• Terrain mi-né

    « À la mi-septembre, 13 500 élèves n'étaient toujours pas affectés dans un lycée. »

    (Sylvie Lecherbonnier, sur lemonde.fr, le 19 septembre 2023.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Un habitué de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes, à la mi-journée : « Pourquoi écrit-on à la mi-septembre, alors que septembre est masculin comme tous les noms de mois ? »

    La faute au mois d'août, nous assure Goosse : « Dans la mi-août "l'Assomption" (15 août), c'est le nom fête sous-jacent qui rend raison de l'article féminin. Sur le modèle de cette expression où on a vu en mi un nom féminin (comme moitié ou comme fin), on a formé la mi-janvier, la mi-mai, etc. » Et le continuateur du Bon Usage d'ajouter : « En ancien français, les syntagmes mi + nom de mois étaient masculins. »
    Oserai-je l'avouer (fût-ce à mi-voix) ? Voilà des affirmations qui me paraissent bien imprudentes.

    Le genre dans l'ancienne langue, tout d'abord. S'il ne fait aucun doute que les noms de mois ont toujours été du masculin, l'usage s'est longtemps montré mi-figue mi-raisin à propos du genre de leurs composés en mi. Qu'on en juge :

    (Janvier) « En la my-jenvier » (Chronique normande de Pierre Cochon, première moitié du XVe siècle), « Environ la my janvier » (Nicole Gilles, 1541), mais « Depuis le my janvier » (Jacques Lesaige, 1523), « Au my-janvier » (Étienne Médicis, avant 1565 ; Antoine de Balinghem, 1609).

    (Février) « La me-febvrier » (Coutume de Bretagne, vers 1320 ?), « Jusques a la mi fevrier » (Ordonnance de la ville de Paris, 1350), « Vers la my fevrier » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Environ la my fevrier » (Louis XI, 1463), « Dedans la my-febvrier » (François de la Trémoille, 1530), « Dès la my febvrier » (Bertrand de Salignac de La Mothe-Fénelon, 1573), mais « Entour le my-fevrier » (Chroniques de Flandre, fin du XIVe siècle), « Le premier terme escherra au my febvrier prochainement venant » (Archives de l'État à Bruges, 1547).

    (Mars) « Depuis la mi mars jusques a la mi may » (Ordonnance de Charles le Bel, 1326), « A la mimarz » (Cartulaire de Vitré, 1335), « A la my mars » (Le Mystère de saint Laurent, 1499), « Envrion la my mars » (Montaigne, 1581), mais « Jusques au my march » (Cartulaire des comtes de Hainaut, 1342), « Depuis le my mars » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Au meyt mars » (Jean Le Fèvre, vers 1460), « Le premier [equinoxe] est au mymars » (La Somme abrégée de théologie, vers 1480), « Le froit vint au mey mars » (Jean Aubrion, 1483).

    (Avril) « Entre le miavrill et mimoi » (Le Livre des Mestiers, vers 1270), « Tant que me-avril soit passé » (Coutume de Bretagne, vers 1320 ?), « Environ le my-avril » (Jean Le Fèvre de Saint-Remy, avant 1468), « Au mey apvril » (Aubrion, 1486), « Le mey avril » (Philippe de Vigneulles, avant 1528), mais « Environ la my-avril » (Journal d'un bourgeois de Paris, milieu du XVe siècle), « Environ la mey apvril » (Aubrion, 1482).

    (Mai) « Anchois [= avant] que soit passez mis mais [Les trois derniers mots sont au cas sujet masculin] » (Li Romans de Durmart le Galois, vers 1230), « Le lundy devant le my-may » (Cartulaire de Guillaume Ier de Hainaut, 1308), « Dedens le my mai » (Archives de la ville de Lille, 1388), « Environ le mi may » (Jean Froissart, avant 1400), « Jusques au mey may » (Aubrion, 1480), « Devant le my may » (Coutumes du comté d'Artois, 1546), mais « Depuis la mi-mars jusques à la mi-may» (Ordonnance de Charles IV, 1326), « A la my-may darrenierement passé » (Registre criminel du Châtelet de Paris, 1389), « Jusques a la my may » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Environ la my mai » (Enguerrand de Monstrelet, avant 1453), « Jusques à la my may » (Jean de Roye, vers 1480), « A la my-may » (Le Mystère de saint Laurent, 1499).

    (Juin) « A la my-juing » (Jean de Bueil, vers 1465 ; Charles Estienne, 1564), « Environ la my-juin » (Olivier de Serres, 1600), mais « Sur le my-juing » (Olivier de La Marche, avant 1502).

    (Juillet) « Depuis la mi-jullet jusques a la mi-aoust » (Henri de Ferrières, avant 1377), « Entre le temps de la my jullet et de la my septembre » (Cartulaire de l'abbaye de Redon en Bretagne, 1467), mais « Entour le mi-jullet » (Enguerrand de Monstrelet, avant 1453), « Environ le my jullet » (Jean de Wavrin, vers 1470), « Au my-juillet » (Coustumes de Lens, 1509), « Au my jullet » (Charles Quint, 1540).

    (Août) « Tant que a la miäost vint » (Chrétien de Troyes, Yvain, vers 1180), « Lou mecredy davant la mey awast » (Cartulaire de l'abbaye Saint-Vincent de Metz, 1226), « Apres la mi aoust » (Berte aux grans piés, vers 1250), « Entour la mi-aoust » (Jean Sarrazin, 1261), « Ja iert pres de la miäoust » (Jean Le Marchant, Miracles de Notre-Dame de Chartres, seconde moitié du XIIIe siècle), « A la feste devant la mi ost » (Ordinaire de 1287, cité par Godefroy), « Dedanz la mi aoust» (Cartulaire de Vitré, 1292), « La mi host » (Guillaume d'Apremont, 1299), « E lor dist qu'a la miäoust Soient appareillié » (Le Roman du Castelain de Coucy et de la Dame de Fayel, vers 1300), « A la my-aoust prochaine » (Registre criminel du Châtelet de Paris, 1390), « La veille de la myoust [aussi écrit myaoust] » (Le Mesnagier de Paris, 1393), mais « De si que près le miäust » (Ambroise, L'Estoire de la guerre sainte, vers 1196), « Le venredi après le mi aoust » (Archives du Conseil de Flandre, 1271), « En le mi aoust » (Froissart, avant 1400), « Au mey aost » (Aubrion, 1480), « Dès le mioust » (Herman van der Heyden, 1648).

    (Septembre) « Jusques la my septembre » (Le Mesnagier de Paris, 1393), « Depuis la mi septembre jusques à la mi mars » (Hector de Chartres, vers 1400), mais « Depuis Paisques jusques au mey septembre » (Aubrion, 1499), « Au mey septembre » (Philippe de Vigneulles, avant 1528).

    (Octobre) « Depuis le moys dapvril jusques au my octobre » (Wavrin, vers 1470), mais « En la my octobre » (Pierre Garcie Ferrande, 1483), « Environ la my-octobre » (Blaise de Monluc, avant 1577).

    (Novembre) « Depuis la my-aoust jusques a la my-novembre » (Chronique dite de Jouvenel des Ursins, milieu du XVe siècle), « Vers la my-novembre » (Jean Liébault, 1570), mais « Environ le my-novembre » (Jean-François Le Petit, 1601).

    (Décembre) « Sur le my-decembre environ » (Georges Chastelain, vers 1470), mais « En la my decembre » (Pierre Garcie Ferrande, 1483), « Depuis la my decembre » (Charles Estienne, 1564). (1)

    Il faut attendre le XVIIe siècle pour voir les spécialistes prendre position, majoritairement en faveur du féminin :

    « Les noms des mois en composition sont feminins : la mi-aoust, la mi-septembre, etc. Item ceux-cy : la S. Michel, la S. Remy, la S. Jean, où le mot de feste est sous-entendu » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « On dit à la my-aoust, quoy qu'aoust soit masculin, [parce qu'] on sous-entend un mot féminin, qui est feste, comme qui diroit à la feste de my-aoust. [Je croirois que] à la my-aoust a esté cause que l'on a dit ainsi de tous les autres mois, à la my-may, à la my-juin, etc. » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647).

    « Il faut tousjours dire [...] le my-juin, le my-aoust, et ainsi des autres où le nom qui suit my est masculin ; encore que je ne veüille pas condamner en autruy la my-juin, la my-aoust, etc. afin de laisser chacun dans la liberté du langage » (Scipion Dupleix, Liberté de la langue françoise dans sa pureté, 1651).

    « Quand cette particule [mi] se joint avec [...] les noms des mois, [alors ces noms] ne reçoivent que l'article féminin, quoy que tous soient masculins. Nous avons passé la mi-mai » (première édition du Dictionnaire de l'Académie, 1694).

    « On dit la mi-mars, la mi-mai, la mi-juin, etc. non pas le mi-mars, le mi-mai, le mi-juin » (Grammaire artésienne, 1772).

    Venons-en à la justification de ce féminin. L'argument de l'ellipse du mot fête, on le voit, ne date pas d'hier ; il est pourtant loin de faire l'unanimité : l'Académie le passe sous silence, et si Oudin l'invoque, c'est à propos des noms de fête, pas des noms de mois en composition. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir le grammairien Scipion Dupleix mettre les points sur les (m)i : « C'est une pure resverie d'avancer que nous disons à la my-aoust, parce que l'on sous-entend feste, qui est l'Assomption nostre-Dame. Car jamais on ne sous-entend feste en général, mais on exprime son nom propre : comme à la Noël, à la Sainct Jean, à la Toussains, qui est autant à dire qu'à la feste de Noël, à la feste de Sainct Jean, etc. » Voilà Vaugelas rhabillé... jusqu'à la mi-décembre. Sans doute la prudence aurait-elle commandé de présenter mi-août comme une expression formée de longue date sur le modèle des noms de fête − ne lit-on pas dans Le Roman en prose de Lancelot (vers 1218) : « Ce estoit a Pasques, a l'Encension, a Pantecoste, a la feste Toz Sainz et a Noel [...] com a la Chandelor, a la Miaost » ? − qui, eux, ont reçu le genre féminin en raison du nom fête sous-entendu.

    Fête, au demeurant, n'est pas le seul mot que l'on a cru pouvoir rétablir : « Dans [la mi-mai, la mi-août], il existe une ellipse, lit-on dans le Nouveau Dictionnaire grammatical (1808) de Charles-Pierre Chapsal. C'est comme s'il y avait : l'époque appelée mi-mai, l'époque appelée mi-août. » (2) Kristoffer Nyrop ne paraît pas mieux inspiré en supposant, de son côté, « une influence de la mienuit » − mi, emprunté du latin medius, ayant été à l'origine un adjectif signifiant « qui se trouve au milieu (dans l'espace ou le temps) » et s'accordant régulièrement en genre et en nombre avec le nom auquel il se rapporte (3). D'autres spécialistes sont d'avis, au contraire, que mi est ici « l'ancien substantif employé pour moitié [...] et qu'ainsi la mi-mai, la mi-août sont dits pour la moitié de mai, la moitié d'août » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1846 [4]). C'est oublier un peu vite, me semble-t-il, que ledit emploi substantivé de mi est donné comme masculin dans tous les dictionnaires d'ancienne langue, avec le sens de « milieu » : « Vertus est en prendre le mi » (Brunetto Latini, vers 1265, cité par Godefroy), « Jusques au mi du dimenche » (Le Livre de la division de nature, vers 1340), « Environ le my de septembre » (Froissart, avant 1400), « Au my de la place » (Le Mystère de saint Sébastien, seconde moitié du XVe siècle, cité par le Dictionnaire de moyen français), « [Il] le va racontrer au my du peuple » (L'Ystoire des sept sages, 1492), « Le Commencement, Le My, la fin » (Le Testament d'un amoureux, vers 1500, cité par Huguet), et encore en français moderne : « Vous serez de retour à Eutin pour le mi de may » (Mme de Staël, 1804) (5). Tout cela, vous en conviendrez, n'est guère convaincant.

    Quid des autres composés en mi ? La question n'en finit pas de diviser les spécialistes. Féraud soutient qu'ils sont « du même genre que le mot [déterminé], excepté mi-carême » (Dictionnaire grammatical, 1768), quand Hanse et Thomas les donnent tous féminins (6). Ce qui ne fait guère de doute, à y regarder au mi- croscope, c'est qu'il en va des noms d'époque et de saison comme des noms de mois : le genre de leurs composés a longtemps été hésitant, avant de se fixer au féminin.

    (Carême [7]) « La mi quaresme » (Renaut Barbou, 1270), « Le lundy après de la miequaresme » (Archives de Luxembourg, 1302), « Le jour de la Mikaresme » (Chartes de l'abbaye de Saint-Magloire, 1330), « La mi-karesme » (Compte de l'argenterie d'Étienne de la Fontaine, 1352), « La mey caresme » (Les Chroniques de Metz, vers 1525), « Environ la mi-Caresme » (François de Belleforest, 1579), « Jusqu'à la fin de la mi-carême » (Mérimée, 1845), « Le jeudi de la mi-carême » (frères Goncourt, 1860), « C'était à l'occasion de la mi-carême » (Maupassant, 1890), mais « Le joydi devant le mi quaresme » (Cartulaire de Guillaume Ier de Hainaut, 1306), « Entre le micoiresme et Pasques » (Archives du Nord, 1361), « Depuis le my quaresme » (Comptes de la ville de Tournai, 1397), « C'estoit environ le miquaresme » (Froissart, avant 1400), « Dedans le mi-caresme » (Nicolas de Baye, 1406), « Le mey caresme » (Aubrion, 1482), « Vendredi après le Miquaresme » (Les Evangiles et epistres des dimences et festes, 1587).

    (Printemps) « De la my hyver jusques a la my printemps » (Antoine Pierre, 1544), « Jusqu'à la mi-printemps » (Pesquidoux, 1922), « Dès la mi-printemps jusqu'à la mi-automne » (Claude Farrère, 1952), « À la mi-printemps » (Philippe de La Genardière, 1987), mais « Depuis le my printemps » (Le Regime tresutile pour conserver la santé, 1491), « Environ le my-printemps » (Antoine du Pinet, 1562), « Avant le mi-printemps » (Christophe de Bonours, 1628), « [Le] temps passé à cheval sur le mi-printemps mi-été » (Lucien Maulvault, 1939), « Du mi-printemps à la fin de l'été » (Valérie Garnaud, 2020).

    (Été) « A la my-esté » (Chronique de Pierre de Langtoft, début du XIVe siècle), « La my esté » (Robert Estienne, 1549), « Mi-esté, féminin » (Randle Cotgrave, 1611 ; Tresor des deux langues françoises et espagnolle, édition de 1660), « Nous sommes à la mi-été. La mi-été est passée » (Richelet, 1680), « La mi-été » (Kristoffer Nyrop, 1908), « Leur cueillette de la mi-été » (Charles Maurras, 1931), « Dès la mi-été » (Maurice Couturier, 2004), mais « Des le my-esté » (Philippe des Avenelles, 1559), « Environ le mi-esté » (Johannes Polyander, 1602), « Vers le mi-été » (L'Horticulteur belge, 1834), « La lune du mi-été » (Jonathan Fruoco, 2017), « Ce mi-été 2021 » (Jean des Cars, 2023).

    (Automne [7]) « La my automne » (Philippe des Avenelles, 1559 ; Thomas de Fougasses, 1608), « Jusqu'à la my-autonne » (Belleforest, 1579), « Vers la mi-automne » (Pierre-Joseph Buc'hoz, 1771), « La mi-automne » (Restif de La Bretonne, 1782), « De la mi-automne à la mi-printemps » (Pesquidoux, 1925), « À la mi-automne » (De Gaulle, 1959), mais « Avant le mi-automne » (Bonours, 1628), « À ce mi-automne » (Libération, 1951).

    (Hiver) « La my yver » (Robert Estienne, 1538), « Jusques à la my-hiver » (Liébault, 1577), « Le repos forcé de la mi-hiver » (Charles-Alfred Alexandre, 1863), « La mi-hiver » (Pesquidoux, 1958), « Une grande fête païenne de la mi-hiver » (Alain Rey, 2010), mais « Vers le my-yver » (Antoine du Pinet, 1562), « Le 21 juin étant le mi-hiver » (Jean-Robert Petit, 2017).

    Goosse pense que c'est encore sur le modèle de la mi-août que l'on a formé « en termes de sports la mi-temps (calque de l'anglais half time), ainsi que à la mi-parcours (Jacques Isnard, 1976) et des emplois occasionnels, la mi-XVIIIe siècle (Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, 1979), etc. ». C'est une fois de plus aller bien vite en besogne − j'allais écrire : traiter le sujet par-dessous la (mi-)jambe.

    Prenons le cas de mi-temps. D'une part, Goosse oublie de préciser que c'est le masculin demi-temps (8) qui a d'abord servi de traduction à l'anglais half time, dans le monde du travail : « Le demi-temps » (Jacques Matter, De l'éducation des enfants des classes ouvrières, 1857), « [Les élèves] passent de l'atelier à l'école et de l'école à l'atelier. C'est le système du half time ou demi-temps, qu'on pourrait appeler la demi-éducation » (Louis Reybaud, L'Instruction primaire en Angleterre, 1863), « Travailler au demi-temps » (Annales de l'Assemblée nationale, 1874), avant d'être concurrencé par mi-temps (rare dans cet emploi avant le début du XXe siècle) : « Le travail à mi-temps » (Dr Blachez, 1873), « [Salaire des] enfants à mi-temps » (Charles Grad, 1880), « Travailler à mi-temps » (Félix Fenouillet, Monographie du patois savoyard, 1903) et, par ellipse du mot travail, « Le mi-temps dans les services mécanisés » (Revue du travail, 1937).
    D'autre part, force est de constater que mi-temps, comme terme de sport, a connu à ses débuts les mêmes hésitations de genre observées avec la plupart des noms masculins joints à mi. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples : « Après la mi-temps » (La Revue des sports, 1888), « La mi-temps » (Georges de Saint-Clair, Jeux et exercices en plein air, 1889), mais « Avant le mi-temps » (La Revue des sports, 1891), « Entre les deux parties, on fait un repos, le mi-temps » (Louis Marin, La Science illustrée, 1892). Et si le féminin a fini par s'imposer dans les vestiaires (9), c'est, semble-t-il, le masculin qui tient la corde hors contexte sportif : « Au mi-temps de ce mois » (Augustin Filon, 1889), « Au mi-temps du mois d'août » (Jean-Jacques Gautier, 1945), « [Il] s'assit dans le mi-temps » (Jacques et François Gall, 1966), « Dans le mi-temps de sa vie » (Jean Cayrol, 1968), « Dans le mi-temps de son lit [celui de la comtesse de Loynes] » (Hubert Juin, 1972), « C'est le mi-temps du Carême » (Anne-Marie Le Bourg-Oulé, 1996), « Au mi-temps de cette première journée » (Michel Peyramaure, 2017), « Au mi-temps de l'entre-deux guerres » (René Gallissot, 2000), à côté de « À la mi-temps du siècle dernier » (Florence Delay, 2019). Parti pris d'archaïsme, l'intéressé étant attesté de longue date au masculin avec le sens de « temps intermédiaire d'une date à une autre » (selon Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort) : « Pierre sera fourclos, s'il ne fournist de reponse dedans mi-temps de l'assise prochaine » (Coutumes de Beauvaisis, fin du XIIIe siècle, cité par Roquefort), « Au my temps du terme » (Nicolas de Lescut, 1543), « Au my-temps de mes jours » (Jean De Cartigny, 1557), « Environ le my-temps de sa presche » (L'Histoire ecclesiastique de Nicefore, 1567), « Le mitemps de l'eclipse estoit au 24 de janvier » (Cosmographie, édition de 1581), « Au my-temps de leurs delices » (Pierre Davy, 1593), « Au mi-temps du sermon » (Adrian Damman, 1597), « Avant le mi-temps » (Jean-Aimé de Chavigny, 1603) ? Ou confusion orthographique avec le nom masculin vieilli mitan (« milieu ») : « Au mitan de la route. Dans le mitan du lit. Le mitan de la journée » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ? Je donne ma demi-langue au chat...

    De même :

    (Chemin) « Environ le michemin de Tenremonde et de Gand » (Histoire du bon chevalier messire Jacques de Lalain, vers 1470), « Depuis le my-chemin » (Coutumes de la ville de Lyevin, 1507), « Son my chemin avoit plus qu'achevé » (Clément Marot, 1543), « Presque sur le mi-chemin » (Denis Sauvage, 1555), « Le bois, qui est situé au mi chemin desdites deux villes » (Martin du Bellay, Mémoires, édition posthume de 1569), « Orléans est le mi-chemin de Tours » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Le mi-chemin » (Henri Blieck, Nouvelle Grammaire française, 1862), « L'algèbre n'est que le mi-chemin du sujet » (Alain Badiou, 1982), « Prendre le mi-chemin » (Michèle Manceaux, 1989), « Cet autre mi-chemin » (Bernard-Henri Lévy, 2010), mais « Dés la my chemin » (François de Bassompierre, 1665), « Nous sommes à la mi-chemin » (Dictionnaire de Richelet, 1680), « Nous ne sommes qu'à la mi-chemin de notre païs » (Recueil des voiages tartaresques, 1729), « Alors même il ne seroit pas encore à la mi-chemin » (Louis-François Jauffret, 1807), « La mi-chemin entre Herm et Saint-Pierre-Port » (Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1866 ; on trouve le dans certaines éditions), « Dès la mi-chemin » (Simenon, 1980), « Vers la mi-chemin » (Jean-Paul Colin, 2016).

    (Parcours) « Vers le mi-parcours » (La France chevaline, 1901), « Au mi-parcours » (Charles-Maurice de Vaux, 1909), « L'homme du mi-parcours » (Christian Charrière, 1982), « Au mi-parcours du siècle » (André Brincourt, 1997), « Déjà le mi-parcours ! » (Jean-Louis Gouraud, 2012), mais « Peu après la mi-parcours » (Le Petit Journal, 1905), « La mi-parcours » (Hanse, 1983), « Vers la mi-parcours » (Roger Béteille, 2016).

    (Siècle) « Dès le mi-XVIIIe siècle » (Histoire de la France religieuse, 1991), « Cette tranche chronologique faisant le pont entre le mi-XIXe siècle et le mi-XXe siècle » (Pierre Saint-Arnaud, 2003), mais « Jusque vers la mi-XXe siècle » (Pierre Manent, 2003), « À la mi-XXe siècle » (Dictionnaire des idées et notions en sciences de la matière, 2019). (10)

    N'est, du reste, sans doute pas étranger à la confusion ambiante le fait que la plupart desdits composés sont surtout employés sans article dans des locutions adverbiales avec la préposition à : à mi-chemin, à mi-parcours, à mi-temps, à mi-bras, à mi-corps, à mi-mollet, etc.
    Vous l'aurez compris : toutes les conditions sont réunies pour que l'usage hésite encore longtemps entre le genre du nom déterminé et celui de mi, perçu plus souvent qu'à son tour « comme étant un succédané [féminin] de la moitié » (André Thérive, Querelles de langage, 1940). Allez vous étonner, après cela, que nos chères têtes blondes et brunes ne soient guère pressées de reprendre le chemin de l'école − pas même le (?) mi-chemin...

    (1) Signalons également l'existence de variantes avec demi : « Avant demy avril jusques à demy may » (Ordonnance de Philippe le Bel, 1291), « Le jour Nostre Dame a demi houst » (Chartes de Saint-Lambert à Liège, 1332), « Depuis la Chandeleur jusques au demy may » (Ordonnance de Charles Quint, 1541), « Vers la demy-janvier » (Blaise de Monluc, avant 1577) et avec moyenne (« milieu », spécialement « échéance fixée au milieu du mois ») : « En la moyenne de may » (Jean de Châtillon, 1390), « Environ le moyenne de mai » (Froissart, avant 1400), « La moienne de mars » (Jean de Wavrin, vers 1470).

    (2) Pourquoi ces noms composés ne seraient-ils pas masculins par ellipse du mot temps ou du mot jour, par exemple ? ne manqueront pas de s'interroger les esprits mi-sérieux, mi-moqueurs. On pourrait également supposer l'ellipse du mot mois : le mi-juin pour « le my mois de juing » (Jean de Wavrin, vers 1470)... si le féminin ne se tenait pas là encore en embuscade : « La my-mois de septembre » (Jean Boutillier, avant 1395).

    (3) « Comme media nox en latin, précise Goosse, mie nuit est en ancien français un syntagme nominal féminin, parfois écrit mienuit » : La mienuit (Béroul, Le Roman de Tristan, vers 1170), Endroit [= vers] la mie nuit (Villehardouin, vers 1208), Devant la mie nuit (Amadas et Ydoine, XIIIe siècle). « Le masculin, sporadique au XVIe siècle [mais attesté au tournant du XVe siècle chez Froissart et chez Fusoris], triomphe au XVIIe siècle, soutenu par Vaugelas. Il est favorisé à la fois par la graphie minuit, qui date du [XIVe siècle] et se généralise au XVIe siècle, par le rapport avec midi [latin medius dies], figé beaucoup plus tôt, et par l'évolution sémantique [d'une indication vague correspondant au milieu de la nuit à une heure précise]. »

    (4) Et avant lui : « On dit la mi-mars, la mi-avril, etc. Mi, en cet endroit, signifie moitié, et c'est comme si on disoit la moitié de mars, la moitié d'avril » (Pierre de La Touche, L'Art de bien parler françois, 1696), « À la mi-août, c'est-à-dire à la moitié du mois d'août » (César Chesneau Dumarsais, article « construction » de L'Encyclopédie, 1754), « La mi-mai, la mi-août, la mi-carême sont dits pour la moitié de mai, la moitié d'août, la moitié du carême » (François Noël, Philologie française, 1831).

    (5) Les exemples au féminin sont rares : « A la my du mois de febvrier jusques à la my de mars » (Les Chroniques de Metz, vers 1525), « A la my d'aoust » (Isodoro Lanfredini, Nouvelle Méthode pour apprendre la langue italienne, édition de 1680).

    (6) « S'il [= mi] forme un nom composé, celui-ci est féminin : la mi-carême, la mi-août, la mi-été, la mi-temps » (Hanse, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicales, 1949), « À noter que les noms composés de mi sont féminins » (Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971). Avec une formulation plus restrictive : « Les composés en mi qui désignent un moment sont toujours féminins » (Girodet), « Devant un substantif désignant une tranche de temps, mi donne toujours le féminin au mot composé » (Jean-Paul Colin).

    (7) Les cas de Mi-Carême (que le Dictionnaire de l'Académie écrit avec deux majuscules) et de mi-automne sont moins intéressants, car carême (du latin quadragesima [dies], féminin) et automne (mot à initiale et finale vocaliques) ont connu les deux genres.

    (8) Allez comprendre pourquoi, il semble que les composés en demi soient, eux, toujours du même genre que le nom déterminé : un demi-aveu, un demi-cercle, un demi-dieu, un demi-échec, un demi-litre, un demi-siècle, un demi-soupir, un demi-ton, un demi-tour, mais une demi-douzaine, une demi-finale, une demi-heure, une demi-journée, une demi-lieue, une demi-pomme, une demi-portion, une demi-réussite... C'est peut-être ce qui explique que le genre des noms où mi entre en concurrence avec demi soit mieux fixé : un (de)mi-mot, un (de)mi-sommeil.

    (9) On trouve encore le masculin au milieu du XXe siècle : « Le dernier [match de football] Paris-Vienne, dont il joua un mi-temps » (Le Figaro, 1948), « Durant le mi-temps des permutations seront opérées » (L'Aurore, 1949).

    (10) Et aussi : « Le mi-bras ou moitié de la Seine » (Adolphe Joanne, 1878), mais « Depuis le poignet jusqu'à la mi-bras » (Journal de chirurgie, 1920) ; « Le buste, le mi-corps ou le corps tout entier » (Maurice Vaucaire, 1903), mais « La boue lui montait jusqu'à la mi-corps » (Albert Bonneau, 1935) ; « [Le] palier qui marquait la mi-étage » (Yves-Gérard Le Dantec, 1946), mais « Le mi-étage ne suffirait pas » (Olivier Duhamel, 2019) ; « Au mi-flanc heureux d'une colline » (Albert Thibaudet, 1923), mais « À la mi-flanc est une tour en ruine » (Marie Mauron, 1957) ; « On ne voyait guère plus haut que le mi-mollet » (Queneau, 1947), mais « Jusqu'à la mi-mollet » (Jacques Perret, 1947) ; « Résultats obtenus [...] à la mi-projet » (Jean-François Duranton, 1974), mais « Passer le cap du mi-projet » (Francesca Musiani, 2017) ; etc.

    Remarque : En français moderne, mi se joint au mot qui suit (nom, adjectif, plus rarement verbe) par un trait d'union et reste invariable : la mi-journée, des cheveux mi-longs, mi-partir (« partager en deux moitiés »). Il s'emploie parfois dans la langue littéraire comme adverbe avec le sens de « à moitié... à moitié » : « Mon père devait assister, mi par courtoisie, mi par curiosité, à un après-midi du colloque » (Malraux, 1967). 

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose.


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  • Un parfum de discorde

    « Textor et Aulas ne pouvaient plus se piffrer. »

    (Fabien Chorlet, sur butfootballclub.fr, le 10 mai 2023.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Notre journaliste sportif ne croit pas si bien dire : si, à l'Olympique lyonnais, John Textor et Jean-Michel Aulas ne peuvent pas se piffrer − comprenez : se supporter, se souffrir, se sentir, bref se trouver des atomes et des effluves crochus −, c'est d'abord parce que l'emploi dudit verbe dans cette acception n'est pas en odeur de sainteté chez plus d'un arbitre de la langue. Je n'en veux pour preuve que cette pluie de cartons rouges :

    « Je ne peux pas le piffer (et non piffrer) » (Catherine Andreiev-Bastien, Le Guide du français correct, 1993).

    « — Tu ne peux pas me piffrer [...]. — Commence par dire piffer » (Marie-Odile Beauvais, Les Forêts les plus sombres, 2014).

    « Nous remarquons depuis quelques années que beaucoup de gens disent piffrer au lieu de piffer [...]. Attraction d'empiffrer ? » (site lesmediasmerendentmalade.fr, 2019).

    « S'empiffrer, "manger goulûment", et piffer, "supporter", sont parfois remplacés, à tort, par les formes voisines s'empiffer et piffrer. Cette erreur peut s'expliquer par l'origine commune de ces verbes, qui remontent tous deux à un radical expressif pif-, marquant la grosseur et auquel nous devons le nom populaire pif, qui désigne le nez. Ainsi avoir quelqu'un dans le pif équivaut à ne pas pouvoir le piffer. Nous sommes aussi redevables au radical pif- du nom piffre, qui a d'abord désigné, dans la langue de la médecine, un homme dont les testicules ne sont pas descendus puis, dans la langue courante, un gros homme ventru. De ce nom a ensuite été tirée la forme verbale empiffrer [...]. Rappelons donc que les verbes en usage aujourd'hui sont s'empiffrer et piffer [1] » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2023).

    Renseignements pris sur le terrain, nous aurions affaire à une confusion entre deux paronymes :

    (se) piffer, que la langue argotique a formé sur pif au XIXe siècle (2) mais qui « ne semble pas être passé dans le registre familier-populaire avant la période de la guerre de 14-18 » (selon Claude Duneton) :

    « J'peux pas les piffer » (Jean Galtier-Boissière, 1925), « [Elles] pouvaient pas piffer qu'un mâle désireur jetât le moindre cligne sur leur nature sans pépin » (Pierre Devaux, 1943), « Je peux plus les pifer, je les vomis » (Marcel Aymé, 1947), « Que dit Hitler de la France ? Qu'il ne peut pas la piffer » (Jean Dutourd, 1952), « Ils se piffaient pas, ces deux-là » (Albert Simonin, 1954),

    - et (se) piffrer, ancienne forme tirée soit de piffre soit de (s')empiffrer (par suppression du préfixe) (3) :

    « Se pifrer. Manger excessivement, démesurément. C'est un goinfre qui se pifre aussitôt qu'il est à table » (Pierre Richelet, Dictionnaire, 1680), « [Ils] se sont si pleinement piffrés que la plupart en ont été malades » (Rousseau, 1747), « Tu piffres, tu boissonnes, tu fumes » (Huysmans, 1876) et, au figuré, « [Ils] se "piffraient" de leur revanche. Ils en étaient comme ivres » (Gaston Leroux, 1926), « Les bureaucrates sont piffrés de chiffres » (Alain Badiou, 1967) (4).

    À en croire le linguiste Alphonse Juilland, un écrivain aurait tout particulièrement contribué à brouiller les esprits autant que les pistes (olfactives) : « Céline, dont l'argot est parfois suspect, confond piffrer, dépréfixation de s'empiffrer, "se bourrer, se gaver", avec pif(f)er, "sentir, aimer" » (L'Autre Français, 1980). Parmi les nombreux exemples d'hésitation relevés dans l'œuvre célinienne, citons, histoire de vous mettre au parfum : « Il pouvait plus nous piffer » (Mort à crédit, 1936), « C'est pour ça qu'on peut pas me piffrer » (Normance, 1954) ; « Moi, je le piffre pas ! », « Il sait que je peux pas la piffer » (Le Pont de Londres, 1964) (5).

    L'ennui, c'est que Céline fit quelques émules − au moins cinq, à vue de nez − qui, à leur tour, alternèrent indifféremment les graphies avec et sans r :

    « Les instructeurs suisses ne pouvaient pas nous piffer » (Romain Gary, Adieu Gary Cooper, 1965), « J'peux pas le piffrer » (Id., La Bonne Moitié, 1979).

    « On n'a beau pas pouvoir la pifrer [...] », « [Elle] ne peut pas piffer la famille Bouvreuil » (Daniel Depland, La Mouche verte, 1973).

    « Les militants, je peux pas les pifrer » (Alain Badiou, L’Écharpe rouge, 1979), « J'en ai vu des types comme ça ! Je ne peux pas les piffer » (Id., La République de Platon, 2012).

    « La bonne femme pouvait pas le piffrer ce Destouches ! » (Claude Duneton, Bal à Korsör, 1994), « Ne pas pouvoir piffer (on entend aussi piffrer) » (Id., Le Guide du français familier, 1998).

    « [La communauté] ne peut pas vous piffrer », « Tous ceux qu'on a dû piffer la vie durant » (Charles Pennequin, Comprendre la vie, 2010).

    Robert, sentant le vent tourner, s'empressa de (con)signer la variante critiquée, contrairement à Larousse, à Hanse et au TLFi, supporteurs des seules formes sans r. Comparez les graphies retenues dans leurs ouvrages respectifs :

    « Piffrer. Familier. Altération de se piffer ⇒ pifer » (Grand Robert).

    « Pifer. Familier. Supporter. Je ne peux pas la pifer. Variantes piffer, piffrer [mais pas pifrer, qui sent le pâté ?] » (Robert en ligne).

    « Pifer ou piffer. Populaire. Ne pas pouvoir piffer quelqu'un, quelque chose, éprouver de l'aversion pour eux » (Larousse en ligne).

    « Pifer, populaire. Ne pouvoir pifer quelqu'un, ne pouvoir le souffrir » (Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne).

    « Piffer, populaire. Ne pas, ne plus piffer quelqu'un ou quelque chose. Détester quelqu'un, en avoir horreur » (TLFi).

    Alors, un f ou deux ? avec ou sans r ? Pas besoin d'avoir le nez creux pour deviner, avec le linguiste Joseph Courtés, que ces variations « tiennent [surtout] au fait qu'il s'agit [...] d'un terme argotique, lié davantage à l'oralité » (La Sémiotique du langage, 2007).

    L'orthographe, au demeurant, n'est pas la seule pomme de discorde dans cette affaire. Que l'on songe également aux restrictions d'usage, qui varient d'un club à l'autre : « En tournure négative » selon le TLFi ; « Surtout dans des locutions négatives » selon Juilland ; « Seulement à l'infinitif négatif » selon le Robert en ligne ; « Ne s'utilise que précédé de pouvoir (*je ne le piffre pas) et dans un contexte négatif (*je peux le piffrer) » selon Sylvain Kahane et Kim Gerdes (Syntaxe théorique et formelle, 2022). Qui dit mieux ?
    À y bien regarder (j'allais écrire : renifler), il n'est pourtant pas si rare que des contre-exemples pointent le bout de leur nez :

    « On a l'air de me piffer assez bien » (Céline, 1940), « Si tu crois que dans l'existence, on a toujours affaire à des gens qu'on peut piffer » (Zep Cassini, 1955), « S'ils ne sont plus capables de se piffer, qu'ils se taillent. S'il se piffent et qu'ils s'engueulent, alors qu'ils s'expliquent » (Fred Deux, 1958), « Ah ! ça tu peux dire qu'il te piffre ! » (Céline, 1964), « Le Général [de Gaulle] piffe les gens ou ne les piffe pas » (propos de Georges Pompidou, tenus en 1966 et rapportés par Alain Peyrefitte), « Plus ça allait, moins le vieux Robert me piffait » (Léo Malet, 1969), « Déjà qu'elle le piffait peu » (Auguste Le Breton, 1980), « Ce soir, j'ai droit à ce que je peux le moins piffer » (Pierre Christin, 1981), « Ils faisaient semblant de se piffer » (Francis Ryck et Marina Edo, 1993), « Toi aussi tu piffes ce mec de la zone sud ? » (Fulvio Caccia, 2008), « C'est un petit frère que je piffais beaucoup, que je sentais énormément, que j'aimais de trop » (Manuel Koums, 2008), « Avec ceux qu'elle piffre bien » (site Belles Lettres Diffusion Distribution, 2010), « Seul bar [...] qu'elle pouvait piffer » (Élodie Leplat, 2016), « [Ils] ont du mal à se piffrer » (Alexandre Galien, 2019), « Elle sait que je la piffe moyen » (Lenia Major, 2020), « On se piffe, on ne se piffe plus... » (Laëtitia Sacré, 2020), « On dirait deux frangines qui font semblant de se piffrer » (Julien Dufresne-Lamy, 2020).

    Je flaire d'ici que la moutarde vous monte lentement mais sûrement au nez : alors quoi, vous dites-vous, (ne pas) (pouvoir) pif(f)(r)er (quelqu'un ou quelque chose), c'est comme on le sent ?
    Qu'importe le flacon, vous répondront les mauvaises langues en termes bien sentis, pourvu qu'on sache se faire la gueule...
     

    (1) Si s'empiffrer et piffer sont les formes « en usage aujourd'hui », on se demande bien pourquoi seule la première figure dans le propre Dictionnaire de l'Académie...

    (2) « Avoir quelqu'un dans le pif, lui en vouloir » (Argot en usage au bagne de Brest, 1821), « Piffer, avoir en horreur, détester » (Dictionnaire renfermant les mots les plus usités dans le langage des prisons, 1846). C'est, selon Gaston Esnault (Le Poilu tel qu'il se parle, 1919), par « distraction » que l'auteur du second ouvrage − lequel se présente comme « un détenu » − a omis la négation attendue : ne pas piffer, avoir en horreur, détester.

    (3) L'emploi de se piffrer pour s'empiffrer a longtemps divisé les spécialistes : admis (ne fût-ce que dans « le stile le plus simple ») par Richelet, dénoncé comme un barbarisme par Féraud, il figure dans la plupart des dictionnaires du XIXe siècle, mais avec la remarque qu'on dit mieux s'empiffrer. Littré, connu pour avoir le nez sensible, tient le verbe non préfixé pour un « terme bas et populaire » et ajoute : « On trouve aussi se piffer. "On rit, on se piffe, on se gave" (Les Porcherons [poème poissard de 1773]). » Encore convient-il de s'entendre sur le sens exact de la citation : « se remplir de nourriture », comme le croit Littré ? « se soûler [= se remplir d'alcool] », comme l'affirme le philologue Francisque Michel (1853) et comme l'illustre cet exemple plus récent : « En voilà un que la famine et la crise économique n'ont pas empêché de se piffer [à propos d'un homme visiblement soûl] » (Yves Dupéré, 2011) ? ou les deux, comme le suppose le Nouveau Larousse illustré (1898) : « Se piffer. S'enivrer ; manger gloutonnement » (et aussi, de façon indirecte, le TLFi : « Se piffrer, s'empiffrer, manger et boire avec excès ») ?
    On retiendra que la confusion entre piffer et piffrer a joué dans les deux sens.

    (4) Autres exemples plus récents : « Maâme se piffre comme une gorette » (Frédéric Dard, 1989), « [On] se piffre de pâtisseries » (Patrick Roegiers, 1998), « Je me piffre souvent allongé, comme les suzerains feignasses de l'ancien temps » (Patrice Delbourg, 2014), « Un couple de margouillats se piffrait de moustiques » (Vincent Hein, 2016), etc. Aussi s'étonne-t-on de lire dans le Dictionnaire historique que le verbe se piffrer « a disparu » dans cette acception.

    (5) Céline emploie aussi notre verbe au sens de « sentir (une odeur) » : « Le relent aussi je le piffre » (Le Pont de Londres) et, figurément, au sens de « flairer, pressentir » : « Ça devait mijoter chez les flics voilà ce que je piffrais » (Ibid.), « Je piffre le faux à vingt-cinq mètres » (Normance). Il n'est pas le seul : « Je piffais le parfum [des arbres] » (Michel Fougères, 1967), « Ces chameaux-là, je les piffe à des kilomètres ! » (Ingrid Boissy, 1974), « Tout [...] dans l'air, ce jour-là, piffait le mariage » (Éric Holder, 2002), « Ça piffrait encore l'éther » (Julien Zerilli, 2007), « Ce n'était une surprise pour personne, Courbet l'avait piffé dès lors qu'il avait su les jacobins en majorité » (François Dupeyron, 2012), « Avant de piffer que tu m'as plumé » (Thiébault de Saint-Amand, 2013), « Ça se piffait d'avance, qu'il [= le roi] la [= Jeanne d'Arc] vendrait aux Britiches » (Stéphane Denis, 2019).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Ils ne pouvaient plus se pif(f)er.


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  • « Quatre kilomètres de long, 800 mètres de dénivelé... La cinquième édition du Super Slalom se tient le 1er avril 2023 à La Plagne. »
    (Mathéo Girard et Pierre Lejolivet, sur ouest-france.fr, le 31 mars 2023.)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    L'Académie n'en démord pas : la forme substantivée du participe passé de déniveler − employée pour désigner une différence de niveau, d'altitude (en particulier entre une arme à feu et l'objectif visé ou entre deux points d'une pente montagneuse) − est du genre féminin.

    « Il y a 325 mètres de dénivelée entre la gare de départ du téléphérique et le sommet.
    Pour régler le tir, il faut tenir compte de la dénivelée.
    Une pente de 5 %, de 10 %
    , dont la dénivelée, rapportée à une distance horizontale de cent mètres, est de cinq, de dix mètres.
    Pente d'eau, ouvrage d'art qui, sur un canal, permet le franchissement d'une dénivelée entre deux biefs navigables » (exemples tirés de la neuvième édition de son Dictionnaire).

    Et si elle reconnaît, en 2014 sur son site Internet, que « comme ce mot se rencontre essentiellement dans le groupe [x mètres] de dénivelée, l'article se fait peu entendre et il y a souvent une hésitation sur le genre », c'est pour mieux enfoncer le bâton : « Une fois encore, la forme juste est dénivelée. »

    Force est pourtant de constater que la variante au masculin dénivelé gagne du terrain... jusque dans les propres rangs de l'institution : « Nous glissâmes du talus dans un dénivelé ombreux » (Marc Lambron, 1993), « Douze mètres de dénivelé » (transcription d'un discours de Bertrand Poirot-Delpech, 2002), « Le dénivelé, entre le départ et l'arrivée, n'est que de 12,6 mètres » (Xavier Darcos, 2011), « On a gagné sept mètres de dénivelé » (Erik Orsenna, 2022). Cette concurrence au sommet n'a, du reste, pas échappé aux dictionnaires usuels qui, par les temps de parité et d'écriture inclusive qui dévalent les pentes, mettent d'ordinaire les deux graphies sur un pied d'égalité : « Dénivelé, nom masculin, ou dénivelée, nom féminin », lit-on dans le Larousse en ligne comme dans le Robert en ligne. Mais pour combien de temps encore ? L'Office québécois de la langue française jette un froid en observant que « le masculin dénivelé est beaucoup plus usuel que le féminin dénivelée » ; quant au Bescherelle pratique (2006), il ne reconnaît déjà plus que le premier...

    D'aucuns, enclins à inverser la tendance et à relever le niveau, se font un devoir de dénoncer les dangers de ce hors-piste grammatical : « [Le mot dénivelée], du genre féminin, est employé [à tort] au masculin par la plupart des Français, dont les journalistes sportifs dans les médias » (message laissé par un visiteur de ce site), « Historiquement féminin, le mot dénivelé(e) a été utilisé de manière "fautive" au masculin » (site Internet de la société Decathlon). Tout porte à croire, en effet, que la graphie dénivelée a précédé sa concurrente masculine de quelques décennies : « Une dénivelée » (Charles-Moÿse Goulier, Annuaire du club alpin, 1883), « 2 000 mètres de dénivelé » (journal français Le Matin, 1935). Mais au petit jeu de « Qui est attesté le premier dans l'acception qui nous occupe ? », c'est... dénivellation qui tient la corde : « 3 pieds de dénivellation » (Pierre Lévêque, 1792), « 12 mètres de dénivellation, entre les eaux du canal et celles de la rivière » (Charles Dupin, 1824) (*). Surtout, ce n'est pas la première fois, tant s'en faut, que la langue hésite sur la forme, féminine ou masculine, d'un participe passé substantivé. Que l'on songe à « une émincée de poularde » (quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1762), devenu « un émincé de poularde, de veau » (depuis 1798), à « un(e) écrasé(e) de pommes de terre » (Robert en ligne), à « une effilochée ou un effiloché de raie, de volaille, de poireaux » (site Gastronomiac) ou encore à la locution « à l'arraché(e) » (TLFi).

    On le voit : en matière de genre grammatical, il faut savoir slalomer entre les flottements et revirements de l'usage...

    (*) Autres exemples plus récents : « Ils venaient de descendre mille mètres de dénivellation » (Roger Frison-Roche, 1941), « Ayant gravi les quelque trois mille mètres de dénivellation » (Paul-Émile Victor, 1958), « Et nous gravîmes les quelque mille mètres de dénivellation qui séparent le rivage du sommet » (Haroun Tazieff, 1992), « Il y a mille trois cents mètres de dénivellation entre le pied de la montagne et le sommet » (Josette Rey-Debove, Dictionnaire du français, 2013).
    Pour ne rien simplifier, on rencontre aussi dans cet emploi, quoique plus rarement, le masculin dénivellement : « Des dénivellements de plusieurs mètres » (Benjamin Legoarant, 1858), « Trois mètres environ de dénivellement » (Édouard Ernest de Rostaing, 1874), « 60 mètres de dénivellement » (Jean Girou, 1968).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    800 mètres de dénivelée (selon l'Académie).


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  • « Renaulution, Renew, ReKnow… Depuis l'arrivée de Luca de Meo à la tête du groupe, on aime bien, chez Renault, décliner tous les sujets en jouant avec le nom de l'entreprise. »
    (Rémi Le Bailly, sur investir.lesechos.fr, le 22 février 2023.)

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    « On ne s'acharnera jamais assez sur le verbe décliner dans le sens d'énumérer. » La condamnation lancée par Jean Dutourd en 1997 dans les colonnes du Figaro a de quoi surprendre, quand on sait que l'acception critiquée figure en bonne place dans le Dictionnaire du moyen français : « [Idée d'énonciation.] Énoncer, énumérer de manière complète et explicite. Et de les nommer seroit tres longue chose et de decliner leurs proesses (Antoine de La Sale, 1456) » comme dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Spécialement. Énumérer. Décliner ses nom, prénoms, titres et qualités, pour se présenter, pour se faire connaître. »

    Aussi bien, les désaccords entre spécialistes sur le (riche) sémantisme du verbe décliner et de son étymon latin declinare ne sont pas nouveaux. Que l'on songe à toute l'encre qu'ont fait couler l'énigmatique et dernier vers de la Chanson de Roland (début du XIIe siècle) : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (« achever, raconter, écrire ou chanter tout au long », selon Godefroy ; « dire, réciter ; raconter ; composer ? », selon le TLFi) et, dans une moindre mesure, ce texte daté de 1268 : « [Les pâtures] fuerunt designata et declinata per curiam Arelatis » (« définir les limites d'un territoire », selon Du Cange, qui ajoute : « [Mais lisez plutôt] declarata [ou] delineata » ; « Pas du tout, lui rétorque Georges Dumesnil : je lis [...] qu'on en énonça toute la liste, qu'on en promulgua l'état d'un bout à l'autre, à la Cour d'Arles ») ou encore cette autre citation attribuée à Antoine de La Sale (1456) : « Si tu tues les pecheurs de Dieu, le sang des hommes se declinera a moy » (« tendre, venir vers », selon le Dictionnaire du moyen français ; « s'éloigner, se détourner », selon Sainte-Palaye). Un consensus semble toutefois s'être dégagé pour reconnaître, avec le Dictionnaire historique de la langue française, que décliner a connu, dès les premiers textes, des emplois comme « verbe de parole, probablement avec le sens ancien de "dire, réciter, composer, raconter" puis, plus techniquement, "énoncer, exposer" [1], sens aujourd'hui restreint à des locutions comme décliner son identité, et, en grammaire, "énoncer les formes verbales des éléments d'un syntagme nominal selon leur fonction grammaticale (dans une langue à flexions) ».

    Seulement voilà : force est de constater, au grand émoi de plus d'un observateur, que ledit « sens restreint »... l'est de moins en moins.

    « En français, décliner signifie réciter les cas d'un mot grec, latin ou autre dans une déclinaison ; on dit également décliner son identité (la déclarer [2]) et décliner une invitation (la refuser). Enfin les malades et les empires déclinent quand ils s'acheminent vers la mort. Tout le reste n'est que jargon de prestige tendant à faire accroire aux bonnes gens qu'on est un personnage très instruit, qu'on a fait du latin et qu'on est capable de réciter les douze cas de "rosa, la rose" aussi bien qu'un gamin de sixième en 1930 » (Jean Dutourd, 1997).

    « Seul existe l'ultra-libéralisme, que l'on peut d'ailleurs "décliner", pour user du terme absurde des publicitaires, à l'aide d'une farandole d'adjectifs » (Jean-François Revel, 1998).

    « Le verbe décliner connaît, hélas ! une vogue regrettable, de pur snobisme, qui le fait utiliser abusivement pour toute situation, tout objet qui existe en différentes versions. On ne doit pas dire que tel article "se décline en plusieurs couleurs", mais qu'il est proposé, qu'on peut le trouver en plusieurs couleurs, etc. » (Jacques Pépin, Défense de la langue française n° 208, 2003).

    « Décliner [fait partie de ces] mots fétiches, mis à toutes les sauces [par les médias et les publicitaires] » (Jean-Paul Colin, 2007).

    « [Le] verbe décliner connaît une curieuse fortune dans la langue contemporaine : Le candidat décline son programme politique. Le gouvernement décline les réformes. Un produit se décline en plusieurs couleurs. Ce modèle se décline dans diverses versions. Le bon sens voudrait que l'on réserve décliner à la grammaire et que l'on revienne aux verbes proposer, présenter, offrir un choix de, etc. » (rubrique Dire, ne pas dire du site Internet de l'Académie, 2012).

    « Le plan se décline en quatre points. Personnellement, je n'aime pas beaucoup cet usage abusif qu'on fait du verbe décliner » (Robert Chaudenson, 2013).

    Oserai-je faire observer à ces esprits chagrins qu'ils font preuve, dans cette affaire, d'une bonne dose de mauvaise foi ? Car enfin, je ne sache pas qu'ils aient autant fait la fine bouche devant le tour décliner son nom (3), lequel − n'en déplaise à Dutourd − procède pourtant de la même métaphore grammaticale. Jugez-en plutôt :

    « [Piqué au vif, il lui demandoit s'il] sçavoit seulement decliner son nom en latin par les regles de grammaire » (Eudes de Mézeray, 1651 ; la formule, employée à l'origine par plaisanterie ou par ironie, vise ici à souligner l'ignorance du contradicteur).

    « Pourquoi dit-on aujourd'hui que, dans certaines circonstances sérieuses, il faut décliner son nom ou ses nom, prénoms et qualités ? C'est sans doute qu'on assimile le suspect à l'écolier. Le premier doit réciter une sorte de leçon comme le second récite une déclinaison » (Raoul de Thomasson, Naissance et vicissitudes de 300 mots et locutions, 1935).

    « Décliner son nom. Décliner ses nom, prénoms et qualités. Le dire ou les énumérer − comme une chose qu'on sait depuis toujours, comme une leçon qu'on récite, comme l'écolier qui décline rosa » (Maurice Rat, Dictionnaire des locutions françaises, 1957).

    « Un produit doit, comme on dit en grammaire, "se décliner". Cela signifie que plusieurs autres articles d'usage différent doivent s'ajouter, dans la même ligne design, à l'article de départ » (Paul Schmitt, Design et survie commerciale, 1974).

    « L'usage contemporain, notamment commercial et politique, est sous nos yeux en train d'enrichir [le domaine d'application du verbe décliner]. Ainsi j'ai lu récemment : "[Des] magasins déclinent avec un égal bonheur le meilleur de l'antiquité", "[Des] produits se déclinent sous différentes formes, toutes délicieuses", "[Une] tragédie qui peut se décliner à la manière d'une fable". Dans ces emplois, notre verbe décrit des variations d'objets, analogues en somme à celles des noms latins quand ils sont déclinés » (Michel Arrivé, Verbes sages et verbes fous, 2005).

    À y bien regarder, l'acception grammaticale de décliner résulterait elle-même d'une métaphore initiale, dont le grammairien Dumarsais nous précise la nature :

    « Quand on dit de suite et dans un certain ordre toutes les terminaisons d'un nom, c'est ce qu'on appelle décliner : c'est [...] une métaphore ; on commence par la première terminaison d'un nom, ensuite on descend, on décline, on va jusqu'à la dernière » (Encyclopédie, 1751).

    De quoi conforter la thèse de Dumesnil, selon laquelle tous les sens dérivés de décliner se ramènent à la signification première de « redescendre, choir à partir d'un point sommet » (comme dans : le soleil décline à partir de midi, l'homme décline de sa maturité à la vieillesse et à la mort(4) :

    « Décliner une chose, ce serait donc la faire décliner de son point culminant tout le long d'une pente jusqu'à sa fin, jusqu'à son terme. Décliner ses nom et qualités, c'est en effet les énoncer de suite en partant du haut de leur série et en la poussant jusqu'à son terme, jusques au bas. Quand nous disons que nous déclinons un mot, reproduisant par tradition le terme declinare employé par les grammairiens du moyen âge, nous voulons dire que nous énonçons la série de formes d'un mot de la première à la dernière de ces formes, d'un bout à l'autre et de haut en bas » (Touroude, 1900).

    Mais voilà que l'affaire prend un tour inattendu sous la plume de Gérald Cahen :

    « Par une métaphore approximative, aujourd'hui, décliner signifie énumérer à la suite, ou dérouler une série [...]. Ce qui m'a frappé, ç'a été la montée en fréquence brusquement perceptible de la forme, qu'il ne s'agit pas de discuter. J'ai tout de suite eu le sentiment d'un calque de l'anglais – né dans quelque milieu technique très fermé, puis devenu vite à la mode −, mais je ne saurais le prouver » (Le Plaisir des mots, 1995).

    Las ! les plus anciennes attestations que j'aie pu relever ne permettent pas davantage de trancher la question : « Des bravo, brava, bravi, déclinés en solécismes italiens » (journal Satan, 1844), « Toutes les utopies qui se déclinent en isme » (Edward Amun, correspondant à Washington du journal Le Constitutionnel, 1861), « Le style qui se décline en mille variétés » (Auguste Rodin, avant 1914).

    Extension de sens abusive, jargon de prestige, anglicisme... Les critiques pleuvent, on le voit, mais ne portent pas. Pis ! l'emploi décrié, loin de décliner, a désormais pour lui la caution de nombreux académiciens (un comble !) :

    « Ces diverses manières de décliner la grandeur d'âme héroïque » (Marc Fumaroli, 1980), « J'ai besoin de te décliner sur tous les modes et sur tous les tons » (Patrick Grainville, 2004), « Cet hymne se décline en vingt-quatre strophes » (Dominique Fernandez, 2005), « La culture [...] ne se décline plus au singulier » (Alain Finkielkraut, 2005), « Décliner alphabétiquement leur passion commune des chats » (Frédéric Vitoux, 2008), « Son plaisir, curieusement, se décline sur fond de néant » (Jean-Marie Rouart, 2019), « Ce sont les principes généraux qui doivent se décliner en fonction des réalités locales » (Erik Orsenna et Noël Corbin, 2019), « Il va mesmériser le chaudron vaudou en déclinant le triptyque français liberté-égalité-fraternité » (Marc Lambron, 2022)

    et des dictionnaires usuels : 

    « Énoncer, en les énumérant, les composantes de quelque chose : décliner un thème publicitaire, une campagne de presse.
    Présenter un produit ou un ensemble de produits sous plusieurs formes, ou en exploiter les différents sous-produits » (Larousse en ligne).

    « Commerce. Donner plusieurs formes à (un produit). Décliner un tissu en plusieurs couleurs. Par extension. Décliner une gamme de parfums » (Robert en ligne).

    Vous l'aurez compris : on n'a pas fini de croiser la route du verbe décliner pour exposer une diversité d'états, de formes, d'éléments. De là à embrayer sur le sempiternel couplet du déclin de la langue...

    (1) « Hanc non fo senz qu'el non·l declin » (Chanson de sainte Foy, XIe siècle), « En talant ai que vos decli L'us de [...] » (Marcabru, troubadour du XIIe siècle), « Et hic et hec c'adroit [s'a droit] desclin » (Gautier de Coinci, 1223), « Ci fine notre estoire Qui des ·vij· estaz se decline » (Geoffroi de Paris, 1243).

    (2) La subtilité ne vous aura pas échappé : Dutourd donne à décliner, dans cet emploi, le sens de « déclarer », pas celui de « énumérer ».

    (3) D'autres renseignements peuvent être énoncés : « Commençons par décliner les principes » (Marc Antoine Chappe, 1763), « J'ai donné mon jugement, je dois à présent en décliner les motifs » (Jacques Pierre Brissot, 1784), « Ayant grand soin de lui faire décliner au long toutes leurs qualités et titres quelconques » (Dorvigny, 1803), « Nous avons déjà décliné les raisons qui nous font rejeter ce moyen » (Jean Larroque, 1822), « Qu'ils essaient de décliner et expliquer les 7 puissances de la vue » (Charles Fourier, avant 1837), « En vain avait-il décliné son identité » (Alphonse Karr, 1838), « Le second [jour] s'emploie à décliner ses projets, son origine et son but aux anciens » (Henriette Loreau traduisant l'anglais de Richard Francis Burton, 1862), « Il rentra dans le rang et déclina les renseignements qu'on attendait de lui » (Pierre Daix, 1954), etc.

    (4) Dumesnil va jusqu'à se demander si, dans décliner une offre, une invitation, un honneur, il ne faudrait pas entendre « laisser choir, faire tomber » plutôt que « détourner, écarter ». Thomasson, de son côté, distingue deux séries de sens pour décliner (suivant que la particule dé- marque la déviation ou le mouvement de haut en bas, la chute) ; le TLFi, trois (« s'écarter d'une direction donnée », d'où « pencher vers sa fin » ; « rejeter comme inacceptable, refuser poliment » ; « énoncer »).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ?


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  • « [Les prisonniers russes avalent] une plâtrée de pâtes dans le réfectoire. »
    (Christel Brigaudeau, sur leparisien.fr, le 26 février 2023.) 

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Sans doute me fera-t-on remarquer, avec quelque apparence de raison, que la cantine d'un camp de prisonniers n'a rien d'un restaurant gastronomique et que les pâtes, forcément trop cuites, qui y sont servies par louchées doivent former des monticules plâtreux dans les assiettes comme dans les estomacs. Il n'empêche, le mot plâtré(e) n'a jamais été présenté par le Dictionnaire de l'Académie autrement que comme un participe passé adjectivé au sens de « qui est recouvert, enduit de plâtre » (une cloison, une jambe plâtrée), « qui est fardé (souvent de façon excessive) » (un visage plâtré de poudre) et, figurément, « qui est recouvert d'une apparence trompeuse, qui est factice » (une paix plâtrée).

    De là la mise en garde récemment publiée sur le site Internet de l'institution :

    « Le suffixe -ée sert à former des noms désignant un contenu à partir de noms désignant un contenant : une bouche, une bouchée ; une pelle, une pelletée ; une assiette, une assiettée. Sur ce modèle, à partir du nom plat, on a formé platée pour désigner familièrement le contenu d'un plat servi abondamment : une platée de pommes de terre. Ce mot ne devrait donc pas être [confondu avec le paronyme] plâtrée. C'est platée qu'il faut employer» (Dire, ne pas dire, 2020).

    Et pourtant... Vous, je ne sais pas, mais moi, je reste sur ma faim. Un détail me chiffonne (j'allais écrire, en bon français d'aujourd'hui : m'interpelle). Oserai-je mettre les pieds dans le plat en faisant observer à l'auteur dudit avertissement qu'il nous offre sur un plateau les verges pour se faire battre comme plâtre ? Car enfin, l'analogie n'aurait-elle pas dû jouer en faveur de... pellée plutôt que de pelletée ? Il n'est que de consulter les anciennes éditions du propre Dictionnaire de l'Académie pour s'aviser que l'usage, dans cette affaire, s'est montré bien plus hésitant que ce que l'on veut nous faire croire. Jugez-en plutôt : « Pellée ou pellerée. Autant qu'il en peut tenir sur une pelle » (1694), « Pellée » (1718-1740), « Pellée, pellerée, pelletée. Une pellée de plâtre. Une pellerée de grains. Une pelletée de terre » (1762-1878), « Pelletée » (depuis 1935).

    Aussi ne faut-il guère s'étonner de relever dans la littérature un même luxe de variantes pour désigner le contenu d'un plat :

    • platelée (formée sur l'ancien français platel « objet de forme plate, plateau ») : « De son sel une platelee » (Conte de fole larguece, seconde moitié du XIIIe siècle), « Une platelee de souppes » (Chronique normande, 1341), « Une escuellee ou platelee de salade de herbes » (Recueil des documents concernant le Poitou, 1449), « Une platelee de trippes » (Jean Molinet, vers 1482), « Une platelee de moustarde » (Le Cinquiesme Livre de Rabelais, édition de 1558), « Une vieille platelee de chouz rechauffez » (Jean Le Frère, 1573), « Une longue platelee de friandises » (Noël du Fail, 1585), « Une platelée de ris » (Histoire maccaronique de Merlin Coccaie, 1606) ;

    • platée (formée sur plat) : « Une platee de chaque charge de guignes et poires » (Mémoires de la Société archéologique de Touraine, avant 1595), « Grande platee de trippes » (Gargantua de Rabelais, édition de 1626), « Une platée de suoppe » (Dialogues ou les fables les plus curieuses de l'Antiquité sont expliquées, 1672), « Une plattée de framboises » (Traité de confiture, 1689), « Une plattée de ris » (Le Cousin de Mahomet de Nicolas Fromaget, édition de 1751), « Des platées de viande » (Dictionnaire de l'Académie, 1798) ;

    • platrée, platerée, piatrée (par déformation de platelée ou par analogie avec pellerée [1] ?) : formes attestées − sans date − dans divers patois (angevin, beauceron, gâtinais, nantais, picard, rennais, vendômois...) et consignées − sans circonflexe − par de nombreux observateurs (citons, en plus de Wartburg : Charles Grandgagnage, 1850 ; Jules Corblet, 1851 ; Charles Ménière, 1881 ; Paul Eudel, 1884 ; Adolphe Orain, 1886 ; Alcindor-Désiré Roux, 1888 ; Alcius Ledieu, 1893 ; Paul Martellière, 1893 ; Anatole-Joseph Verrier, 1908 ; Arthur Lecointe, 1988 ; Michel Royer, 2017).


    Mais voilà que les choses se compliquent. En 1824, dans sa Liste alphabétique de quelques mots en usage à Rennes, Jean-Frédéric-Auguste Lemière de Corvey transcrivit l'oral [platré] avec un accent sur le a : « Se dit pour une grande écuellée, un plat plein. Donnez-moi une bonne plâtrée de soupe. » Inadvertance de l'auteur ? Coquille de l'imprimeur ? Peu importe : il s'agit là, selon toute vraisemblance, d'un des premiers exemples de l'attraction paronymique et sémantique de plâtre sur platrée (2). Grande est, en effet, la tentation de trouver quelques similitudes entre une ration très abondante de nourriture (généralement épaisse ou pâteuse) et la consistance plus ou moins rassasiante et ragoûtante du plâtre. Toujours est-il que la confusion se répandit comme une traînée de poudre (plus que comme une coulée de plâtre) parmi les journalistes et les auteurs de romans populaires de la seconde moitié du XIXe siècle : « Une plâtrée de haricots rouges » (Pierre Véron, 1866), « Une plâtrée de choucroute » (Paul Mahalin, 1872), « Une plâtrée de légumes » (Id., 1874), « Une plâtrée de couscous » (Champfleury, 1888), « Une plâtrée de tripes à la mode de Caen » (Xavier de Montépin, 1890), « Des plâtrées de riz » (Jean Richepin, 1891), « Une plâtrée de saucisses de Francfort » (Octave Lebesgue, 1896) (3), « Une plâtrée de soupe aux pommes de terre » (Jules Mary, 1907).

    Sans doute aurait-il été préférable de s'en tenir aux formes pellée et platée (4), par souci de cohérence avec la famille des noms indiquant une contenance (assiettée, bolée, brassée, brouettée, charretée, cuillerée, cuvée, fourchée, gamellée, jattée, louchée, panerée, poêlée, poignée, potée...). Mais puisque l'usage a fini par consacrer la variante pelletée, il paraît difficile de refuser le droit de cité à plâtrée − plus encore depuis que celle-ci a reçu la caution du TLFi (fût-ce avec la mention « populaire »), du Grand Robert (« familier »), du Dictionnaire historique de langue française et de quelques bonnes plumes : « Une plâtrée de pommes de terre » (Alexandre Astruc, 1975), « Une plâtrée [de lapin en sauce] » (Clément Lépidis, 1978), « Une sacrée plâtrée de spaghettis à la bolognaise » (Patrick Carré, 1992), « Une pleine plâtrée de tripes avariées » (Pierre Combescot, 2014), « Une plâtrée de bouse de vache » (Angelo Rinaldi, 2016). Cela dit, vous l'aurez compris, je ne peux qu'approuver le choix fait par certains auteurs de mettre l'accent... sur la graphie sans circonflexe : « [Les] platrées de pois chiches » (Alain Vircondelet, 1983), « Une platrée de riz arrosée de sauce au curry » (Roger Escarpit, 1995), « Une platrée de pâtes à la crème » (Pauline Harmange, 2021). Bon appétit !

    (1) Selon Léon Clédat (Nouvelle Grammaire historique du français, 1889), les syllabes er et et intercalées entre le radical et le suffixe de pellerée, pelletée entrent également dans la formation de certains substantifs diminutifs, augmentatifs ou péjoratifs (dameret, poétereau...).

    (2) L'honnêteté m'oblige à reconnaître que les avis divergent sur l'étymologie de plâtrée : « Sans doute par attraction paronymique de platée » (TLFi), « De plâtre, avec influence de platée » (Grand Robert), « Plâtrée [mêle] les valeurs de platée et de plâtras [au sens figuré de "nourriture indigeste" ?] » (Dictionnaire historique), « Vraisemblablement, déformation de platée » (Robert Collin, Les Veillées bassignotes, 1975).

    (3) Curieuse association d'idées que celle d'une assiette de saucisses et du plâtre. De là à en faire tout un plat...

    (4) Tel était déjà l'avis du philologue Benjamin Pautex : « De pelle on doit faire seulement pellée [...]. Dans quelques localités on dit une platelée pour une platée (une platelée de choux, de pommes de terre) ; l'Académie n'a pas accueilli ce mot, et elle a bien fait, parce qu'il est tout à fait inutile ; mais il aurait fallu observer la même réserve pour pellerée et pelletée » (Errata du Dictionnaire de l'Académie, 1862).

    Remarque 1 : À côté du sens propre de « contenu d'un plat (servi abondamment) » − seul mentionné par le Dictionnaire de l'Académie depuis 1798 −, quelques ouvrages de référence signalent un emploi figuré, familier ou populaire du féminin platée au sens de « grande quantité (de choses ou de gens) » : « Une platée de lascars » (Nouveau Larousse illustré, 1898), « Le prof nous a donné une platée de devoirs » (Grand Robert) et, de là, « Des plâtrées de vertu » (Paul Adam, 1892), « Des plâtrées de mots » (Catherine Vigourt, 1998), « Une belle plâtrée de frousse » (Serge Doubrovsky, 2014). Les uns y voient une extension de sens bien naturelle de « un plein plat » (que l'on songe à la « platelée de songes » de Rabelais [Le Tiers Livre, 1546]) ; les autres (Alfred Delvau en tête), une corruption − ou une attraction paronymique ? − de l'ancien français plenté, planté (« abondance, grande quantité »), issu du latin plenitas. Plaide en faveur de la thèse de Delvau la comparaison des éditions successives de Gargantua du même Rabelais : « Comment Gargamelle [...] se porta a manger tripes » (édition de 1534) → « Comment Gargamelle [...] mangea grand planté [= grande quantité] de tripes » (édition de 1542) → « Comment Gargamelle [...] mangea grande platee de trippes » (édition de 1626) → « Comment Gargamelle [...] mangea une grande plâtrée de tripes » (Gargantua. Translation en français moderne par Myriam Marrache-Gouraud, 2016).

    Remarque 2 : Signalons à toutes faims... pardon à toutes fins utiles que le féminin platée est également employé comme terme d'architecture pour désigner un massif de maçonnerie.

    Remarque 3 : On s'étonne de lire à l'article « pelle » du Dictionnaire historique de la langue française que « le suffixe -etée [est] caractéristique des noms de contenu »...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une platée de pâtes (selon l'Académie).


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