• Le premier qui rit comme une baleine...

    « Le mystère reste entier sur comment un béluga a pu descendre sous nos latitudes alors que c'est un animal qui vit dans les régions subarctiques. »
    (Propos de Lamya Essemlali, présidente de l'association Sea Shepherd France, rapportés sur francetvinfo.fr, le 10 août 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    Après les effets insoupçonnés du dérèglement climatique − pauvre béluga (1) égaré dans les eaux chaudes et polluées de la Seine −, voici ceux, plus attendus quoique tout aussi détestables, du dérèglement syntaxique : je veux parler de ce « mystère sur comment » pêché sur les ondes de France Info... Gageons que cette perle de la plus belle eau ne suscitera pas la même émotion dans des chaumières abreuvées jusqu'à plus soif de mauvaises traductions de livres et de films étrangers. Chacun aura en effet décelé dans ce charabia l'influence − pas si mystérieuse que cela quand il est question de la présidente de l'antenne française d'une organisation internationale − de la syntaxe anglaise : « À comment, de comment et sur comment sont des calques de l'anglais about how, of how et on how qui doivent être évités en français » (Tristan Grellet, Dictionnaire des difficultés de la langue française), « [D'aucuns] n'hésitent pas à dire : Je m'interroge sur comment faire pour... (I ask myself on how to...) » (La Grammaire de Forator), « Des calques bizarres finissent par s'imposer : on dit sur comment » (Antoine Robitaille, Résister au franglais(2). Las ! le solécisme se répand à la vitesse d'une lame de fond, jusque dans des ouvrages qui se veulent didactiques : « Grâce à l'adverbe, on en sait un peu plus sur comment il [= le chevreuil] court » (Gilles Gilbert, La Grammaire comme vous aimeriez qu'on vous l'explique, 2008), « [Les compléments circonstanciels] donnent des précisions sur comment, où, quand se passe l'action » (Évelyne Barge, Français CM2, 2022). Allez vous étonner après cela des lacunes abyssales de nos chères têtes blondes...

    À y bien regarder, sous l'anglicisme de surface se cache un mal plus profond : « Comment, se désole Renaud Camus, est un des points centraux de ce qu'on pourrait appeler, hélas, l'effondrement syntaxique » − en l'occurrence, le défaut de maîtrise des mécanismes de transformation de l'interrogation directe (Comment va-t-il ?) en interrogation indirecte (Je me demande comment il va). L'Académie ne s'y est pas trompée :

    « On ne dit pas : Ils ont réfléchi sur comment faire mais Ils ont réfléchi à la manière de faire ; Avez-vous une idée de pourquoi ils ont agi ainsi ? mais Avez-vous une idée pour expliquer leur geste ?
    En dehors des cas où la préposition se trouve déjà dans l'interrogative directe [De quand date ce tableau ? → Je me demande de quand date ce tableau], faire suivre une préposition d'une interrogative indirecte est une incorrection grave » (rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet, 2017).

    Il existerait donc en français une règle (dont les motifs restent obscurs, selon la linguiste Takuya Nakamura) visant à proscrire l'emploi d'une interrogative indirecte comme régime d'une préposition. Là n'est d'ailleurs pas la seule contrainte syntaxique qui pèse sur ce type de proposition : « La subordonnée [de l'interrogation indirecte] doit être le COD du verbe principal », précise Bénédicte Gaillard dans sa Pratique du français de A à Z (1995), ce qui exclut tout emploi comme complément d'un nom (ou d'un adjectif), avec ou sans préposition :

    « Alors qu'en finnois [et en anglais], il est possible de développer l'idée interrogative contenue dans un nom en le faisant suivre d'une interrogative indirecte [...], cette construction est impossible en français. [On ne dit pas :] la question si c'est utile, des règles sur comment faire, une idée comment savoir… » (Jean-Michel Kalmbach, Guide de grammaire française pour étudiants finnophones).

    Plusieurs solutions s'offrent toutefois à l'usager pour contourner la difficulté :

    • intercaler l'expression de savoir, pour savoir : Le mystère (ou, mieux, la question) de savoir comment un béluga... reste entier (entière), « J'étais assez incertain de savoir si j'irais aussi [à un bal] » (Eugène Sue, 1845), « Une grande discussion s'éleva, l'éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs fois » (Maupassant, 1883), « C'est une grande question de savoir si la civilisation n'affaiblit pas chez les hommes le courage » (Anatole France, 1899) ;
    • substituer au mot interrogatif (pronom, adjectif, adverbe) un nom développé par une proposition relative : « [Il] composa un livre sur la manière dont on doit vénérer les images de notre Sauveur [et non : un livre sur comment...] » (François Guizot, 1824), « Vous n'avez aucune idée de l'endroit où il a pu aller [et non : aucune idée d'où...] » (Simenon, 1962) ;
    • modifier la détermination du nom support et la ponctuation de la phrase : « Plus d'un parmi vous s'est certainement posé cette question, si des legs spéciaux étaient indispensables pour récompenser les vertus de famille [et non : la question si...] » (Édouard Hervé, 1895), « L'unique souci de Celestino portait sur ce point : si ses cornes étaient limées ou non [et non : sur le point si...] » (Montherlant, 1963) ;
    • opter pour un verbe transitif direct pouvant régir une interrogative indirecte : J'ignore (je ne sais pas, je me demande...) comment un béluga...


    Voilà pour ce qui est de la théorie grammaticale la plus rigoureuse. Est-il besoin de préciser que ce discours est loin de faire l'unanimité parmi des spécialistes qui n'aiment rien tant que se contredire... parfois eux-mêmes ? Plongeon dans les eaux troubles de l'interrogation indirecte...

    « Faire suivre une préposition d'une interrogative indirecte est une incorrection grave. »
    L'auteur de l'article de l'Académie oublie (volontairement ? [3]) de préciser qu'à la règle qu'il cite − et qui vaut assurément pour l'interrogation indirecte totale (introduite par si(4) − il y a des exceptions. Celles-ci n'ont pas échappé à Kristian Sandfeld : « Les propositions interrogatives indirectes ne sont, généralement, pas susceptibles d'être régies par des prépositions, excepté si elles sont introduites par ce qui (ce que) » (Syntaxe du français contemporain, 1965). Lesdits introducteurs (remplaçant que, qu'est-ce que, qu'est-ce qui de l'interrogation directe) permettent en effet de conserver sans difficulté la préposition issue du verbe, du nom ou de l'adjectif − du moins quand l'interrogation porte sur un inanimé : « On m'interrogea [...] sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin » (Maupassant, 1886), « Fouan avait regardé ses enfants [...] avec le sourd malaise de ce qu'ils feraient de son bien » (Zola, 1887), « Indécis de ce que je ferais, je pris un livre » (Gide, 1902), « Elle n'a pas le temps de réfléchir à ce qu'ils lui rappellent ou lui promettent » (Jules Romains, 1932), « Si l'on s'inquiète [...] de ce que j'ai "voulu dire" dans tel poème, je réponds que je n'ai pas voulu dire, mais voulu faire » (Paul Valéry, 1936), « Je ne me souviens pas de ce qu'il a répondu » (Mauriac, 1954), « Tout dépend de ce que vous entendez par là » (Michel del Castillo, 1981).
    De même, la préposition à se maintient régulièrement (fût-ce par ellipse du verbe savoir) dans le tour à qui + futur ou conditionnel, qui sert à marquer l'émulation ou la rivalité : « Les filles [...] se penserent battre à qui l'auroit pour son serviteur » (La Fontaine, 1668), « C'était à qui précipiterait l'exécution de ce dessein » (Voltaire, 1731), « Tous les deux [...] venaient de parier dix litres, à qui éteindrait le plus de chandelles » (Zola, 1887), « Tirons au sort à qui défera le pays de cette peste publique » (Stendhal, 1894), « C'est à qui sera le plus pauvre » (Duhamel, 1920), « Ne jouons pas à qui aura raison » (Malraux, 1937). 

    « L'interrogative indirecte doit être le COD du verbe principal. »
    C'est peu dire que ce point n'en finit pas de diviser les spécialistes. Les interrogatives indirectes figurent-elles toujours en position d'objet direct ou bien d'autres fonctions sont-elles possibles, comme l'affirme Goosse : sujet (Peu importe qui l'a dit), régime de voici ou voilà (Voici quel est mon plan), etc. ? La confusion est telle qu'il n'est pas rare de prendre des observateurs en flagrant délit de contradiction. Ainsi de Jean-Paul Jauneau dans son ouvrage N'écris pas comme tu chattes (2011) : « Quel que soit [l'introducteur] de la proposition interrogative indirecte, comme il s'agit d'une proposition complétive, sa fonction est toujours la même : COD du verbe de la principale (ou d'un verbe qui précède) » (Tome 1) mais « Après des verbes comme s'enquérir, s'informer, s'interroger, se renseigner, le COI peut être une proposition interrogative indirecte » (Tome 2). Comprenne qui pourra !

    René Georgin, de son côté, entre dans le débat avec la détermination de celui qui se jette à l'eau sans craindre de faire des vagues :

    « [Un lecteur] me demande si le tour interrogatif dans la subordonnée, correct après des verbes transitifs comme savoir, ignorer, se demander..., ne peut pas s'étendre à d'autres verbes ou locutions verbales dont le complément est indirect. En d'autres termes, peut-on dire : Je m'aperçois quel misérable tu es. Vous n'avez pas idée comme c'est difficile d'écrire.
    Ces constructions sont critiquées par des puristes intempérants, sous prétexte que s'apercevoir, se souvenir, avoir idée, se rendre compte se construisent normalement avec la préposition de. C'est pousser trop loin l'amour de l'analogie et de la symétrie syntaxiques. Le fait qu'un nom ou pronom compléments soient obligatoirement amenés par de n'entraîne pas automatiquement l'emploi de la même préposition devant une subordonnée qui a sa syntaxe propre » (Jeux de mots, 1957).

    Bénédicte Gaillard elle-même est bien obligée de reconnaître que « la subordonnée de l'interrogation indirecte est également possible [...] après se souvenir, qui se construit en principe avec un COI : Je ne me souviens plus s'il rentre aujourd'hui ou demain ». Après se souvenir, seulement ? Il n'est que de consulter Le Bon Usage pour s'aviser que notre grammairienne est loin du compte : l'emploi de l'interrogative indirecte en fonction de COI est attesté − de longue date et sous les meilleures plumes − derrière plus d'un verbe comportant l'idée de demande (ou d'ignorance, de doute, d'incertitude, d'indifférence...), mais l'effacement de la préposition semble alors être de règle devant les introducteurs autres que ce que, ce qui (5). Revue de détail :
    (derrière disputer) « Nous ne sommes pas assemblé ici Pour desputer S'il doit amer sa dame ou non amer » (Guillaume de Machaut, vers 1340), « On a disputé chez les anciens si la fortune n'avait point eu plus de part que la vertu dans les conquêtes d'Alexandre » (Racine, 1665), « Il n'est plus personne sur la terre avec qui je puisse [...] disputer quelle maîtresse était la plus belle » (André Chénier, 1794), « On disputait s'il fallait être barrésiste ou barrésien » (Maurice Barrès, 1904), « Nous disputâmes premièrement qui téléphonerait à mon mécanicien » (Abel Hermant, 1923), « Ses fidèles [...] disputent si Guénon était panthéiste ou théiste » (André Thérive, 1966), « [L'attitude] du Concile de Trente disputant si les femmes avaient une âme » (Michel Schneider, 2007) ;
    (derrière douter [6]) « Aucun pourroit doubter comment en un homme peuent estre choses contraires » (Nicole Oresme, vers 1370), « Je doute si je veille ou si je dors » (Paul Pellisson, 1652), « Aussi les parents de la belle douterent longtemps s'ils obéiroient » (La Fontaine, 1669), « Vous faites des heureux et vous doutez encor si vous-mêmes l'êtes ! » (Collin d'Harleville, 1788), « Longtemps j'ai pu douter si Proust ne jouait pas un peu de sa maladie pour protéger son travail » (Gide, 1921), « Doudou se gratta furieusement la poitrine [...], doutant s'il n'avait pas reçu la visite d'un fantôme » (Yann Queffélec, 1985), « Avec une interrogation indirecte. Se demander si. Je doute si je pourrai tenir mes engagements » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ;
    (derrière hésiter [7]) « J'hésitais si je quitterais ou me plaindrais » (Benjamin Constant, 1793), « Il hésitait donc s'il lirait [...] la lettre » (Alphonse de Chateaubriant, 1911), « La tradition précise qui garde sur notre sol la place où reposa le corps de la sainte ne vaut-elle pas les traditions contradictoires qui hésitent si elles reconnaissent à Éphèse ou à Béthanie son tombeau ? » (Étienne Lamy, 1911), « Il hésita s'il n'allait pas le lui dire » (Gide, 1925), « Il hésita s'il rentrerait dîner » (Marcel Aymé, 1939), « La Noire ouvrit les yeux quand ils entrèrent. La Grise hésita si elle en ferait autant » (Montherlant, 1940), « J'hésitais si j'accepterais l'invitation » (André Billy, 1949), « Le matin, tandis que j'hésitais si je me réveillerais, Concha entrait dans ma chambre » (Philippe Sollers, 1958) ;
    (derrière insister) « Comme j'insistais si tout allait bien, elle répondait que oui » (Michel del Castillo, 1981) ;
    (derrière réfléchir) « Elle ne peut refléchir, pour quoy ny comment, ny si jamais elle aura le bonheur de revoir celuy qu'elle aime tant » (Maur de l'Enfant-Jésus, 1661), « Voulez-vous que je me borne à réfléchir comment il est possible [que...] ? » (Pierre-François Lafitau, 1734), « À force de réfléchir comment il pourrait faire pour se tirer de là » (Joseph Willm, Premières lectures françaises pour les écoles primaires, 1852), « [Il] réfléchit si toutes les précautions étaient prises » (Joséphin Peladan, 1884), « Je réfléchissais si je serais alors encore de ce monde pour la lire » (Paul Léautaud, 1956) ;
    (derrière s'agir [8]) « Il ne s'agit point si les langues sont anciennes ou nouvelles » (La Bruyère, 1687), « Il ne s'agit point s'il viendra ou ne viendra pas » (Littré, 1863) ;
    (derrière se ficher) « La plupart des hommes politiques français sont des polichinelles. Je me fiche si je les approche ou non » (Jules Romains, 1935) ;
    (derrière s'enquérir) « Il commença à s'enquerir qui estoient ceulx qui l'avoyent tenu à force » (Philippe de Commynes, vers 1490), « [Il] s'enquerra s'il y a eu aucunes desobeïssances faictes à l'encontre de nous » (Jean Le Clerc, vers 1502), « Il falloit s'enquerir qui est mieux sçauant, non qui est plus sçauant » (Montaigne, 1580), « Il s'enquit comment s'appelloit celuy qui regnoit pour lors et combien de temps il avoit regné » (Pierre du Jarric, 1608), « Il s'enquit [...] si elles [= des statues d'autres divinités] voudraient céder leur place à Jupiter » (Montesquieu, 1734), « [Bonaparte] s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu » (Chateaubriand, 1848), « Les invités s'empressaient autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles » (Proust, 1921), « Une ménagère s'enquit s'il n'était pas commotionné » (Montherlant, 1963), « [Je] me suis enquis pourquoi elle avait choisi d'obtenir un diplôme de français dans une université américaine » (Serge Doubrovsky, 2011) ;
    (derrière s'étonner) « Si l'on s'étonnait comment il s'en tirait toujours sans une égratignure, "Dieu m'a protégé", répondait-il tranquillement » (Montherlant, 1963) ;
    (derrière s'inquiéter) « Si quelqu'un par hasard s'inquiétait comment ce cheval s'était retrouvé, qu'il sache que [...] » (Jacques Cazotte, 1741), « Sans s'inquiéter si personne voudrait avoir fait ce qu'ils font » (Antoine-Vincent Arnault, 1830), « S'inquiéter si Dieu existe ou non » (Romain Rolland, 1905), « Sans s'inquiéter si une telle vie laisse vivante la société » (Étienne Lamy, 1906), « Cet homme de tant d'esprit ne pouvait ni ne voulait s'inquiéter comment et pourquoi un assez grand nombre de jeunes gens comprenaient et aimaient ce qu'il ne concevait pas » (Paul Valéry, 1927), « Feignant de s'inquiéter à sa droite si des autos arrivent » (Montherlant, 1963) ;
    (derrière se prononcer) « Quant à se prononcer si un homme [...] avait pu se jeter dans le coupé » (Zola, 1890) ;
    (derrière se rendre compte) « Seule l'expérience me permettrait de me rendre compte si je parviendrais à y éviter le factice » (Charles Du Bos, 1928), « Je me rendis compte combien je marquais mal » (Blaise Cendrars, 1948) ;
    (derrière se soucier) « Sa grande force est de se soucier fort peu s'il [lasse] celui qui l'écoute » (Gide, 1936), « Il me fait appeler [...] sans se soucier si une telle heure coupe et désordonne tout mon après-midi de travail » (Montherlant, 1946) ;
    (derrière se souvenir) « Sans plus se souvenir quel il était jadis » (Théophile de Viau, 1621), « Je me souviens combien me frappait naguère [tel] mot » (Charles Du Bos, 1924), « Il chercha plus tard à se souvenir si l'ange l'avait pris par la main » (Gide, 1925), « Il ne se souvenait plus très bien comment ils avaient fait connaissance » (Eugène Dabit, 1929), « Berg ne se souvenait plus où ils déjeunèrent » (Jules Roy, 1982) ; etc. (9)

    Il est toutefois des limites syntaxiques que même les spécialistes les plus conciliants ne sauraient franchir :

    « Des verbes comme questionner ou interroger ne peuvent en aucun cas se construire avec une interrogative indirecte » (Martin Riegel, Grammaire méthodique du français, 1994).

    « S'interroger n'admet pas d'interrogative indirecte » (Jacques Vassevière, Bien écrire pour réussir ses études, 2013).

    La restriction sur le pronominal s'interroger (un comble, quand on y pense) coule de source, selon Bruno Dewaele : « Dans se demander, le pronom se est complément d'objet indirect (on pourrait même avancer second), ce qui permet la présence d'un COD sous la forme d'une interrogative indirecte. En revanche, le se de s'interroger est COD (on n'interroge pas à soi-même), ce qui exclut toute interrogative indirecte dans la foulée. » Grevisse ne trouve pourtant rien à redire aux exemples suivants : « Je m'interroge qui vous êtes, quel est votre nom, où vous allez, d'où vous venez, quand vous partez, de quoi vous parlez » (Le Bon Usage, 1975). De même, plus d'un spécialiste admet sans sourciller la construction s'informer si, où le pronom personnel est également objet direct : « S'informer de l'exactitude d'un fait, ou si un fait est exact » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « S'informer si une chose est faite » (Hanse), « Elle s'informa s'il était possible de visiter le château et combien de temps prendrait la visite » (Jauneau), « Je me suis informé s'il habitait toujours à la même adresse » (Girodet) (10). Pourquoi refuser à s'interroger ce que l'on accepte pour s'informer ? Les faits, au demeurant, sont têtus :
    (derrière informer, s'informer) « Ja ot esté informé [Romulus] Comment son oncle avoit chacié Son ayol » (Christine de Pizan, vers 1403), « [Une commission] pour soy informer se messire Lourdin de Salligny avoit espousé la contesse » (Jean Le Clerc, vers 1502), « Il s'informa où demeuroit le Capitaine » (abbé Prévost, 1747), « Irla s'informa quelle était cette jeune demoiselle » (Voltaire, 1768), « On s'informa pourquoi cet ordre avait été donné » (Alexandre Dumas, 1852), « Elle s'informa comment elle pourrait obtenir de parler au roi » (Alfred Delvau, 1860), « S'informant si l'un des vingt-huit lits de la salle des fiévreux était vacant » (Hugo, 1862), « Raoul s'informa quand et comment je partais » (Marie Alexandre Dumas, 1867), « Tous s'empressèrent autour d'eux, [...] s'informant s'ils étaient fatigués, s'ils étaient contents de leurs chambres » (Romain Rolland, 1905), « Si tu vas à Naples, tu devrais t'informer comment ils font le trou dans le macaroni » (Gide, 1914), « J'envoyai [...] notre jeune valet de pied s'informer si cette dame emmènerait à Balbec sa camériste » (Proust, 1922), « Raymond s'informa si rien ne manquait au voyageur » (Mauriac, 1925), « Il demanda une cigarette à Étienne et s'informa si ce dernier n'avait point l'habitude de prendre quelque liqueur digestive » (Raymond Queneau, 1933) ;
    (derrière interroger, s'interroger [11]) « Le procureur de Savoisy, interrogué s'il advouoit son advocat, a dit que oy » (Nicolas de Baye, avant 1410), « Il m'interroge si j'avois fait remettre le coffre » (Jean de la Taille, 1572), « En quoy la justice l'ayant interrogé pourquoy il avoit fait cette vilainie à sa femme » (Brantôme, avant 1614), « Quand je m'interroge pourquoi, je rougis » (Mme du Deffand, 1773), « Mourons sous la Main suprême, sans interroger pourquoi elle nous frappe » (François-Thomas-Marie de Baculard d'Arnaud, 1783), « L'ami de Talleyrand, que son curé, à son lit de mort, interroge s'il a blasphémé, attaqué l'Église » (les Goncourt, 1858), « Le poète s'interroge si la mort est la fin » (Georges Docquois, 1894), « J'en vins à m'interroger comment il se faisait que cet art se fût prononcé [...] en France » (Paul Valéry, 1927), « Je m'interrogeai si ce n'était pas du côté des vieux Escholiers ou du Théâtre d'Art que je devais chercher ma chance » (Lugné-Poe, 1930), « Je m'interrogeais si nous étions vraiment devenus pires, ou seulement plus véridiques » (Paul Valéry, 1938), « Je m'interrogeais si je n'avais pas péché par dogmatisme » (Gilles Lapouge, 1996), « Je m'interrogeai si un mariage prononcé par un évêque athée avait quelque valeur » (Serge Filippini, 1998) ;
    (derrière questionner) « Or de questionner si Jesus Christ a rien merité pour soy [...] c'est une folle curiosité » (Jean Calvin, 1560), « Au dessert on questionna, Si le nom Boursautiana [...] Jamais des auteurs émana » (Bernard de La Monnoye, 1716), « Je ne pus m'empêcher de le questionner s'il ne lui avoit pas parlé de moi » (Anne-Marie-Louise d'Orléans, 1728), « Un homme me questionna s'il y avait quelque chose de nouveau à Rome » (Émile Lefranc, 1846), « [Il] le questionna s'il pouvait siffler » (les Goncourt, 1892), « Hésitant le plus souvent si nous sommes bons ou meilleurs, il nous arrive de questionner si nous ne serions pas beaucoup pires que jusqu'alors nous n'avions cru » (Francis Walder, 1955), « Elle se questionnait si elle lui céderait » (Jeanne Cordelier, 1982), « [Elle] s'autorise finalement à questionner si c'est un mari qu'elle va retrouver ou un contrôleur de la Sécurité sociale » (Yves Simon, 2001) ;
    (derrière se renseigner) « Votre future belle qui se renseigne si vous avez des maîtresses » (Charles Virmaître, 1886), « Il serait utile que vous fissiez une nouvelle démarche pour vous renseigner si [...] vous pouvez compter sur la discrétion de ce monsieur » (Alexis Bouvier, 1887), « Qu'elle se renseigne si c'est possible » (Brigitte Kernel, 2008).

    « Ces cas d'effacement [de la préposition] sont néanmoins strictement limités aux compléments de verbe, car on ne trouve pas d'interrogative indirecte après un nom ou un adjectif » (Hélène Huot, Constructions infinitives du français, 1981).
    Pas d'interrogative indirecte après un nom ou un adjectif ? Voire. Car s'il est en effet d'usage d'introduire le syntagme de savoir entre le nom (ou l'adjectif) et ladite proposition interrogative (« La question de savoir si l'histoire se fait par saccades ou continûment », Jacques Rivière, 1908), les contre-exemples ne sont pas si rares et ne ressortissent pas à la seule langue « très littéraire » :
    (derrière doute) « D'un ton qui laissait ses trois compagnons dans le doute s'il plaisantait ou s'il parlait sérieusement » (Balzac, 1842), « Quant au doute si un tel sujet [...] est utile au progrès » (Abel François Villemain, 1851), « Un doute s'était glissé en Exupère si Saint-Justin ne portait pas vraiment un râtelier » (Montherlant, 1971), « Ce doute si Pierre aime ou non Marie est insupportable » (Marc Wilmet, 2010) ;
    (derrière idée) « On n'a pas idée où la vanité d'une maîtresse de maison peut se nicher » (Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre, 1900), « Les sentiers de la vertu, on n'a pas idée où ça peut mener une femme » (Robert de Flers, dialogue de théâtre, 1903), « On y trouve [des personnes] dont on n'a pas idée qui c'est » (Proust, 1920), « Et moi je cherchais une idée comment porter tout ça » (Catherine Guérard, 1967) ;
    (derrière incertain, incertitude) « Le premier maitre est [...] incertain comment se comportera l'autre » (Pierre Bellier, 1575), « Je suis dans l'incertitude si [...] je dois me battre avec mon homme, ou le faire assassiner » (Molière, 1667), « Incertain où je vais » (Lamartine, 1820), « Incertain si bien réellement je les [= des impressions] éprouvais moi-même » (Pierre Loti, 1890), « À cette première incertitude si je les verrais ou non le jour même, venait s'en ajouter une plus grave, si je les reverrais jamais » (Proust, 1913), « Maurice, incertain si on le rappellerait » (Id., 1927), « Suivi d'une proposition interrogative indirecte. Il était incertain s'il devait rester ou partir » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ;
    (derrière indécis) « Car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à l'ancienne loi ou à la nouvelle » (Voltaire, 1759), « Elle l'embrassa, indécise si elle devait se réjouir ou s'attrister » (Henri Rivière, 1877) ;
    (derrière question) « [Ils] font entre eulx esmerveillance et question comment Caton porte et endure si legierement son eage de vieillesse » (Laurent de Premierfait, 1405), « C'est une grande question s'il s'en trouve de tels [esprits] » (La Bruyère, 1687), « Sans entrer dans la question si Dieu a résolu de les [= des dons] accorder ou non » (Bossuet, 1697), « Il posait même la question si la réalité absolue pour l'homme est dans la théorie de la matière [...] ou dans la théorie de l'idéalisme » (Henry Houssaye, 1909), « Il était naturel de se poser la question si d'autres suites de nombres avaient ou n'avaient pas ce même caractère » (Émile Borel, 1946), « Exupère se souvint que, dans le square, à la question s'il partirait bientôt pour le Sahara, Colle avait répondu [...] » (Montherlant, 1971) ;
    (derrière sûr) « Il n'est pas sûr si nous ne mourrons pas aujourd'hui » (Massillon, avant 1742), « Un peu comme un homme ivre qui n'est pas sûr où il met le pied » (Louis-Xavier de Ricard, 1902), « Cette histoire était tellement fantastique que je n'étais pas sûre si je devais la croire » (Elsa Triolet, 1946), « Je ne suis pas sûr si elle reviendra ou non » (Georges Belmont traduisant Henry Miller, 1972), « Je n'étais pas sûr si c'était une bête ou des gens » (Paul Savatier, 1978) ; etc.

    « Le non-effacement de la préposition est attesté dans la langue considérée comme "populaire" » (Hélène Huot).
    Goosse dresse le même constat : le maintien de la préposition devant l'interrogation indirecte (partielle et non introduite par ce que, ce qui) est, à ses yeux, la marque d'« une langue moins soignée, reflet de l'oral familier ». Mais voilà que les continuateurs de Knud Togeby jettent un pavé dans la mare grammaticale :

    « [Pour éviter la rencontre d'une préposition et d'une interrogative indirecte, on peut recourir au verbe de savoir ou pour savoir.] Dans le langage familier, on supprime tout simplement la préposition après beaucoup de verbes de perception et d'opinion transitifs indirects, comme par exemple, s'apercevoir de, se rendre compte de, se souvenir de, penser à quelque chose [12] : "Ils ne s'occupent pas si vous dormez ou non" (Michel del Castillo, 1984). Mais on peut aussi, assez souvent, utiliser une préposition devant une interrogative introduite par qui ou quel : "Ce sont les Français qui décident de qui est capable de représenter le pays" (Max Gallo, 1984) » (Grammaire française, 1985).

    Cet avis à contre-courant prouve assez que l'usage, en la matière, est plus complexe qu'il n'y paraît. Certes, tout porte à croire que le maintien de la préposition, à l'écrit, a d'abord été le fait d'auteurs imitant le style parlé (plus ou moins) familier ou dont le français n'était pas la langue maternelle : « Il naquit une dispute sur qui des deux champions seroit le premier à tenter l'épreuve » (Antonio Landi, d'origine italienne, 1784), « Est-ce que ces vertueuses femmes m'ont jamais donné l'idée de ce qui est convenable ou inconvenant dans le monde et de comment doit se tenir une jeune fille ? » (Marie Bashkirtseff, d'origine russe, 1879), « Et tu n'as pas idée de qui ce peut être ? » (Jules Adenis, dialogue de théâtre, 1889), « Dans cet hôtel-là, on ne regardait pas trop à qui rentrait le soir » (Octave Mirbeau, Le Journal d'une femme de chambre, 1900), « Le jeu sert à trancher la question de qui payera la consommation » (Gustave-Armand Rossignol, Dictionnaire d'argot, 1901), « C'est selon de quelle manière vous l'entendez » (Edmond Fleg, dialogue de théâtre, 1913), « C'est comme si vous me demandiez si je me souviens de comment je m'appelle » (fait dire Gide à une vieille bonne, 1925), « Je ne suis pas sûr de comment cela se passait là-bas » (Elsa Triolet, dialogue de roman, 1965), « L'autre l'interroge sur comment ça se passe "au front" » (Aragon, 1967), « Je me fiche de qui cela peut être » (Simenon, dialogue de roman, 1968) et, plus récemment, « Elle te donnerait p'têt un coup de main, ou au moins un conseil, sur comment gérer le stress à ton gamin... » (Renaud Camus, dialogue de théâtre, 2008), « N'empêche qu'ils ont tout de même emmené une équipe téloche, pour monter un film sur comment la bibliothèque était installée en milieu naturel » (Nicolas Marchal, 2008). Mais les exemples qui suivent ne sont pas de la même eau : « [Elle] leur présenta Louis, sans se douter de comment il était arrivé là » (Albert Savine traduisant Narcis Oller, 1882), « As-tu l'explication des photographies mystérieuses ? et de pourquoi La Revue blanche ne paraît plus ? » (Gide, Correspondance, 1893), « Il s'enquérait [...] de quelle personne avait sonné » (Henri de Régnier, 1909), « Un silence mélancolique, si l'on se souvient de qui l'on aime » (Saint-Exupéry, 1943), « Vous souvenez-vous de qui nous sommes ? » (Albert Camus, 1949), « Chaque matin, le comte reçoit ses fermiers, s'enquiert de qui va bien, de qui meurt, où en sont les naissances attendues » (Maurice Toesca, 1962 ; notez le maintien de la préposition devant qui, mais pas devant ), « Il n'y a pas à discuter sur qui possède un vasier » (Jean Quéval, 1963), « Sans s'inquiéter de qui pouvait l'entendre » (Simenon, 1969), « Lui n'avait aucune idée de qui serait son successeur » (Louise Weiss, 1971), « On ne peut pas, à moins de tomber dans les apories, se poser la question de comment penser la pensée » (Jean-Paul Dollé, 1976), « [Ils] se moquent bien de qui sortira vainqueur de ce combat inutile » (Pierre-Jean Remy, 1977), « Savoir comment on vit sans s'inquiéter de pourquoi on vit » (Maurice Martin du Gard, 1978), « Elle, ne parlait que des gens [...], de ceux aperçus dans la rue ou de ceux qu'elle connaissait, de comment ils allaient » (Marguerite Duras, 1984), « La métaphore revient à demander quel est le sens et la métonymie équivaut à s'interroger sur comment continuer » (Jean Bessière, 1988), « Personne ne s'enquiert de qui il était enfant » (Éric Vuillard, 2005), « Je m'interroge sur comment il se fait qu'il n'y a pas que les mathématiques » (Alain Badiou, à l'oral, 2006), « Ça dépend de comment vous vous y prenez » (Philippe Sollers, à l'oral, 2012), « Je m'interroge sur qui [...] guide notre conscience » (Patrick Varetz, 2012), « Proust est bien loin de se douter de comment cette phrase pourrait s'appliquer aux bouleversements de l'Internet et du livre » (François Bon, 2013), « Il a besoin [...] d'aller de l'avant. Pas de se souvenir de comment ont été les choses, avant » (Virginie Despentes, 2017), « Ça doit dépendre de comment on meurt » (Patrice Pluyette, 2018), « On discutait de comment on ferait » (Laurent Mauvignier, 2020), « Je ne suis pas sûr de qui j'étais, ni si j'étais le même » (Charles Dantzig, 2021), etc. Il n'est plus ici question d'imitation du français populaire, mais de contagion...

    On le voit : il ne coulera pas beaucoup d'eau sous les ponts ni dans les écluses avant que les monstres syntaxiques d'hier ne deviennent la norme. Déjà, le maintien de la préposition devant l'introducteur qui tend à passer pour régulier (par analogie avec ce qui ?) : « Après des verbes comme s'enquérir, s'informer, s'interroger, se renseigner, le COI peut être une proposition interrogative indirecte, introduite par de qui, de ce qui, de ce que, sur ce qui, etc. : Nous nous enquîmes de qui avait bien pu faire une chose pareille » (Jauneau, 2011), « Lorsque l'interrogation indirecte est introduite par qui, la préposition est maintenue dans la plupart des cas à l'écrit » (Mireille Bilger, Corpus. Méthodologie et applications linguistiques, 2020), « Ça dépend de qui il aura contre lui, ça dépend de qui l'écoute, ça dépend de qui vous voulez voir, tout dépend de ce que vous entendez par là » (Gabriel Wyler, Manuel de la grammaire française). On pourrait encore évoquer, à la décharge des actuels contrevenants, la longueur et la lourdeur des constructions exigées par la grammaire normative : s'interroger sur les raisons pour lesquelles..., hésiter sur la question de savoir comment... ont de quoi décourager plus d'un usager soucieux de la langue, par comparaison avec les raccourcis s'interroger (sur) pourquoi, hésiter (sur) comment... (13) Après tout, l'Académie admet bien, dans la huitième édition de son Dictionnaire, que disputer si... se dit par ellipse pour « disputer sur la question de savoir si... ».

    Mais brisons là : cétacé pour aujourd'hui !
     

    (1) Emprunté du russe beluga, lui-même dérivé de bielyi (« blanc »), le nom est enregistré dans la plupart des dictionnaires sous les deux graphies bélouga et béluga.

    (2) Témoin ces exemples puisés aux pires sources du Net : « Transurfing vous donne la réponse sur comment faire ce choix » (traduction de l'anglais par Olivier Masselot, 2010), « J'eus aussi ma réponse sur comment il avait réussi à se glisser sous le mobil-home [sic] » (par Lorène Lenoir, 2010), « Un film sur comment soigner la toxicomanie » (par Isabelle Chapman, 2012), « Il ne méritait pas la vérité sur comment j'étais morte » (par Santiago Artozqui, 2017), « J'accueille toutes les suggestions sur comment améliorer ce livre » (par Éric Bouchet, 2018), « Il engagea un débat sur comment c'était bon pour les abeilles » (par Nolwenn Potin, 2020), « Basez vos réponses sur comment vous vous êtes senti ces dernières semaines » (par Laurence Le Charpentier, 2021), « Gros mystère sur comment il s'y est pris pour y entrer sans invitation » (traduction de Daily Gossips, 2022).

    (3) Parce que la structure interrogative en ce que (ce qui) est analogue à celle d'une relative en que (qui), avec le pronom démonstratif ce pour antécédent ?

    (4) Rappelons ici que l'interrogation totale porte sur l'ensemble de la phrase (et appelle une réponse par oui, non ou si), par opposition à l'interrogation partielle qui ne porte que sur un élément que le locuteur ignore.

    (5) Ce phénomène n'est pas nouveau : « L'ancien français, comme le français moderne, efface la préposition qui serait de mise après le verbe intransitif : "Se il te souvient que tu feis de ton frere charnel" (Le Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle) » (Pierre Kunstmann, Le relatif-interrogatif en ancien français, 1990). On notera, au passage, que les pronoms que, qui furent d'abord employés sans ce dans l'interrogative indirecte.

    (6) Le TLFi et le Dictionnaire de l'Académie présentent cet emploi de douter comme transitif direct, contrairement au Bon Usage, qui adopte le point de vue selon lequel la notion de transitivité directe se fonde sur la construction du syntagme nominal (or on dit douter de quelque chose). Par ailleurs, douter si est qualifié de « très littéraire et classicisant » (Jean-Paul Colin), « vieilli et littéraire » (TLFi).

    (7) Hésiter si est considéré comme « [peu répandu] mais nullement choquant » (Georgin), « littéraire et archaïsant » (Jean-Paul Colin), « vieilli et peu conseillé » (Girodet).

    (8) « Il s'agit si se dit par ellipse pour il s'agit de savoir si » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1845). Le tour est qualifié de « vieux » dans le TLFi.

    (9) Il est à noter que la préposition imposée par le verbe introducteur de l'interrogation indirecte s'efface au contact de celle qui se trouve déjà dans l'interrogation directe : « [Il] poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle religion était M. le Huron » (Voltaire, 1767), « On écrivit à l'intendant de s'informer par quelles mains ils avaient passé » (Sainte-Beuve, 1859), « [Il] ne se souvint pas à qui pouvait correspondre le signalement du visiteur » (Maurice Level, 1908), « Sans même s'inquiéter d'où venait la réponse » (Claude Farrère, 1933).

    (10) Pourquoi les mêmes font-ils subitement la fine bouche devant (se) renseigner si : « Renseigner si n'est pas à conseiller » (Hanse), « Renseignez-vous donc s'il viendra. Tour peu élégant et discuté » (Girodet) ? Jean-Paul Colin ne s'explique pas ce mystère : « On ne voit pas ce qui pourrait empêcher de dire se renseigner si par analogie avec s'informer, s'enquérir. »

    (11) Hanse admet l'ellipse de pour savoir après hésiter mais pas après s'interroger : « J'hésite si je le ferai (je m'interroge pour savoir si). »

    (12) Et surtout dépendre : « Ça dépend comme » (Henri Lavedan, 1895), « Ça dépend où vous allez » (Pierre Hamp, 1908), « Ça dépend comment tu l'entends » (Henry Bataille, 1911), « Les modes sont affreuses cette année ! − Ça dépend comment elles sont portées ! » (Gyp, 1914), « Je sais pas ça dépend pourquoi tu dis ça » (Philippe Djian, 1982), « Langue orale (sans de). Ça dépend qui, quoi, comment, où » (Grand Robert).

    (13) Mais même sur ce point, les avis divergent : « La construction parfois recommandée se renseigner pour savoir si est lourde et peu élégante » (Jean-Paul Colin), « La tournure se renseigner si suivie d'une proposition, sans être fautive, est lourde et on pourra lui intercaler "pour savoir" (il se renseigne pour savoir s'il peut venir plutôt que il se renseigne s'il peut venir) » (Dictionnaire Cordial).

    Remarque : Voir également les billets Dépendre, S'enquérir et Se souvenir.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    On ignore comment un béluga a pu descendre sous nos latitudes.

     


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  • Histoire de couple

    « Un couple retrouvé noyé dans leur piscine. »
    (vu sur yahoo.com, le 1er août 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    Nul doute que mon propos paraîtra bien dérisoire en regard de ce tragique fait divers. Il n'empêche : j'en connais plus d'un que le choix du pronom leur a dû plonger dans une profonde perplexité. C'est que le mot couple, ici employé au singulier, n'est pas censé être repris par un déterminant pluripossessif (i.e. qui se rapporte à plusieurs possesseurs) ni, du reste, par un pronom personnel au pluriel tel que ils. Les règles de la grammaire normative demandaient sa : Un couple noyé dans sa piscine (= la piscine du couple), à l'instar de « Un couple et ses enfants » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Le couple vit dans l'illusion, mais il connaît très bien sa situation » (Office québécois de la langue française).

    L'ennui, c'est que certains de nos auteurs, et pas des moindres, ne semblent pas autrement perturbés par cette discordance de nombre entre l'antécédent et le pronom de reprise ou l'adjectif qui s'y rapporte. Qu'on en juge : « C'était d'ailleurs un fort joli couple, et leur famille [...] ne les déparait en aucune façon » (Edmond About, 1867), « Ce couple tenait peu de place dans leur coin » (Louis Aragon, 1942), « Je pense à un couple que je connais depuis quarante ans. Ils ont lutté tous les deux » (Georges Simenon, 1970), « Près de la porte un couple attend, ils sont pâles » (Joseph Joffo, 1973), « Le couple quitte le petit deux-pièces qu'ils louaient » (Bernard Leuilliot, 1997), « Enlacés dans l'eau tiède, un couple faisait l'amour » (Michel Houellebecq, 2001), « Nous nous trouvions derrière le couple vedette, à leur gauche » (Patrick Besson, 2007), « Ce couple et leurs enfants étaient ses voisins » (Jean-Christophe Rufin, 2018), « Au cœur du domaine résidait un couple invisible, calfeutré dans l'une de ses plus belles villas [...]. Ils était belges » (Frédéric Vitoux, 2020). Bourdes de la plus belle eau ? (1) Coquilles d'imprimeur ? Simples fautes d'étourderie ? Que nenni ! Il s'agit là de « syllepses occasionnelles », comme l'explique Goosse : « Ce qui reste dans l'esprit, c'est l'idée de pluriel incluse dans l'antécédent. » Il ne vous aura pas échappé, en effet, que le mot couple, bien que morphologiquement singulier, possède un sens pluriel, puisqu'il désigne l'ensemble de deux personnes unies par un sentiment ou un intérêt commun ; l'accord peut donc se faire soit avec la valeur collective (au singulier, donc) soit avec la valeur de pluralité (on parle alors de syllepse de nombre).

    Je devine votre moue dubitative. La syllepse a bon dos, pensez-vous ; car enfin, la possibilité de l'accord au pluriel avec un nom collectif (ou générique) au singulier n'est-elle pas réservée au seul cas où ledit nom est suivi d'un complément au pluriel précisant les êtres ou les objets dont il s'agit, comme dans les exemples suivants : « Rien ne sépare un couple d'isards, sinon la mort. Ils se choisissent, s'aiment, s'accouplent » (Joseph de Pesquidoux, 1921), « Le ménage Wasselin m'apparaît comme un couple de cabotins jouant leur vie à la façon d'une pièce tragi-comique » (Georges Duhamel, 1933), « Un couple de chats et leurs petits » (Albert Camus, 1958), « Un couple de moujiks portant une caisse sur leurs genoux » (Jean Mistler, 1981), « Un couple de Scandinaves aux jambes rouges se désharnachait de leurs sacs à dos » (Jean-Marie Rouart, 1989), « On pouvait même croiser un couple de jeunes Parisiens, debout près de leur break » (Philippe Delerm, 2016) ? Eh bien, détrompez-vous... en révisant vos classiques : « Jamais couple ne fut si bien assorti qu'eux » (La Fontaine), « Qui pourroit souffrir un Asne fanfaron ? Ce n'est pas là leur caractère » (Id.), « Le reste [= celui des adorateurs] pour son Dieu montre un oubli fatal [...] Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères » (Racine), « Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il [...] » (Montesquieu), « Tout le peuple au devant court en foule avec joie ; Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie » (Voltaire) (2). La syllepse est même devenue la norme avec la plupart : « La plupart sont persuadés que le bonheur est dans la richesse ; ils se trompent » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    Nouvelle moue d'incrédulité. L'accord au pluriel du déterminant possessif, du pronom personnel ou du participe passé au nom de la syllepse, passe encore ; mais l'accord du verbe ? m'objecterez-vous. Irait-on jusqu'à écrire : un couple... se noient ? Les grammairiens du XVIIIe et du XIXe siècle distinguent deux cas :

    « Un couple, au masculin, se dit de deux personnes unies ensemble par amour ou par mariage, ou seulement envisagées comme pouvant former cette union ; il se dit de même de deux animaux unis pour la propagation.
    Une couple, au féminin, se dit de deux choses quelconques d'une même espece qui ne vont point ensemble nécessairement et qui ne sont unies qu'accidentellement ; on le dit même des personnes et des animaux, dès qu'on ne les envisage que par le nombre [...].
    Couple, dans les deux genres, est collectif : mais au masculin il est général, parce que les deux suffisent pour la destination marquée par le mot ; au féminin, il est partitif, parce qu'il désigne un nombre tiré d'un plus grand. La syntaxe varie en conséquence et l'on doit dire : un couple de pigeons est suffisant pour peupler un volet ; une couple de pigeons ne sont pas suffisants pour le dîner de six personnes » (Nicolas Beauzée, Synonymes françois, 1770).

    « On dira toujours, au singulier : un couple de pigeons suffit pour repeupler un pigeonnier ; mais on dira au singulier, ou au pluriel, suivant l'idée de celui qui parle : une couple de poulets suffira bien ou suffiront bien pour notre dîner » (Littré, Dictionnaire de la langue française, 1863).

    Autrement dit, couple est un nom collectif qui, employé au masculin, se charge clairement de l'idée principale et détermine donc l'accord du verbe, mais qui, dans son emploi (vieilli ou littéraire) au féminin, joue le rôle d'un simple déterminant numéral (équivalant à deux) et doit laisser (selon Beauzée) ou peut laisser (selon Littré) l'accord se faire avec le complément au pluriel.

    Dans la pratique, l'esprit de la règle semble plutôt bien respecté lorsque notre substantif est employé seul : l'accord du verbe au pluriel, impossible avec un couple sous peine de passer pour le dernier des incultes (3), est attesté avec une couple − par exemple sous la plume de Louis-Augustin-Aimé Marquet-Vasselot (1835) parlant de prisons : « une couple suffisent », comme on dirait deux suffisent.
    Les choses se compliquent quand le masculin couple est suivi d'un nom complément au pluriel. Certes, le plus souvent, le verbe reste au singulier : « Un couple de danseurs jetait sur eux [...] un regard furtif » (Maupassant, 1882), « Un couple de sarcelles se promenait » (Germaine Guèvremont, 1945), « Un couple de tourterelles [...] roucoulait » (Maurice Genevoix, 1954), « La discussion aurait pu durer longtemps si un couple d'amoureux n'était passé par là » (Jean Dutourd, 1964), « Un couple de touristes américains photographiait cette scène surréaliste » (Frédéric Beigbeder, 2018), « Un couple de Français vient de laisser sa voiture » (Dany Laferrière, 2019). Mais force est de constater là encore, n'en déplaise à Beauzée et à Littré, que certains auteurs font volontiers couple, pardon bande à part : « Un couple de vieux époux [...] célèbrent leur jubilé de cinquantaine » (Alexandre Dumas, 1859), « Un couple de bœufs roux s'avançaient dans la large avenue des vignes » (François Mauriac, 1914), « Un couple de vieilles gens habitaient là » (Marcel Brion, 1966), « Un couple de paons poussent leurs cris perçants » (Pierre Combescot, 1974), « Un couple de commerçants sans scrupules spéculent sur les malheurs qui frappent leur pays » (Michel Jacquet, 2000), « Un couple de Britanniques, amis de Jean-Marie, ont aménagé un splendide jardin » (Marc Lambron, 2022) (4). De là la remarque prudente de Goosse : « Avec [des noms] collectifs qui ne sont pas de simples indications de quantité, l'accord se fait ordinairement avec le nom complété. Toutefois, l'accord avec le nom complément se rencontre aussi, quand ce dernier est senti [...] comme le véritable noyau du syntagme. Cela paraît moins naturel quand le nom complété est accompagné de l'article défini [ou d'un adjectif démonstratif ou possessif]. » On comprend surtout que la tentation de l'accord au pluriel est d'autant plus grande que les deux termes du couple nom collectif - complément sont clairement exprimés...

    (1) Jean-Pierre Colignon va jusqu'à parler de « grossière faute grammaticale » à propos d'une phrase comme « Le couple s'éloigne. L'enfant n'entend plus les propos qu'ils échangent » ou comme « Le couple a laissé la moitié de leurs bagages ». Et il ajoute : « Ce n'est en rien une figure de style que d'aucuns justifieraient avec laxisme. » André Goosse appréciera...

    (2) Renseignements pris, le phénomène est bien plus ancien : « Toute la compaignie, ja soit ce qu'ilz fussent bien desjeunez, si en furent ilz tres joieux » (Antoine de La Sale, XVe siècle), « Il n'était point en la liberté du clergé de choisir à leur plaisir » (Jean Calvin, 1541), « Ceste belle couple estant assise sur le seuil de l'huys de leur maison » (Pierre de Larivey, 1573). « En français médiéval, confirme Gaston Zink, tout nom singulier de sens collectif [ou générique] peut se reprendre par un anaphorique pluriel (et se faire rappeler par un possessif pluriel) explicite ou implicite » (Morphosyntaxe du pronom personnel non réfléchi en moyen français, 1997). Et encore en français moderne, à l'occasion : « Le personnel même de l'hôpital était divisé. Une partie avait refusé de donner leurs soins aux ennemis » (Romain Rolland, 1924), « Ma famille, qui m'a tout passé jusqu'ici, est résolue à ne point me passer ce qu'ils appellent ma folie » (Georges Duhamel, 1937), « Jamais il n'eût tourmenté un chat inutilement. Il les respectait » (Henri Troyat, 1963), « Je laisse le ménage et leur voyeur à leurs équivoques rêveries » (Jacques de Bourbon Busset, 1984).

    (3) Inutile de vous précipiter sur la Toile pour mener l'enquête : vous risqueriez de pêcher en eau trouble...

    (4) De même : « Une bande d'étourneaux aperçoivent un geai » (Paul Claudel, 1942), « Un troupeau de cerfs nous croisent » (Albert Camus, 1950), « Une autre famille d'idées sombres rôdaient autour de moi à la manière de guêpes qui attendent l'instant propice pour piquer » (Erik Orsenna, 2001), etc.

    Remarque 1 : Emprunt savant au bas latin syllepsis, lui-même repris du grec sullêpsis (« action de prendre ensemble », d'où « compréhension » et spécialement « accord grammatical selon le sens »), le mot syllepse est introduit comme terme de grammaire pour désigner une construction syntaxique « qui s'accorde plus avec nos pensées qu'avec les mots du discours » (Grammaire générale et raisonnée, dite de Port-Royal, 1660). Vaugelas évoque cette notion grammaticale dès 1647, mais sans la nommer : « C'est une belle figure en toutes les langues, et en prose aussi-bien qu'en vers, de reigler quelquefois la construction, non pas selon les mots qui la signifient, mais selon les choses qui sont signifiées. » En rhétorique, la syllepse est la figure de style qui consiste à jouer sur la polysémie d'un mot, employé à la fois au sens propre et au sens figuré : « vêtu de probité candide et de lin blanc » (Hugo).

    Remarque 2 : Il est à noter que la syllepse peut aussi affecter le genre, quoique plus rarement que le nombre : « Je ne nie pas qu'une personne qui ne liroit que de bons autheurs [...] ne peust luy mesme devenir un bon autheur » (Vaugelas, 1647), « C'est la sentinelle qui le premier s'inquiète » (Jacques Perret, 1947).

    Remarque 3 : Voir également les billets Couple / Paire et Accord avec un collectif.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Un couple retrouvé noyé dans sa piscine (afin d'éviter de prêter le flanc à la critique).

     


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  • « Chaque [élève de] CM2 s'est vu décerné un diplôme, un yearbook [!] et un recueil de fables de La Fontaine. »
    (Karim Bouakline-Venegas al Gharnati, sur info-chalon.com, le 8 juillet 2022.) 

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    À quand une distribution générale de grammaires ? Avouez que ce ne serait pas du luxe, par les temps qui courent − et de plus en plus vite, nous dit-on − à l'effondrement de la maîtrise de la langue française... Notre journaliste y découvrirait que le tour se voir + forme verbale, qui équivaut à un passif, est d'un emploi plus délicat qu'il n'y paraît : il n'y a qu'à voir les hésitations des usagers sur l'accord de vu (aux temps composés) et sur le choix de la forme verbale (notamment avec les verbes de la première conjugaison). Quand l'oreille ne permet pas de trancher entre infinitif et participe passé, le plus simple est encore de faire appel à un synonyme du troisième groupe : chaque élève s'est-il vu remis ou remettre un diplôme ? Il va de soi que l'infinitif est ici seul... recevable.

    Seulement voilà : parce que le sujet, dans notre exemple, ne fait pas l'action exprimée par le verbe qui suit se voir mais la subit (l'élève ne décerne pas le diplôme, il le reçoit), grande est la tentation de recourir au participe passé, que l'on sent plus proche du passif. Tordons donc le cou à cette fable de la pire eau (de fontaine) et retenons une fois pour toutes les deux règles suivantes concernant le passif en se voir :

    1°) L'infinitif, qui est en principe toujours possible après se voir, s'impose quand il a son propre complément d'objet direct (se est alors complément d'objet second). L'Académie ne s'y est pas trompée : « Cet élève s'est vu décerner le prix d'excellence », mais aussi « Il s'est vu infliger une amende », « Il s'est vu reprocher son moralisme », « [L']ambassadeur se voit signifier son congé par le gouvernement », « Chaque convive se voit attribuer une place déterminée », « État du sujet qui se voit interdire [...] la satisfaction d'un désir », « Se voir refuser l'accès à un lieu », « Se voir opposer un refus catégorique », « Se voir imputer une faute », etc. (neuvième édition de son Dictionnaire).

    2°) La variante avec le participe passé n'est possible que si ledit participe est attribut du pronom réfléchi se (lui-même complément d'objet direct de voirautrement dit, si se voir équivaut à être : « Ce lapin s'est terré quand il s'est vu poursuivi [= quand il a vu qu'il était poursuivi] » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie), « [Des religieux] se sont vus détenus sur une île [= étaient détenus sur une île] » (Mme de Staël). Partant, écrire Chaque élève se voit décerné un diplôme est aussi incongru qu'écrire Chaque élève est décerné un diplôme.

    Las ! rien n'y fait. La confusion, attestée de longue date, n'en finit pas de s'étendre à perte de vue : « Ce grand revers qu'il se voit imputé » (un certain Lejeune, 1765), « Comment ne serais-je pas content de me voir décerné ce qui m'est dû ? » (Henry Egmont traduisant Hoffmann, 1836), « Indigné de se voir préféré un étranger » (Charles Nisard traduisant Tite-Live, 1839), « Il se voit attribué un gain de cent vingt mille francs par le banquier » (Charles Monselet, 1857), « L'auteur s'attend à se voir infligé par les oracles de la cause catholique "la note infamante de libéralisme" » (Gustave Vaperau, 1861), « La notion de filiation [...] se voit refusée, dirait-on, toute espèce de réalité » (Claude Lévi-Strauss, 1949), « [Il] s'est déjà vu confié plusieurs ambassades » (Le Monde, 1957), « Le sujet qui se voit attribué ce rôle » (Gonia Jarema, linguiste, 1989), « [Le mythe d'Ulysse] se voit conféré le statut, même, de "mythe fondateur de la littérature" » (Renaud Camus, 1998), « L'ascenseur ne se voit attribué que deux propriétés » (Julien Gayrard traduisant Umberto Eco, 1999), « [Montesquieu] s'est trop avancé sur le terrain de la mondanité pour se voir accolé une épithète d'ailleurs suspecte » (Pierre Hartmann, 2003), « Drieu se voit proposé pour l'aider dans sa tâche un secrétaire de rédaction » (Jacques Cantier, 2011), « Maurice Leblanc se voit signifié le jugement du divorce » (Cédric Hannedouche, 2018)... jusqu'à gagner des formes verbales non homophones : « Les seconds se voyaient reconnue une authentique compétence » (Le Monde, 1994), « L'allocutaire se voit soumis un contenu propositionnel par le locuteur » (Tatiana Milliaressi, linguiste, 2011), « Un étranger [...] se voit interdit de mener sa propre activité commerciale » (Le Monde, 2013) (1), « La personne handicapée se voit offert un panel de formes de sport de glisse » (Ouest-France, 2015), « Le père s'est vu remis une obligation de quitter le territoire » (France Bleu, 2021). Dans tous ces exemples, pourtant, le verbe principal possède un complément d'objet direct (autre que se), ce qui exclut le participe passé au profit de l'infinitif.

    L'ennui, c'est que se voir + infinitif, contrairement à se voir + participe, est susceptible de deux interprétations quand le complément d'agent ou d'attribution n'est pas exprimé, comme c'est le cas dans notre affaire : Il s'est vu décerner un diplôme peut avoir le sens passif de « il a vu (quelqu'un) lui décerner un diplôme » ou le sens actif de « il a vu lui-même en train de décerner un diplôme (à quelqu'un) », ce qui, convenons-en, ne revient pas au même. Mais le contexte permet généralement de lever l'ambiguïté (il est rare, en l'espèce, de voir un élève remettre un diplôme) ; l'accord du participe vu, aussi − du moins à l'écrit et avec un sujet féminin ou pluriel : Elle s'est vu décerner un diplôme (= on lui a décerné un diplôme) ou Elle s'est vue décerner un diplôme (= elle a décerné un diplôme à quelqu'un). Vous parlez d'une prise de... vu !

    Il est heureusement des cas où la grammaire se montre bonne fille et laisse le choix au scripteur entre l'infinitif et le participe passé (2). Comparez : « Ils sont si aises de se voir admirer » (Victor Cousin) et « Elle est fière de se voir admirée » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Il se vit dépasser par tous ceux qu'il avait longtemps aperçus derrière lui » (Félicien Champsaur) et « Comme il atteignait l'Olympia, il se vit dépassé par une dame assez épaisse » (Paul Morand) ; « Puis, amant d'une Églé, se voir trahir par elle » (Théodore de Banville) et « Ne plus être aimée, mon Dieu ! se voir trahie par ceux qu'on aime ! » (Zola) ; « Il s'est vu condamner est correct. Il s'est vu condamné l'est aussi » (André Thérive) ; « Il se voit rejoint ou rejoindre par les autres » (Michèle Lenoble-Pinson) (3). Parfois, les deux tours se trouvent coordonnés : « Que peut-il endurer d'avantage Que de se voir reduit en si honteux servage ? Que de se voir priver de son sceptre ancien ? » (Robert Garnier, 1583), « Jamais [...] vous ne me verrez retournée contre vous, ni vous faire un reproche » (Montherlant, 1936).
    Je vois d'ici les froncements de sourcils dubitatifs : le choix est-il aussi indifférent que ces exemples le laissent supposer ? Voire. À en croire plusieurs spécialistes (4), l'infinitif insisterait davantage sur l'action en train de se dérouler : Les cow-boys se voient encercler par les Indiens (« le mouvement est en cours, et le piège ne s'est pas totalement refermé »), et le participe passé, sur le résultat de ladite action : Les cow-boys se voient encerclés par les Indiens (« il ne leur reste plus qu'à se donner un coup de peigne pour soigner leur scalp, car il est déjà trop tard », pour reprendre les explications toujours savoureuses de Bruno Dewaele). On devine derrière l'opposition entre l'action et son résultat celle entre l'inaccompli et l'accompli, entre le ponctuel et le durable. D'autres soulignent encore la passivité du participe : « [Racine] écrit que Junie "s'est vue en ce palais indignement traînée" : l'infinitif traîner eût exprimé, avec une nuance moins passive, une idée analogue » (Robert Le Bidois, Le Monde, 1958). La différence de sens, on le voit, est souvent des plus subtiles... (5)

    Est-ce une raison pour que l'Académie, contre toute attente, nous fasse le coup du « circulez, il n'y a (presque) rien à voir » ? Qu'on en juge :

    « Si la phrase a un sens passif et si le pronom se représente la même personne que le complément d'objet direct du verbe qui suit voir, on utilise le participe passé. Elle s'est vue confiée à une famille d'accueil (dans ce cas on pourrait ajouter l'infinitif être devant le verbe au participe passé). On dira de même, elle s'est vue perdue, morte, gagnante.
    Si le complément d'objet direct du verbe qui suit voir ne représente pas la même personne que le pronom se, on utilise l'infinitif, mais deux cas peuvent se présenter. Si le pronom se représente la même personne que le sujet du verbe qui suit voir, vu s'accorde avec celui-ci : Elle s'est vue confier cette mission (elle a confié cette mission à quelqu'un). Si le pronom se n'est pas le sujet du verbe qui suit voir, il n'y a pas d'accord : Elle s'est vu confier cette mission (quelqu'un lui a confié cette mission) » (Courrier des lecteurs du site Internet de l'Académie, 2016) (6).

    Les Immortels auraient-ils perdu de vue que la prédominance (dans l'usage courant) du participe passé quand le pronom se est COD de la forme verbale qui suit se voir ne saurait occulter l'existence (surtout dans la langue littéraire) de la construction avec l'infinitif : « Quant le seigneur de Saintré se voit ainsin villener et menassier » (Antoine de La Sale, 1456), « Ce qui desesperoit le plus de si braves hommes, c'étoit de se voir assommer [= de voir qu'on les assommait] comme des bêtes » (Vaugelas, avant 1650), « Je me vis saisir par trois hommes » (abbé Prévost, 1731), « Il fut surpris de se voir mépriser » (Voltaire, 1762), « Cette pauvre ville était lasse de se voir insulter » (Eugène Sue, 1836), « [Il] s'était vu attaquer par une bande de Touareg » (Jules Verne, 1905), « Par les soins de la femme de chambre, toutes deux s'étaient vu peigner et friser » (René Boylesve, 1920), « Rien ne l'agaçait comme de se voir traiter en marmot » (Jules Romains, 1932), « Ferdinand s'était vu rabrouer par son frère » (Marcel Aymé, 1933), « Le romancier s'est vu citer en justice » (Georges Duhamel, 1937), « Ils se sont vu jeter à la porte » (Adolphe Thomas, 1971), « Corneille s'indigne à l'idée de se voir déférer devant un tribunal » (Hélène Carrère d'Encausse, 2011), etc. ? (7) Quant au sens passif de elle s'est vue perdue, morte, gagnante, on le cherche encore...
    Une description plus conforme à la complexité de l'usage eût donc été :

    « Quand la périphrase se voir + verbe a un sens passif :

    • si le pronom se représente la même personne que le complément d'objet direct du verbe qui suit voir, on utilise le participe passé (qui désigne d'ordinaire le résultat d'une action accomplie) ou l'infinitif (qui marque une action en train de s'accomplir), selon le sens ou l'intention ; dans le cas où le verbe est au participe passé, vu s'accorde avec le sujet (il en va de même quand se voir est suivi d'un adjectif, mais alors la phrase n'a plus de sens passif : elle s'est vue perdue, morte, gagnante) ;
    • si le complément d'objet direct du verbe qui suit voir ne représente pas la même personne que le pronom se, l'infinitif s'impose, mais deux cas peuvent se présenter, etc. »


    L'Académie, à y bien regarder, n'est pas la seule à se livrer à des raccourcis hasardeux. Prenez cette affirmation de Jacques Vassevière : « Après se voir employé comme auxiliaire de passivation le verbe se met au participe passé quand il a pour complément un infinitif prépositionnel : Ils se virent obligés (ou contraints) de partir » (Bien écrire pour réussir ses études, 2013). Certes, la construction se voir + participe passé à valeur d'adjectif + de + verbe à l'infinitif est la plus courante, mais, là encore, rien n'interdit de substituer l'infinitif (construit avec à ou de) au participe passé pour souligner que l'obligation vient de l'extérieur : « Elle s'est vue contrainte d'accepter ou Elle s'est vu contraindre à accepter », confirme Hanse. De même, Sandfeld ne voit pas d'inconvénient à cette alternance dans « Elle s'était vue forcée, pour vivre, de vendre ses quatre meubles » (Zola). On peut encore citer : « Se voir ainsi contraindre à acheter si cherement ce qui luy sembloit appartenir de droit de succession » (François de Belleforest, 1575), « J'aime mieux céder de bonne grâce Que de me voir obliger à céder » (Bernard Le Bouyer de Fontenelle, 1678), « Avec tout le succès que la haine héréditaire de M. de Louvois pour M. de Turenne et pour tous les siens avoit pu se voir forcer à laisser prendre au neveu favori et à l'élève de ce grand capitaine » (Saint-Simon, avant 1755), « Je me vois forcer de l'attribuer [le retard d'une réponse] à quelque forte aggravation [de votre état de santé] » (Auguste Comte, avant 1857), « Outrée de se voir forcer de reconnaître la réserve et la convenance parfaite des réponses de la jeune fille » (Eugène Sue, 1847), « Se voir obliger à viser sa facture » (Tribunal de commerce de Nantes, 1873), « On allait se voir obliger de... » (Françoise Mallet-Joris, 1982) et aussi : « Il s'est vu accuser de conspirer avec les jésuites contre la liberté politique et religieuse » (Ernest Renan, 1859), « Se voir empêcher de compléter sa collection » (Yves Courrière, 1986).

    Devant pareille accumulation de difficultés syntaxiques et de points de vue divergents, on ne peut que s'étonner du succès grandissant de ce type de construction, notamment avec un participe passé. Car enfin, je vous le demande, qu'apporte de plus se voir détenu par rapport au simple être détenu ? Voyons voir : un renforcement de l'aspect achevé du procès (selon Jacques Cocheyras) ? un supplément d'expressivité (selon le Grand Larousse) ? de subjectivité (selon Sigbjørn Næss) ? de passivité (selon Martin Riegel), le sujet − en général humain (8) − étant relégué au rang de « spectateur » de ce qui lui arrive ? D'aucuns, observant que l'auxiliaire être n'est pas un marqueur fiable du passif canonique (que l'on songe à tous les verbes qui forment leurs temps composés avec être : il est tombé, elle s'est blessée...), vont jusqu'à voir dans le tour en se voir une solution que la langue a trouvée pour « remédier à cette faiblesse » (Brieër-Van Akerlaken, 1967). Il n'empêche : l'intérêt de se voir comme auxiliaire du passif paraît autrement considérable avec un infinitif, dans la mesure où ladite construction offre la possibilité de transformer en sujet le complément d'objet indirect d'une phrase active tout en maintenant le complément d'objet direct, ce que ne permet pas la construction passive avec être : On lui a refusé l'entrée → Il s'est vu refuser l'entrée (*Il a été refusé l'entrée est impossible).

    Vous l'aurez compris : entre se voir + infinitif et se voir + participe passé, ce n'est pas loin d'être tout vu !
     

    (1) Ainsi formulée, la phrase signifie « un étranger est déconcerté de mener sa propre activité commerciale » (être interdit = être fortement troublé, paralysé par la stupeur). Il y a là confusion entre les tours personnel (il est interdit de séjour, où le participe passé interdit est employé comme substantif) et impersonnel (il est interdit de crier = cela n'est pas autorisé). On écrira donc : Il se voit interdire de crier (= on lui interdit de crier), Il se voit interdire l'accès au casino (et non *Il se voit interdit d'accès au casino) et Il se voit interdit de séjour (ou plus simplement : Il est interdit de séjour).

    (2) « Se voir régit l'infinitif [et] aussi des participes » (Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787), « Dans certains cas, le poète est libre de choisir entre l'infinitif et le participe passé [suivent quatre exemples, dont deux avec se voir] » (Louis Quicherat, Traité de versification française, 1838), « Il y a possibilité dans se voir, comme d'ailleurs après voir, de faire suivre vu d'un participe ou d'un infinitif » (Joseph Hanse, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, 1983), « Se voir sert d'auxiliaire du passif, avec le participe passé ou l'infinitif » (André Goosse, Le Bon Usage, 1986).

    (3) On notera que la présence d'un complément d'agent (par tous ceux, par les autres...) n'a pas d'influence sur ce choix.

    (4) « Le verbe qui suit se voir se met à l'infinitif, s'il exprime l'action, et au participe passé, s'il exprime l'état résultant d'une action accomplie » (Cyprien Ayer, Grammaire comparée de la langue française, 1876), « À côté de l'infinitif on se sert dans certains cas d'un participe passé attribut. De par sa nature, le participe passé désigne d'ordinaire une action accomplie, tandis que l'infinitif marque une action en train de s'accomplir » (Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain, 1943), « Elle s'est vue menacée (elle s'est vue elle-même dans cet état) et Elle s'est vu menacer (on la menaçait) » (Hanse, 1983), « L'infinitif met l'accent sur la réalisation de l'action, le participe met l'accent sur un état ou sur le résultat de l'action exprimée par le verbe » (Office québécois de la langue française, 2020), « Au présent, il n'y a pas de grande différence de sens. Au passé, la forme avec infinitif indique plutôt un processus en cours, tandis que la forme avec un participe indique un processus achevé » (Guide de grammaire française pour étudiants finnophones, 2020). Sigbjørn Næss propose une analyse quelque peu différente : « [Se voir + infinitif] peut s'analyser comme un passif verbal, une construction qui focalise sur le procès ou le résultat d'une action verbale. [Se voir + participe passé] en revanche est considéré comme un passif adjectival qui ne décrit pas le procès, mais exprime un état ou une propriété du sujet ; l'état pourrait cependant être le résultat d'un procès non-exprimé, sans contextes spécifiquement verbaux » (Se voir comme auxiliaire de passif, 2020).

    (5) Elle n'est, au demeurant, pas toujours observée : « Dans J'ai vu ton père bâtonné par les laquais (Anatole France), on s'attendrait plutôt à l'infinitif », écrit Sandfeld. Il est vrai que les coups de bâton ressortissent moins au durable qu'au ponctuel. Le linguiste danois poursuit : « Dans Aricie se voyait envahie par une extraordinaire puissance d'imagination (Émile Henriot), l'infinitif conviendrait moins bien » − comparez avec [Un voleur], espérant toujours se sauver, s'est vu cerner, puis acculer peu à peu (Louis Edmond Duranty), où les infinitifs nous plongent au cœur de l'action.

    (6) Cette analyse fait écho à celle donnée en 1787 par Féraud : « Remarquez, pour le choix entre ces deux régimes, l'infinitif et le participe, que dans se voir le pronom se peut être ou au datif [= en fonction de COI introduit par la préposition à] ou à l'accusatif [= en fonction de COD]. Dans le premier cas, on doit mettre l'infinitif, ou employer voir, actif, suivi de que. Dans le second cas, il vaut mieux mettre le participe [...] quoique je ne condamne pas l'infinitif. » À ceci près que, dans le second cas, Féraud exprime une préférence, pas une obligation.

    (7) Dans tous ces cas, note Sandfeld, « on parle souvent d'un emploi passif de l'infinitif transitif [rappelons que l'infinitif peut avoir un sens actif (un homme habile à tromper : il trompe) ou un sens passif (un homme facile à tromper : il est trompé)]. Il n'en est rien. L'infinitif est bel et bien actif : [Piquart se voit accuser par M. Esterhazy (Clemenceau) est "Piquart voit que M. Esterhazy l'accuse", tout comme] entendre monter l'escalier est "entendre qu'on monte l'escalier" et nullement "entendre que l'escalier est monté ou se monte". Une preuve directe qu'il en est ainsi est fournie par un cas comme Je n'ai jamais vu faire tant de bruit dans une chambre de malade que cette Alphonsine (Tristan Bernard), où le premier terme de comparaison est le sujet non-exprimé du verbe actif faire ».

    (8) L'emploi de se voir avec un nom de chose comme sujet, quoique critiqué au nom de la logique (une chose ne pouvant pas voir), est attesté de longue date : (le plus souvent suivi d'un participe passé) « L'Océan, étonné de se voir traversé tant de fois » (Bossuet, 1669), « Ces jardins, fiers de se voir soumis À la main qui porta la sceptre de Thémis » (Jacques Delille, 1782), « Un monument éternel où la vertu désirait, où le crime redoutait de se voir inscrit » (Louis-Philippe de Ségur, 1811), « Que les arts libéraux ne craignent pas de se voir arrêtés dans leur progrès » (Hyacinthe-Louis de Quélen, 1824), « Les idées les plus accréditées [...] se sont vues attaquées, contredites » (Paul Valéry, 1931), « La sexualité se voit disloquée » (Emmanuel Mounier, 1946), « La colonne présentant la moindre chance de se voir ébranlée » (Jacques Chastenet, 1961), « Le français se voit menacé » (Julien Green, 1972), « Ce secret désir qu'a chaque époque nouvelle de se voir prophétisée » (Jean Guitton, 1975), « Son appétit de lecture et d'écriture se voit décuplé par la solitude dans ce monde immobile » (Danièle Sallenave, 2012) ; (rarement suivi d'un infinitif) « Les six premières pièces de Corneille méritent de se voir reconnaître » (René Doumic, 1937) ; (parfois suivi d'un nom attribut) « Notre petite cité d'Yonville s'est vue le théâtre d'une expérience chirurgicale » (Flaubert, 1856).


    Remarque 1 : L'infinitif voir permet souvent d'éviter des constructions trop lourdes : « J'aurais aimé vous voir assister à cette réunion (plus léger que que vous assistassiez à cette réunion et plus correct que que vous assistiez à cette réunion). Il préfère que son fils trouve un emploi provisoire plutôt que de le voir traîner (permet d'éviter la rencontre de deux que : *que qu'il traîne) » (Girodet), « L'infinitif voir s'emploie souvent comme une sorte de cheville syntaxique pour éviter une subordonnée au subjonctif » (Dupré), « Voir perd souvent sa valeur de verbe de perception, pour servir d'auxiliaire ou de "relais syntaxique" qui permet d'éviter certains tours délicats » (Jean-Paul Colin).

    Remarque 2 : Concernant les subtilités de l'accord du participe vu (cru, senti...), voir l'article Accord du participe passé des verbes pronominaux et ce billet.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Chaque élève s'est vu décerner un diplôme.

     


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  • L'important est de participer

    « Le Cap Ferret est plébiscité par des personnes célèbres comme Xavier Niel [...], le chanteur Pascal Obispo ou encore l'actrice Audrey Tautou, ce qui participe de la notoriété du site. »
    (Marine Richard, sur lefigaro.fr, le 25 juin 2022.) 
    Image Pauline Launay

     

    FlècheCe que j'en pense


    Un lecteur de ce blog(ue) m'interpelle en ces termes : « Il se développe depuis plusieurs années une drôle de mode, celle de remplacer le à de participer à par un de. C'est d'autant plus étonnant que l'expression participer de est une expression pour intellectuels et qu'elle a un sens presque inverse par rapport à l'expression participer à. »

    Mon correspondant sera sans doute surpris d'apprendre que cette « mode » n'est pas nouvelle. Au milieu du XVIIe siècle, déjà, Vaugelas critiquait la phrase de Malherbe : « Quant à l'avis dont vous voulez que je participe » (Lettres, 1613), considérant que participer gouverne toujours le datif (et donc la préposition à). Il faut attendre Richelet et, surtout, Andry de Boisregard pour voir formuler la distinction moderne entre les deux constructions (1) :

    « Participer. Avoir part, partager. Il est difficile de participer à ce plaisir. Tenir l'un de l'autre. L'hermaphrodite participe de l'un et de l'autre sexe » (Richelet, Dictionnaire françois, 1680).

    « Lorsque participer signifie "entrer en partage", on dit participer à [...]. Mais quand participer signifie "tenir de la nature ou de la qualité d'une chose", on dit participer de [...]. C'est à dire que participer à se dit à l'égard d'une chose purement extérieure (comme participer aux frais, à la dépense, au peché d'autruy, aux prieres des fideles) et que participer de se dit de ce qui est propre à la chose [ou à la personne] qui participe (comme le loup participe du chien, la plupart des couleurs participent les unes des autres, cette fille participe de l'humeur de sa mere) » (Andry de Boisregard, Suite des réflexions critiques sur l'usage présent de la langue françoise, 1693) (2).

    À y bien regarder, cette distinction entre participer à (« avoir part, prendre part à [quelque chose d'extérieur] ») et participer de (littéralement « avoir en soi une part (de la nature, de la qualité) de », d'où, approximativement, « tenir de » [3]) est conforme à l'opposition traditionnelle entre les prépositions à et de : « À correspond à une visée prospective [d'origine vers but], une vision d'au-delà ; de correspond à une visée rétrospective, un vision d'en deçà », écrit Pierre Cadiot (De et deux de ses concurrents, 1993), à la suite de Gustave Guillaume (4). Elle est surtout conforme au concept de participation, qui désigne, dans la dialectique platonicienne puis dans la métaphysique chrétienne, le rapport − de ressemblance ou d'imitation − que les réalités sensibles (ou créées) entretiennent avec leur modèle intelligible (ou divin) : « Quant à toutes choses belles, elles participent de luy [= le Beau, l'Idée du beau] » (Louis Le Roy traduisant Platon, 1558), « Sainct Augustin [dit que] l'homme recevant son Dieu sera tout mué en luy, et faict participe [= participant, associé] de la nature divine, comme frere dudict Jesus Christ » (Pierre Doré, 1559), « Et tout ainsi comme le soleil reluisant sur les corps et se communiquant diversement à iceux, [le sainct Esprit] n'est en rien diminué par ceux qui participent de luy » (Frédéric Morel, 1586). On le voit : participer de, dans son acception philosophico-théologique, c'est tenir son être d'un principe conceptuel, d'une entité supérieure (qui peut donner les mêmes caractéristiques à plusieurs réalités) tout en en différant. (5)

    Mais revenons au tournant du XVIIIe siècle. Force est de constater, avec Ferdinand Brunot, que nos deux constructions étaient encore souvent confondues (ou perçues comme interchangeables), ainsi qu'en témoignent les exemples suivants : « On peut dire que l'éloquence des auteurs italiens participent à ce caractère général » (Antoine Léonard Thomas, 1773), « Vivans dans un siècle éclairé, ils semblent avoir craint de participer de ses lumières » (Pierre-Louis de Lacretelle, 1778), « Le style de ce discours devoit naturellement participer au vice du sujet » (Jean Joseph Dussault, 1801) (6). Est-ce la raison pour laquelle Féraud se crut fondé à introduire une restriction qui n'existait pas chez ses prédécesseurs : « Participer à se dit des persones et participer de s'aplique aux chôses » (Dictionnaire critique, 1787) ? Reprise par quelques suiveurs (Girault-Duvivier, Grammaire des grammaires, 1819 ; Émile Lefranc, Grammaire française, 1826 ; Félix Biscarrat, Manuel de la pureté du langage, 1835), ladite restriction fut fermement dénoncée par Jean-Charles Laveaux : « Quelques grammairiens ont conclu [...] que participer est suivi de à quand son sujet est un nom de personne, et qu'il est suivi de la préposition de quand son sujet est un nom de chose. Cette règle est fausse, car on pourrait fort bien dire d'un homme, né d'un blanc et d'une noire, il participait de l'un et de l'autre ; et en parlant d'une plante, elle participait aux soins que l'on donnait à toutes les plantes de ce jardin [7] » (Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, 1822). Aussi s'étonne-t-on d'en retrouver trace de nos jours, par exemple dans le Robert en ligne : « (sujet chose) Participer de : tenir de la nature de », ou chez Jean-Paul Colin, qui pousse le raffinement encore plus loin : « Avec un sujet humain, on emploie la préposition à, et le sens est "prendre part à". En revanche, avec un sujet nom de chose, le sens est "faire partie (d'un ensemble)" et la préposition est en ce cas de : Je maintiens donc que cette mort de madame la comtesse et les attentats ne participent pas d'un même univers criminel (René-Victor Pilhes, 1985). Mais l'idée de "participation involontaire" peut être exprimée, même dans le cas d'un sujet humain, avec la préposition de : Dans la grande lignée des romans noirs, et sans savoir de quoi il s'agissait, nous participions de ces messes noires, de ces sabbats de sorcières calfeutrées (Patrice Llaona, 1990) » (Dictionnaires des difficultés du français). Vous parlez d'un abîme de subtilités !

    Mais il y a pis : l'analyse de Colin montre assez que les spécialistes ne parviennent plus, désormais, à s'accorder sur la définition même de participer de. Comparez : « comporter une similitude de nature avec, relever de » (Hanse), « présenter certains caractères semblables ou analogues à » (Larousse en ligne), « avoir un élément commun avec » (Dupré), « tenir de la nature de ; avoir part à » (TLFi), « faire partie de » (Jean-Paul Colin, donc, mais aussi Claude Kannas, Le Bescherelle pratique, 2006), « découler de » (Pascal-Raphaël Ambrogi, Particularités et finesses de la langue française, 2005), « émaner de » (Collins Dictionary, 2005). À chaque participant son point de vue... La définition du TLFi, cela dit, ne manque pas d'intérêt en ce qu'elle suggère, me semble-t-il, une nouvelle distinction : à participer à le sens actif général de « apporter sa contribution à » (« prendre part activement à ») et à participer de le sens passif général de « recevoir une part de » (« tenir de la nature de », « avoir part à », quand bien même cette dernière acception serait toujours rattachée à participer à dans le Dictionnaire de l'Académie) (8). De là, sans doute, l'opposition participation volontaire / participation involontaire signalée par Colin (et aussi par l'Office québécois de la langue française : « Dans ce conte, le héros participe de la divinité tout en présentant un visage humain »).
    Goosse, de son côté, a beau jeu de constater « une tendance à élargir la signification de participer de », jusque chez de bons auteurs : « Elle promena sur l'assistance un regard circulaire et la fit participer tout entière de son remerciement » (Abel Hermant, 1906), « Je participais entièrement de l'esprit qui les [= des textes] animait » (André Breton, 1926), « Il ne savait pas qu'il participait d'un mal très répandu » (Aragon, 1944) ». Mais que n'a-t-il pris le parti de déterminer ledit sens élargi !... Autant l'exemple d'Hermant ne laisse pas en effet d'étonner (peut-il s'agir d'une « simple » confusion entre prépositions ?), autant celui d'Aragon paraît, tout bien pesé, conforme à l'analyse d'Andry de Beauregard : certes, Aurélien ne présente pas à proprement parler « une similitude de nature » avec un mal (en l'occurrence, l'irrésolution), mais il porte en lui une part de ce mal très répandu parmi ses anciens compagnons d'armes. Cendrars a écrit de même : « L'enfant participe plus sûrement de l'hypocrisie générale et des mensonges et des conventions de ses parents qu'il ne se nourrit de la mamelle de sa mère » − comprenez : son être est façonné par l'hypocrisie générale et par la personnalité de ses parents plus que par le lait maternel. On pourrait encore citer : « L'homme est engangué dans la nature ; il participe des réactions physico-chimiques du minéral ; il participe de la vie végétative de la plante ; il participe de l'animalité » (Barrès), « [Les nobles] avaient participé du caractère sacré du roi, et, quand ils n'en participèrent plus, furent balayés » (Malraux).

    Terminons ce tour d'horizon avec la remarque d'usage apportée par Dupré en 1972 : « Participer à est du langage courant ; participer de est d'un style plus savant [ou plus littéraire], mais on peut en recommander l'usage dans des cas où le langage familier emploie improprement ressembler, correspondre, etc. » Il faut croire que le message n'a été reçu qu'en partie : participer de a, depuis lors, bel et bien pénétré l'usage courant (surtout écrit), mais dans des emplois tout aussi suspects ! Qu'on en juge : « Notre merveilleux patrimoine participe du rayonnement de la France dans le monde » (Pierre Jaskarzec, Le Mot juste, 2006), « Ceux qui voudraient participer de ces provocations » (Manuel Valls, 2012), « Les images de la guerre du Vietnam [...] ont sans doute participé de la fin du conflit » (Libération, 2013), « Les vignerons indépendants participent de la grande réputation de nos vins » (Marine Le Pen, 2017), « Des mots savants peuvent aussi participer de la composition de nouveaux mots » (CRPE - Concours professeur des écoles, 2020), « Élevées pour leur viande, les [vaches] Highland participent de l'équilibre de la ferme bio » (Ouest-France, 2022), « Cette comédie participe de l'âge d'or du comédien » (Le Parisien, 2022). Convenons que l'on est loin des exemples types proposés par le site La Grammaire de Forator : « Un individu participe d'un type général ; un sentiment particulier participe d'un état d'esprit, d'une attitude commune ; une activité participe d'un principe ; une chose participe d'un concept, d'une idée ; etc. »
    À force d'être mal défini et donc mal compris (à moins que ce ne soit l'inverse), participer de est devenu un équivalent savant − pour ne pas dire snob − tantôt de participer à (pris le plus souvent au sens de « jouer un rôle dans, contribuer à »), tantôt de faire partie de, tantôt de je ne sais quoi encore. D'aucuns feront mine de s'accommoder de cette ambiguïté : « Il semble sage de ne pas attacher trop d'importance à la double construction du verbe participer tel que nous l'employons de nos jours » (Marie-Dominique Philippe, L'Être, 1972). D'autres, épris de clarté et de précision, se feront un devoir de répéter, avec Grevisse (9), que l'alternance entre à et de après participer est moins une affaire de style que de sémantique.
     

    (1) Cette distinction est observée dans la première édition (1694) du Dictionnaire de l'Académie (par exemple, aux articles « abricot », « bulbe », « dieu », etc.), mais ne sera mentionnée à l'article « participer » que dans les éditions suivantes (1718-2011).

    (2) Nicolas Andry de Boisregard répond ici à une critique formulée par César Vichard de Saint-Réal dans De la critique (1691) : « Je vous demande s'il n'est pas mieux de dire participer à une chose que participer d'une chose. "Un mot, dit [Andry de Boisregard], participe de l'infamie de la chose infame qu'il signifie, lorsqu'il expose cette chose plutost comme plaisante que comme criminelle". »

    (3) Tenir de s'entend ici au sens de « offrir une ressemblance, avoir un rapport avec » : Cette architecture tient du gothique. Ce style tient un peu du burlesque. Cet évènement tient du prodige. Le mulet tient de l'âne et du cheval. Participer de suppose toutefois un rapport plus intime, plus essentiel que tenir de : « Une chose participe d'une autre quand elle en tient relativement à ses qualités constitutives, quand elle a avec elle, non pas un rapport accidentel ou de fait, mais un rapport fondamental ou de nature » (Benjamin Lafaye, 1858). De là la variante (redondante) participer de la nature de.

    (4) Que l'on songe à l'opposition tenir à / tenir de, procéder à / procéder de, etc.

    (5) Emprunté du latin participare (« faire participer ; partager, répartir ; avoir sa part »), le verbe participer est attesté en philosophie bien avant le XVIe siècle, mais dans diverses constructions (avec à, avec, de, en) dont il n'est pas toujours aisé de saisir les nuances sémantiques : « Ame d'ome participe a toutes creatures » (Raymond Lulle, vers 1280 ; participer à y aurait le sens de « avoir des traits communs avec » selon le TLFi, « faire partie de » selon le Dictionnaire du moyen français, « être répandu dans » selon le Grand Larousse − qui dit mieux ?) ; « [Le goust] participe a touchement », « Ceste puissance ou partie d'ame participe aveques raison », « Car ilz ne communiquent ou participent en rien de speculacion », « Mais par aucune similitude, ilz participent en vertus morales » (Nicole Oresme traduisant Aristote, vers 1370).

    (6) Exemples conformes à la distinction moderne : « Beau nez [...] duquel la couleur richement participe Du rouge et violet » (Olivier Basselin, avant 1470), « La particule du [...] semble participer de la nature de la preposition et de l'article » (Henri Estienne, 1565), « Le pathétique participe du sublime autant que le sublime participe du beau et de l'agréable » (Boileau, 1674), « Les pierres [dont on tire l'alun] participent de la nature du plomb » (Moyse Charas, 1676), « On appelle couleurs obscures celles qui ne refleschissent que peu de lumière, qui participent du noir » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Demi-dieu. Celuy qui participe de la nature de l'homme et de celle des dieux. Un homme qui semble participer en quelque sorte de la Divinité par la grandeur de ses actions » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Participer du même sang qu'un autre » (Joseph Joubert, 1710), « Le mulet participe de la nature du cheval et de celle de l’ânesse » (Buffon, 1749), « Une erreur qui participe de la folie » (Pierre de Fournelle, 1772), « La sagesse [...] participe de l'intelligence qui voit et de la science qui démontre » (Jean-Jacques Barthélemy, 1788), « Des aurores boréales différentes, qui participent des couleurs de la terre ou des mers qui les avoisinent » (Bernardin de Saint-Pierre, 1814), « On a donné le nom de participe au mot qui participe de la nature du verbe et de celle de l'adjectif » (Émile Lefranc, 1826), « Cet enfant participe des défauts de son père » (Petite Grammaire des grammaires, 1832), « L'amour participe de l'âme même. Il est de même nature qu'elle » (Victor Hugo, 1862).

    (7) Autres exemples de participer à avec un sujet de chose, empruntés à la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Ensemble d'organes, d'éléments qui [...] participent à une même fonction » (article « appareil »), « Acide aminé [...] qui peut participer à la synthèse du glucose » (article « proline »), « Le sang assure le transport des gaz, des substances nutritives et des éléments qui participent à la défense de l'organisme » (article « sang »), etc.

    (8) De même : « L'expression avoir part à, qui peut encore se dire participer de, a un sens passif » (Pierre Viau, Participation, mythe ou nécessité, 1965), « Construit avec à, ce verbe [participer] dénote la coopération active du sujet avec d'autres. Participer de, en revanche, [...] suggère que les événements qui arrivent au sujet l'affectent dans ce qu'il est » (Philippe Eberhard, Comprendre c'est être compris, croire aussi, 2005).

    (9) « Il importe de bien choisir la préposition pour introduire correctement le complément. Dans certains cas, il y a lieu de tenir compte de l'aspect sémantique de l'expression : participer de, par exemple, a un tout autre sens que participer à. Dans nombre d'autres cas [continuer, obliger], c'est simple affaire de style ou respect de l'usage » (Quelle préposition ?, 1977).

    Remarque : Participer s'emploie absolument (sans complément) au sens de « prendre part à la vie, aux activités d'un groupe » : Cet élève ne participe pas assez en classe

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ce qui participe à (ou contribue à) la notoriété du site.

     


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  • Un puit sans fond

    « Ce mélange d'agressivité minable et d'envolées cicéroniennes, le tout nuancé (si l'on puit dire) de petites touches hégéliennes et sociolâtres. »
    (Amélie Nothomb, dans son roman Hygiène de l'assassin, paru en 1992.) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    J'en étais resté, pour ma part, à la graphie si l'on peut dire, mais... je puis me tromper, tant la conjugaison du verbe pouvoir présente d'irrégularités accumulées au cours des siècles : pas moins de six radicaux (peu-, peuv-, pouv-, pour-, pu-, pui-) et un impératif inusité. De quoi ouvrir la voie à tous les dérapages syntaxiques...

    Où donc la dame au chapeau noir est-elle allée pêcher ce puit-là ? « Dans une conjugaison obsolète du verbe pouvoir, qui survit à la première personne, essentiellement dans la tournure interrogative puis-je ? », répond un internaute sur un forum consacré à la langue française. Même son de cloche sur un blog(ue) de bonne réputation : « [On écrit : Je peux, tu peux, il peut] ou bien Je puis, tu puis (style soutenu), il puit (vieux, inusité aujourd'hui). » Voilà des affirmations qui méritent d'être vérifiées.

    Pouvoir (d'abord podeir, puis poeir, pooir, d'où povoir après insertion d'un v euphonique) serait issu du latin populaire potere, réfection − pour cause de conjugaison irrégulière − du latin classique posse (« être capable de ») sur le modèle en -ere d'après le parfait potui. Au présent de l'indicatif, les formes anciennes principales du singulier étaient (je) puis, (tu) puez, (il) puet (1), que d'aucuns dérivent respectivement d'un hypothétique posseo (prononcé possyo) − croisement du classique possum et du vulgaire poteo (2) −, de potes et de pote(s)t. Au XIIIe siècle, puez et puet ont abouti à peus (puis peux) et peut, avant que puis commence à être concurrencé par une forme analogique refaite sur la deuxième personne. Une forme qui − on l'imagine mal aujourd'hui − mit longtemps à faire l'unanimité parmi les grammairiens :

    « Possum, ge peu, vel peus, vel puis » (Jacques Dubois, In linguam gallicam isagoge, 1531).

    « Combien que nous puissions dire de pouvoir je peus, tu peus, il peut, nous dizons plus comunement je puy ou puys » (Louis Meigret, Le Tretté de la grammère françoèze, 1550).

    « Je peu. Aliqui dicunt je puis » (Daniel Cachedenier, Introductio ad linguam gallicam, 1600).

    « Je puis et peux » (Charles Maupas, Grammaire françoise, 1607).

    « Some say peux, but naught » (John Wodroephe, The Marrow of the french tongue, 1623).

    « Je puis et non je peux, tu peux, il peut » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « Plusieurs disent et escrivent je peux [...]. Je ne pense pas qu'il le faille condamner, mais je sçay bien que je puis est beaucoup mieux dit et plus en usage. On le conjugue ainsi : je puis, tu peux, il peut » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647) [3].

    « Dans le beau stile, [au lieu de dire] je ne peux faire telle chose, il faut dire je ne puis » (Marguerite Buffet, Observations sur la langue françoise, 1668).

    « M. Chapelain a mis ces mots à la marge [d'un texte où figurait je peux], mal et toujours condamnable. Il conclut par là qu'il faut toujours dire je puis. C'est assurément le mieux, mais je ne crois pas que je peux soit entièrement hors d'usage, surtout en poésie, où quelquefois il peut estre commode pour la rime » (Thomas Corneille, Notes sur les Remarques de Vaugelas, 1687).

    « Je puis, tu peux, il peut. Quelques-uns disent encore à la premiere personne, Je peux » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Je puis (la conversation et la poësie souffrent je peux) » (Id., 1740).

    « Je peux pour je puis a esté condamné et mesme en poësie. Ce qui fait voir qu'il est hors d'usage, c'est que le verbe pouvoir fait que je puisse au subjonctif, et le subjonctif est formé ordinairement de la premiere personne du present de l'indicatif (je lis, que je lise) ; cependant pouvoir ne fait pas que je peuve [4], comme il feroit si on n'avoit pas banni je peux de la langue » (Académie française, Observations sur les Remarques de Vaugelas, 1704).

    « Autrefois, comme on le peut voir non seulement dans nos anciens autheurs mais aussi dans quelques-uns des modernes, pouvoir faisoit à la première personne je peux [...] ; à présent je puis est le qui soit en usage » (Régnier-Desmarais, Traité de la grammaire françoise, 1705).

    « Je peux (moins en usage que je puis) » (Pierre Restaut, Principes généraux et raisonnés de la grammaire française, 1730).

    « Je puis est aujourd'hui le seul mot d'usage dans les écrits des bons auteurs françois » (Dictionnaire de Trévoux, 1752).

    « L'usage est partagé : des écrivains distingués de ce siècle disent je peux, et les autres, après tous les bons écrivains du siècle de Louis XIV, disent je puis. Quelques grammairiens soutiennent je peux contre l'avis des anciens et du plus grand nombre : ils voudroient nous obliger à dire je peux comme tu peux [et comme je veux]. Il faut dire je puis plutôt que je peux : raison d'analogie [avec je suis] et d'étymologie. Je peux est une espèce de barbarisme » (Pierre-Joseph-André Roubaud, 1785). (5)

    L'ennui, c'est que tout porte à croire que l'analogie n'a pas joué que dans un sens : puis aurait, lui aussi, déteint sur les autres formes de l'indicatif présent ! « Dès le moyen âge, constate Pierre Fouché, on trouve à la troisième personne du singulier [...] des formes puist, puit, refaites sur la première personne du singulier. On note encore au XVIe siècle, à la deuxième et à la troisième personne du singulier, des traces de cette réfection » (Le Verbe français, 1931) (6). Des traces tout aussi diversement appréciées par les spécialistes :

    « Thoughe tu puis be moste comenly used in the seconde person present indycatyve, yet I fynde in John le Mayre que peulx tu avoir raporte » (John Palsgrave, Lesclarcissement de la langue francoyse, 1530).

    « [On dit] puy ou puys en la première personne seulement ; car quant a la seconde il ne seroet pas reçu. Ao regard de la tierse puyt, elle est totalement inuzitée » (Louis Meigret, 1550).

    « Je peux et puis, tu peux et puis, il peut et puit » (Philippe Garnier, Praecepta gallici sermonis, 1607).

    « Cave tibi a grammaticastris qui puis et puit pro potes, potest [...] dici docent » (Daniel Martin, Complimens pour diverses occasions, 1632).

    « Il y en a assez qui disent puit en la troisième personne, mais il est tout à fait barbare » (Vaugelas, 1647).

    « On dira il ne vous puis [sic] servir dans cette affaire, pour dire il ne vous peut servir dans cette affaire » (Marguerite Buffet, 1668).

    « Je puis, tu peus oder tu puis, il peut » (Matthias Kramer, Essay d'une bonne grammaire françoise, 1696).

    « Je peus. On dit aussi je puis, mais non pas tu puis, il puit » (M. Gayot, Nouvelle Grammaire françoise, 1737).

    « On ne dit pas : je puis, tu puis, il puit, mais je peus, tu peus, il peut » (Pierre de Hondt, Note de l'éditeur des Vrais Jugemens sur la société des francs-maçons, 1752).

    « On dit toujours tu peux, et non pas tu puis » (Nicolas Beauzée, Encyclopédie, 1765).

    « Il ne seroit pas supportable de dire tu puis, cela ne se puit pas. Il faut absolument dire aux deux dernières personnes tu peux, il peut, cela ne se peut pas » (Jean-Baptiste Roche, Entretiens sur l'orthographie françoise, 1777).

    Alors, barbarismes ou ornements du beau style ? Difficile de se prononcer devant pareille cacophonie. Toujours est-il que, si je puis s'est maintenu dans le registre distingué (surtout dans les tournures interrogative, hypothétique et négative), les formes analogiques tu puis, il puit, elles, « ont complètement disparu depuis [la fin du XVIIe siècle] ». C'est du moins ce qu'affirme Fouché... À y regarder de près, la réalité n'est pas aussi tranchée que notre linguiste a pu le croire. Je n'en veux pour preuve que ces quelques exemples, forgés par des auteurs de boulevard (par plaisanterie ? par imitation de la langue populaire ?) mais aussi par des plumes considérées comme plus sérieuses (par archaïsme ? par afféterie ?) : « Ça ne se puit pas » (Nicolas Brazier et Pierre Frédéric Adolphe, 1830), « Ça ne se puit » (Cormon, Grangé et Saint-Amand, 1848), « Ça ne se puit [en italique dans le texte] » (Eugène Labiche, 1853), « Ce bateau pourri qui n'en puit plus » (Paul Claudel, 1953), « On n'en puit mais... » (Marie-Dominique Porée, La Grammaire française pour les Nuls, 2011), « Tu ne puis te regarder en face sans que le miroir se brise » (Yasmina Khadra, 2017) et, surtout, « Si l'on puit dire » (Amélie Nothomb, 1992 ; Christophe Cusimano, 2014 ; Ali Benmakhlouf, 2015 ; Emmanuel Leclercq, 2021 ; etc.) (7). La confusion touchant cette dernière formule est désormais telle que l'Académie s'est récemment fendue d'un avertissement sur son site Internet :

    « L'expression si l'on peut dire commence à être remplacée, à tort, par une forme voisine si l'on puit dire, tirée sans doute de si je puis dire. Rappelons donc que, depuis plus de cinq siècles, puit est une forme incorrecte [...]. Rappelons aussi qu'en ancien français la forme canonique de la troisième personne du singulier du verbe pouvoir est il puet. Certes, à cette époque, l'orthographe était mal fixée et l'on trouvait parfois il puit [...], mais cette forme présentait l'inconvénient d'être semblable à la troisième personne du verbe puir, "puer". On lit dans un texte [médiéval] : "Car il puit plus vilaynement que un fumers pourriz tout plain de fiens" ("Car il pue plus salement qu'un fumier pourri plein de fiente"). Cette proximité a fortement contribué à la disparition de puit comme forme de la conjugaison du verbe pouvoir » (rubrique Dire, ne pas dire, 2022).

    Oserai-je l'avouer ? Je peine à comprendre pourquoi la graphie puit sévit plus particulièrement dans l'expression si l'on puit dire. Et ce n'est pas l'argument simpliste d'un télescopage entre si l'on peut dire et si je puis dire qui risque de me satisfaire : assiste-t-on, de nos jours, à une recrudescence de puit-on par imitation de la formule de demande polie puis-je (vous aider) ? L'explication doit se trouver ailleurs... Je me contenterai ici d'observer que si, en ancien français, pouvait se construire avec le subjonctif dans le cas d'une hypothèse improbable ou douteuse : « Se me puist Diex aidier » (Berte aus grans piés, vers 1273), « Se ja Dieus li puist aidier Ne s'il ne puist estre enroez » (Guillaume de Machaut, vers 1340). Or il se trouve que les troisièmes personnes respectives de l'indicatif présent et du subjonctif présent de notre verbe ont pu avoir autrefois des formes communes, au singulier : « Possit, il puit » (Jacques Dubois, 1531), « Puist, peut ou puisse » (Louis de Baker, Glossaire in L'Extrême-Orient au moyen âge, 1877), « Beaucoup de textes hésitent entre les deux formes [du subjonctif présent puist, puisse]. Quelques textes (Palatinus, Col, Saintré) ne connaissent que puist, puit » (Christiane Marchello-Nizia, La Langue française aux XIVe et XVe siècles, 2005). Cette hésitation de l'usage a-t-elle pu favoriser le maintien de la graphie il puit dans des emplois exprimant une réserve, un doute ? (8)
    Le premier qui répond « ça se puit » aura un gage.
     

    (1) Des variantes dialectales sont à signaler : pois (pour puis), poet et pot (pour puet), ainsi que des graphies avec l intercalaire (peulx, peult...) refaites sur vouloir.

    (2) Forme attestée par le grammairien Virgile de Toulouse, au début du VIIe siècle : « Est poteo secundae conjugationis » (Epitoma de accidentibus verbi).

    (3) Trois ans avant la publication des Remarques de Vaugelas, Pierre Corneille avait commencé à substituer je puis à je peux dans ses œuvres les plus anciennes. Comparez : « Je ne peux plus parler » (Mélite, 1633) et « Je ne puis plus parler » (Id., 1644).

    (4) On s'étonne de voir Louis-Nicolas Bescherelle donner encore, en 1842, la forme analogique que je peuve (pour que je puisse) dans son Dictionnaire usuel de tous les verbes français.

    (5) Les spécialistes ont du mal à déterminer la période à partir de laquelle la répartition entre je puis et je peux s'est inversée : « L'usage [oral ou écrit ?] commence à se conformer à l'analogie pour je peux, qui se dit plus fréquemment que je puis » (Alexandre Boniface, 1816), « Je puis est plus usité que je peux » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1842), « Si on interroge Frantext [base de données écrites], on se rend compte que peux ne l'emporte sur puis que dans la deuxième moitié du XXe siècle et que le mouvement s'est accéléré à partir des années 2000 » (Grande Grammaire historique du français, 2020).

    (6) « Quant sun desir ne puit aveir » (Le Roman de Tristan, vers 1170), « Tot qui vient ne puit ester » (Dialogus anime conquerentis, XIIe siècle), « Il ne puit aidier ne doit sez segnourz » (Cartulaire des salines de Salins, 1259), « Se tu es beaulx et riches, de legier peuz vouloir Que je le soye aussi sans riens de toy douIoir ; Se je vaulx et tu vaulx, il ne t'en doit challoir, Puisque tu ne puis moins de ma valeur valoir » (Jean de Meung, avant 1305 ; on notera la présence simultanée des deux graphies concurrentes peuz et puis), « On puit miez cheminneir Qu'en jenvier » (Jean d'Outremeuse, vers 1370), « A tort lez en puit on blasmer » (Othon III de Grandson, fin du XIVe siècle), « Qui plus scet et plus plaidoie, Et qui plus puit et plus guerroye » (Le Roman d'Eledus et Serene, fin du XIVe siècle), « A mal de cuer qui fait que on ne puit manghiir » (Médicinaire namurois, XVe siècle), « Tu puis ouyr des nymphes les doulx chans » (Jean Bouchet, 1545), « Ores tu ne puis sçavoir [...] Ton heur » (Ronsard, 1550), « Tu puis faire de moy ce qui te plaist » (Jacques Amyot, 1554), « [La boussole] par laquelle on puit aussy conduire droitement le navire » (André Thevet, vers 1588), « Je ne te demande autre récompense du bien que je t'ay faict et de celuy que tu puis desirer encore » (Les Fleurs de l'éloquence française, première moitié du XVIIe siècle, cité par Ferdinand Brunot), « Les grains se trouvent bien conditionnés [...]. On ne puit les remuer » (lettre citée par Jean Meuvret et datée de 1694), « Cela ne se puit » (Marie du Deffand, 1724), « Ce qu'on puit dire être naturel » (Gérard-François Crendal, 1734), « Tout ce que l'on puit dire d'honnête » (Les États de Franche-Comté, 1788).

    (7) Dans les exemples suivants, il ne fait aucun doute que les graphies analogiques sont employées par plaisanterie ou par moquerie : « Nous, nous pouvons. Pascal, lui, ne peut pas : il puit [...]. Toi, tu écris "je peux", lui, il écrit "je puis" » (Bordel au stade, 2006), « Alors, mamzelle, qu'est-ce que puit-on faire pour vous aujourd'hui ? » (Philippe Safavi traduisant Diana Gabaldon, 2018), « − Puis-je émettre [un souhait] ? − Tu puis, tu puis » (Jean-Marc Quillet, 2021).

    (8) Convenons à tout le moins que la tentation de il puit pour il puisse est présente en français moderne : « D'emblée un full ! Le meilleur qu'on puit avoir » (exemple relevé par Damourette et Pichon, 1932), « C'est un peu rigolo tout de même, qu'on ne puit jamais lui en vouloir » (Courteline, Les Linottes, dans une édition de 1938 ; puisse dans d'autres), « Les conditions de l'exercice de la pensée sont telles qu'elle ne puit ni ne doive tirer des leçons du passé » (Alain Billecoq, 1987).

    Remarque 1 : « En cas d'inversion, puis-je est seul possible », lit-on dans Le Bon Usage. « "Peux-je vous dire un mot ?" est une horreur, une atroce barbarie ! » renchérit Claude Duneton dans un article du Figaro littéraire (1997). Force est pourtant de constater que ces considérations d'euphonie n'ont pas toujours empêché je peux d'accéder à la forme interrogative : « Or peux-je voir tout clairement [...] » (Théodore de Bèze, 1550), « Mais aussi peux-je dire que [...] » (Blaise de Monluc, vers 1570), « Que peux-j'avoir commis et que peux-j'avoir fait ? » (Henri Piccardt, 1663), « On dit peus je ou puis je » (Gayot, 1737), « Et c'est ainsi, peux-je ajouter, que [...] » (Nicolas Beauzée, 1782), « Que peux-je faire pour vous ? » (Stendhal, avant 1842), « Peux-je me marier ?... le peux-je ? » (Duvert et Lauzanne, 1843), « Quand le pronom je doit suivre le verbe, on préfère puis à peux : on dit mieux, Puis-je vous être utile ? que Peux-je vous être utile ? » (Dictionnaire de l'Académie, 1798-1935). Citons également : « Qui peut-ce être ? » (Molière, cherchant à créer un effet comique ?), « En quel sens pourra-ce être un devoir ? » (Rousseau).

    Remarque 2 : On notera la première personne du subjonctif présent avec inversion : puissé-je (ou puissè-je en orthographe rectifiée), pour exprimer le souhait.

    Remarque 3 : Selon Jean-Charles Laveaux (1822), « je ne puis nie moins que je ne puis pas ou je ne puis point ». Littré est du même avis : « Je ne puis suppose des embarras, des difficultés, des inconvénients. Je ne puis pas exprime une impossibilité absolue. » De nos jours, on retranche presque toujours après puis la seconde négation, que l'on emploie ordinairement avec peux : « Je ne puis pas renchérit inutilement, et tire trop sur la préciosité [...]. Si l'on souhaite ajouter pas, il faut passer à peux : je ne peux pas », confirme Duneton. Mais on dira bien : Je n'en puis plus.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Si l'on peut dire.

     


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