• Barbarisme


    On parle de barbarisme quand on est confronté à une « façon de parler incorrecte et vicieuse », selon l'Académie.

    Nous évoquerons ici les abus de langage consistant à employer un mot inexistant ou déformé, ainsi que diverses expressions critiquables de façon plus générale (anglicisme inutile ou abusif, pléonasme, solécisme, détournement de sens et autres impropriétés).

  • « Il y a, dans le monde des mots et des tournures, des espèces de têtes de Turc sur lesquelles certaines gens sont tout de suite disposés à asséner des coups de massue ; au nombre de ces expressions qu'on accable je vois le malheureux malgré que. Est-il bien si affreux, si condamnable que les gardiens du bon langage se sont plu à le dire ? » s'interrogeait Grevisse dans Problèmes de langage (1961). La question n'en finit pas de diviser les spécialistes depuis plus de deux siècles...

    La graphie malgré (et ses variantes maugré, maulgré, malgreit, maugreit, maugrei, etc.) est issue de la soudure de l'ancien adjectif mal (« mauvais », qui subsiste dans bon an mal an, malheur) et du substantif gré (« volonté, consentement, reconnaissance », que l'on trouve dans bon gré mal gré, de son plein gré). Il s'agissait donc à l'origine d'un nom, dont le sens varie, au gré des sources, entre « chagrin, peine, mécontentement » (selon Godefroy), « blâme, reproche » (selon Sainte-Palaye) et « insatisfaction, déplaisir » (selon le Dictionnaire du moyen français) : « Se maugrei nun » (Marie de France, avant 1189), « Il ne vousist mie volentiers avoir le maugré de Tristan » (Le Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle), « En leur maugré » (Guillaume de Saint-André, vers 1385), « Doubtant le malgré de ses amis » (lettre anonyme datée de 1401), « Sans vostre malgré desservir » (Alain Chartier, 1424). Ledit substantif s'imposa progressivement dans toutes les locutions verbales formées jusque-là avec mal gré (en deux mots et le plus souvent sans article), en particulier celles construites au subjonctif avec inversion du sujet qui marquaient une nuance concessive : (savoir mal gré à quelqu'un de quelque chose) « Maugré l'en a séu » (Le Roman de Rou, vers 1170), « Ne m'en saiches tu mie maugré [= Puisses-tu ne pas m'en tenir rigueur] » (Robert de Boron, début du XIIIe siècle), « Et maugre leur en sot » (traduction de l'Historia rerum de Guillaume de Tyr, XIIIe siècle), « Nule chose ou je quideroie dont vouz maugré me seüssiez » (Girart d'Amiens, vers 1280), « Ne ja cil maugré n'en sauront » (Le Roman de la Rose, vers 1280) et, encore au XVIe siècle, « Icelluy Pompee […] ne te sçait point de maulgré de ce que baillas les navires audict Cesar » (Claude de Seyssel, avant 1520) ; (avoir mal gré de quelque chose) « Mort le trebuche, malgré en aient il [= Il l'étend mort, dussent-ils en avoir mauvais gré] » (Garin le Loherain, XIIsiècle), « Ja ne deüst maugré aveir » (Marie de France, fin du XIIe siècle), « Maugrez en ait vostre visages » (Rutebeuf, vers 1260), « J'arai l'anel, vous en aiés maugré » (Huon de Bordeaux, fin du XIIIe siècle), « Que Dieux en puist avoir maugrez ! » (Miracle de l'enfant donné au diable, vers 1339), d'où, avec malgré antécédent d'une proposition relative, « Maugré que il en ait » (Doon de Mayence, vers 1250 ?), « Maugrez qu'il en puissent avoir » (Rutebeuf, vers 1260), « Malgré qu'elle en eust » (Registre criminel du Châtelet de Paris, vers 1390), « Malgré qu'ilz en eurent » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, 1462), tour encore attesté de nos jours, quoique vieilli et littéraire : « Il attendit humblement, le cœur serré, malgré qu'il en eût » (Georges Duhamel, 1950), « Mathias, malgré qu'il en eût, appuya sur la droite » (Alain Robbe-Grillet, 1955), « La mesure à trois temps a quelque chose d'ensorcelant qui emporte, malgré qu'on en ait » (Julien Green, 1976) (1). Surtout, il servait à former avec l'adjectif possessif tonique les locutions adverbiales malgré mien, tien, sien..., littéralement « (à) mon, ton, son... mécontentement » : « Maugré suen » (Chrétien de Troyes, vers 1176), « Malgreit mien » (Guiot de Provins, vers 1180), « Maugré vostres » (Rutebeuf, vers 1260).

    L'emploi prépositionnel est plus difficile à dater. D'aucuns croient le déceler dès 1177 chez Chrétien de Troyes : « Maugré l'ainznee seror [= la sœur aînée] » (Yvain ou le Chevalier au lion) ; d'autres, « au moment où mau gré suen avec un adjectif possessif a été remplacé par malgré lui avec le pronom personnel » (Jean Chaillet, Études de grammaire et de style, 1969). Le doute est en effet permis en ancien français, où le complément du nom peut être introduit sans l'intermédiaire d'une préposition (de, voire à) quand, précise Olivier Soutet dans La Concession en français (1990), ledit complément est de classe humaine et précédé d'un déterminant singulier, à l'instar de « li filz le roi [= le fils du roi] » (Lancelot). Aussi la citation de Chrétien de Troyes est-elle susceptible de deux analyses : l'ainznee seror peut y être vu comme complément du nom maugré (avec ellipse de de) ou, déjà, comme complément de la préposition maugré. Il en va théoriquement de même des constructions avec un pronom (personnel, démonstratif...) ; comparez : « Maugré moi » (Guillaume d'Angleterre, XIIe siècle) et « Ja maugré de moi n'en avrez » (Le Roman de Cassidorus, XIIIe siècle) ; « Maugré le roi et maugré li » (Guillaume d'Angleterre) et « Partir malgré de lui » (Perceforest, vers 1340) ; « Maugré ceulx qui de leurs corps avoient la garde » (Garin de Monglane, XIIIe siècle) et « Maugre a ceus de la cite » (traduction de l'Historia rerum de Guillaume de Tyr, XIIIe siècle). Godefroy a beau opter sans ciller pour l'analyse prépositionnelle de malgré dans les exemples suivants : « Mais maugré eulz vous ai mon cuer doné » (Le Châtelain de Coucy, vers 1190), « Ils se partirent tout maugret yaus [= vous] » (Froissart, XIVe siècle), Olivier Soutet considère que l'ambiguïté n'est totalement levée, avant le XVe siècle, que lorsque le complément désigne un animé humain pluriel, voire un inanimé (2) : « Maugré les irois » (Le Roman de Renart, début du XIIIe siècle), « Malgré lor anemis » (Jean Sarrasin, 1249), « Maugré les princes d'Alemaigne » (Le Roman de la Rose, vers 1280), « Moulgré les dictes bonnes genz de Paris » (Charles V, 1358), « Malgré toutes contraliances » (Christine de Pizan, vers 1403). On trouve pourtant dans Le Roman de Tristan en prose : « Maugrés de tous ses anemis », ce qui laisse entendre que les deux valeurs, nominale et prépositionnelle, de malgré ont coexisté, bon gré mal gré, en ancien et moyen français. Toujours est-il que cette ambiguïté originelle disparaîtra définitivement au cours du XVe siècle, avec les dernières occurrences de construction directe du complément du nom : « Je veux, maugré les ans obscurs, Que tu sois des peuples futurs Cognu [...] » (Ronsard, 1552), « Et, malgré des soupirs si doux, si favorables, Mon père et mon devoir étoient inexorables » (Corneille, 1642) illustrent indiscutablement l'emploi prépositionnel.

    C'est sur la préposition malgré que la locution conjonctive malgré que a été formée, d'après le modèle de nombreuses locutions conjonctives correspondant à des prépositions (après que, avant que, depuis que, dès que, pendant que, pour que, sans que, selon que...), à des adverbes (ainsi que, alors que, aussitôt que, bien que, lorsque, puisque, tandis que...), à des participes (attendu que, étant donné que, excepté que, pourvu que, vu que...), etc. Elle est attestée dès le milieu du XVIIe siècle (3) au sens concessif de « bien que, quoique » : « Malgré que nous laissions les points indécis entre nous et l'Espagne » (Gaspard Coignet de La Thuilerie, ambassadeur de Louis XIV aux Pays-Bas, dans un document officiel daté de 1648), « C'est une qualité qui lui reste encore malgré qu'elle soit décheuë de son ancienne splendeur » (Charles Ancillon, 1686), « Maugré que je vous retienne par la bride » (Marivaux, dans la bouche d'un paysan, 1724), « Maugré que l'an la tyrannise » (Nicolas Jouin, écrivant au nom et à la manière des habitants de Sarcelles, 1733), « Malgré que tu tâches de te tromper » (Jean-Frédéric Nardin, Sermons édifiants sur tous les dimanches de l'année, 1735), « Malgré qu'il eût toutes les parties ordinaires » (Dictionnaire universel de médecine de Robert James, traduit de l'anglais par Diderot en collaboration avec Eidous et Toussaint, 1748 − notez l'imparfait du subjonctif), « Malgré qu'on écrive d'une façon » (Pipoulain-Delaunay, Alphabet pour les enfans, édition de 1750), « Malgré que l'on y eût inséré la clause » (Arrêts notables de la cour du Parlement de Provence, 1750), « Mais ce qui peut paroître obscur Et très difficile à comprendre, C'est que malgré que je sois tendre J'ai le cœur pourtant assez dur » (un certain Le Tellier de Château Fleury, 1750), « Malgré qu'il fût sçavant dans le dessin » (Jean-Baptiste Boyer d'Argens, 1752), « Malgré qu'il ait assuré simplement [la somme de] 1000 livres » (Mercure de France, 1756). Mais voilà que Jean-François Féraud s'en mêle : « Malgré, préposition, régit l'accusatif : malgré vous, malgré lui. Malgré que pour quoique est une faute » (Dictionnaire grammatical de la langue française, 1761). L'anathème est lancé... d'une façon pour le moins péremptoire ! Et le lexicographe d'enfoncer le clou dans l'édition de 1768 : « Malgré que et nonobstant que peuvent encore moins s'employer l'un pour l'autre ; car celui-ci n'a que le sens de quoique, nonobstant que je l'en eusse prié. L'autre a un sens plus dur : malgré que vous en ayez, c'est-à-dire malgré tous vos efforts. [Féraud ne fait là que reprendre à son compte le parallèle établi dès 1706 par l'académicien François-Séraphin Régnier-Desmarais (4) entre les deux constructions, de nature pourtant différente : nonobstant que, où que est conjonction de subordination, et malgré que + en avoir, où que est pronom relatif. Il réserve son avis personnel pour la fin :] De plus, [malgré que] ne peut suppléer pour quoique, et l'on ne doit pas dire, malgré que je l'en eusse prié. » La position de Féraud, dont Balzac se fera l'écho dans Un grand homme de province à Paris (5), ne laisse pas de surprendre. Malgré veut un régime direct (sous-entendu : et ne peut donc se construire avec le conjonction que) ? La belle affaire ! Nonobstant aussi est une préposition qui régit l'accusatif, et pourtant Féraud nous montre assez qu'il ne trouve rien à redire à nonobstant que... Comprenne qui pourra !

    À la même époque, l'analyse du grammairien Nicolas Beauzée est tout autre : « Il y a particulièrement ellipse dans les phrases où une préposition est suivie immédiatement d'un que : par exemple, malgré qu'il en ait, c'est-à-dire malgré le dépit qu'il en ait » (article « préposition » de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765), « Quoique, c'est-à-dire malgré la raison ou la cause ou le motif que, ce que nous indiquons même assez souvent par la phrase elliptique malgré que, en supprimant le complément de la préposition malgré, afin de laisser à l'expression toute son indétermination à cet égard : il parle peu quoiqu'il soit habile, c'est-à-dire malgré qu'il soit habile » (Grammaire générale, 1767). Vous avez bien lu : malgré qu'il soit habile, sous la plume d'un grammairien − futur académicien, qui plus est − en 1767 ! Autrement dit, malgré que ne saurait être rangé de force parmi les solécismes : il s'agit, selon cette autorité, d'une locution conjonctive qui a été régulièrement formée sur la préposition malgré et qui doit s'interpréter comme l'ellipse de malgré (la raison, la cause, le motif, la preuve..., voire − la formule consacrée malgré qu'il en ait étant logée à la même enseigne − le dépit, le déplaisir) que. Qui croire ? Dans cette querelle de grammairiens, c'est Féraud qui l'emporta haut la main, et l'on ne compte plus les spécialistes qui lui emboîtèrent aveuglément le pas : « [Ne dites pas :] Malgré que pour quoique » (Jean Desgrouais, Les Gasconismes corrigés, 1766 ; Jean-François Michel, Dictionnaire des expressions vicieuses, 1807 ; Jean-Michel Rolland, Dictionnaires des expressions vicieuses dans les Hautes et les Basses-Alpes, 1810 ; Charles Nodier, Critique de la traduction du Vampire de Byron par Henry Faber, 1820), « Malgré que pour quoique, mal satisfait pour mécontent, voilà des barbarismes de mots » (Giovanni Ferri, De l'éloquence et des orateurs anciens et modernes, 1789), « Malgré que est une faute grossière » (Charles-Constant Le Tellier, Grammaire française, 1823), « Ce mot [malgré] ne peut être suivi de que » (Florimond Parent, Manuel de la conversation, 1831), etc. D'autres firent l'effort d'étayer leurs jugements ; voici les principaux arguments avancés :

    - « Les quatre locutions conjonctives à cause que, devant que, durant que et malgré que ont vieilli et ne s'emploient plus » (Noël et Chapsal, Nouvelle Grammaire française, 1824) (6). L'intéressé serait donc un archaïsme ; c'est toujours mieux qu'une faute grossière... Sauf que les faits sont têtus. Sorti d'usage, malgré que ? Qu'on en juge : « Malgré que vous ayez dit que je suis fausse » (Restif de le Bretonne, 1783), « Malgré que je me sois constamment attaché à n'aigrir personne » (Robespierre, 1793), « Malgré que l'empereur eût exigé [...] » (Beaumarchais, vers 1793), « Malgré que les ouvriers des faubourgs [...] les repoussent » (Rapport de la préfecture de police, 1800), « Malgré qu'elle [= cette manière d'orthographier] paraisse plus naturelle » (Gaspard Charlès, Grammaire française, 1806), « Malgré que cet acte demeure sans exécution » (Arrêt de la cour d'appel d'Aix, 1809), « Malgré que tout soit fini » (Chateaubriand, 1811), « Malgré que la nation n'aperçoive que [...] » (Saint-Simon, 1821), « Malgré que je fusse mal satisfait de mon arrestation » (Alfred de Vigny, 1826), « Malgré qu'elle ait épousé M. de Montléart » (Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, 1833), « Malgré que mes yeux soit toujours dignes de rencontrer les vôtres » (Balzac, imitant une « orthographe ignoble », 1833), « Malgré que M. Vatinel n'ait pas le bonheur d'avoir votre estime » (Alphonse Karr, 1839), « Malgré que vous fassiez votre devoir » (Alexis de Tocqueville, 1842), « Malgré que le cheval se cabrât » (George Sand, 1842), « Malgré que la littérature soit moins en faveur que jamais » (Baudelaire, 1848), « Malgré que nous soyons très fort » (Arthur de Gobineau, 1850), « Malgré que nous soyons aujourd'hui dans toute cette tristesse » (Alfred de Musset, avant 1857), etc. Chacun peut le vérifier : la locution conjonctive malgré que est attestée sans discontinuer depuis le début du XVIIIe siècle (7).

    - « Malgré que n'a jamais été employé par nos bons écrivains dans le sens de quoique » (Charles Martin, Le Voleur grammatical, 1833), « Malgré que au sens de quoique [...] appartient au langage populaire et l'on n'en trouve pas d'exemples avant certains auteurs lâchés du XVIIIe siècle [...]. Jusqu'à nouvel ordre, malgré que est de la langue concierge » (André Thérive, Les Nouvelles Littéraires, 1926), « Pas un écrivain ayant le sens du français n'a encore consenti à s'en servir » (Philippe Martinon, Comment on parle en français, 1927). Chateaubriand et Vigny apprécieront... D'autres détracteurs y voient, au contraire, une forme de snobisme très parisienne : « Tout le XVIIe siècle, accompagné de tout le XVIIIe, suivi de tout le XIXe, se dressent indignés contre ce barbarisme exclusivement parisien et parisien de 1880 [!] » (Émile Faguet, La Revue latine, 1905), « Je n'y verrais pas grand mal si ce "glissement" [l'emploi de malgré que pour quoique] était le fait du peuple ; mais c'est une invention des gens à la fois sans culture et sans simplicité, qui se croiraient déshonorés s'ils parlaient comme tout le monde » (Abel Hermant, Le Temps, 1933) ; et ce dernier ajoute ailleurs : « Le plus parfait exemple de la fausse élégance est l'emploi de malgré que pour quoique. Certains vont jusqu'à en dépit que. Les deux ne doivent s’employer qu’avec le verbe avoir : malgré qu'il en ait, en dépit qu'il en ait [8]. On m'objectera que des écrivains qualifiés ont fait de malgré que une locution conjonctive : eh bien, c'est une faute avérée que des écrivains qualifiés ont commise, et ce n'est ni la première ni la dernière. Mais, dira-t-on encore, quoique, bien que, cela est si commun. Que m'importe que cela soit commun, si cela est correct ? » (Le Figaro, 1928). Alors, tour populaire ou littéraire ? provincial ou parisien ? vraiment relâché ou faussement élégant ? « Malgré que a peut-être appartenu d'abord à l'usage populaire, écrit prudemment Goosse, mais la locution n'a plus ce caractère, comme le montrent les exemples [au subjonctif imparfait ou plus-que-parfait]. » Les attestations les plus anciennes, quant à elles, montrent que c'est la graphie maugré que qui ressortit surtout à la langue populaire ; malgré que, de son côté, se rencontre dès l'origine dans tous les registres (courant, familier, populaire ou soutenu) et dans la plupart des domaines (politique, juridique et administratif, scientifique et technique, littéraire, etc.).

    - « Malgré qu'elle ait épousé est un lourd barbarisme qui a les deux vices rédhibitoires, la laideur et l'inutilité [...]. L'inélégant malgré que est plus long et paraît surtout plus long que tous ses substituts [...]. Quoique et bien que suffisent » (Paul Stapfer, Récréations grammaticales et littéraires, 1909) (9). Question de point de vue. Gide, à la suite de Régnier-Desmarais, considère au contraire que ladite locution « ne se confond pas avec bien que, qui n'indique qu'une résistance passive ; elle indique une opposition » (1923). Claudel la trouve phonétiquement excellente : « En vain la grammaire voudrait nous imposer comme corrects [...] des freins usés et claqués comme bien que ou quoique au lieu du solide malgré que, qui grippe et grince à la perfection » (1925). Djian ne saurait s'en passer : « J'ai longtemps essayé d'expliquer que, pour moi, malgré que et bien que, ce n'était pas la même chose. L'un me semblait plus fort, y compris du point de vue de la sonorité. [Si j'écris malgré que], c'est en connaissance de cause, pour rester au plus près de ce que je ressens » (1999). Philippe de Saint Robert salue les contrevenants dans sa Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français (1986) : « Ici, le vrai purisme est du côté de Gide [, de Claudel et de Djian] soucieux de justifier la moindre nuance d'expression, et non du côté de ceux qui prétendent interdire sans justifier. »

    Malgré conserve sa valeur étymologique de nom dans malgré que, qui ne peut donc se construire correctement qu'avec le tour verbal en avoir au subjonctif (Étienne Molard, 1792 ; Charles-Pierre Girault-Duvivier, 1812 ; Claude-Marie Gattel, 1813 ; Pierre-Alexandre Lemare, 1819 ; Louis-Nicolas Bescherelle, 1836 ; etc.) (10). « Dans tout autre emploi, [malgré que] serait une faute, renchérit Littré en 1874 ; et l'on ne peut dire : malgré qu'il ait agi ainsi, pour quoiqu'il ait agi ainsi. La raison en est que malgré que veut dire mauvais gré que, quelque mauvais gré que. [C'est pourquoi] il vaudrait mieux écrire en deux mots mal gré (que j'en aie). » Voilà qui appelle plusieurs observations. D'abord, il est inexact de prétendre que malgré que ne peut s'accommoder que de en avoir. On le rencontre aussi à l'occasion, quoique nettement plus rarement, avec en savoir (sur le modèle de savoir mal gré à quelqu'un de quelque chose) : « Quelque malgre que luy en aye sceu lempereur » (Pierre de Lambert, vers 1543), « Maugré que m'en sçaura l'italienne [= la langue italienne] » (Elcie Mellema, Dictionnaire flamand-français, 1591). Ensuite, il ne faudrait pas croire que le tour malgré qu'il en ait ait toujours paru irréprochable aux yeux des spécialistes. Jugez-en plutôt : « Malgré que est un adverbe [!], qui ne se dit plus maintenant que dans quelques provinces éloignées de la capitale. On doit dire quoique [...]. Cependant cet adverbe se trouve encore dans Vaugelas ["Malgré que vous en ayez, je passerai outre"]. C'est peut-être le dernier homme de lettres qui s'en soit servi [!!] » (Henri Dubois de Launay, Remarques sur la langue française, 1775), « Malgré que pour quoique. Cette faute grave échappe même à des écrivains [...]. Ainsi, il ne faut pas dire : Malgré que je lui eusse défendu cela, il l'a voulu faire ; dites : quoique je lui eusse, etc. L'Académie, dans ses exemples, dit cependant : Malgré que j'en eusse, mais ce n'est qu'une façon de parler familière qui ne fait pas règle » (Antoine-Fidèle Poyart, Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans le langage français, édition de 1821), « Malgré que ne se construit qu'avec le verbe avoir : Malgré qu'il en ait. On ne peut pas dire : Malgré qu'il fasse..., etc. Encore la première locution n'est-elle pas du bon usage » (Claude-Marie Gattel, Dictionnaire universel portatif de la langue française, 1813), « Malgré qu'on en ait, cette expression n'est pas française : on ne dit point malgré que, malgré qu'il, malgré qu'elle » (Félicité de Genlis, à propos d'une citation de l'Émile de Rousseau, 1820). Enfin, et surtout, l'argument étymologique a bon dos : les censeurs le brandissent à l'envi pour condamner la locution conjonctive, mais s'empressent de l'oublier aussitôt qu'il est question de la préposition. Là est le nœud de l'affaire : malgré étant unanimement reçu comme une préposition depuis Richelet (1680), il ne faut pas s'étonner que l'usager « moderne » n'y perçoive plus le nom gré ; « dès lors, il place malgré que exactement à côté de bien que ou de quoique au nombre des locutions conjonctives adversatives [ou concessives], et il le construit avec n'importe quel verbe », constate Grevisse dans Problèmes de langage (1961). Aussi l'auteur de l'article « préposition » de l'Encyclopédie méthodique (1786) − s'agit-il vraiment de Nicolas Beauzée, devenu académicien ? On peine à le croire ! − fait-il figure d'exception lorsqu'il écrit : « Malgré. C'est le substantif gré (volonté libre et franche) et l'adjectif mal (mauvais) [...]. Ce n'est donc jamais une préposition ; et quand cette locution, mise mal à propos en un seul mot, semble en faire la fonction, c'est qu'il y a ellipse. Il est sorti malgré son maître, c'est-à-dire contre le mal gré de son maître ; c'est le sens propre. Il est sorti malgré la pluie, c'est-à-dire, dans un sens peut-être figuré, contre le mal gré de la pluie, ou plus simplement, contre le mal gré que devoit inspirer la pluie. Il est sorti malgré que j'en eusse, c'est-à-dire quoique j'en eusse mal gré, volonté contraire. » Raisonnement impeccable (jusque dans l'analyse de l'emploi étendu de malgré devant un inanimé − la pluie est-elle douée de volonté ? −, qui, lui, n'est l'objet d'aucune condamnation...), quoique difficilement audible de nos jours. Mais ce n'est pas tout : il n'est pas rare que les spécialistes de la langue entretiennent eux-mêmes la confusion. Prenez Littré : « Malgré que, locution conjonctive signifiant quoique et usitée seulement avec le verbe avoir, de cette façon : malgré que j'en aie, malgré qu'il en ait, etc. en dépit de moi, en dépit de lui », lit-on à l'article « malgré » de son fameux Dictionnaire. Les bras m'en tombent. À quoi sert-il, je vous le demande, d'expliquer par le menu que malgré qu'il en ait veut dire « (quelque) mauvais gré qu'il ait de cela » (avec que pronom relatif, donc) si c'est pour présenter malgré que comme une locution conjonctive ? (11) Surtout, en quoi malgré que signifie-t-il « quoique » dans malgré qu'il en ait ? Allez vous étonner, après ça, de voir fleurir des quoiqu'il en ait, bien qu'il en ait de curieuse facture (par exemple, chez Verlaine, Gide, Cocteau...).

    Vous l'aurez compris, les arguments des détracteurs de malgré que, empêtrés dans leurs contradictions, peinent à convaincre... ou pêchent par leur subjectivité : après tout, les mêmes réserves seraient valables aussi contre « l'inexplicable bien que, illégitime lui-même avant le XVIIe siècle » (selon Paul Adam [12]), ou contre quoique, « qui est étymologiquement un relatif indéfini, et ne s'est employé comme conjonction que par "solécisme" » (selon Paul Dupré). Et ce dernier de conclure : plutôt que de s'en prendre à l'emploi de malgré que avec un autre verbe que avoir, « mieux vaudrait condamner fermement son emploi avec l'indicatif [au lieu du subjonctif] : là réside la véritable faute ». Voire. Car force est de constater, une fois de plus, que l'hésitation a longtemps prévalu : « Malgré que s'emploie [à l'origine] tantôt avec le subjonctif, tantôt avec l'indicatif », note Ferdinand Brunot dans son Histoire de la langue française (1939). Rien que de très conforme au principe établi par Malherbe sur le choix du mode dans les propositions concessives : « Bien que vous fussiez [subjonctif] s'entend d'une chose douteuse, bien que vous fûtes [indicatif], d'une chose certaine. » Et même si le subjonctif s'est finalement imposé dans l'usage moderne (fût-ce pour relater un fait réel), Goosse ne peut que constater que « l'indicatif (y compris le conditionnel) [...] n'est pas si rare dans la langue écrite. Certains auteurs peuvent subir l'influence de la langue parlée (cela est voulu dans les romans champêtres de George Sand), mais d'autres se réclameraient plutôt de l'usage classique et de la tradition ». Témoin ces exemples collectés au gré de mes recherches : « Malgré que les assiégés firent un grand feu » (Simon Lamoral, 1734), « Malgré que le tiers état est trop chargé d'impositions » (Cahier de doléances du tiers état de Lavanne, 1789), « Malgré que leurs revenus sont immenses » (Remontrances de la municipalité de Doncourt-aux-Templiers, 1790), « Malgré que j'avais l'intention de [...] » (Rapport Delabarre, 1792), « Malgré que tu répondais à leurs cris » (Céleste de Chateaubriand, 1847), « Malgré qu'ils se ressemblaient toujours comme deux frères » (Sand, 1849), « Malgré qu'Henri a la frousse » (Gyp, 1901), « Malgré que je lui promettais toujours d'être raisonnable » (Gaston Leroux, 1908), « Malgré que le temps était doux » (Louis Hémon, 1914), « Malgré qu'on m'gueulait : "Couche-toi !" » (Henri Barbusse, 1916), « Malgré que le petit était mort » (Pierre Mille, 1922), « Malgré que le ministre lui assurait un traitement annuel » (Maurice du Bos, 1934), « Malgré que d'habitude il n'était pas partisan non plus des pétarades » (Albert Simonin, 1953), « Malgré qu'il était convaincu » (Jorge Semprun, 1969).

    Et l'Académie dans tout ça, me direz-vous ? Partagée entre les censures de Féraud, Littré et consorts, d'un côté, et la caution d'autant de bonnes plumes (dont plusieurs sont issues de ses propres rangs...), de l'autre, elle a bien du mal à cacher son embarras : « Même si de nombreux écrivains ont employé Malgré que dans le sens de Bien que, quoique, il est recommandé d'éviter cet emploi », écrit-elle sans plus d'argument dans la dernière édition de son Dictionnaire. C'est que malgré que est devenu bien malgré lui un marqueur social : il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, les esprits distingués qui plissent le nez devant un tour ressenti comme fautif (ou qui feignent de le croire tel de peur d'être taxés d'ignorance par plus ignorant qu'eux) et les autres, qui contreviennent sans le savoir aux règles du bon usage. « Plus que de règles vraiment établies, écrit Philippe de Saint Robert, il s'agit souvent d'un code en usage entre gens se reconnaissant ainsi, se distinguant, et il n'est pas toujours désagréable d'en être, mais il en résulte parfois l'exercice abusif d'un savoir sans fondement scientifique réel, [où ceux qui prétendent interdire sans justifier puisent dans ce que leur thèse a d'inexplicable une autorité accrue]. Prenons [l'exemple] du malgré que banni au profit de bien que − sauf, ce qui ajoute un bonheur de plus à la règle, dans le cas où l'on dit malgré qu'il en ait. À y regarder de près, la condamnation est plus que douteuse, voire elle-même condamnable [...], mais il faut bien reconnaître et en partie admettre que nos cervelles d'enfants ont été encombrées de lois grammaticales de ce genre dont il n'est guère facile de se libérer. » Aussi l'usager scrupuleux, marqué par le souvenir de professeurs vitupérant cet « horrible » malgré que, lui préférera-t-il les conjonctions bien que, quoique (suivies du subjonctif), un équivalent nominal − quand cela est possible − introduit par la préposition malgré (malgré la pluie, de préférence à malgré qu'il pleuve), voire, en hommage à Beauzée, la formule malgré le fait que (suivie de l'indicatif ou du subjonctif, selon Bénédicte Gaillard), fût-ce au prix d'une certaine lourdeur... (13) Il n'empêche : malgré que est « devenu, en dépit des censures [des puristes], une locution conjonctive usuelle » (Ferdinand Brunot), est désormais « reçu par l'usage » (Grevisse), est « incontestablement correct au sens de bien que » (Hanse), est « parfaitement intégré au système grammatical » (Martin Riegel). De là à ce que j'en vienne à l'employer... « à l'insu de mon plein gré » !

    (1) Ledit tour est attesté au XVIe siècle sans le pronom en : « Malgré qu'il eust » (Beuve de Hanstone, édition Vérard de 1502), « Maugré qu'il eust » (Jean Calvin, 1560), « Maugré qu'on ait » (Henri Estienne, 1566). On le retrouve à l'occasion sous sa forme libre, en français moderne, avec malgré écrit en deux mots : « Mal gré qu'il en eût » (Jean Orieux, 1976), « Quelque mal gré qu'il en ait » (Pascal Quignard, 1979), « Mal gré qu'on en ait » (Christian Prigent, 1991).

    (2) Les constructions métonymiques du type malgré son nes, son visage et, surtout, ses dens ont sans doute favorisé le passage de malgré régissant un nom de personne à malgré régissant un nom d'inanimé.

    (3) Selon Goosse, la locution se trouve dans des documents juridiques du XVIIe siècle : « Malgré l'égalité des voix et malgré même qu'il y en ait une de moins pour luy » (texte du parlement de Dijon, cité par Louis Remacle, Notaires de Malmedy, Spa et Verviers. Documents lexicaux). Vérification faite, cette citation que Remacle a lui-même empruntée à Robert Mandrou (Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle) date de 1736.
    Signalons enfin cette attestation isolée : « Il me fault proceder tout oultre, Maugré que le dyable y ait part » (Moralité du jour de la Saint-Antoine 1426) qu'un éditeur s'est empressé de corriger en « maugré (moy) » − à tort ou à raison ?

    (4) « On ne peut guère non plus employer l'un pour l'autre avec la particule que devant les verbes. Toute la force de nonobstant que se réduisant alors à signifier quoyque, comme Nonobstant qu'il eust advis du contraire, Nonobstant que je l'en eusse conjuré ; au lieu que malgré que, devant un verbe, conserve presque toujours la dureté de sa signification, comme Malgré que vous en ayez, malgré qu'il en ait, etc. » (Traité de la grammaire française, 1706).

    (5) « Je puis vous y signaler plusieurs fautes de français. Vous avez mis observer pour faire observer, et malgré que. Malgré veut un régime direct » (Balzac, 1839).

    (6) Les auteurs parlent-ils de malgré avec que relatif ou conjonctif ? Si le doute est permis dans l'édition de 1824, il ne l'est plus dans le complément apporté par Chapsal : « Les quatre locutions conjonctives à cause que, devant que, durant que et malgré que ont vieilli et ne s'emploient plus [...]. Il est cependant un cas où l'on dit malgré que, c'est devant le verbe avoir, et alors malgré est un substantif et que un pronom relatif complément direct du verbe actif : malgré que j'en aie, malgré que j'en eusse, c'est-à-dire quelque mauvais gré que j'en aie, que j'en eusse. Cet emploi de malgré ne peut avoir lieu qu'avec le verbe avoir » (Syntaxe française, 1841).

    (7) Citons encore : « Malgré que je sois [...] blasé sur la souffrance » (Lautréamont, 1869), « Malgré que je ne le puisse imaginer » (Anatole France, 1881), « Malgré qu'on fût au déclin de la saison » (Alphonse Daudet, 1885), « Malgré qu'une partie de moi-même [...] résistât » (Maurice Barrès, 1889), « Malgré que tu aies grandement mérité... » (Paul Claudel, 1890), « Malgré qu'il garde les débris d'une grande fortune » (Paul Bourget, 1892), « Malgré qu'il n'entrât guère en ma chambre » (Maupassant, avant 1893), « Malgré qu'il fît nuit sur la terre » (Proust, 1896), « Malgré que je me gare d'image » (Mallarmé, 1897), « Malgré qu'elle soit déjà de trop » (Pierre Loti, 1897), « Malgré qu'il fût ponctuel » (Georges Lecomte, 1901), « Malgré que les troupes française eussent été vaincues » (Paul Adam, 1901), « Malgré qu'elle eût remarqué les yeux creusés et le teint blême d'Alice » (Henry Bordeaux, 1902), « Malgré que j'aie bien froid aux genoux » (Alain-Fournier, 1906), « Malgré que le soir tombe » (Jules Romains, 1908), « Malgré qu'il m'en coûte » (Paul Margueritte, 1908), « Malgré qu'il n'ait point pris le temps de finir de déjeuner » (Gaston Leroux, 1908), « Malgré que tous les débits fussent clos » (André Savignon, 1912), « Malgré que je reste assise » (Catherine Pozzi, 1913), « Malgré que j'aie quitté la scène depuis un an » (Colette, 1913), « Malgré que différents soient les points de départ » (Martin du Gard, 1913), « Malgré qu'il ait obtenu tous les prix de sa classe » (Mauriac, 1914), « Malgré que le menton fût un peu court » (Henri de Régnier, 1914), « Malgré que le secteur soit plus violent » (Apollinaire, 1915), « Malgré qu'il eût très chaud » (René Benjamin, 1915), « Malgré que je fusse rigoureusement tenu à l'écart de ce qui se préparait » (Joseph Joffre, 1917), « Malgré que Pierre Loti lui-même ait pris la peine de [...] » (Édouard Herriot, 1919), « Malgré qu'on soit trois » (Maurice Genevoix, dans la bouche d'un pêcheur, 1922), « Malgré que la mort civile soit distribuée à chacun de nous » (Cocteau, 1923), « Malgré qu'il eût vingt ans de plus que moi » (Gide, 1926), « Malgré qu'il fût peu physionomiste » (Marcel Aymé, 1927), « Malgré que j'aie tous les droits » (Pagnol, 1931), « Malgré que je fusse maladroit » (Céline, 1932), « Malgré que je sentisse ma tête tourner légèrement » (Francis de Miomandre, 1936), « Malgré qu'il servît ses propres desseins » (Charles Plisnier, 1937), « Malgré qu'on ne pût penser sans pleurer au traité de Francfort » (Aragon, 1942), « Malgré que rien ne puisse servir à rien » (Saint-Exupéry, 1942), « Malgré que sa voix très basse fût ferme » (Paul Morand, 1946), « Son caractère de village de colline qu'il conserve malgré qu'il soit attenant à la ville » (Giono, 1947), « Malgré qu'on eût chaîné les pneus » (Julien Gracq, 1958), « Malgré qu'elle soit d'un miyeu simple » (Albert Cohen, imitant un style parlé populaire, 1968), « Malgré que ce soit surtout médical et technique » (Annie Ernaux, 1977), « Malgré qu'il me jurât toujours le contraire » (Philippe Djian, 1989), « Malgré qu'on l'aimât trop » (Jean-Loup Dabadie, 2009) − est-il besoin de préciser que les exemples d'emploi de bien que sont encore plus nombreux ?... Signalons par ailleurs, avec Kristian Sandfeld, que « si la proposition est coordonnée à un substantif régi par malgré, celui-ci ne se répète d'ordinaire pas devant que, c'est-à-dire qu'on combine malgré avec deux régimes différents » : « Car malgré Scipion, les augures menteurs, La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve [...] » (José-Maria de Heredia, 1893), « Malgré mes larmes et que je puisse en mourir » (Maurice Donnay, 1895), « Malgré les comptes, le décolletage et qu'elle devienne très vieille » (André Lichtenberger, 1912). « [Des] phrase[s] pareille[s] nous f[on]t comprendre, pour ainsi dire, la genèse des conjonctions du type malgré que », fait observer Cornelis de Boer dans Syntaxe du français moderne (1954).

    (8) D'aucuns en viennent à se demander si, pour être conséquent, on ne devrait pas plutôt écrire : dépit qu'il en ait.

    (9) Même jugement esthétique chez André Thérive : « Un homme du monde n'eût pas alors [en 1870] employé l'horrible malgré que » (Le Temps, 1932) et chez Léon Karlson : « Malgré que est désagréable à l'oreille » (Parlez-vous correctement français ?, 2009).

    (10) Ci-dessous quelques analyses à charge trouvées dans des ouvrages du début du XIXe siècle :

    « J'y irai malgré qu'il y soit. Cette locution n'est pas française. Malgré [que] ne se construit qu'avec le verbe avoir. Malgré qu'il en ait. Quand je dis : Malgré que vous en eussiez, c'est comme si je disois quelque mauvais gré que vous en eussiez » (Étienne Molard, Dictionnaire grammatical du mauvais langage, 1792).

    « Cette préposition régit les noms sans le secours d'une autre préposition [...]. Malgré que ne peut se construire qu'avec le verbe avoir, précédé de la préposition [!] en ; ainsi, l'on dit : Malgré qu'il en ait, malgré que j'en eusse ; mais on ne dit pas : Malgré que je fasse, malgré que je sois » (Charles-Pierre Girault-Duvivier, Grammaire des grammaires, 1812).

    « On a dit que malgré que ne se met jamais que devant le verbe avoir, dans cette phrase malgré que j'en aie, c'est-à-dire mauvais gré que j'en aie ou quelque mauvais gré que j'en aie. Essayez avec un autre verbe la même résolution, vous verrez que le sens y résiste » (Pierre-Alexandre Lemare, Exercices de langue française, 1819) − toutefois, l'auteur ajoute plus loin : « Il ne faut pas confondre quoique, toujours traduisible par malgré que [!], qui n'est plus usité que dans malgré que j'en aie, avec quoi que écrit en deux mots. »

    « Dans aucun cas, malgré ne peut être suivi d'un que conjonctif. Il précède toujours ou un article, ou un pronom personnel » (Jean-Noël Blondin, Manuel de la pureté du langage, 1823).

    « Malgré doit toujours avoir pour complément un substantif [...]. Cependant cette préposition se construit avec que dans l'expression consacrée malgré qu'il en ait, c'est-à-dire mauvais gré qu'il en ait. Hors de là, ce serait une faute. En effet, si l'on construisait malgré que avec un verbe autre que avoir, on n'obtiendrait plus la même analyse » (Louis-Nicolas Bescherelle, Grammaire nationale, 1836).

    « Malgré que j'en aie déjà beaucoup [citation attribuée à madame de Maintenon] pour quoique j'en aie déjà beaucoup. C'est à tort que quelques écrivains se sont servis de malgré que pour quoique. La fonction de la préposition n'étant pas de marquer les rapports de propositions entre elles, mais seulement des mots, c'est empiéter sur les attributs de la conjonction » (Charles Martin et Louis-Nicolas Bescherelle, Leçons analytiques de littérature et de style, 1838) − on ne peut que s'étonner de l'argumentation : la langue n'a-t-elle pas formé nombre de locutions conjonctives à partir de prépositions ?

    (11) Goosse, conscient du paradoxe, écrit dans sa Nouvelle Grammaire française (édition de 1995) : « Le que [de malgré que j'en aie, qu'il en ait...] n'étant plus senti aujourd'hui comme un pronom relatif, il paraît préférable de ranger ces propositions parmi les conjonctives. » Dont acte. Mais alors malgré n'y est plus senti comme un substantif complément de en avoir et l'argument étymologique en défaveur de malgré que ne tient plus.

    (12) L'écrivain répondait là à une critique d'Émile Faguet : « Jadis vous m'avez aussi, cher Monsieur, blâmé d'employer : Malgré que. J'objecte ceci. Malgré lui, c'est : "quel que soit le mal gré qu'il en ait", ou : "contre le gré de lui". Soit cette phrase : "Malgré qu'il veuille t'aimer, tu te dérobes à sa tendresse." Analysons : "Quel que soit le mal gré qu'il en ait voulant t'aimer, tu te dérobes à sa tendresse, pourtant." Dans les deux exemples, malgré lui et malgré que lui veuille expriment exactement la même réserve, et selon la même logique. "Malgré qu'il veuille", c'est : contre le gré de sa volonté. "Malgré qu'il courût", c'est : contre le gré de sa course. Malgré que doit être réhabilité comme l'inexplicable bien que, illégitime lui-même avant le XVIIe siècle » (La Revue latine, 1905). Pas sûr que la démonstration soit de nature à emporter l'agrément de tout un chacun...

    (13) Selon Jacques Vassevière, « la tournure malgré le fait que + indicatif est lourde et maladroite ; elle trahit la difficulté de celui qui l'emploie à utiliser la construction bien que + subjonctif » (L'Orthographe, le lexique et la syntaxe, 2018). Bernard-Henri Lévy n'en a cure : « Malgré le fait qu'il aura été [...] l'un des vrais grands cinéastes de la seconde moitié du XXe siècle » (Pièces d'identité, 2010).

    Malgré que

     


    1 commentaire
  • Pour ou contre par contre ? Que d'encre versée, que de polémiques recuites à propos de sa prétendue incorrection ! L'embarras de l'Académie à son litigieux sujet est manifeste :

    « Condamnée par Littré d'après une remarque de Voltaire, la locution adverbiale Par contre a été utilisée par d'excellents auteurs français, de Stendhal à Montherlant, en passant par Anatole France, Henri de Régnier, André Gide, Marcel Proust, Jean Giraudoux, Georges Duhamel, Georges Bernanos, Paul Morand, Antoine de Saint-Exupéry, etc. Elle ne peut donc être considérée comme fautive, mais l'usage s'est établi de la déconseiller, chaque fois que l'emploi d'un autre adverbe est possible » (neuvième édition de son Dictionnaire, 1988).

    Bel exemple de schizophrénie, s'il en est en matière de langue, de la part d'une vieille dame incapable de trancher entre deux usages apparemment irréconciliables. Mais que reproche-t-on au juste à cette malheureuse locution ?

    D'abord, ses origines commerçantes, si l'on en croit Voltaire, son plus féroce contempteur. « Écrire par contre pour au contraire [est une] barbarie qui vient du langage des marchands », affirmait l'écrivain en 1737 dans Conseils à un journaliste, avant de poursuivre son réquisitoire dans le Dictionnaire philosophique (1764) : « Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue maternelle ; les négociants qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l'Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux » et encore ailleurs : « Combien de platitudes familières : Par contre, au lieu de dire en récompense, en échange, au contraire » (Pensées littéraires, dans Œuvres inédites de Voltaire par Jules Janin). Par contre − qu'« aucun écrivain classique n'a jamais employé », si l'on en croit cette fois Roger Peyrefitte − figurait pourtant depuis 1693 dans le Dictionnaire de Richelet − à l'article « échange », il est vrai : « En échange. Sorte d'adverbe. Par contre, d'autre côté. Il a ce vice, mais en échange il a plusieurs bonnes qualitez » − sans que personne semblât s'en émouvoir... jusqu'à un jour de 1719 (ou de 1710 ?) où il en fut délogé sans autre forme de procès. Autrement dit, Voltaire ne fut apparemment pas le premier à avoir une dent contre notre locution. Toujours est-il que Littré lui emboîta le pas, un siècle plus tard (1) : « Par contre [doit] provenir de quelque ellipse commerciale (par contre ayant été dit pour par contre-envoi) ; en tout cas, il convient de suivre l'avis de Voltaire et de ne transporter cette locution hors du langage commercial dans aucun style. » Par contre-envoi ? Où diable Littré est-il allé pêcher pareille idée ? Par contre-coup, par contre-échange, par contre-partie, pourquoi pas, mais par contre-envoi ? On eût apprécié une référence, car ledit tour ne devait pas courir les rues marchandes du XVIIIe siècle... Bien plus fréquente dans le jargon des négociants européens de l'époque était − en revanche ? − la formule latine per contra (ou ses équivalents nationaux), depuis que l'inscription d'un montant dans un livre de comptes impliquait la mention du même montant sur la page en regard (per contra) de manière à établir la contrepartie, conformément aux principes de la comptabilité en double partie diffusés dès la fin du XVe siècle par les marchands vénitiens (2). De là l'usage du français par contre dans les ouvrages économiques de l'époque : « [Le thresorier] a dressé un livre [...] en debit. Et par contre il a faict sur iceluy crediteur ceux qui ont payé », « On tient ledit boulenger debiteur conforme au billet et par contre crediteur des pains » (Institution de l'aumosne médicale de Lyon, 1628) ; « Desdictes sommes faisons debitrice la caisse audit livre [...] par contre crediteurs lesdits [freres] Richards », « Nous avons escrit par erreur au compte [X le montant Y] en debit au lieu de les escrire en credit, et pour raccommoder ledit compte, leur donnons par contre credit » (Le Stile des marchands pour tenir livres de comptes, 1631). Dans d'autres documents, per contra a pour équivalent français ci-contre : « Pour le montant cy-contre » (Jacques Savary, 1675), « Porté la sommation cy-contre » (Matthieu de la Porte, 1685) et encore en 1850 : « Balance of interest per contra, solde des intérêts ci-contre » (Manual of Commercial Correspondence). Vous l'aurez compris : par contre, employé en comptabilité, signifiait « en regard, ci-contre, de l'autre côté », tout en véhiculant une idée de contrepartie (au sens de « chose qui s'oppose à une autre en l'équilibrant »).

    Ensuite, et c'est plus grave, le fait de ne pas être français. L'accusation de barbarisme lancée par Voltaire − et relayée par Féraud : « Par contre pour au contraire est un vrai barbarisme » (Dictionnaire critique, 1787), par Boiste : « Quelques auteurs qui ont parlé allobroge en français ont dit [...] par contre, au lieu d'au contraire » (Dictionnaire universel, 1803) et par Girault-Duvivier : « On fait un barbarisme en employant un mot qui n'est adopté ni par l'Académie ni par les bons écrivains [!] ; par exemple : par contre, au lieu de au contraire » (Grammaire des grammaires, 1820) − avait déjà commencé son travail de sape quand Louis-Nicolas Bescherelle porta le coup de grâce : « Par contre. Style commercial. En compensation. Cette expression n'est pas française ; ne dites donc pas : S'il est pauvre, par contre, il est honnête ; dites : S'il est pauvre, du moins il est honnête » (Dictionnaire national, 1845). Pas français, par contre ? Les uns le tiennent pour un gasconisme, les autres pour un germanisme, d'autres encore pour un latinisme (3). Qu'importe : le bougre n'est-il pas correctement formé, de deux mots en l'occurrence bien de chez nous ? Non, rétorquent en plissant le nez tous ceux qui, à l'instar de René Georgin, y voient l'attelage hautement suspect de deux prépositions : « Or une préposition ne peut, dans la bonne langue, en introduire une autre » (Pour un meilleur français, 1951). Mais qui est allé leur mettre pareille ânerie en tête, je vous le demande ? Littré, pardi ! quand bien même ce serait pour balayer aussitôt leurs réserves : « Cette locution [par contre] peut se justifier grammaticalement, puisque la langue française admet, en certains cas, de doubles prépositions » (que l'on songe à de par, par devant, etc.). Renseignements pris, Littré répondait ici au grammairien Étienne Molard, qui avait écrit quelques années plus tôt dans Le Mauvais Langage corrigé (1810) : « Si les artisans sont ordinairement pauvres, par contre ils se portent bien. Cette expression [par contre] rend mal le sens qu'on a en vue, ou plutôt elle n'en exprime aucun. Le mot contre est une préposition qui a toujours un complément. Au lieu de dire : Je n'ai pas pu aller à la campagne, mais par contre, je me suis bien amusé à la ville ; dites, mais en revanche, mais à défaut, ou employez simplement la conjonction mais, qui marque suffisamment l'opposition ou le dédommagement. » À la même époque, pourtant, un certain Pierre Larousse avançait une analyse toute différente : « Locution adverbiale. Par contre, en revanche, par compensation. Cette locution, généralement condamnée par les grammairiens, est universellement usitée. Il n'est, d'ailleurs, pas impossible de la justifier, en admettant que contre y est pris substantivement » (Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1869). Que Larousse n'a-t-il été davantage entendu ! Notre locution serait la combinaison non pas de deux prépositions, pas même d'une préposition avec un adverbe, mais de la préposition par avec le nom contre. L'hypothèse est moins saugrenue qu'il n'y paraît, quand on sait que l'emploi substantivé de contre au sens de « l'ensemble des arguments défavorables, la thèse contraire » (qui perdure dans l'expression peser le pour et le contre) est attesté de longue date : « Celluy, donques, qui tient le contre [= qui soutient le contraire] » (Le Songe du verger, 1378), « Car ce seroit une chose damnable A vous, de faire au contre de [= d'une façon contraire à] voz dictz » (Jean Bouchet, 1545), « Et tu as fait tout le contre [= le contraire] en trompeuse » (Ferry Julyot, 1557). De par contraire − forme autrefois en usage aux sens de « par hostilité » et de « par un effet contraire, de façon opposée », d'où « au contraire, en revanche, inversement » (4) − à par contre, il n'y avait qu'un pas, que les auteurs du XVIe siècle se sont décidés à franchir : « Je ne me dissimule pas combien est déplaisante la prolixité d'Augustin, mais je me demande par contre si ma propre brièveté n'est pas trop condensée » (Jean Calvin, 1549, cité par Abel Lefranc), « Le camp du roi, par contre, est divisé en factions et en querelles » (Michel de L'Hospital, avant 1568). L'histoire ne dit pas si cette évolution porte la marque du per contra des comptoirs italiens... (5) J'ai toutefois tendance à penser que le par contre « du langage des marchands » dénoncé par Voltaire n'était pas le même que celui de Calvin ou, plus précisément, que nous avions alors affaire à deux acceptions différentes d'une même locution : l'une courante, l'autre spécialisée (6). Aussi l'auteur de Candide se trompait-il − ou, pis, faisait-il preuve d'une incroyable mauvaise foi (7) − quand il croyait déceler l'influence du par contre commercial dans une phrase comme « L'Angleterre arme une flotte, mais par contre la France équipe des vaisseaux » : l'acception, en l'occurrence, n'est autre que celle, usuelle, employée deux siècles plus tôt par Calvin pour exprimer un fait qui est en opposition avec celui qui précède (8) ! Même confusion observée chez Littré quand il écrivait que ladite locution « ne se justifie guère logiquement, par contre signifiant bien plutôt contrairement que en compensation » : mais où diable décèlerait-on une idée de compensation dans le par contre de Calvin ? Tout porte à croire, à y bien regarder, que « au contraire, contrairement » correspond à l'acception courante, quand « en contrepartie, en compensation » ressortirait davantage à l'acception comptable.

    Le malentendu originel étant (définitivement ?) dissipé, intéressons-nous maintenant aux substituts que les détracteurs de par contre continuent de lui préférer dans la langue surveillée. Grevisse nous met en garde : « Il ne faudrait pas croire que en compensation ou en revanche pussent, dans tous les cas, suffire pour exprimer l'idée qu'on rendrait au moyen de par contre : en compensation et en revanche ajoutent à l'idée d'opposition une idée particulière d'équilibre heureusement rétabli ; par contre exprime, d'une façon toute générale, la simple opposition et a le sens nu de "mais d’autre part", "mais d'un autre côté". » Gide, nous dit-on, l'a fort bien montré en son temps : « Trouveriez-vous décent, écrivait-il en 1942 dans ses Interviews imaginaires, qu'une femme vous dise : "Oui, mon frère et mon mari sont revenus saufs de la guerre ; en revanche j'y ai perdu mes deux fils" ou "La moisson n'a pas été mauvaise, mais en compensation toutes les pommes de terre ont pourri" ? » C'est par contre (mieux que mais [9]) qui s'impose dans l'énoncé d'une perte, d'un inconvénient, confirme Hanse. Oserai-je faire observer à ces éminents spécialistes qu'un simple malheureusement aurait suffi dans ces exemples ? Oserai-je, surtout, avouer que l'argument ressassé selon lequel en revanche ne pourrait introduire qu'un avantage, un élément positivement évalué par le locuteur (quand par contre introduirait un avantage aussi bien qu'un inconvénient) me laisse à tout le moins perplexe ? Car enfin, les faits sont têtus : « Dans Rabelais on trouve ces chiens nommez Espagnols, parce qu'ils viennent d'Espagne ; comme en revenche les Espagnols ont nommé Galgo [de gallicus] un lévrier, parce que la race leur en est venue de France » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « [Il ajoutoit] que le voisinage de la France avoit contribué à l'élevation de peu de maisons en Suisse ; mais qu'en revenche on avoit élevé sur ses frontières [plusieurs forteresses], qui bien loin de faire la sureté de la Suisse [...], la menaçoient plutôt de sa ruine » (Lettres historiques, 1693), « Mais aussi, en revenche, nous avons beaucoup de méchans poëtes » (Abel Boyer, 1721), « Il m'a refusé ce leger service, mais en revanche je ne veux plus me mêler de ses affaires » (Éléazar de Mauvillon, 1747), « Excellez et ne vous montrez pas, aurois-je volontiers dit à [tel homme]. En revenche, j'aurois dit à [tel autre] montrez-vous et n'écrivez jamais » (Madeleine de Puisieux, 1750), « En revanche, ses véritables dents [= celles du poisson scie] ne sont point attachées ainsi » (Georges Cuvier, 1805), « − Quoi, [seulement] trois onces de pain ! − Oui, mademoiselle ; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine » (Stendhal, 1839), « Je crois n'avoir rien perdu de cette belle voix qui me caractérise. En revanche, j'ai bougrement perdu de cheveux » (Flaubert, 1850), « Il n'y a plus un chat à Paris, mais en revanche les étrangers y regorgent » (Mérimée, 1865), « Il devenait prématurément ferré sur la langue latine, mais, en revanche, il était absolument incapable d'expliquer deux mots de grec » (Huysmans, 1884), « En revanche, il a tort d'admettre [...] » (Auguste Cartault, 1906), « Nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant que [...] » (Proust, 1913), « Le pinson ne sautille pas. En revanche il vole en tourbillon » (Alain, 1921), « Il joue fort bien du violon ; en revanche, c'est un piètre chef d'orchestre » (Grand Larousse de la langue française, 1978). Point d'idée d'« équilibre heureusement rétabli », convenons-en, dans ces exemples ! Hanse avance une explication à ce paradoxe : « En revanche [devrait] logiquement avoir toujours ce sens, lié à celui de revanche [10] ; mais on le substitue parfois à par contre, qu'on n'ose employer » (sous-entendu : en souvenir de l'anathème voltairien). Sauf que l'argument n'est guère recevable en l'espèce, Stendhal, Flaubert, Mérimée, Huysmans et Proust, pour ne citer qu'eux, ne rechignant pas à employer par contre, à l'occasion (11). Goosse n'est pas dupe : « Si, dans en compensation, le nom garde son sens ordinaire, dans en revanche, l'idée de compensation n'est pas nécessairement présente et celle de revanche presque toujours absente, observe-t-il judicieusement dans Le Bon Usage (en n'hésitant pas, au passage, à contredire Grevisse, son beau-père). Comme pour par contre, c'est l'idée d'opposition qui domine. » 
     

    En résumé

    Quelles que soient ses origines, quelle que soit la nature grammaticale de son noyau contre, la locution par contre, attestée depuis près de cinq siècles, est désormais « reçue par le meilleur usage » (dixit Grevisse), en dépit de certains irréductibles qui continuent de prôner son remplacement systématique par en revanche, variante considérée comme plus soutenue.

    Quant à l'idée − relativement récente − selon laquelle en revanche, contrairement à par contre, ne saurait exprimer qu'une compensation (par un argument présenté comme positif), elle n'est pas confirmée par l'analyse des textes, même anciens. Pour autant, rien n'empêche ceux qui le souhaitent de s'y conformer, voire, selon le contexte et après avoir bien pesé le pour et le contre, de recourir à mais, d'autre part, d'un autre côté, au contraire, en compensation, en contrepartie, en retour, à l'inverse, à l'opposé, du moins, etc.

     

    (1) L'Académie, entre-temps, avait entamé sa valse-hésitation : absent des cinq premières éditions de son Dictionnaire, par contre est admis dans la sixième (1835) et dans la septième (1878) avec la mention « dans le style commercial », avant de disparaître de la huitième (1932)... puis de reparaître dans la neuvième (1988).

    (2) Matthieu de la Porte écrivait à ce sujet dans son Guide des négocians et teneurs de livres (1685) : « Comme le commerce a de tout temps fleuri en Italie, les habitans de ce païs se sont toujours exercez en toutes les sciences qui dépendent du négoce, nous leur devons entre autres celle de tenir les livres de comptes à parties doubles ; et de là provient que l'on se sert encore en cette science de quantité de mots italiens ou qui en derivent [...]. Les étrangers avec qui on negocie se servent ordinairement d'expressions italiennes dans le commerce, principalement les Hollandois, Allemans, Flamans et les autres nations du Nord, où l'on ne dit pas comme en France, tenir les livres à parties doubles, mais tenir les livres à la méthode italienne ou à l'italienne. » Parmi lesdites « nations du Nord », citons les Anglais qui, au XVIe siècle, accueillirent dans leur lexique le syntagme per contra sans le modifier.

    (3) « On le [= par contre] dit aussi communément en Provence » (Féraud, 1788), « Cette expression est tout à fait Gasconne. [...] je sais bien qu'il y a peu de François [réfugiés d'Allemagne] qui ne l'emploient toutes les fois que l'occasion s'en présente » (Éléazar de Mauvillon, 1747), « [L'expression par contre] n'aurait-elle pas son origine dans les traductions françaises de saint Thomas d'Aquin, qui emploie souvent sed contra au sens de par contre ? » (Albert Dauzat, 1950).

    (4) « E par contraire e par vilté » (Le Roman de Rou, XIIe siècle), « Par contraire lor dit a toz » (Le Roman de Tristan, XIIe siècle), « Més par contraire fu assés appellés » (Aliscans, fin du XIIe siècle), « S'il a Dieu cert dont par contraire » (Rutebeuf, XIIIe siècle), « De son honneur [...] elle en sera joyeuse, et, par contraire, doulente de son desplaisir » (Antoine de La Sale, 1456), « Ne veez vous pas tous les jours faire Guerre le filz contre le pere Et le pere au filz par contraire ? » (Jehan Regnier, XVe siècle).

    (5) En l'état actuel de mes recherches, le par contre de Calvin précède d'un siècle le par contre comptable.

    (6) Les deux acceptions sont réunies dans L'Art de tenir les livres en parties doubles (1786). Comparez : « Il faut le débiter et créditer par contre celui sur qui il se prévaut » et « Si 1/8 est la moitié de 1/4 le 6 par contre est le double de 3 ».

    (7) Selon Claude Duneton, « Voltaire n'aimait pas cette expression [= par contre] parce qu'elle lui rappelait trop ses origines sociales et son grand-père drapier » (L'Express, 2004). Bref, tout ça, c'est la faute à Voltaire, comme dirait l'autre !

    (8) Dans certains emplois anciens (et encore au XIXe siècle), une valeur de causalité a pu se combiner à celle d'opposition, jusqu'à réussir parfois à s'imposer comme dans ces exemples : « Desmoulins faisait pour ainsi dire le procès à tous les révolutionnaires et, par contre [= par suite, partant], à la révolution » (Charlotte Robespierre, avant 1834), « La Garonne déborda et, par contre, ses affluents » (George Sand, 1855).

    (9) Selon Hanse, « par contre [...] exprime une opposition de façon plus nuancée que mais » ; selon Grevisse, « mais exprime une opposition très floue, et au contraire, une opposition diamétrale, très précise, mathématique » (même son de cloche chez Robert : « Mais n'insiste pas assez sur l'opposition ; au contraire marque une opposition trop précise ») ; selon Nelly Danjou-Flaux, enfin, « mais a une force argumentative beaucoup plus contraignante que par contre et en revanche ».

    (10) Rappelons ici que le mot revanche (« fait de rendre la pareille »), ordinairement employé à propos d'un mal (préjudice, injure) que l'on a reçu, s'est aussi pris en bonne part, surtout à l'époque classique (valeur qui perdure dans à charge de revanche). De là la locution adverbiale en revanche, « en retour (en bonne ou en mauvaise part) ». Comparez : « Qui rit d'autrui Doit craindre qu'en revanche on rie aussi de lui » (Molière, 1662) et « Et moi en revanche je vous promets un livret » (Agrippa d'Aubigné, 1630), « L'amour qu'il a pour moi ne s'imagine pas Mais en revanche aussi je l'aime à la folie » (Jean-François Regnard, 1705), « Il m'a fait présent d'un tableau, je lui ai donné en revanche une belle bague » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Il m'a servi dans une telle occasion, et en revanche je l'ai servi dans une autre » (Dictionnaire de l'Académie, 1694). Voilà qui devrait faire réfléchir tous ceux qui ne perçoivent que vengeance derrière en revanche...

    (11) « Je vous indique, par contre, le Moniteur du 31 octobre » (Stendhal, 1817), « Par contre, même modification chez Leroux » (Flaubert, 1848), « Il fait un temps chaud et lourd insupportable ; par contre, on m'écrit d'Écosse qu'il pleut à verse » (Mérimée, 1861), « Par contre, si tu refuses ces conditions, mal t'écherra » (Huysmans, 1903), « À mon regard suffisait de la couleur, sans chaleur ; ma poitrine par contre se souciait de chaleur et non de couleur » (Proust, 1920).

    Remarque : Selon la linguiste Nelly Danjou-Flaux, « la locution en revanche − et c'est peut-être sa véritable spécificité − investit l'énoncé ou plutôt le couple d'énoncés qu'elle articule d'une forte valeur subjective, dans la mesure où elle laisse entendre que le locuteur est intéressé à l'existence de l'opposition, et plus précisément à l'existence du deuxième terme de l'opposition » (Au contraire, par contre, en revanche. Une évaluation de la synonymie, 1980). Pourtant, certains des exemples cités plus haut prouvent assez que en revanche, aussi bien que par contre, peut s'accommoder de contextes neutres, objectifs.

     

    Par contre / En revanche
    Extrait d'un livre de comptes présenté dans Le Stile des marchands

     


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  • L'histoire de l'adjectif glauque est celle d'une étonnante succession de glissements sémantiques.

    À l'origine, glauque (emprunté du grec glaukos) désigne une couleur très particulière, comprise entre le bleu pâle et le gris clair : celle de la mer, en eau transparente et peu profonde (les Grecs parlaient ainsi de la « glauque mer »). Elle correspond également, dans un registre moins poétique, à celle, blanchâtre, du fond de l'œil.

    Sans doute en raison d'une certaine confusion à laquelle les descriptions de l'infinie complexité des reflets marins sont volontiers exposées (voir à ce sujet les conclusions du docteur Florent Cunier), la palette chromatique associée à glauque finit par s'enrichir d'une pointe de vert, détail qui peut paraître insignifiant à première vue, mais qui va avoir une influence décisive sur la destinée de notre adjectif. En effet, selon les connaissances de l'époque, on attribuait en médecine oculaire cette teinte verdâtre de la pupille ou du fond de l'œil à divers troubles de la vision, que l'on regroupa sous l'appellation glaucome en référence à la couleur glauque de la mer.

    Et voilà comment on est passé, en un clin d'œil, de l'idée de transparence à celle d'opacité.

    La suite coule davantage de source. Glauque, avec cette nouvelle valeur, fut naturellement associé aux eaux stagnantes et marécageuses, et l'on tient là, selon toute vraisemblance, l'origine du (second) glissement de sens dont il est récemment l'objet... et dont l'Académie se fait l'écho – pour ne pas dire le reflet – dans la dernière édition de son Dictionnaire : « Par ext. Sans éclat, terne. Une lumière glauque » (on appréciera, au passage, le raccourci de l'extension !).

    Ainsi affublé d'une connotation péjorative que les Anciens ne lui connaissaient pas, glauque en voit de toutes les couleurs : ne sert-il pas désormais à qualifier – dans la langue jeune et... verte, notamment – ce qui est trouble, lugubre, sordide, louche (Un film d'horreur particulièrement glauque) ? On peut le regretter. Mais après tout, les monstres – qu'ils soient marins, pour les amateurs de pêche en eau trouble, ou extraterrestres – ne sont-ils pas le plus souvent représentés en vert, la couleur des crapauds et des créatures malsaines ?...

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    Remarque 1
    : À la différence de la teinte claire originellement attribuée à glauque, l'adjectif pers (le s ne se prononce généralement pas, et le féminin perse est rare selon l'Académie) désigne une nuance de bleu plus foncée, tirant sur le violet. La mythologie grecque a retenu la figure d'Athéna dite glaukopis, formule que le français a traduit par « la déesse aux yeux pers ». À ne pas confondre avec les yeux vairons (= de couleur différente).

    Remarque 2 : La même mythologie grecque fait mention de plusieurs Glaucos, mais un seul compte parmi les divinités marines. Ledit Glaucos était un pêcheur (peut-être fils de Poséidon) dont on raconte qu'il surprit un jour un poisson revenant à la vie après l'avoir déposé sur une herbe. Une herbe magique, semée par Cronos, que Glaucos goûta à son tour avant de devenir immortel. Se jetant dans les flots, il prit l'apparence d'un vieillard protecteur à queue de poisson, dont la barbe et les cheveux avaient la couleur (glauque) de la mer. En vain, il courtisa la nymphe Scylla (celle-là même de l'expression tomber de Charybde en Scylla employée pour dire que l'on évite un danger pour en affronter un pire encore), qui fut transformée en monstre par une Circé ivre de jalousie. Désespéré, Glaucos demeura à jamais dans les profondeurs marines.

    Glauque
    Un œil bleu clair (ou vert clair), s'entend !

     


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  • Le sens premier de l'adverbe autrement est « d'une façon autre ».

    Cela s'est passé tout autrement.

    Autrement dit (= en d'autres termes).

    Accompagné d'une négation, autrement a vu son sens initial glisser vers celui de « (pas) beaucoup, spécialement ».

    Il ne s'en est pas autrement formalisé.

    De là, peut-être, l'emploi fréquent de autrement dans des comparaisons, au sens de « beaucoup plus, nettement plus ».

    Il est autrement intelligent que moi.

    Ce plat est autrement bon (tour elliptique).

    Si la langue élégante et soutenue se plaît à substituer dans ce sens autrement à plus, on se gardera d'utiliser conjointement les deux termes. En effet, autrement ayant à lui seul valeur de comparatif de supériorité, l'ajout de plus relèverait à coup sûr du pléonasme !

    Ce travail est autrement difficile (de préférence à autrement plus difficile).

    Ceux qui éprouvent le besoin impérieux de renforcer la comparaison gagneront à éviter ce « tour familier » (Hanse), que dis-je, cet usage « autrement plus déplorable [que celui de par contre] » (Gide), en recourant à bien plus, beaucoup plus : Ce travail est bien plus difficile. (*)


    AstuceAutrement dit, autrement se suffit à lui-même comme comparatif de supériorité : inutile de faire appel à Monsieur Plus !


    (*) On a dit dans le même sens tout autrement, bien autrement : « Une image de soy mesme tout autrement belle que ne feroit le plus excellent peintre du monde » (Jean Hugues Quarré, 1632), « C'étoit un homme de plaisir, mais son fils l'étoit bien autrement que lui » (Gédéon Tallemant des Réaux, avant 1692), « Elle avait l'air aussi jeune et bien autrement séduisante » (Stendhal, 1839). Puis, note Goosse, « autrement seul est devenu de plus en plus fréquent et les deux autres de plus en plus rares ».

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    Remarque 1
    : L'honnêteté m'oblige à préciser que le tour critiqué autrement plus, que Thomas qualifie de « relativement récent » et dont Grevisse fait remonter l'origine au XXe siècle, ne date pourtant pas d'hier. Ne lit-on pas dans un ouvrage paru en 1556 : « [Le péché] devint beaucoup plus grand, et autrement plus mauvais, et pernicieux » ? De quoi conforter nos dictionnaires usuels dans leurs dispositions particulièrement bienveillantes à l'égard dudit pléonasme : « (Renforçant un comparatif de supériorité ou d'infériorité). C'est autrement moins réussi. Autrement plus grand » (Grand Robert).

    Remarque 2 : Autrement signifie aussi « dans le cas contraire ; sinon, sans quoi » : Parlez fort, autrement il ne vous entendra pas.

    Autrement

    Pour une fois qu'une publicité est
    irréprochable sur le plan de la syntaxe !...

     


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  • Voilà qui est pour le moins... curieux : l'adjectif intrigant, au sens de « curieux, étonnant, bizarre, mystérieux, déroutant », n'est enregistré ni dans le Dictionnaire de l'Académie, ni dans mon Petit Larousse illustré 2005, ni dans le Robert illustré 2013. Seule figure l'acception désignant une personne « qui se mêle d'intrigues, qui a recours à l'intrigue pour parvenir à ses fins » (sens du verbe intriguer dans sa construction intransitive).

    Un jeune homme intrigant et sans scrupules. Un intrigant (substantif).

    Et pourtant, il n'est pas rare que nous nous exclamions, en sortant du cinéma : « C'était un film bien intrigant ! », dès lors que le sens nous a en partie échappé ou a piqué notre curiosité. Après tout, ne s'agit-il pas là de l'(autre) acception du verbe intriguer, dans sa construction transitive cette fois ? « Troubler, donner à penser, en suscitant la curiosité, la perplexité », note l'Académie. Partant, pourquoi ne pas reconnaître l'adjectif associé dans ce même sens ? Pourquoi refuser Son attitude est intrigante à partir du moment où l'on consigne Son attitude intrigue ? Curieux, vous dis-je...

    Certains invoqueront les risques de confusion : si l'adjectif intrigant, appliqué aux choses, ne peut signifier que « curieux », comment interpréter l'expression un homme intrigant ? Au sens de « comploteur » ou de « bizarre (dans son attitude, son raisonnement, etc.) » ? D'autres, à l'instar d'un de mes correspondants canadiens, avancent que cet intrigant qu'ignore l'Académie serait un québécisme, ce que semble confirmer la mention « régionalisme (Canada) » ajoutée à ladite entrée dans... le Nouveau Petit Robert 2010 ! De quoi achever de nous intriguer...

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    Remarque
    : On notera que l'adjectif intrigant se distingue du participe présent intriguant par l'absence de u intercalaire (voir également le billet Adjectif ou participe présent ?).

    Cet homme d'affaires intrigant a fait fortune dans l'industrie de l'armement (adjectif).

    Il a fait sa fortune en intriguant (participe présent).

    Intrigant
    (Éditions Louise Courteau)

     


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