéraire ou sépulcral », « Torches funéraires » (1798) ; « Colonne funéraire », « Monument funéraire » (1835).

    Mais poursuivons notre revue chronologique (j'allais écrire : nécrologique) :

    « Funéraire, qui concerne les funérailles, et non pas, comme funèbre, qui appartient aux funérailles, est un mot moins expressif ou plus abstrait, parce qu'il marque avec les funérailles un rapport moins essentiel, moins présent. [C'est] un terme, non pas de poëte, mais plutôt d'antiquaire, de légiste ou d'intendant » (Pierre-Benjamin Lafaye, Dictionnaire des synonymes, 1858 ; qui écrit par ailleurs : « Une cérémonie funéraire ou funèbre »).

    « Funèbre, d'après sa terminaison, signifie "qui fait, qui constitue les funérailles (funus)" ou "qui en présente l'image" [de même que salubre signifie "qui porte, qui produit la santé (salus)"] ; il se dit de tout ce qui compose les funérailles [...]. Funéraire signifie "relatif aux funérailles" [tout comme l'art militaire a rapport à la guerre] » (Antoine Léandre Sardou, Nouveau Dictionnaire des synonymes, 1866).
    « Funéraire exprime un simple rapport avec les funérailles considérées sous le point de vue des usages, des cérémonies matérielles ou des dépenses. Funèbre ajoute à cette idée de rapport quelque chose de sombre, de triste comme la mort, ou bien il marque ce qui fait partie essentielle des funérailles mêmes. Une urne funéraire est celle qu'on a trouvée dans quelque tombeau antique ; le style funéraire est celui qui convient pour les épitaphes. Mais on dit : chants funèbres, convoi funèbre, honneurs funèbres, parce que tout cela constitue proprement les funérailles » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1872).

    Oublié le funéraire des poètes, remisés au second plan les objets qui parlent aux yeux ou au cœur. Ici, il est moins question de la nature ou de la charge émotionnelle de la chose qualifiée que de son usage : est-elle partie essentielle ou accessoire des funérailles, conformément à la suffixation en -bre ou en -aire ? Pas sûr que l'usager de la langue vivante ait gagné au change : « Ces distinctions [telles que Lafaye les définit] ne sont pas toujours faciles à saisir », se désole un instituteur suisse dans la revue pédagogique L'Éducateur (1891). Pis, elles sont sujettes à interprétation. Le linguiste français Auguste Bourguignon n'en vient-il pas à prendre le contre-pied de l'opinion dominante, en écrivant dans son propre Dictionnaire des synonymes (1884) : « Funéraire [...] ne se dit que de ce qui a un rapport direct avec les funérailles, de ce qui en fait partie ou en est la suite » ?

    Venons-en aux spécialistes du XXe et du XXIe siècle :

    « Funèbre se dit de ce qui appartient essentiellement aux funérailles, et sert à dépeindre tout ce qui accompagne ces cérémonies : Honneurs, vêtements funèbres. Oraison, chant, convoi, couche funèbre. Funéraire se dit de ce qui concerne les funérailles du point de vue des usages : accessoires de deuil, dépenses, etc. Il a plus souvent trait aux choses matérielles : Frais funéraires. Monument, colonne, urne, drap, couronne funéraire » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1956).

    « Pour bien voir la différence de sens entre ces deux mots, le mieux est de donner des exemples dans lesquels ils ne sont pas interchangeables : on ne peut pas parler d'hommage funéraire, ni de veillée funéraire, ni de scènes funéraires. Inversement, on ne peut pas parler de couronnes funèbres ou de fleurs funèbres : funèbre est donc apte à déterminer des substantifs de sens abstrait, alors que funéraire est plus souvent limité aux substantifs concrets » (Dupré, Encyclopédie du bon français, 1972).

    « Indépendamment des expressions consacrées [chant funèbre, jeux funèbres, veillée funèbre, pompes funèbres, cérémonie funèbre, honneurs funèbres, service funèbre, marche funèbre, discours funèbre, éloge funèbre, oraison funèbre, mais urne funéraire, dalle funéraire, ornements funéraires, frais funéraires, art funéraire, mobilier funéraire], funéraire se distingue de funèbre par le fait qu'il est un mot moins littéraire, moins "noble" et qu'il s'applique plutôt aux choses matérielles » (Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1981).

    « L'adjectif funéraire appartient à un domaine plus restreint que funèbre, au sens de "qui concerne les funérailles". Surtout employé avec monument, urne, colonne. Seul funèbre peut avoir un emploi figuré » (Jean-Paul Colin, Dictionnaire des difficultés du français, 1994).

    « Funèbre, dont les sens sont voisins de funéraire, [...] s'applique à des noms plus abstraits : Une oraison funèbre, une veillée funèbre. Une urne funéraire, un drap funéraire » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2013).

    « Les deux mots ont un sens distinct. Funéraire est technique : il désigne ce qui est relatif aux morts et à leur sépulture, par exemple urne funéraire. Funèbre est plus général et désigne ce qui est relatif aux obsèques : oraison funèbre, marche funèbre, pompes funèbres » (Bernard Cerquiglini, Le Sens des mots, 2018).

    « Si funèbre et funéraire sont deux adjectifs qui, bien sûr, se rapporte à des funérailles, les deux termes ne sont pas interchangeables : chacun d'eux a ses propres emplois. La cérémonie en hommage aux treize soldats morts au Mali a donc été erronément qualifiée de "funéraire", alors que c'est funèbre qui convenait. Ce dernier terme qualifie en effet ce qui concerne l'apparat, les formes des obsèques : marche funèbre, cérémonie funèbre, convoi funèbre, honneurs funèbres, chants funèbres, oraison funèbreFunéraire qualifie surtout des choses matérielles : urne funéraire, couronnes funéraires, colonne funéraire, monument funéraire, frais funéraires, pierre funéraire… » (Jean-Pierre Colignon, sur son blog, 2019).

    « Funèbre se rapporte au service des morts dans son ensemble : la cérémonie, la marche, l'oraison, les pompes. Avec funéraire, on entre plutôt dans la logistique : l'urne, le caveau, la stèle » (Jean-Loup Chiflet et Marie Deveaux, Les Curiosités de la langue française pour les nuls, 2020).

    « Les deux adjectifs ont trait l'un et l'autre aux funérailles, mais n'ont pas exactement les mêmes emplois. Funèbre qualifie plutôt ce qui concerne l'apparat, les formes extérieures des cérémonies d'obsèques : veillée funèbre, marche funèbre, oraison funèbre, pompes funèbres. Funéraire s'applique davantage aux objets utilisés dans le rituel mortuaire, notamment ceux qui sont liés à l'ensevelissement ou à la crémation : pierre funéraire, stèle funéraire, urne funéraire, bûcher funéraire » (Larousse en ligne).

    Chacun apporte sa pierre (tombale) à l'édifice. Les uns « revisitent » les critères anciens (Thomas combine ceux de Caminade et de Lafaye, quand Dupré et l'Académie ne retiennent que le premier), les autres y vont de leur touche personnelle. Mais le fait est, me direz-vous, que, quel que soit le ou les éléments de différenciation retenus, nos spécialistes aboutissent aux mêmes conclusions.
    En apparence seulement. C'est que le diable, on ne le sait que trop, se cache dans les détails.

    Commençons déjà par observer que les anges gardiens du bon usage ne sont pas les derniers à contrevenir aux prescriptions qu'ils ont eux-mêmes établies. Surpris en flagrant délit de contradiction : Jean-Loup Chiflet, qui nous donne de la « veillée funéraire » dans son Dictionnaire amoureux de la langue française (2014) ; Jean-Pierre Colignon, qui laisse échapper ailleurs sur son blog un « (participer à d'autres) cérémonies funéraires », et l'Académie, qui fait de même à l'article « sépulture » de la dernière édition de son Dictionnaire. La maison à la Semeuse n'est pas en reste. Déjà, Pierre Larousse alternait (indifféremment ?) les expressions « cérémonie funèbre », « monument funèbre » et « cérémonie funéraire », « monument funéraire » dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, où s'étaient en outre glissés au moins deux « honneur(s) funéraire(s) », deux « scène(s) funéraire(s) », deux « couronne(s) funèbre(s) », un « stèle funèbre » et un « urnes funèbres ». Cent cinquante ans plus tard, le Larousse en ligne perpétue la tradition : « Cérémonie(s) funèbre(s) » (aux articles « enterrer », « obsèques », « poêle », « sarcophage » et « tenture »), mais « Cérémonie funéraire » (aux articles « catafalque », « cénotaphe » et « funéraire ») ; « Dalle (funèbre), pierre recouvrant la tombe » (à l'article « dalle »), mais « Pierre, dalle funéraire, qui recouvre la tombe » (à l'article « funéraire »). La belle affaire, me rétorquera-t-on, nul n'est à l'abri d'une défaillance. Certes, mais il faut croire qu'en l'occurrence le malaise est plus profond.

    Pas interchangeables, funèbre et funéraire ? Un détour par la concurrence nous en ferait sérieusement douter :

    (TLFi) « Bûcher funèbre » (à l'article « bûcher »), mais « Bûcher funéraire » (à l'article « sati ») ; « Caveau funèbre, caveau funéraire » (à l'article « caveau ») ; « Cyprès funèbre, funéraire, funeste » (à l'article « cyprès ») ; « Fourgon mortuaire, funéraire, funèbre » (à l'article « fourgon ») ; « Lit funéraire ou funèbre » (à l'article « lit ») ; « Monument funéraire, construction érigée sur une sépulture ou à la mémoire d'un mort dont le corps est absent [...]. On relève en ce sens monument funèbre » (à l'article « monument ») ; « Rites funéraires » (à l'article « dépouille »), mais « Rites funèbres » (à l'article « funèbre ») ; « Tenture (funèbre, funéraire, mortuaire) » (à l'article « tenture ») ; « Torche funèbre, funéraire » (à l'article « torche »).

    (Robert en ligne) « Funèbre. Qui a rapport aux funérailles. Ornements funèbres. → funéraire, mortuaire », « Funéraire. Qui concerne le culte des morts, l'hommage rendu aux morts. → funèbre. Cérémonie funéraire. Urne funéraire ».

    (Dictionnaire du moyen français) « Cérémonie funèbre » (aux articles « chapelle », « claie », « obsèque[s] »), mais « Cérémonie funéraire » (à l'article « service ») ; « Cortège funèbre » (à l'article « échelette »), mais « Cortège funéraire » (aux articles « convoi », « convoyer ») ; « Service funèbre » (par exemple aux articles « mortuaire », « obsèque[s] »), mais « Service funéraire » (par exemple aux articles « obit », « officier »).

    Dupré lui-même convient que les adjectifs « sont à peu près synonymes » en dehors des emplois discriminants qu'il a préalablement pris soin de lister. Sans doute serait-il surpris de constater que des auteurs, même scrupuleux, ne tiennent pas toujours compte de ces restrictions : « hommage(s) funéraire(s) » se trouve chez Jules Lacroix (1849), Jules Claretie (1868), Albert Thibaudet (1912) et Laurent Gaudé (2002) ; « veillée funéraire », chez Henry Gréville (1892), Pierre Loti (1908), Roger Gilbert-Lecomte (1939), Henri Lopes (1997) et dans le Dictionnaire des dictionnaires (1892) ; « scènes funéraires », chez Louis-Nicolas Bescherelle (1851) et Édouard Herriot (1930) ; « couronne(s) funèbre(s) », chez Alexandre Dumas (1853), Villiers de L'Isle-Adam (1888), Alphonse Daudet (avant 1897), Jules Claretie (1907), Henry Bordeaux (1936) et Muriel Cerf (1984) ; « fleurs funèbres », chez André Malraux (1965) − c'est le bouquet (final) !
    De même, c'est la mort dans l'âme que je me dois de signaler à Girodet que, sous la plume des écrivains, ses « expressions consacrées » ne sont pas aussi figées qu'il le croit : « chant(s) funéraire(s) » se trouve chez Gérard de Nerval (avant 1855) et Charles Péguy (1900) ; « jeux funéraires », chez Mme de Staël (1811), Mallarmé (1880) et dans la Grande Encyclopédie Larousse (1976) ; « pompe funéraire », chez Chateaubriand (1824), Jules Michelet (1847), Albert Camus (1947) et Marc Fumaroli (2003) (5) ; « cérémonie(s) funéraire(s) », chez Benjamin Constant (1813), Alexandre Dumas (1842), Christiane Desroches Noblecourt (1963), Claude Lévi-Strauss (1967) et dans le Robert en ligne ; « honneurs funéraires », chez Abel Hermant (1938) et Robert Sabatier (1967) ; « service funéraire », chez Louis-Nicolas Bescherelle (1845), Sainte-Beuve (1848), Edmond Jaloux (1942), Christiane Desroches Noblecourt (1963) et Marc Dugain (1998) ; « discours funéraire(s) », chez Sainte-Beuve (1867), Henri-Frédéric Amiel (1870) et Georges Simenon (1976) ; « éloge(s) funéraire(s) », chez Népomucène Lemercier (1810), Maurice Ourry (1834), Marie Cardinal (1975) et Patrick Roegiers (2020) ; « urne(s) funèbre(s) », chez Alexandre Dumas (1862), Henri de Régnier (1897), Anatole France (1912), Gaston Leroux (1922) et Roger Peyrefitte (1977) ; « dalle funèbre », chez Louis Énault (1855), Villiers de L'Isle-Adam (1889), Henry Bordeaux (1941) et Marcel Schneider (1974) ; « stèles funèbres », chez Maurice Barrès (1917), Émile Henriot (1935) et Yvonne Escoula (1968) ; « ornement(s) funèbre(s) », chez Louis Carpentier (1822), Jules Claretie (1878), Paul Nizan (1933), André Cherpillod (2002) et dans le Robert en ligne. Il n'y a guère que marche funèbre (dans son acception musicale) et frais funéraires qui tirent leur épingle du jeu − encore que le premier se rencontre chez Alexandre Dumas : « La musique jouait la marche funéraire de Beethoven » (La Terreur prussienne, 1867) et chez plus d'un musicologue : « Spontini, marche funéraire de la Vestale » (François-Auguste Gevaert, Traité général d'instrumentation, 1863), « Grieg utilise des bribes de la Marche funéraire pour Rikard Nordraak et des deux marches funèbres de Bergliot » (Jean-Luc Caron, Edvard Grieg, 2003) (6), et que le second soit copieusement attesté jusqu'au début du XVIIIe siècle : « Frais funebres ou mieux funeraires » (Supplément au Dictionnaire œconomique, 1743).

    Vous l'aurez compris : aucun avis définitif ne peut être émis dans cette affaire sans que son auteur coure le risque d'être pris en défaut.
    Jean Girodet tient funéraire pour moins littéraire que funèbre ? On lui opposera Prosper Poitevin : « C'est pour donner à sa pensée une forme moins vulgaire que Victor Hugo a employé funéraire au lieu de funèbre dans "J'accompagnais de loin les pompes funéraires" » (Grammaire générale et historique, 1856) ou Paul Dupré : « Dans la citation de José-Maria de Heredia : les femmes de Byblos en lugubres accents / Mènent la funéraire et lente théorie, funèbre serait le mot banal, de valeur plus morale que rituelle, que [l'auteur] a voulu éviter en employant un terme qui évoque davantage la liturgie et moins les sentiments. »
    Jean-Paul Colin affirme que funéraire ne saurait s'employer au figuré ? Il n'est que de consulter le TLFi pour se persuader du contraire : « Les impressions pénibles, déprimantes, funéraires semblent se concerter pour me donner la sérénade » (Henri-Frédéric Amiel, 1866), « Villes mortes, funéraires, dépeuplées » (Maxence Van der Meersch, 1935) (7).
    Joseph de Miribel dénonce l'emploi de cortège funéraire, convoi funéraire au lieu de cortège funèbre, convoi funèbre ? Tel n'est pas l'avis du TLFi (nous l'avons vu) et du Robert en ligne, qui laissent prudemment le choix, ni de Bernard Cerquiglini (Le Sens des mots, 2018), qui distingue le convoi funéraire (qui transporte le corps du défunt) du cortège funèbre (ensemble des personnes qui suivent le cercueil).

    Allez vous étonner, devant pareille cacophonie, que le commun des mortels ne sache plus à quel saint se vouer : « Ça doit être ce qu'on appelle des préarrangements funèbres... funèbres ou funéraires qu'il faut dire ? » (Madeleine Robitaille, 2011), « Des espèces de célébrations funèbres ou funéraires − je ne sais pas comment on dit » (Yann Andréa, 2016). J'entends d'ici les recommandations... d'usage : « C'est l'usage qui détermine l'emploi de l'un ou de l'autre » (Irène Nouailhac, 2006), « C'est l'usage qu'il faut retenir » (Jean Pruvost, 2017), « On se conformera à l'usage pour autant qu'il n'est pas désavoué par les spécialistes de la langue » (Pierre-Valentin Berthier et Jean-Pierre Colignon, 2017).
    Vous, je ne sais pas, mais moi, je suis partagé entre deux réactions : pousser un (dernier) soupir en faisant une tête d'enterrement ou bien... mourir de rire.
     

    (1) Hanse, une fois n'est pas coutume, verse dans le même travers : « Funèbre se dit d'un éloge, d'un convoi, d'un cortège, d'une cérémonie, d'un air, d'une veillée, d'un silence, d'une marche, etc., mais non d'une notice nécrologique ni d'une couronne funéraire » (Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1983). Pour les explications, on (t)repassera...

    (2) Carpentier donne trois exemples : « De ce jeune héros la pompe funéraire » (Hyacinthe de Gaston, traduisant L'Énéide, 1807), « Du noble Arthur c'est le char funéraire » (Évariste de Parny, 1807), « Du héros la couche funéraire » (Charles-Hubert Millevoye, 1812), auxquels on peut ajouter : « Un mot d'oraison funéraire » (Marivaux, 1716), « Éloges funéraires De tant de rois vulgaires » (Voltaire, 1740), « Le morne aspect des pompes funéraires » (Pierre Laurent de Belloy, 1772), « D'un ami la pompe funéraire » (Jean-François de La Harpe, avant 1803), « Des bûchers les flammes funéraires » (Pierre-Jacques-René Denne-Baron, 1806), « Es-tu vase funèbre [...] ? » (Baudelaire, 1857), « L'heure amoureuse et funéraire » (Pierre Fons, 1904), « [Des masses] de clairs et d'obscurs quasi funéraires » (Apollinaire, 1914) et les citations de Hugo et de Heredia.

    (3) Quelque dix ans plus tard, Daniel mitigera sensiblement son opinion : « Pour faire ressortir la différence de ces synonymes par une explication succincte, mais suffisante, je dirai : funèbre, triste, lugubre, qui annonce la mort ; funéraire, qui concerne les funérailles ou le tombeau, qui fait partie du mausolée. La chose funèbre se voit à la couleur, au ton, à l'air lugubre. La chose est funéraire par son emploi ou sa destination. Ainsi, on dit le bûcher funéraire, les flammes funéraires, un vase funéraire, et non pas un bûcher funèbre, des flammes funèbres, un vase funèbre » (Leçons de français, 1837).

    (4) On rencontre aussi dans ces emplois l'ancienne forme funéreux : « Convoy funereux » (Nicolas de La Chesnaye, 1518), « Pompes funereuses » (Jean Bouchet, 1527), « Funereux lambeaulx » (Charles de Bourdigné, 1532), « Fraictz funereux » (Contrat de mariage de Claude de Chouvigny, 1576).

    (5) Signalons également cette observation de Michel Massian : « Funèbre, qui fait penser à la mort, lugure : un air funèbre. Funéraire, relatif aux funérailles, aux tombeaux : des articles funéraires. Les pompes funèbres sont donc, en réalité, des pompes funéraires » (Et si l'on écrivait correctement le français ?, 1985).

    (6) Signalons également cette observation d'André Moufflet : « L'autre jour, j'entendais quelqu'un dire : "La marche funéraire" de Chopin. J'ai souri, à tort peut-être [si l'on s'en tient aux définitions de] Littré. »

    (7) Et aussi : « Une espèce de clarté triste, funéraire » (Anatole Le Braz, 1905), « La silhouette agitée et funéraire du vieux Bob » (Gaston Leroux, 1908), « Sa grande automobile noire, funéraire » (Jacques Audiberti, 1958), « Cette beauté "trop austère, trop triste, funéraire" » (Jean Thibaudeau, 1960), « [Malraux] n'a jamais pu mettre en scène que des silhouettes funéraires, saisies par le roman à la veille de leur anéantissement » (Bernard-Henri Lévy, 1979), « Falaise noire, funéraire » (Bertrand Visage, 1984), « La vie est un grand champ lugubre et funéraire » (François Reynaert, 2006).

    Remarque 1 : Selon le linguiste Henri Frei, funéraire fait partie de ces « néologismes [formés en réaction contre] le "galvaudage" des adjectifs de relation par la langue expressive » (La Grammaire des fautes, 1929). Autrement dit, c'est parce que funèbre « qui se rapporte aux funérailles (funus) » (sens propre relationnel) en est venu à être employé comme un simple qualificatif au sens figuré de « sombre, lugubre, qui évoque l'idée de la mort » que la langue technique et administrative aurait sorti des limbes le suffixé en -aire.

    Remarque 2 : Le TLFi fait preuve d'inconséquence en rangeant l'expression urne funéraire sous l'acception « qui est relatif, qui a rapport aux funérailles », dans le corps de l'article qu'il consacre à l'adjectif funéraire, mais sous l'acception « relatif aux tombes, aux cimetières » (à laquelle Joseph de Miribel fait référence), dans la rubrique étymologique et historique, avec une citation de Mme de Staël en guise de première attestation : « Le froid et l'isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant d'urnes funéraires » (Corinne, 1807). La chose est d'autant plus incompréhensible que « urne funéraire » figure dans le Dictionnaire des arts et des sciences de Thomas Corneille et dans la seconde édition du Dictionnaire de Furetière, publiés respectivement en... 1694 et 1701 !

    Remarque 3 : Dans Fautes de langage corrigées (1832), Alphonse Guillebert observe que convoi, dans son acception spéciale de « cortège d'un corps qu'on porte à la sépulture », « traduit, sans épithète, le funus des latins ». Partant, le mot n'a nul besoin de funèbre ni de funéraire à son chevet : « Les morts vont au tombeau par immenses convois » (Lamartine, 1835), « Le convoi fut mené par toute une famille en larmes » (Balzac, 1847), « Le convoi blanc d'un enfant (Jules de Goncourt, 1869).

    Remarque 4 : Pour ne rien simplifier, d'autres adjectifs viennent jouer les trouble-fête. Que l'on songe à mortuaire, cinéraire, mais aussi à tombal, sépulcral... Cette concurrence donne lieu à de nouveaux raffinements : « Si proches parents qu'ils soient, les adjectifs mortuaire et funéraire ne sont pas interchangeables. Tout ce qui est relatif aux morts, les formalités, les cérémonies, est mortuaire. Tels sont, entre autres, le registre, le drap, le masque. Tout ce qui a trait aux funérailles, les frais, la pompe, le monument, est funéraire ou funèbre » (journal québécois Le Devoir, 1962). Un croque-mort n'y retrouverait pas ses petits macchabées.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, plus fréquemment (?), lors de la cérémonie funèbre.

     


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  • « Il est bien sûr également possible de mitiger travail et détente. »

    (aperçu sur le site Internet d'un centre équestre gardois, le 21 janvier 2024.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Voilà ce qui arrive quand on s'aventure à employer un verbe qui ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval : on pense faire chic, et c'est la douche froide assurée. Cela fait pourtant plus d'un siècle que les cracks de la langue nous exhortent à la prudence dans l'emploi du verbe mitiger et de son participe passé adjectivé, dont le sens premier n'est pas celui que l'on croit :

    « Ne dites pas : "C'est un roman mitigé de psychologie et de drôleries". Dites, si vous voulez donner aux mots leur sens exact : "Voici un jugement plus mitigé que rigoureux". Parce que mitigé veut dire "rendu moins vif, moins rigoureux" et non "mélangé" » (journal L'Intransigeant, 1913).

    « Mitiger veut dire tempérer, adoucir, et non mélanger, comme semble le croire [Michel Berger, alias Criticus] quand il écrit : "mitiger métier et art" » (René Georgin, Jeux de mots, 1957).

    « Nos trop nombreux compatriotes qui s'obstinent à employer l'adjectif mitigé dans le sens erroné de "mélangé" gagneront à se pencher sur le verbe anglais to mitigate, qui ne signifie rien d'autre que "adoucir, atténuer, tempérer" » (Jacques Capelovici, Vie et langage, 1959), « Ce verbe signifie "adoucir, modérer, atténuer" : vous auriez dû mitiger vos critiques. Le plus souvent, mitiger est employé dans un sens voisin de mélanger, avec lequel il rime fort bien : des réactions mitigées pour diverses, un récit mitigé pour varié. Ici encore, la langue française est suffisamment riche pour éviter ce faux emploi du verbe mitiger » (Id., Guide du français correct, 1992).

    « On emploie à tort mitigé au sens de "mêlé, mélangé", par influence de mi-, moitié » (Petit Robert, 1986).

    « Aucun rapport avec moitié. Le vrai sens [de l'adjectif mitigé] est "adouci, tempéré". Ne doit pas s'employer au sens de mêlé, mélangé, partagé, incertain, équivoque, ambigu, composite, croisé, bâtard, mixte. On écrira : Il éprouvait des sentiments mêlés (et non mitigés). Un édifice de style bâtard, mi-classique, mi-moderne (et non de style mitigé) » (Jean Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986).

    « Au sens propre, ce mot [mitigé] signifie "adouci, atténué, relâché" : un zèle mitigé. L'emploi de ce mot dans des sentiments mitigés, des réactions mitigées, etc. (= mélangés) est critiqué bien qu'il soit très courant » (Le Bescherelle pratique, 2006).

    « La plupart du temps, notre pays connaît ce que les journalistes appellent "un ciel mitigé". [...] ce mot signifie "adouci", "relâché" ou "édulcoré". Rien à voir avec un ciel où alternent le bleu et le gris, les éclaircies et les averses, ce qui correspond à peu près à ce que les spécialistes (les vrais) appellent un temps "variable" » (Jean-Jacques Robrieux, Le Journal télévisé, 2007).

    « On tient à tort mitigé pour un équivalent chic de mélangé, mêlé, varié, contradictoire, fluctuant, partagé » (Alfred Gilder, Les 300 plus belles fautes à ne pas faire, 2018).

    Il est vrai que mitiger est emprunté du latin mitigare, formé de igare (fréquentatif de agere, « faire ») et de mitis, qui qualifie proprement un fruit mûr, un vin moelleux, un sol meuble, un cours d'eau tranquille et, au figuré, un style suave, une douleur supportable, une personne douce, aimable, gentille, indulgente, inoffensive. De là, dès le moyen français, le sens de « adoucir, atténuer, apaiser (une personne, un sentiment, une douleur, une décision de justice, etc.) » :

    « Mitiger le plebe envers lui » (Pierre Bersuire, vers 1355), « Le bon prestre a grant pooir sur les paines de purgatoire mitiger et faire remettre par ses prieres » (Jean Golein, vers 1370), « Amolir ou mitiguer la rigueur de la loy » (Christine de Pizan, 1406), « En mittigant et adoulcissant le plaisir du prince » (Jean II Jouvenel des Ursins, 1445), « Que ta fureur soit oultre passee et ton ire mitigee » (Thomas le Roy, vers 1480), « Se ainsi la douleur ne estoit mitiguee » (La Pratique de Bernard de Gordon, 1495), « Mitiguer la peine audit Jaques duc de Nemours » (Claude de Seyssel, 1508 [1]), « [Des offrandes] Pour mitiguer Cupido et son feu » (Germain Colin-Bucher, vers 1535), « La mer se monstroit aulcunement mitiguée » (Pierre Tolet, 1542), « Peu de vin, mitigué et attrempé d'eaue » (Pierre de Changy, 1542), « Des qu'il la veoit, il mitigue et pallie son parler aigre » (Clément Marot, avant 1544) et, en français moderne, « Après avoir cherché des demi-mots pour mitiger l'annonce fatale » (Stendhal, 1838), « Un poison mitigé [= dont les effets ont été atténués] de manière à produire le semblant d'une maladie mortelle » (Balzac, 1846), « Le peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigée [= rendue moins absolue] » (Sand, 1848), « Son ironie, si mitigée qu'elle soit, [on l'appelle] méchanceté » (Baudelaire, 1852), « Mitiger cette admiration obligatoire par quelques critiques de détail » (Théophile Gautier, 1859), « [Robert Le Bidois], revenant sur cette question, semble mitiger quelque peu son opinion » (Grevisse, 1964), « La contradiction que je tentais de mitiger ou de dissimuler » (Roger Caillois, 1970), « Les arriérés de ses colères [...] le font se retourner même contre celui qui tente de mitiger son hostilité » (Louis Nucéra, 1994).

    Pour autant, ce ne serait pas la première fois dans la langue qu'un mot s'éloignerait progressivement de son sens étymologique. Que l'on songe, parmi la kyrielle d'exemples possibles, aux adjectifs énervé (« sans nerf, privé de force ») et formidable (« qui inspire une grande crainte »). Partant, Hanse ne voit pas pourquoi on refuserait à mitigé ce que l'on a accepté pour d'autres : « Mitigé veut dire proprement "adouci" (latin mitis). D'où "atténué, moins strict, relâché" : Un zèle mitigé. D'où "ni bon ni mauvais", "mélangé" : Des sentiments mitigés (influence de mi, "moitié") », écrit-il dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne (1983). Et puis fouette cocher, il n'y a rien d'autre à voir... L'ennui, c'est que l'argument traditionnellement avancé pour justifier la seconde transition sémantique me laisse de prime abord − oserai-je l'avouer ? − mi-figue, mi-raisin. Car enfin, je ne sache pas que l'on ait eu à déplorer une attraction similaire de mi dans les emplois des verbes mijoter, militer, minauder, etc. Qu'à cela ne tienne, l'influence d'un autre mot est également suspectée : « Est-ce par attraction de mitigeur = mélangeur que l'adjectif mitigé est si souvent employé pour qualifier, à tort, un temps inégal, variable, incertain ? En bon français, mitigé ne saurait qualifier qu'un temps adouci, devenu plus clément » (Défense du français, 2001) (2). L'hypothèse, pour être admise, suppose toutefois que l'emploi étendu de mitiger soit postérieur à celui de mitigeur − attesté dans la langue technique dès 1870, puis dans la langue courante (robinet mitigeur) à partir du XXe siècle. C'est ce qu'il convient à présent de vérifier.

    Pour ce faire, intéressons-nous tout d'abord à la construction mitigé de. Mitiger y est employé de longue date au sens (« régulier ») de « modérer le caractère excessif d'une chose (souvent un sentiment, une attitude, un comportement) au moyen d'une autre qui l'atténue » : « Ton desir [...] est assiduelement mitigué de raison, arresté par bon advis, corrigé de discretion et refrené de temperance » (Hélisenne de Crenne, 1539), « Elle a [...] le port hautain et fier, mais mitigé d'une douceur agreable » (Nouveau Recueil de harangues, 1665), « [Il] me parla d'une maniere familiere, mais mitigée d'une sorte de circonspection » (Marguerite de Lussan, 1741). Rien à voir avec les exemples suivants, où mitigé de s'entend bien plutôt au sens (critiqué) de « mêlé de, mélangé de » : « Quand on fait mariner le lièvre c'est dans du vinaigre mitigé d'eau » (Horace-Napoléon Raisson, 1836), « Dans les rues de Milan, on pourrait se croire à Paris, tant la ville est française ; chez Reichman on peut se croire à Vienne, tant le germanisme s'y est peu mitigé d'italien » (Auguste Jal, 1836), « Mais c'est tout bonnement de l'Ingres mitigé d'Horace Vernet » (Le Charivari, 1841). La bascule s'est donc produite avant 1836. Essayons d'affiner ce premier repérage.
    Parmi les attestations qui ont retenu mon attention, la première date de 1531 : « Lamour entre les voisins seuffre destre mitigue deaue, mais est requis que celluy du prince avec le peuple soit pur » (René Berthault de La Grise traduisant le Livre doré de Marc Aurèle). Cet emploi (isolé ?) qui laisse entendre que ce qui est mitigé n'est pas pur n'annonce-t-il pas l'acception étendue ?
    La deuxième remonte aux années 1735-1736. Voltaire, auteur du livret de l'opéra Samson (jamais représenté) de Rameau, écrit à son ami Thieriot : « Je veux que ma Dalila chante de beaux airs, où le goût français soit fondu dans le goût italien. » Et il ajoute dans une autre lettre au même correspondant : « Je réponds à M. Rameau du plus grand succès, s'il veut joindre à sa belle musique quelques airs dans un goût italien mitigé. Qu'il réconcilie l'Italie avec la France. » Là encore, l'idée de « réunir, mêler (deux styles) » est bien présente, à côté de celle de « corriger les excès (d'un style) ».
    Deux autres datent également du XVIIIe siècle : « Ses filles mitigées [= partagées ?] entre l'air d'Amazones et celui de Provincialles la suivirent » (Le Cabinet des fées, édition de 1717), « Leur vêtement cependant est mitigé [= composite ?] ; il est moitié à la Bostonienne, moitié à la Françoise » (L'Espion anglois, 1777). S'agit-il des premières manifestations de l'attraction supposée de mi sur mitigé ?
    La dernière date de 1802 : « Dans la nature, les tempéramens se combinent et se mitigent de cent manières différentes. On n'en rencontre presque point qui soient exempts de mélange » (Pierre Jean Georges Cabanis, Rapports du physique et du moral de l'homme). Cette fois, le glissement sémantique est bel et bien consommé.
    Vous l'aurez compris : l'influence du substantif mitigeur, si tant est qu'elle soit confirmée dans cette affaire, ne peut être que secondaire, car tardive.

    C'est, contre toute attente, une plume anonyme du courrier des lecteurs du Figaro littéraire (19 avril 1952) qui nous donne la clef du glissement de sens observé : « Mlle S. Lavigne, de Paris, s'interroge sur le sens exact du verbe mitiger : "Le dictionnaire donne comme explication : adoucir, calmer. Mais il me semble que ce mot est employé généralement dans le sens de : mêler, mélanger." S'il est pris abusivement (ou, si l'on préfère, par extension), le verbe mitiger remonte alors à la cause du fait dont il exprime, étymologiquement, l'effet. C'est par suite d'un mélange que les êtres et les choses se trouvent mitigés. » De là la définition « deux en un » mitonnée avec soin par le Larousse en ligne pour que ses usagers puissent dormir sur leurs deux oreilles : « Mitiger. Littéraire. Édulcorer quelque chose, l'adoucir [voilà pour l'effet] en y mêlant quelque chose d'autre [voilà pour la cause] : Mitiger ses reproches de quelques compliments. »
    Las ! l'avertissement qui accompagne ladite définition promet un réveil difficile :

    « Le sens premier de mitigé est "atténué, tempéré, devenu ou rendu moins vif ou moins rigide" [...]. Dans le registre courant, le mot est employé aujourd'hui au sens de "mêlé, mélangé, qui est à mi-chemin entre deux extrêmes" : éprouver des sentiments mitigés. "Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m'adressa des compliments, d'ailleurs mitigés" (M. Proust). Cet emploi est critiqué » (Larousse en ligne).

    Quelle mouche (du coche) a donc piqué le dictionnaire à la Semeuse pour venir... semer la confusion dans les esprits en associant au sens critiqué (« mêlé, mélangé ») une acception où l'idée de modération est bien marquée (« qui est à mi-chemin entre deux extrêmes ») ? (3) Rappelons à toutes fins utiles que mitigé qualifie depuis belle lurette des opinions, des sentiments flexibles (qui ne sont pas absolus, qui sont rendus moins rigides) ou tempérés (qui se tiennent éloignés des extrêmes) :

    « [Ils] avoient eu sur beaucoup de points des opinions plus mitigées que leurs confrères » (Antoine Arnauld, 1682), « [M. Ellies Dupin] suit en tout cela [...] des sentimens mitigez, s'écartant toujours des extrémitez de part et d'autre » (Jacques Bernard, Nouvelles de la république des lettres, 1701), « Ce jesuite se servit d'un temperament qui deplut à la cour de Rome, sans plaire à la cour de France. C'est le destin ordinaire des sentimens mitigez : ils ne vous gagnent pas des amis et n'apaisent pas vos ennemis, et ils vous laissent en bute aux deux factions qui se postent dans les extremitez opposées » (Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, édition de 1702), « Si cependant par un avis mitigé on revenoit [sur telle décision] » (Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, 1734), « En suivant les opinions plus sures et plus probables, et les préférant aux opinions mitigées » (Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses, 1762), « Toutes les opinions placées entre les deux partis [...]. Ces opinions mitigées [...] » (Mme de Staël, vers 1795), « [Des personnages] un peu agités par des sentimens mitigés, des passions paisibles » (Alfred de Vigny, 1829), « Chercherez-vous, par une opinion mitigée [= qui tient le milieu entre deux extrêmes, qui concilie des points de vue opposés], l'édification d'une cité où [...] » (Chateaubriand, 1849), « C'était une lutte entre la réaction à outrance et la réaction mitigée » (Ernest Hamel, 1889), « Préféreriez-vous [que votre fils soit] d'opinions mitigées, de convictions tempérées ? » (journal La Vie parisienne, 1904).

    Mais parce que la cause de cette modération peut tenir dans le concours d'opinions ou de sentiments divers, voire contradictoires, le sens de mitigé a pu facilement glisser vers celui de « mêlé, varié » (la distinction entre les deux séries d'acceptions n'étant, du reste, pas toujours facile à établir) : « Une espèce de rationalisme obscur, mitigé, contradictoire » (Augustin Bonnetty, 1852), « Ne leur parlez pas de convictions "tout d'une pièce" ; l'unité ne leur convient pas. Ils ont des convictions mitigées, des principes atténués. C'est plus commode, cela permet la variété » (journal Le Midi, 1876), « Le jeune Maigret éprouvait à son égard des sentiments mitigés. Florentin était drôle [...]. Mais n'y avait-il pas dans son attitude comme un défi, voire de l'agressivité ? » (Simenon, 1968), « Les paroles de bienvenue qui lui furent adressées ce jour-là étaient élogieuses, certes, mais Lévi-Strauss éprouva, en les écoutant, des sentiments mitigés » (Amin Maalouf, 2012). Parallèlement, mitigé a connu une évolution sémantique similaire à celle des adjectifs moyen, médiocre, passant du sens neutre de « qui est intermédiaire entre deux extrêmes » à celui, péjoratif, de « qui est plutôt mauvais que bon » (4) − comparez : « La diplomatie française a remporté des succès mitigés [= modestes, en demi-teinte]. Il n'y a pas eu de désastre. Il n'y a pas eu de coup d'éclat » (Jean d'Ormesson, 2015), « Il a une attitude mitigée, incertaine, ni bonne ni mauvaise » (Grand Robert) et « Parfois, il [tentait] de réussir seul une opération politique. Les résultats mitigés lui faisaient faire marche arrière » (Christine Arnothy, 1980), « Le projet a reçu un accueil très mitigé (= plutôt défavorable) » (Larousse en ligne).

    Partant, le choix laroussien de la citation de Proust pour illustrer l'acception critiquée ne laisse pas de surprendre, car il n'y a dans cet exemple précis aucune ambiguïté de sens : qu'est-ce que des compliments mitigés, sinon des compliments mesurés, nuancés, rendus moins vifs (sous-entendu : par certaines réserves) ? Confirmation nous est donnée à l'article « mitigé » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie :

    « Dont la rigueur, la sévérité a été atténuée. Peine mitigée. Règle mitigée. Par extension. Qui a perdu de sa force, de sa vigueur, de son ardeur première. Zèle mitigé. Éprouver une satisfaction mitigée, tempérée ou contrariée par certaines réserves. » (5)

    Tout aussi irréprochables sont les exemples suivants : « M. Fiévée me fit un accueil gracieusement simple et mitigé [= mesuré, tout en retenue, ni froid ni chaleureux] » (Hippolyte Auger, avant 1881), « [Il] répond avec un entrain mitigé [= modéré, tempéré de prudence] » (Colette, 1901), « Mais, si j'étais assez content, les alliés, eux, n'éprouvaient qu'une satisfaction mitigée » (De Gaulle, 1956), « Je n'ai subi, je crois, qu'un seul refus [...] et c'était un refus... mitigé » (Bernard-Henri Lévy, 1991).

    À y bien regarder, le Larousse en ligne n'est pas le seul dictionnaire, tant s'en faut, à faire preuve de maladresse dans cette affaire. Que l'on songe aux hésitations du TLFi sur le sens à donner au verbe mitiger dans la phrase de Balzac « Elle mitige sa lecture par l'éducation de ses serins, par la conversation avec son chat » (Monographie du rentier, 1840) : « Mêler quelque chose à quelque chose pour le rendre moins pur, moins austère » (dans le corps de l'article « mitiger ») ou « Varier, rendre moins uniforme » (dans la rubrique étymologique et historique) ? Il pourrait aussi bien s'agir du sens de « reposer », attesté selon Huguet chez le poète Charles Fontaine : « Je ne dy pas que l'esprit fatigué Ne se recree et ne soit mitigué Par quelque esbat de rime ou poësie » (Le Passetemps des amis, 1555) ou de celui, on ne peut plus régulier, de « adoucir, rendre moins pénible » que l'on trouve dans le même contexte chez Émile Gaboriau : « Il caressa le doux espoir de mitiger par le commerce des muses [...] l'austère labeur de l'employé » (Les Gens de bureau, 1862).
    Une autre citation, empruntée cette fois à Courteline, semble tout autant embarrasser nos experts : « Son envie de lâcher la boîte le lendemain, mitigée de sa crainte des complications s'il donnait suite à son projet » (Messieurs les ronds-de-cuir, 1893). Le TLFi et le Dictionnaire historique la donnent pour la première attestation de mitigé au sens de « mêlé, mélangé », alors qu'elle est comparable aux exemples d'Hélisenne de Crenne et de Marguerite de Lussan, mentionnés plus haut. Quant au Grand Robert, il croit y déceler le sens de « moins strict » − comprenne qui pourra !
    L'Académie elle-même n'est pas exempte de tout reproche. Ne date-t-elle pas l'adjectif mitigé du XIXe siècle, dans la dernière édition de son Dictionnaire, alors que l'intéressé figure dans ses propres colonnes depuis... 1694 : « On appelle, Carmes Mitigez, les Carmes qui vivent sous une Regle moins austere et moins penible que celle de leur premiere Institution » ? (6)

    Résumons. Contrairement à ce que certains spécialistes laissent entendre, l'évolution sémantique de mitiger vers l'idée de mélange est ancienne : en préparation depuis au moins 1539, elle s'est produite au cours du XVIIIe siècle, à la faveur d'une probable métonymie de l'effet pour la cause − laquelle a pu être facilitée « par l'attraction double de mi- et de mixte » (selon le Dictionnaire historique). D'aucuns s'émouvront de l'ambiguïté qui en a résulté : des réactions mitigées sont-elles tièdes (« Les réactions mitigées sinon franchement réprobatrices des épouses ») ? ou diverses (« Des réactions mitigées, allant de l'hostilité déclarée [...] à la tolérance forcée ») ? Gageons que les locuteurs à cheval sur la précision s'en tiendront au sens étroit et neutre de « dont on a enlevé ce qu'il y a d'excessif ». Et, plus volontiers encore, qu'il aura coulé beaucoup d'eau dans les bondes avant qu'ils ne mitigent leur opinion.

    (1) Et non pas 1558, comme indiqué dans le TLFi et le Dictionnaire historique de la langue française.

    (2) Selon l'auteur du site J'aime les mots, « la vocation première d'un mitigeur n'est pas de mélanger l'eau chaude et l'eau froide, mais d'atténuer les effets sur le corps humain d'un contact direct avec une eau trop chaude ou trop froide ; de rendre ledit contact moins pénible, moins douloureux, moins violent » (2020). On lit pourtant dans un brevet daté de 1891 : « Cette invention consiste en une disposition nouvelle de mitigeur, permettant de mélanger l'eau chaude et l'eau froide, dans des proportions convenables » et sous la plume de Marie-Josèphe Berchoud : « Ce verbe [mitiger] est aujourd'hui peu employé, il nous en reste le mitigeur, appareil de robinetterie sanitaire permettant le mélange de l'eau chaude et de l'eau froide » (Écrire et parler le bon français, 2004).

    (3) La chose est d'autant plus surprenante que mon Petit Larousse illustré (édition 2005) fait nettement la distinction, lui, entre les acceptions « mêlé » et « qui n'est pas tranché, net ; tiède, nuancé (en parlant d'un jugement, d'un sentiment) ».

    (4) Vive émotion, là encore, chez les âmes sensibles : « Qu'une signification sportive ou artistique n'ait pas obtenu le succès escompté et l'on dira le lendemain à la radio ou à la télévision que son résultat a été "mitigé", en voulant dire par là "moyen" ou encore "passable". Or, étymologiquement, le mot mitigé a pour origine le mot latin mitis qui signifie "doux". Ces exemples sont des exemples d'erreurs courantes par altération du sens des mots » (Jean Gayon, La Vie des mots et le sens de l'Histoire, 1999).

    (5) Il ne vous aura pas échappé que toute idée de mélange est absente de cette définition, comme de celle du verbe mitiger : « Adoucir, édulcorer. Surtout dans des emplois figurés. Tempérer, rendre moins rigoureux. Mitiger une peine. Mitiger une assertion, une proposition, y apporter quelque atténuation, quelque nuance, la rendre moins absolue » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    (6) Renseignements pris, l'emploi adjectival du participe passé mitigé est attesté depuis au moins la seconde moitié du XVIe siècle : « Et n'est riens si doux ne si mitigué » (Estienne Du Tronchet, 1569), « Mitigado, mitigué, adoucy, appaisé » (César Oudin, 1607), « La regle mitiguée de cest ordre » (Guillaume Gazet, 1616), « Ordres mitigés » (1634).

    Remarque : Mitigé appliqué aux personnes s'est d'abord dit pour « calmé, apaisé ; dont le caractère, les sentiments, les réactions sont tempérés, adoucis, rendus moins vifs, moins rigides » (cf. le mitiger quelqu'un de Bersuire) : « Adonc Florenio qui estoit un peu mitigué » (Gabriel Chappuys, 1577), « On lui pourroit donner à bon droit le titre d'Arétin mitigé » (Furetière, 1688, incriminant l'immoralité enveloppée de grâce de La Fontaine), « Cynique mitigé, je jouis de la vie » (Jean-François Regnard, avant 1709), « Un [homme] mitigé est donc un homme qui pense avec modération, qui n'est pas persécuteur, qui n'est ni entêté ni opiniâtre, qui cherche la vérité sans partialité, et qui l'embrasse partout où il croit la trouver » (Jacques André Courtonne, 1765), « Les deux [articles] que je viens de lire sentent l'homme mitigé [= modéré, devenu moins critique, plus indulgent] » (Louis Veuillot, 1870) et, spécialement, « qui est partisan de l'application ou de l'interprétation modérée d'un système de pensée » : « Des républicains rigides [...] et des républicains mitigés » (Voltaire, 1751), avant de développer les mêmes extensions de sens que mitigé appliqué aux choses : (idée de mélange) « Il lui demandait sur le ton amoureux d'un mari mitigé de médecin : "Mary, vous ne souffrez pas ?" » (Gabriel de La Rochefoucauld, 1901), « Cet état transitoire [...] qui fait de nous des femmes mitigées de l'éducation artificielle qu'on nous a donnée et de celle que nous voudrions fonder » (Julie Auberlet, 1903) ; (idée de modération, avec une valeur dépréciative) « Des femmes fascinantes ont vécu faiblement de cœur, d'esprit et de caresses auprès d'un homme mitigé, d'un homme de milieu, ou disons d'un médiocre » (Aurel, 1927) ; (sens moderne « qui est animé de sentiments contradictoires, dont l'avis n'est pas tranché ; partagé, réservé, dubitatif ») « Je suis mitigé : l'intrigue du scénario est un peu tirée par les cheveux, mais gageons que la belle Scarlett Johansson saura le rendre crédible » (Alexandre des Isnards, 2014).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il est possible de concilier travail et détente.


    1 commentaire
  • Dont qui choque, le retour

    « Catherine Vautrin est membre d'un gouvernement dont je suis à la tête. »

    (propos du Premier ministre Gabriel Attal, photo ci-contre, le 13 janvier 2024.)

     

    (photo Wikipédia sous licence GFDL)

    FlècheCe que j'en pense

     
    Notre ex-ministre de l'Éducation nationale a-t-il perdu la tête en contrevenant ainsi à la règle selon laquelle le pronom relatif dont ne peut, en principe, dépendre d'un complément introduit par une préposition ? Rafraîchissons-lui la mémoire :

    « Lorsque le nom que complète le relatif est lui-même complément indirect, dont doit être remplacé par de qui, duquel (de laquelle, etc.) si l'antécédent est une personne ou un animal ; par duquel (de laquelle, etc.) si l'antécédent est une chose. Et le complément indirect en question doit se placer, avec sa préposition, entre l'antécédent et le relatif. Le garçon à l'avenir de qui je travaille. Le livre à la rédaction duquel je travaille » (Gaston Mauger, Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, 1968).

    « Ce pronom relatif [dont] ne peut compléter un nom introduit par une préposition. On ne dira pas par exemple : une entreprise dont je me félicite du succès mais du succès de laquelle je me félicite » (communiqué de l'Académie, 1965).

    Partant, ne fallait-il pas dire ici : un gouvernement à la tête duquel je suis ? La cause, nous allons le voir, est moins entendue qu'il n'y paraît.

    D'abord, parce que la langue n'a pas toujours eu de ces états d'âme. Attesté depuis au moins le XIIIe siècle (si l'on en croit Damourette et Pichon), l'emploi litigieux de dont est courant à la Renaissance, moins fréquent au XVIIe siècle (si l'on en croit Étienne Le Gal) : « [Le] quartier, dont il avoit la charge de faire le guet » (Jean de Bueil, vers 1465), « Il est des sympathies Dont par le doux rapport [= par le doux rapport desquelles] les ames assorties S'attachent l'une à l'autre » (vers de Corneille, blâmés par Voltaire), « Cinq ou six gentilshommes, dont je ne me souviens pas des noms » (Anne-Marie-Louise d'Orléans), et se trouve encore chez Saint-Simon : « [Le Nôtre] logeoit aux Tuileries, dont il avoit soin du jardin » (Mémoires, avant 1750). Il faut attendre le début du XVIIIe siècle semble-t-il (mais l'auteur de ces lignes ne le jurerait pas sur la tête de ses chers ouvrages de référence) pour que les grammairiens se penchent plus avant sur la concurrence entre les relatifs dont, de qui et duquel :

    « Quand le génitif du pronom relatif est avant le nom substantif dont il dépend, l'usage ne souffre guere que l'on emploie duquel ou de laquelle, et que l'on dise par exemple : Le livre duquel vous m'avez fait présent. La religion de laquelle on méprise les maximes. [Il faut alors se servir de dont]. Mais si le génitif du pronom relatif est après le nom substantif dont il dépend, duquel, de laquelle [et de qui] sont les seuls dont on puisse se servir, et il faut dire : La Seine dans le lit de laquelle viennent se jeter d'autres rivieres. Le Prince à la protection de qui (ou duquel) je dois ma fortune » (Pierre Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire françoise, édition de 1736) (1),

    et la fin du même siècle pour que soient jetées les bases de la règle moderne :

    « Dont ne doit pas être régi par des prépositions. On ne dit point : la ville, dont je suis près ; la campagne, dont je suis loin. On doit dire : près de laquelle, loin de laquelle, etc. Les prépositions, qui, comme leur nom l'annonce, doivent marcher devant, ne sont pas à leur place, quand elles sont après leur régime [2]. Ainsi l'on dira : le Rhône, auprès duquel est Avignon, et non pas dont Avignon est auprès. L'église, vis-à-vis de laquelle sa maison est située, et non pas dont sa maison est située vis-à-vis. Cette règle est générale, et ne souffre aucune exception. Elle doit s'appliquer également à dont, régi par des noms [sous-entendu : eux-mêmes régis par une préposition]. En s'abandonnant au cours des vents, dont ces aventuriers se reposoient sur la fortune (abbé Prévost). Il lui donna des commissaires dont il espérait de la sévérité (Voltaire). Il fallait : sur la fortune desquels ces aventuriers se reposoient, de la sévérité de qui il espérait.
    Dont est [encore] mal employé dans la phrase suivante : Ce sentiment [...] se trouvoit autorisé par plusieurs grands hommes, dont saint Norbert étoit du nombre (Joseph-François Bourgoing de Villefore). Il fallait dire : du nombre desquels étoit saint Norbert. Un grand nombre d'auteurs ont fait la même faute » (Féraud, Dictionnaire critique, 1787).

    « La construction, les exemples de Féraud le prouvent, n'en reste pas moins vivace [au XVIIIe siècle] », commente le linguiste Ferdinand Brunot (Histoire de la langue française, 1933). Dont acte.

    Ensuite, parce que ladite règle, reprise (et reformulée) par la plupart des spécialistes des siècles suivants − Lemaire et Littré en tête (3) − est loin d'avoir été strictement observée par les auteurs modernes. Je n'en veux pour preuve que ces (contre-)exemples, dont le nombre ne manquera pas de faire dresser les cheveux sur la tête des puristes :

    « Ce William Rayne, dont elle n'est pas même certaine de l'existence » (Edmond de Goncourt, 1882), « Sa maison, dont il dut assister au pillage et au bris » (Henry Houssaye, 1887), « Combien d'autres, dont il ne se souvenait plus des noms ! » (Huysmans, 1898), « Un ami dont on se console de la mort en songeant qu'il ne souffre plus » (François Mauriac, 1925), « Il prend partout le pas : au foyer, dont il s'empare du coin » (Joseph de Pesquidoux, 1928), « Cette espèce d'aguardiente opalisée, dont je préférai ne pas m'enquérir du degré » (Pierre Benoit, 1947), « Madame Jupillon, de Langres, dont elle s'éprend du fils » (Charles Beuchat, 1949), « Ces pompes liturgiques dont je n'arrive pas à me convaincre de la vanité » (Jacques Perret, 1951), « Cinquante instruments de musique dont il jouait de tous à la fois » (Cendrars, 1957), « Je flaire une comédie dont je ne suis pas dans le secret » (Montherlant, 1963), « Les institutions, dont il fut au premier rang de leurs architectes » (De Gaulle, 1970 ; l'addition d'un possessif pléonastique n'arrange rien), « Un autre locataire, dont je me souviens du nom » (Simenon, 1975), « Pauvre vieux dont on avait douté de l'honneur ! » (Maurice Rheims, 1975), « Je m'en suis remis avec confiance à la discrétion de la mort dont je croyais à la proximité » (Paul Guimard, 1980), « C'était bien lui qu'elle attendait et dont, certains soirs, elle désespérait de la venue » (Pierre Combescot, 1991), « L'éditeur du roman dont il assiste à la naissance » (Yvan Leclerc, 1996), « C'est une véritable pastorale personnelle qu'il se crée mais dont il est persuadé de la justesse et de la vérité » (Alain Vircondelet, 2002), « La poupée de porcelaine sur son socle, dont je décidais du sort en tournant une fine clé en or » (Janine Boissard, 2005), « Il renouvelle le Mystère du Christ dont il croit à la Présence réelle dans l'eucharistie » (Aude Préta de Beaufort, 2005), « Un énoncé dont on peut douter de la validité grammaticale » (Jacques Dürrenmatt, 2015), « Le jeune frère, dont j'ai assisté à la mue permanente pendant deux années » (Jean-Claude Mourlevat, 2016), « Un ouvrage dont personne ne se souvient du titre » (Guillemette Faure, 2017), « [Ma famille], dont je ne doutais pas de la tendresse à mon endroit » (Yves Ternon, 2019), « Celle [= la chambre] dont je comptais sur la fenêtre pour atteindre les toits au-dessus » (François Bon, 2020).

    De quoi conforter Damourette et Pichon dans leur constat : « Nombreux sont les exemples de toutes les époques où [la] règle n'est pas appliquée » (Des Mots à la pensée, 1935). (4)

    Enfin, et n'en déplaise à Féraud, parce qu'à toute règle grammaticale, c'est bien connu, il faut son contingent d'exceptions :

    « Si pourtant il s'agit d'une locution verbale, le français parlé familier emploie parfois dont : Les honneurs dont il est à l'écart (être à l'écart de = être exclu de). Cette construction gagne du terrain, même à l'écrit » (Gaston Mauger, Grammaire pratique du français d'aujourd'hui, 1968).

    « Le nom complété par dont ne peut aujourd'hui être précédé d'une préposition, à moins qu'il ne fasse partie d'une locution figée comme faire du cas, venir à bout, être à l'écart [...]. On dit très bien : L'homme dont vous faites tant de cas » (Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1981).

    « Dont est admis comme complément de à bout, en possession : Des esprits durs, indisciplinables, Dont on ne peut venir à bout (Corneille). Une dernière défense [...] dont le médecin venait facilement à bout (frères Goncourt). La fortune dont je fus mis en possession à la mort de ma mère (Julien Gracq) » (Goosse, Le Bon Usage, 2011) (5).

    Las ! pas un traître mot sur le tour qui nous occupe. Qu'à cela ne tienne, diront les fortes têtes : être à la tête de n'est-il pas une locution figée ? Là est toute la question.
    Essayons de tirer cette affaire au clair, en analysant la liste des exceptions à tête reposée. Venir à bout, tout d'abord : « Si on ne peut dire : des difficultés dont vous n'êtes pas au bout, au bout étant un complément indirect que dont ne peut compléter, rien ne s'oppose à ce que l'on dise : des difficultés dont vous viendrez à bout, parce que venir à bout est une locution verbale équivalant à triompher », nous explique René Georgin dans Difficultés et finesses de notre langue (1952). De même peut-on convenir avec Mauger que être à l'écart équivaut à être exclu. Le cas de faire (du, tant de) cas est un peu plus... délicat ; disons, avec une idée derrière la tête, qu'il peut être rapproché de avoir une bonne opinion (ou encore tenir compte, s'occuper). Quant à en possession (par exemple dans cette phrase de Bossuet : Les environs dont ils étaient en possession), il s'agit, selon Robert Le Bidois, d'« une sorte de locution figée qui a la valeur d'un attribut ("dont ils étaient possesseurs") » (Le Monde, 1960). De là à considérer que rien ne s'oppose à ce que l'on dise : un gouvernement dont je suis à la tête, parce que être à la tête de est une locution verbale équivalant à diriger, il n'y a qu'un pas qu'il est possible de franchir sur un coup de tête. À ceci près − mais ce n'est sans doute qu'un détail − que diriger, contrairement à triompher, être exclu, être possesseur, avoir une bonne opinion, ne se construit pas avec la préposition de. Et qu'il me semble que l'on dira plus naturellement, en parlant d'un groupe ou d'une entreprise, je suis à sa tête que j'en suis à la tête.

    Toujours est-il qu'Abel Hermant, alias Lancelot, refuse catégoriquement de compter être à la tête de au nombre des exceptions : « Non, monsieur, répond-il bille en tête à un correspondant qui l'interroge sur ce sujet, n'écrivez jamais à aucun prix : un gouvernement tel que celui dont vous êtes à la tête » (journal Le Temps, 1937). Et nombreuses sont les plumes qui lui donnent raison :

    « Cet amas de bandits à la tête duquel vous étiez » (Philippe Goibaud-Dubois, 1691), « Juridiction établie en quelques Villes des Pays-Bas, à la tête de laquelle est le Gouverneur de la Place » (article « gouvernance » du Dictionnaire de l'Académie, 1762), « Le bel établissement à la tête duquel vous êtes » (Voltaire, 1767), « Plusieurs célèbres écrivains à la tête desquels étoient Fontenelle et la Motte » (D'Alembert, 1776), « Bien qu'on possède, à la tête duquel on est » (Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, 1829), « Le parti libéral, à la tête duquel est M. le cardinal Bernetti » (Stendhal, 1829), « Sept ou huit hommes à la tête desquels était Beau-pied » (Balzac, 1835), « Une faible minorité, à la tête de laquelle était Murray » (Alexandre Dumas, 1839), « L'école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau » (Chateaubriand, 1848), « Si l'on vous parle d'un camp opposé à la tête duquel je serais » (Littré, 1852), « L'autre groupe, à la tête duquel était Gambetta » (Jacques Bainville, 1924), « Un gouvernement commun à la tête duquel est un président élu pour six ans » (Larousse du XXe siècle, 1931), « Des barbares à la tête desquels j'étais » (Aragon, 1967), « Un groupe révolutionnaire à la tête duquel se trouvait Nikolaï Ichutine » (Hélène Carrère d'Encausse, 2008). (6)

    Mais voilà que des voix (de tête) s'élèvent pour prêcher l'indulgence :

    « Cet emploi de dont [comme complément d'un nom précédé d'une préposition] est resté bien vivant. Il est donc permis de se demander s'il n'est pas instinctif. En tout cas, il est commode [et] évite l'emploi de duquel, de laquelle, desquels, parfois si lourds » (Étienne Le Gal, Le Parler vivant au XXe siècle, 1960).

    « Cette règle aboutit à des tournures très lourdes (la maison au dernier étage de laquelle j'habite) et elle est souvent violée. Des phrases comme celles que citent Abel Hermant et Vie et Langage [Le jeune kangourou dont nous avons assisté à la naissance] sont claires et logiques : pourquoi persiste-t-on à les condamner ? » (Dupré, Encyclopédie du bon français, 1972).

    « [Dans les tours du type être + syntagme prépositionnel (être à l'écart de, être à l'origine de, être à l'avant-garde de, être en possession de...)], dont, à la place de duquel attendu, présente l'avantage de laisser intacte la cohésion de la locution verbale dans la phrase » (Michel Delabre, Dont en français contemporain, 1995).

    « On observe une certaine variation dans les acceptabilités et dans les usages [...]. Pour certains locuteurs, l'extraction est facilitée quand le complément prépositionnel est attribut : C'est le projet dont il est à l'origine » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021).

    Dans le doute, mieux vaut encore éviter ces constructions capricieuses et peu élégantes, en tournant la phrase autrement chaque fois que cela est possible. Mais il y a fort à parier que cette solution était déjà dans toutes les têtes...

    (1) Voir aussi le Traité de la grammaire françoise (1705) de Régnier-Desmarais.

    (2) Il est intéressant de noter que la justification de la règle varie d'un spécialiste à l'autre. Comparez :

    « Racine exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action. Cette phrase [de La Bruyère] est mauvaise, parce que la netteté et la simplicité se construisent tout à la fois avec dont qui les précède, et avec de l'action qui les suit » (Étienne Bonnot de Condillac, Traité de l'art d'écrire, 1782).

    « Il n'est pas correct de dire : La maison dont nous étions près, parce que dont nous étions près étant pour nous étions près de cette maison, dont est complément de près ; or, les prépositions ne doivent pas être mises après leur complément. Il faut dire : La maison près de laquelle nous étions [construction impossible pour dont, qui se place toujours en tête de la proposition relative] » (François Collard, Cours de grammaire française, 1867).

    « Il est impossible de se servir de dont en vue de nominaliser [la phrase Vous avez parlé au frère de mon ami] par référence à mon ami ; et la raison en est que la préposition de introductrice des mots mon ami a son incidence entre deux noms, frère et ami, et non pas entre verbe et nom, seul intervalle à l'endroit duquel le pronom dont soit compétent » (Gustave Guillaume, Leçons de linguistique, 1949).

    « Dont, disent les grammairiens, contient déjà un de. Il est particulièrement choquant lorsqu'il est complément d'un nom précédé de cette préposition. Il peut favoriser des cascades de du, de, des, blesser l'oreille et la symétrie, créer des équivoques momentanées » (Étienne Le Gal, Le Parler vivant au XXe siècle, 1960).

    « Il est interdit, par exemple, de dire : La personne dont j'ai parlé à la fille. Le rapport logique qui unit le complément à la fille et le relatif dont se trouve en effet rompu par l'intercalation des mots j'ai parlé, et la clarté exige en pareil cas de reporter le complément auprès de l'antécédent et de remplacer dont par les mots de qui, de laquelle : La personne à la fille de qui j'ai parlé » (Robert Le Bidois, Le Monde, 1964).

    « Vézelay est ce village dont je me souviens de la belle église. La construction [de cette phrase] n'est pas satisfaisante. En effet, dont contient la préposition de ; et, quand on entend le fragment dont je me souviens, on est tenté de considérer dont comme le complément d'objet indirect du verbe [ce village dont je me souviens]. Il y a ainsi un flottement de la pensée » (Lucien Léonard, Savoir rédiger, 1978).

    (3) Florilège des mises en garde depuis Féraud (notez, au passage, les différences de formulation) :

    « Il faut bien comprendre ici que dont et duquel étant synonymes ne peuvent pas cependant s'employer indistinctement l'un pour l'autre. Toutes les fois que le relatif dépend d'un substantif précédé d'une préposition, le mot duquel peut seul être mis en usage et placé après le substantif : "Cet homme, aux vertus duquel je rends justice." Quand le substantif au contraire est sujet de la phrase ou régime direct, on emploie le relatif dont qui se met au commencement de l'incise : "Cet homme, dont le caractère est noble et dont j'honore les vertus". C'est là une règle générale » (Pierre-Auguste Lemaire, Grammaire des grammaires, édition de 1844).

    « Dont ne peut être régime d'un complément précédé lui-même d'une préposition » (Littré, 1863).

    « Le pronom dont n'admet pas à côté de lui d'autre préposition que celle qu'il contient. En ce cas, et contrairement à l'usage qui exige que le relatif soit toujours en tête de sa proposition, on est obligé de le mettre à la suite du complément indirect ; mais il se change en de qui, ou duquel : l'homme à la mère de qui ou duquel j'ai parlé [et non : l'homme dont j'ai parlé à la mère] » (Philippe Martinon, Comment on parle en français, 1927).

    « L'emploi de dont déterminant un substantif précédé d'une préposition est unanimement condamné par les grammairiens » (Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain, 1928).

    « On ne peut employer dont pour représenter un antécédent complément d'un nom que si ce nom n'est pas lui-même précédé d'une préposition. [Comparez :] Il a entrepris des démarches dont on prévoit déjà le succès et Il a entrepris des démarches au succès desquelles on s'attend » (Jean Dubois et René Lagane, La Nouvelle Grammaire du français, 1973).

    « Dont ne peut, en principe, dépendre d'un complément introduit par une préposition. Au lieu de Les traités dont il se repose sur la foi ; le prochain dont le calomniateur nuit à la réputation, l'usage normal d'aujourd'hui demande qu'on dise : Les traités sur la foi desquels il se repose ; le prochain à la réputation de qui (ou duquel) le calomniateur nuit » (Grevisse, Le Bon Usage, 1980).

    « Ne pas employer dont avec, dans la relative, un complément introduit par une préposition. Ne pas dire : La maison dont je me suis appuyé contre la porte, mais contre la porte de laquelle je me suis appuyé. Cette théorie dont je doute de la vérité, mais de la vérité de laquelle je doute. Ce camarade dont je me souciais si peu du départ, mais du départ duquel (ou du départ de qui) je me souciais si peu » (Girodet, Pièges et difficultés de la langue française, 1986).

    « [La forme dont] équivaut à un pronom relatif précédé de la préposition de, quelle que soit la fonction du groupe prépositionnel ainsi formé, pourvu que le relatif ne soit pas complément d'un nom lui-même précédé d'une préposition [...]. Lorsque le groupe prépositionnel à pronominaliser est lui-même inclus dans un groupe prépositionnel, c'est la totalité de ce dernier qui est placée en tête de la relative, et les seuls pronoms autorisés sont lequel ou qui (dont est exclu) » (Martin Riegel et alii, Grammaire méthodique du français, 1994).

    « En règle générale, dont ne peut pas être complément déterminatif d'un nom complément prépositionnel, c'est une lourdeur de style ; ne dis donc pas : La rivière dont un vieux saule a poussé de guingois sur la berge, mais dis : La rivière sur la berge de laquelle un vieux saule a poussé de guingois » (Jean-Paul Jauneau, N'écris pas comme tu chattes, 2011).

    « À la différence des relatifs duquel et de qui, [dont] ne peut pas faire partie d'un syntagme relatif en tant que complément de nom ou de préposition » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021).

    « Dans la subordonnée relative, il faut éviter d'employer dont avec un complément introduit avec la préposition de ou sur [pourquoi seulement ces deux prépositions ?]. L'entreprise sur le site de laquelle figure cette promotion est établie à Montréal (et non : L'entreprise dont cette promotion figure sur le site est établie à Montréal) » (Office québécois de la langue française).

    « Le complément prépositionnel doit précéder le pronom relatif et non le suivre. Pour rétablir l'équilibre, on remplace dont par une construction avec de qui (personne), duquel, de laquelle, desquels ou desquelles : Le guide à la rédaction duquel je travaille (et non : Le guide dont je travaille à la rédaction) » (Clefs du français pratique).

    (4) Sentiment inverse chez Kristoffer Nyrop : « Des exemples analogues se rencontrent très rarement ; ils sont ou des négligences de style ou un défi voulu à la grammaire officielle » (Grammaire historique, 1913) et chez Jean Chaillet : « Il n'y a aucune dérogation à cette règle. Au XVIIe siècle déjà, c'est un "hapax" que le tour relevé dans Le Dépit amoureux de Molière : "Lui dont à la maison votre imposture enlève un puissant héritage" » (Études de grammaire et de style, 1969). Mais où donc les deux hommes avaient-ils la tête ?

    (5) Goosse, à la différence de Hanse, énonce toutefois sa préférence : « On dit aussi, ce qui est préférable : Une défense à bout de laquelle il viendra. Des images [...] en possession desquelles j'allais entrer (Proust). »

    (6) Exemples « irréguliers », dont on ne fera pas tout un fromage (de tête) : « Une bande de fripons dont il est à la tête » (M. Haymier, Archives de la Bastille, 1723), « Le destin de l'état, dont vous êtes à la tête » (Mercure universel, 1791), « Les six familles dont je suis à la tête » (Jean-Baptiste Selves, 1819), « La municipalité de Metz, dont il se trouve à la tête » (journal Le Messin, 1929), « L'État dont les Républicains sont à la tête » (Marie-Christine Kok-Escalle, 1988), « Dans tant de pays morcelés dont il se trouve à la tête » (Robert Morrissey, 2010), « Un gang de mafieux, dont un certain Sunny est à la tête » (site sortiraparis.com, 2012), « Les performances [...] du groupe dont il est à la tête » (Les Échos, 2022), « Le groupe LDC, dont Philippe Geslin est à la tête » (Ouest-France, 2024).


    Remarque 1 : Il ne vous aura pas échappé que je ne me suis pas appesanti sur le cas où le syntagme prépositionnel que dont complète dépend d'un nom. C'est que les entorses (ou les exceptions ?) à la règle sont encore plus fréquentes que lorsque ledit syntagme dépend d'un verbe ou d'un adjectif : « La propre maison dont elle ignorait jusqu'au nom des locataires » (Romain Rolland, 1912), « Weidmann, dont je suis journellement l'instruction du procès » (Michel Tournier, 1970), « Une femme dont j'avais [...] le témoignage de la bêtise » (Bernard-Henri Lévy, 1988), « Pierre dont c'est le vingtième anniversaire de la mort » (Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 1997), etc.

    Remarque 2 : Il convient de garder en tête que dont équivaut à un complément introduit par de. Il peut notamment être :

    - complément de nom : Un livre dont j'ai oublié le titre ;
    - complément d'adjectif : Un travail dont je suis fier ;
    - complément de verbe : La personne dont je parle (COI), La femme dont je suis aimé (complément d'agent), La housse dont on habille un dossier (complément circonstanciel de moyen), La façon dont on s'exprime (complément circonstanciel de manière), etc.

    Rappelons enfin que dont est invariable, contrairement à duquel, qui varie en genre et en nombre : de laquelle, desquels, desquelles. Cette particularité n'est sans doute pas étrangère au fait que « dont tend à s'imposer en français contemporain au détriment de duquel » (Michel Delabre).

    Remarque 3 : Voir également les billets Dont qui choque et Dont.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Elle est membre d'un gouvernement à la tête duquel je suis ou, plus simplement, Elle est membre d'un gouvernement que je dirige.

     


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