• « "Jean-Luc Mélenchon insulte Jean-Michel Blanquer de "crétin". »
    (vu sur la chaîne CNews, le 14 janvier 2022.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Après le bras d'honneur de Zemmour, voici l'insulte verbale de Mélenchon. Pas sûr que la langue française sorte grandie de ces échanges d'amabilités. C'est que le stagiaire de CNews − vous savez, cette main anonyme et souvent mal assurée qui rédige à la va vite les bandeaux de la chaîne d'information − ajoute inutilement le solécisme à l'insulte, en s'emmêlant les pinceaux entre les constructions des verbes insulter et traiter. Je laisse à l'Académie française le soin de ramener le contrevenant dans le droit chemin : « La phrase Il m'a insulté d'abruti est incorrecte grammaticalement. On doit écrire Il m'a traité d'abruti, abruti étant attribut du complément d'objet direct me », « Traiter signifie aussi par extension "insulter", mais, dans ce cas, il doit obligatoirement être construit avec un nom attribut du C.O.D. : Il a traité son voisin de cafard. La construction sans attribut est incorrecte avec ce verbe. Rappelons que, à l'inverse, le verbe Insulter ne doit pas être suivi d'un attribut du C.O.D. On dit : Il me traite d'idiot, de lâche, d'assassin, etc. Il m'a insulté. On ne dit pas : Il me traite. Il m'a insulté de voleur, de voyou, etc. » (rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet).

    Las ! la langue adolescente et insoumise s'est persuadée du contraire, comme en témoigne François Bégaudeau dans son roman Entre les murs (2006) : « Un matin, deux élèves ne cessent de pouffer en conseil de classe. Il [= le professeur] leur déclare au cours suivant qu'elles se sont comportées comme des pétasses. "C'est bon, c'est pas la peine de nous traiter", dit l'une. "Ça s'fait pas monsieur d'nous traiter", ajoute l'autre. "On dit pas traiter, on dit insulter", corrige le prof. "C'est pas la peine de nous insulter de pétasses", reprend l'une. "On dit insulter tout court, ou traiter de", corrige le prof. » Il est vrai que se faire traiter de pétasses passe tout de suite beaucoup mieux...

    Mais revenons plus sérieusement aux propos de l'Académie, lesquels appellent plusieurs remarques. D'abord, traiter ne signifie pas ici « insulter » mais « appeler, qualifier », comme il est indiqué dans la huitième édition de son propre Dictionnaire : « Traiter quelqu'un de fat, de fou, d'impertinent, L'appeler fat, fou, impertinent » ; de là la nécessité d'un attribut du complément d'objet pour préciser ladite qualification (le plus souvent péjorative, de nos jours). Ensuite, et quand bien même l'information serait de nature à semer la confusion dans les esprits, il convient de ne pas oublier qu'il est un cas où insulter quelqu'un (plus couramment que quelque chose) se construit correctement avec la préposition de : quand celle-ci, mise pour par, introduit non pas un attribut du complément d'objet mais un complément circonstanciel de moyen spécifiant ce qui constitue une insulte. Je n'en veux pour preuve, là encore, que ces exemples empruntés au Dictionnaire de l'Académie : « Insulter quelqu'un de paroles [= l'attaquer par des paroles blessantes] » (1694-1878), « Insulter une femme par des propositions offensantes, par des propos grossiers » (1935-2005) (1). L'auteur de la rubrique Dire, ne pas dire va donc un peu vite en besogne quand il affirme, péremptoire, qu'« on doit écrire Il m'a traité d'abruti » en lieu et place de Il m'a insulté d'abruti. Car enfin, vous l'avez compris, il est une autre construction, certes un rien plus lourde, qui permet d'associer le dernier verbe au terme d'injure... sans risquer d'insulter la grammaire : « On les insulte par le mot d'exaltés » (Joseph Ferrari, 1848), « Quand Voltaire insulta du terme de faquins Les Rousseau, les Gresset et d'autres écrivains » (Jean Faure du Serre, 1860), « Rien ne permet de l'insulter par l'épithète de courtisane » (journal L'Univers israélite, 1876), « Elle aurait la joie [...] de l'insulter d'un bravo » (Jean-Louis Dubut de Laforest, 1888), « Une colère cependant montait en moi, qui me fit l'insulter du mot de : misérable ! » (Georges Maldague, 1903), « [Des Américains] vous insultent du mot de foreigner » (Théodore Bost, avant 1920), « Des soldats [...] les insultent du mot de toutes les défaites : "Traîtres !" » (René Arnaud, 1929), « [...] après l'avoir insulté du qualificatif espagnol de "veillaque" » (Edmond Lablénie, 1964), etc. (2)

    De là à voir dans insulter de l'ellipse de insulter (du mot) de, il y a un pas que je ne vous ferai pas l'injure de franchir.

    (1) Autres exemples de construction avec de ou par : « Les auteurs séditieux qui l'avoient insulté par des libelles » (Claude-François-Xavier Millot, 1769), « Quelquefois ils se retournoient pour insulter par des gestes et des paroles de mépris la ville de Toraxène » (Jean de Pechméja, 1784), « On emploie la préposition de et non avec après le verbe insulter, pour exprimer une idée de moyens, comme dans Insulter quelqu'un de paroles » (Alexandre Boniface, 1816), « Insulter quelqu'un de ou par des paroles » (Pierre-Claude-Victor Boiste, 1819 ; Louis-Nicolas Bescherelle, 1846), « Garde donc d'insulter d'un sourire moqueur » (Alexandre Dumas, 1842), « [Il] m'a insulté de gestes et de paroles » (Mme Massart, 1854), « Qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire ? » (Baudelaire, 1857), « Un ivrogne incivil Vous insulte en passant d'un amour dérisoire » (Id., 1859), « Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste » (Jules Vallès, 1879), « Et le petit Farou les insulta du regard » (Colette, 1929). On notera au passage que insulter, contrairement à traiter de, ne concerne pas seulement la parole, mais aussi l'attitude, les gestes, les actes...

    (2) Ces exemples sont à distinguer des formes passives être, se croire, se sentir... insulté par : « J'ai été témoin de la colère d'un député wallon, qui se croyait insulté par le mot susceptible » (Gérard de Nerval, 1852).


    Remarque 1 : Les emplois transitifs indirects de insulter insulter à (au sens de « constituer un défi, un outrage à ; manifester du mépris pour »), insulter contre (au sens de « s'emporter, se révolter contre »), insulter sur (au sens étymologique de « sauter sur ») − sont aujourd'hui considérés comme archaïques ou littéraires : « Insulter sur les gens de bien persecutez » (Michel de Marolles, 1656), « Le second [médecin] insultant contre le premier, qui s'opposait à son avis » (Pascal, 1657), « Insulter aux Dieux » (Fénelon, 1699), « Je ne capitule pas devant un enfant qui insulte à mon autorité » (Hervé Bazin, 1948).

    Remarque 2 : Selon Dominique Lagorgette, l'emploi critiqué de traiter sans attribut de l'objet (Il m'a traité) « [fait] porter tout le poids de l'injure sur l'action même, c'est-à-dire sur le fait d'injurier et non plus sur le contenu de l'injure [...] qui passe en réalité au second plan. La formule banale traiter de tous les noms, qui, elle, est syntaxiquement correcte, va dans le même sens, car si c'est "de tous les noms", peu importe au fond lesquels ». Le piquant de l'affaire, c'est que traiter (sans de) pourrait bien être attesté dès l'ancien français au sens de... « insulter », si l'on en croit Walther von Wartburg. Le Dictionnaire historique n'est pas loin de partager cet avis : « Le sémantisme du "mauvais traitement" a réapparu au XXe siècle (se faire traiter) », y lit-on à la suite de l'expression traiter comme un chien. Assisterions-nous, médusés, à la reviviscence d'un archaïsme dans les cours de récréation ?

    Remarque 3 : Le verbe insulter est emprunté du latin classique insultare (formé de in et de saltare « sauter, bondir »), proprement « sauter sur, dans, contre » et par figure « se démener avec insolence, être insolent ; braver, attaquer, insulter ».
    Quant à crétin, il s'agit, selon le Dictionnaire historique de la langue française, d'un « terme originaire des régions alpines de Suisse romande où existait à l'état endémique un syndrome d'hypothyroïdie (crétinisme) parmi des populations carencées en iode. Ce mot régional est issu du latin christianus avec un traitement de la finale caractéristique du franco-provençal. L'évolution sémantique s'explique par euphémisme, le mot ayant dû être employé par commisération au sens de "innocent" et par référence au caractère sacré et protecteur des simples d'esprit [...]. Il est devenu usuel au sens péjoratif de "personne stupide", par l'intermédiaire de l'usage moqueur des expressions crétin des Alpes, crétin du Valais, comme nom et comme adjectif ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Mélenchon insulte Blanquer du mot de crétin ou, plus simplement, Mélenchon traite Blanquer de crétin.

     


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  • Le bonheur n'est pas dans le pré-

    « "J'ai un ami de la famille qui vient de m'envoyer un message pour me prévenir qu'il avait le covid [...]", explique un sexagénaire. »
    (paru sur ladepeche.fr, le 28 décembre 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    L'Académie française en est pourtant déjà à sa deuxième piqûre de rappel : « Le préfixe pré- de prévenir indique nettement que ce verbe sert à informer d'un fait à venir et non d'un fait passé », lit-on dans sa fameuse rubrique Dire, ne pas dire.
    Autant vous prévenir d'emblée : voilà un raccourci bien rapide ! Car enfin, le préfixe pré- de prévenir indique surtout... que l'étymon latin praevenire, composé de prae (« devant, avant ») et de venire (« venir »), signifie littéralement « venir le premier, aller au-devant », d'où « prendre les devants » et, au figuré, « devancer, surpasser ». Certes, le moyen français a repris la plupart de ces acceptions étymologiques, mais il n'aura échappé à personne que prévenir, au sens courant moderne qui nous intéresse ici, ne se laisse plus aussi facilement analyser comme un préfixé de venir ! (1)
    L'auteur de la rubrique Dire, ne pas dire conclut sa mise en garde en ces termes : « On veillera donc bien à ne pas employer ce verbe pour annoncer ce qui est déjà advenu. On pourra donc dire Il m'a prévenu qu'il arriverait demain, mais non Il m'a prévenu qu'il était déjà allé en Angleterre. » Et pourtant... Il n'est que de consulter les écrits de la vénérable institution pour être saisi d'un doute : « On m'avait prévenu qu'elle était très susceptible » (à l'article « prévenir » de la neuvième édition de son Dictionnaire), « Le cardinal de Richelieu fit prévenir l'Académie que Granier s'était rendu coupable du détournement d'un dépôt d'argent » (sur son site Internet). Est-ce à dire, sans rire, que l'information, dans ces deux exemples, porte sur un fait à venir ?... Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.

    Prévenir quelqu'un, c'est proprement « venir avant lui », d'où, figurément, « le devancer (dans l'accomplissement d'une action) ; le secourir en venant à son devant » et, spécialement, « le citer en justice » (sens hérité du latin juridique « accuser le premier » ?). Ces acceptions, courantes dans l'ancienne langue, ne se rencontrent plus guère de nos jours que par archaïsme littéraire : « Il convient d'agir le plus tôt possible pour prévenir l'ennemi » (Jules Romains), « Elle voulut s'empoisonner ; quelqu'un la prévint, l'obligea à vivre » (Émile Henriot). Mais voilà que l'emploi moderne de prévenir quelqu'un voit le jour, au tournant du XVIIe siècle si l'on en croit le TLFi : « L'Empereur Tybere [...] ja prevenu de ladicte nouvelle » (Noël du Fail, 1585) ou du XVIIIe siècle si l'on en croit Wartburg : « Prévenu des malheurs d'une tête si chere » (Crébillon, 1709). L'Académie attendit 1798 pour l'accueillir dans les colonnes de la cinquième édition de son Dictionnaire : « On dit, Prévenir quelqu'un de quelque chose, sur quelque chose, pour dire, L'en instruire, l'en avertir par avance. Il m'a fait prévenir de son arrivée. Je l'ai prévenu sur les piéges qu'on vouloit lui tendre. Je vous préviens que vous aurez demain une visite qui vous surprendra. On vous en avoit prévenu. » Cette définition appelle plusieurs remarques.

    On notera, tout d'abord, que notre verbe pouvait alors introduire son complément au moyen de la préposition sur : « C'est ma mère […] qui a voulu que je vous prévinsse sur tout ceci » (Marivaux), « Le supérieur parut à l’instant. Il était prévenu sur mon arrivée » (abbé Prévost). Cette construction, aujourd'hui abandonnée au profit de prévenir de ou que, est précisément au cœur de notre affaire. Je n'en veux pour preuve que cette diatribe de Jean-Nicolas Jouin de Sauseuil contre Rivarol : « [Rivarol écrit] que ces prospectus ont donné lieu à une petite erreur sur laquelle il doit prévenir le public. Cette erreur étant un fait passé et arrivé, ainsi qu'il paroît par son expression ont donné lieu, le terme prévenir, dont il se sert ensuite, est impossible et déplacé. On ne prévient point sur un fait passé, mais sur un fait à venir. Le mari d'une femme doit être arrêté demain ; il faut l'en prévenir, et lui aussi, afin qu'ils évitent ce malheur. Mais il vient d'être arrêté, et elle l'attend encore tranquillement chez elle pour dîner : il faut vite aller l'en instruire, l'en informer ; il n'est plus tems de l'en prévenir... » Vous l'aurez compris, la critique qui nous occupe aujourd'hui ne date pas d'hier... mais de 1784 ! L'argument, fût-il implicite, n'en demeure pas moins le même : le préfixe pré-, hérité du latin prae-, exige que l'information porte sur un fait postérieur au moment où l'on parle (3). De là la précision « par avance » du Dictionnaire de l'Académie, unanimement reprise par les lexicographes du XIXe siècle.

    Seulement voilà : l'usage de l'époque nous enseigne une tout autre histoire. Jugez-en plutôt : « On a ignoré jusqu'ici si le roi avoit été prévenu que le cardinal avoit voulu attenter à sa vie » (Paul de Rapin de Thoyras, 1724), « Il est bon de vous prévenir que dans l'intervalle de sa dénonciation sa femme s'est séparée d'avec lui » (Jacques Morabin, 1745), « Le marquis l'avoit prévenu que son ami n'étoit venu chez lui par aucune raison d'intérêt » (Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, 1754), « J'ai l'honneur de vous prévenir que j'ai donné ordre [...] » (Victor-François de Broglie, 1760), « Je suis obligé de vous prévenir, monsieur, que par la Suisse il faut affranchir jusqu'à Pontarlier » (Rousseau, 1763), « Je commence par vous prévenir, Madame, que je n'ai rien obtenu de la marquise » (Restif de La Bretonne, 1772), « Je lui ai donné une lettre pour vous, et je vous préviens que je ne vous trompe pas dans cette lettre, quand je vous dis que [...] » (Voltaire, 1776), « Je viens vous prévenir que je lui ai dit que vous le demandiez » (Félicité de Genlis, 1780), « Je dois même prévenir que c'est pour ce vocabulaire que j'ai réservé la définition de la plupart de ces termes » (Encyclopédie méthodique, 1784), « Il nous prévient qu'il avait une folie romanesque » (Antoine Joseph Barruel-Beauvert, 1789), « Il commença par nous prévenir que quelques-uns de nous avaient été reconnus » (Jean-Baptiste Louvet, 1793), « Je vous préviens que nous avons eu une affaire générale aujourd'hui » (Napoléon Bonaparte, 1796). Les rares spécialistes et lexicographes du XVIIIe siècle à évoquer le sens nouveau ne sont, du reste, pas d'accord entre eux : nulle mention de la restriction « par avance » chez Féraud, par exemple, qui indique seulement dans son Dictionnaire critique (1788) que prévenir se construit avec la préposition de « dans le sens d'instruire ». Plus intéressante encore est cette définition trouvée dans le Dictionnaire universel de l'Écriture sainte (1715) de Charles Huré : « Praevenire. Prévenir quelqu'un, lui parler le premier. » Remontons une dernière fois le temps : pour Furetière (1690), prévenir quelqu'un, c'est « preoccuper [son] esprit, luy donner les premieres impressions ». On le voit : l'idée d'agir le premier a ici précédé celle d'agir par avance.

    Est-il possible de retracer un cheminement sémantique entre ces différentes acceptions ? Tout ce que l'on peut dire sans trop se tromper (4), c'est qu'à l'idée étymologique de « venir le premier au-devant de quelqu'un » s'est associée, dans la seconde moitié du XVIe siècle, celle de « occuper l'esprit, influencer, persuader », d'abord − l'esprit humain étant ce qu'il est − défavorablement : « Chacun, en cette cause, estoit prevenu contre moy » (Étienne Pasquier, 1572), puis favorablement : « J'ay pris la hardiesse de vous écrire ce compliment, non pas afin de vous prevenir en faveur du petit travail que je vous envoye [mais....] » (Pierre Costar, avant 1657), « On estoit si mal prevenu pour elle qu'elle n'obtint pas seulement d'attention » (Gautier de Costes de La Calprenède, 1661). Mais étaient également en usage à cette époque des formulations neutres − « Je ne prétens pas vous prévenir sur la lecture de ce petit ouvrage, puis que c'est de vous que l'auteur et moy devons en attendre le jugement » (Antoine Dezallier, 1688), « On le prévient de mille faussetés contre vous : on vous fait passer en son esprit pour un superbe, pour un hipocrite, pour un homme dangereux » (Claude Masson, 1694) −, dont certains emplois tendent à se confondre avec le sens moderne « instruire, avertir, informer » : « Il n'est plus besoin ny que j'instruise les lecteurs de mes intentions ny que je les previenne sur la nature de mon travail » (Denis Amelote, 1657), « Le roi était prévenu que ["c'est-à-dire était prévenu de cette pensée que", précise Ernest Havet] les jansénistes n'étaient pas bien intentionnés pour sa personne et pour son État » (Racine, avant 1699). Prévenir « avertir » a-t-il précédé prévenir « occuper l'esprit », comme le croit le TLFi, ou lui a-t-il succédé, comme le pense Wartburg ? Je ne saurais être catégorique sur ce point (5). Toujours est-il que la composante de mouvement « venir au-devant » s'est progressivement effacée au profit de celle d'information, d'avertissement.

    Mais laissons là ces querelles de spécialistes et contentons-nous d'observer que la définition qui semble la plus conforme à l'étymologie (« venir le premier au-devant de quelqu'un dans le but de l'informer, de l'avertir ») est compatible avec une information portant le plus souvent sur un fait futur, mais aussi − n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent à la relecture « informer, avertir d'avance » − sur un fait passé ou présent que l'interlocuteur ignore et qui le concerne ou qu'il a intérêt à savoir (6). Les écrivains ne s'y sont pas trompés : « Il arriva le premier pour la prévenir des idées que M. Edgermond avait conçues sur elle » (Mme de Staël, 1807), « [Elle] t'a écrit pour te prévenir qu'elle s'était procuré les Méditations du père Médaille » (Félicité de La Mennais, 1810), « Je te préviens qu'il a commandé ta calèche » (Eugène Scribe, 1820), « Cet homme [...] vint le prévenir qu'il avait été dénoncé par son concierge » (Frédéric Soulié, 1841), « [Il] était venu [...] le prévenir qu'il avait eu une altercation violente avec un homme » (Eugène Sue, 1841), « On m'avait prévenu qu'il n'était pas causeur » (George Sand, 1843), « Vous m'avez fait prévenir qu'un courrier partait de Chanteloup » (Alexandre Dumas, 1846), « Je te préviens que nous avons quitté Passy » (Pierre-Jean de Béranger, 1850), « Ce ne sont pas ces gens-là qui iront chez le commissaire de police pour le prévenir qu'un meurtre a été commis » (Ponson du Terrail, 1859), « Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce » (Flaubert, 1869), « Dès que Rose s'aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame » (Maupassant, 1882), « Préviens cette visiteuse que le comte [...] la salue » (Villiers de L'Isle-Adam, avant 1889), « Je dois vous prévenir que dans ce temps, baiser n'avait pas le sens obscène qu'on lui prête aujourd'hui » (Goncourt, 1890), « Prévenez-moi si vous avez d'autres cas, dit Rieux » (Camus, 1947), « Elle le prévint que son père était dans un camp » (Beauvoir, 1972), « La femme de ménage le prévient qu'elle a terminé son repassage » (Virginie Despentes, 2010) et, parmi les plumes académiciennes : « Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore » (Hugo, 1862), « M. Esquier prévient madame que la consultation est finie » (Marcel Prévost, 1893), « Il nous prévient qu'il a "examiné seulement les marges de quelques milliers de livres" » (Georges Grente, 1937), « On vint vous prévenir que votre collègue des classes supérieures était souffrant » (Jérôme Tharaud, 1947), « Je vous préviens qu'il avait toutes les qualités » (Sacha Guitry, 1951), « Elles ont décidé récemment, de nous prévenir qu'elles avaient les pieds sur la terre » (Marcel Achard, 1967), « On oublie de vous prévenir que les mots ont changé de sens » (Jean Dutourd, 1983), « Il faudrait le prévenir que les montres ne parlent pas ! » (Erik Orsenna, 2002).

    Le cas de prévenir quelqu'un d'avance (ou par avance, à l'avance...) est un peu plus délicat à justifier au regard de l'étymologie : « venir le premier d'avance au-devant de quelqu'un (dans le but de l'informer) » a d'indéniables allures pléonastiques (7), que plus d'un spécialiste s'est empressé de dénoncer (8). Force est pourtant de reconnaître que la critique n'a plus lieu d'être depuis l'effacement de la composante de mouvement de notre verbe : « Prévenir, signifiant avertir (et l'on peut avertir − informer − par avance), n'est pas senti comme ajoutant pré à venir » (Hanse), « Prévenir est devenu synonyme d'informer, et s'emploie couramment pour des faits présents ou passés. Il est donc difficile de considérer que prévenir d'avance est un pléonasme patent » (Goosse). Du reste, là encore, le tour a pour lui l'usage des auteurs : « L'accusateur [se doit] de prévenir préalablement le coupable » (Rousseau, 1777), « Je vous préviens d'avance que [...] tout sera de fantaisie » (Casimir Delavigne, cité par Littré, 1820), « Mais il faut nous prévenir d'avance, afin de préparer [...] » (Sand, 1832), « Je vous en préviens à l'avance » (Balzac, 1843), « Sans doute Miron était prévenu d'avance, car il ne parut aucunement étonné » (Alexandre Dumas, 1844), « Je vous préviens à l'avance que vous ne jouerez pas sur du velours » (Barbey d'Aurevilly, 1851), « Il exige qu'il [...] ne vienne jamais même à Paris, sans l'en avoir prévenu d'avance » (Louis de Loménie, 1874), « Voilà ce que je ferai, et je vous en préviens à l'avance » (Hector Malot, 1877), « Mais il est rare que l'on soit prévenu d'avance » (Jules Verne, 1899), « Papa ayant émis l'idée ingénieuse de la prévenir d'avance de notre visite » (Colette, 1900), « Mais je vous préviens, à l'avance, qu'ils [...] » (Octave Mirbeau, 1903), « Mais je préviens d'avance M. Jean Cocteau [que...] » (Duhamel, 1912), « J'ai de la chance d'être ainsi prévenu d'avance » (Martin du Gard, 1913), « Donnant au sentiment du malaise sa virulence indispensable en prévenant d'avance qu'on va trembler » (Gracq, 1938), « N'oubliez pas de me prévenir d'avance » (Claude Lévi-Strauss, 1950), « Fais-moi prévenir à l'avance [de ton retour] » (Pagnol, 1964), « Dans dix minutes, nous abordons tout autre chose [...], je préviens à l'avance » (Roland Barthes, 1980), « Moi, je le préviens à l'avance si je dois m'absenter » (Katherine Pancol, 2014) (9). On le trouve même dans le Dictionnaire grec-français (1843) de Joseph Planche, dans le Dictionnaire national (1845) de Bescherelle et jusque dans la sixième édition (1835) du Dictionnaire de l'Académie : « Je vous préviens d'avance que... » [10].

    Vous le voyez, rien ne justifie les restrictions que d'aucuns veulent imposer à l'emploi moderne du verbe prévenir. Cela dit, il vous est toujours possible de vous mettre à l'abri de tout reproche en recourant aux synonymes annoncer, avertir, aviser, faire savoir, informer, instruire, mettre au courant... Vous voilà prévenus !
     

    (1) « Prédire, préparer, pressentir, prévenir, prévoir sont des emprunts au latin. La valeur originelle de pré- y est inégalement sensible. Dans le cas de préparer et de prévenir, il faut ajouter que leur sens et leur construction sont fort éloignés de ceux de parer et de venir », confirme Goosse dans Le Bon Usage.

    (2) Ce sens fut précédé par prévenir à « aller au devant pour faire obstacle à », attesté à la fin du XVe siècle : « A celle fin de prevenir Au mal qui vous pourroit venir » (Le Mistére du Viel Testament, vers 1480).

    (3) « Prévenir peut s'employer au sens de "avertir" quand l'information porte sur un fait futur par rapport au moment où l'information est exprimée » (Girodet).

    (4) Voir à ce sujet L'Itinéraire sémantique du verbe prévenir sous l'ancien régime de Jacques François.

    (5) Plaide toutefois en faveur de la seconde option cet autre extrait des Contes et discours d'Eutrapel de du Fail : « Nostre cerveau, ja prevenu et occupé par la malice du Diable », où prévenu est employé au sens de « influencé, gagné, préoccupé ».

    (6) On notera à ce sujet l'embarras du Dictionary of Medieval Latin from British Sources : « Praevenire = to act in anticipation of (a future event, as thought it has already occured), anticipate. »

    (7) Sauf à sacrifier l'idée d'ordre (« le premier ») au profit de la dimension spatiale : venir d'avance au-devant de quelqu'un (dans le but de l'informer).

    (8) « On l'avait pourtant prévenu d'avance. D'avance est un pléonasme ; ôtez-le » (Joseph Benoit, 1857), « Il est impossible d'accepter les locutions populaires prédire, préparer, prévenir, prévoir d'avance. [...] la locution adverbiale [y] est superflue : l'antériorité qu'elle exprime est déjà contenue dans le préfixe pré » (G.-O. d'Harvé, 1913), « Prévenir d'avance [est un] pléonasme vicieux et à proscrire » (Joseph Deharveng, 1928), « Prévenir d'avance est un pléonasme à proscrire » (Dupré, 1972), « Prévenir d'avance est un pléonasme très répandu » (Capelovici, 1992), « L'emploi de la locution d'avance, qui signifie "par anticipation", est à déconseiller avec des verbes qui contiennent en eux-mêmes une idée d'anticipation, comme prévoir, prédire, pressentir, prévenir » (Thomas), « On évitera les pléonasmes préparer à l'avance, prévoir à l'avance, prévenir à l'avance, prédire à l'avance, etc. Dans ces verbes, l'idée d'avance est déjà contenue. Si l'on veut préciser la durer qui sépare deux actions, on écrira par exemple : On nous a prévenus depuis longtemps » (Girodet), « Dans le sens actuel de "informer d'avance", on évitera d'adjoindre au verbe [prévenir] une locution formant pléonasme, telle que : au préalable, d'avance, etc. » (Jean-Paul Colin), « Éviter d'employer à l'avance, d'avance, en avance, par avance avec un verbe impliquant une anticipation de l'avenir, comme avertir, prévoir, prévenir, prédire, pressentir, etc. Ces emplois font pléonasme » (Larousse en ligne).

    (9) Et aussi, avec d'autres acceptions de prévenir : « Prévenir par avance la nouvelle [de la mort] qu'on vous en apportera quelque jour » (Léger Soyer, 1667), « Il en obtint ce qu'il voulut. Il ne lui étoit pas dificile, les aiant prevenus par avance » (Esprit politique, 1695), « Quel bonheur de prévenir d'avance [...] tant de passions violentes » (Jean-Baptiste Massillon, avant 1742), « Le sculpteur en taillant son ouvrage prévient d'avance une partie des accidens qui pourroient arriver en le transportant » (Louis de Jaucourt, 1765), « Prévenu d'avance en faveur de l'artiste » (Sand, 1853), « Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance toutes les objections » (Flaubert, 1862).

    (10) L'exemple sera modifié en « Je vous avertis d'avance que... » dans les éditions suivantes.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Un message pour m'informer, pour m'annoncer qu'il avait la COVID.

     


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  • « "Les modalités de dialogue, d'écoute et d'accompagnement des professionnels [de santé] concernés en Martinique seront similaires à celles proposées en Guadeloupe", poursuit le communiqué [gouvernemental]. »
    (paru sur nouvelobs.com, le 26 novembre 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    En ces temps, sanitairement troublés, de divisions politiques, de colère sociale et de gestes déplacés, tout point d'accord est bon à saluer, fût-ce dans le domaine autrement secondaire de la langue. Je veux parler de la construction A est similaire à B, unanimement condamnée par les ouvrages de référence au profit de A et B sont similaires. Jugez-en plutôt :

    « L'adjectif similaire est assez proche par le sens d'autres mots comme analogue, pareil ou semblable, mais il ne se construit pas comme eux. Ces derniers s'emploient absolument ou avec un complément introduit par la préposition à : c'est un cas tout à fait analogue au vôtre ; "il a les oreilles en figure aux nôtres pareilles", dit le souriceau de la fable en parlant d'un chat ; le cognassier du Japon a des fruits semblables à de petites pommes. L'adjectif similaire ne s'emploie, lui, qu'absolument. [On dira :] Vos deux cas sont similaires [et non] Son cas est similaire au vôtre » (rubrique Dire, ne pas dire de l'Académie française).

    « Malgré leur parenté étymologique et leur proximité sémantique, semblable et similaire se construisent différemment. On peut dire de deux choses qu'elles sont semblables ou similaires et que l'une est semblable à l'autre, mais non que l'une est similaire à l'autre. C'est du moins ce que montrent les dictionnaires et ce qu'enseignent les grammairiens » (Le Bon Usage).

    « Similaire, en langage commercial, se dit d'un objet qui peut être assimilé à un autre : Vendre des imperméables, des parapluies et autres objets similaires. Il s'emploie toujours sans complément » (Thomas).

    « Similaire n'est pas synonyme de semblable. Le mot similaire signifie "à peu près semblable" et s'emploie surtout dans la langue du commerce et des techniques : L'article commandé nous faisant défaut, nous vous proposons un article similaire. N'est jamais suivi d'un complément. Ne pas écrire : Un objet similaire à un autre. Écrire : analogue ou comparable à un autre » (Girodet, comme souvent aussi péremptoire que Thomas).

    « Similaire s'applique à des choses plus ou moins semblables [...]. On ne dira pas qu'un article est [similaire à] un autre. On dira qu'il est comparable à..., analogue à..., du même type que... » (Hanse, que l'on a connu plus conciliant).

    « Semblable peut se substituer dans beaucoup de cas à similaire [...], mais l'inverse n'est pas vrai. On ne peut pas dire : cet objet est similaire à celui-ci » (Dupré).

    « L'adjectif similaire appartient surtout à la langue technique ou commerciale. Il exprime une comparaison entre des éléments qui sont à peu près semblables ou de même nature, ou qui peuvent être assimilés les uns aux autres sur certains points. Il n'est jamais suivi d'un complément ; ainsi, on ne dirait pas : un produit similaire à un autre, mais plutôt analogue à, comparable à un autre » (Office québécois de la langue française).

    « Similaire s'emploie sans complément. Dans une comparaison, on dit semblable à, comparable à, analogue à, etc. » (Le Bescherelle pratique).

    « Semblable, impliquant une comparaison avec un autre élément, s'emploie au pluriel, ou au singulier avec la préposition à : leurs maisons sont semblables ; sa maison est semblable à celle de son voisin. Similaire s'emploie sans complément : il est parvenu à un résultat similaire (et non il est parvenu à un résultat similaire au vôtre) » (Larousse en ligne).

    Seulement voilà : ce (large) consensus me paraît éminemment suspect. On notera, tout d'abord, que la condamnation est récente : elle ne semble pas antérieure à la parution du Dictionnaire des difficultés de la langue française (1971) d'Adolphe Thomas. Ensuite, lexicographes, grammairiens et autres semblables ont beau la relayer depuis lors, « aucun d'eux n'explique pourquoi », s'étonne à bon droit le Québécois Paul Morisset. Il est vrai qu'on peine à comprendre pourquoi un adjectif qui aurait pour sens « à peu près semblable », pour reprendre la définition de Girodet, ne pourrait pas se construire à peu près comme... semblable ! Un retour aux sources s'impose.

    Semblable et similaire sont des doublets, l'un populaire et ancien, l'autre savant et plus tardif, issus du latin similis (« semblable, ressemblant, pareil »). Plus précisément, semblable est attesté vers 1165, nous dit-on, quand similaire a attendu le XVIe siècle pour faire son apparition dans le lexique médical, comme calque du latin médiéval similaris, représentant le mot grec homoiomeres (lui-même composé de homoios « semblable » et de mêros « partie ») de la doctrine anatomique d'Aristote (1) : « Membre consemblable, simple, homogenee et similaire, c'est une mesme chose, qui n'a qu'une definition, convenable à toutes ses parties entierement semblables de nature et de nom » (Jean Falcon, 1515), « Les parties similaires sont le cuir, chair, veines, arteres, pannicules, nerfz, tendons, ligaments, cartilages et les os, lesquelles parties ne se peuvent diviser en autres de diverse espece » (Ambroise Paré, 1549). En d'autres termes, et pour paraphraser la définition donnée par l'Académie, similaire s'est dit, à l'origine, d'un tout qui est de même nature et de même nom que chacune de ses parties, ou de parties qui sont chacune de même nature et de même nom que leur tout : « Une masse d'or est un tout similaire, parce que chacune de ses parties est de l'or. Ses parties sont similaires » (Dictionnaire de l'Académie, 1762-1932). On retiendra, pour simplifier, que similaire était alors considéré comme un synonyme de homogène « composé d'éléments de même nature » ; de là l'emploi absolu exigé (2).

    Mais ça, c'était surtout au XVIe siècle. À partir du XVIIe siècle, et plus nettement après 1750, similaire renoue avec son étymologie latine en prenant le sens courant de « qui est à peu près de même nature (qu'une autre chose) » : « Similaire, similar ; like, resembling » (Cotgrave, 1611), « Les rapports de l'âge et des humeurs sont les causes similaires de l'amour sensuel » (René Bary, 1663), « Dieu ne voulut pas que son premier ouvrage universel [...] demeurât stérile sans aucune production similaire » (Antoine Arnauld ?, 1687), « Deux monceaux d'or sont similaires, [parce qu'ils ont] des particules de même espece et de même nature » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1751 ; à comparer avec les exemples de l'Académie), « Des exemples similaires de trois corps [traduction de l'anglais the similar state of three bodies] » (Journal britannique, 1751), « Ces idées similaires, qu'on me passe ce terme, ne sont pas rares » (Journal étranger, 1755), « Un grand nombre de cas similaires » (traduction des Essais philosophiques sur l'entendement humain de David Hume, 1758), « Des phrases composées de termes similaires » (Jean-Baptiste-René Robinet, 1763), « Ainsi, par un raisonnement similaire [...] » (Voltaire, 1766). L'exemple de l'Encyclopédie montre assez que, sous l'influence probable du doublet semblable et de l'anglais similar, similaire en est venu lui-aussi à impliquer une comparaison avec un autre élément. Dans la foulée apparurent les premières constructions avec complément (3) : « Les muscles et les os etant similaires à leurs fibres » (George Cheyne, traduction de l'anglais, 1725), « De manière qu'une des moitiés soit semblable et similaire à l'autre » (Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savans de l'Europe, 1746), « Les liqueurs prolifiques [...] sont composées de parties similaires à celles dont sont formés tous les organes » (René-Antoine Ferchault de Réaumur, 1749), « La charpente du corps de l'animal, quoique composée de parties similaires à celles du corps humain » (Buffon, 1753), « Les atomes [...] sont similaires entre eux » (Johann Heinrich Samuel Formey, 1754), « Une substance similaire au sable noir de Virginie » (traduction d'un texte de William Lewis, 1757), « Le cuivre en fusion [change cette fumée] en une substance similaire à la sienne » (traduction d'un texte de George Brandt, 1764), « Superstition similaire à bien d'autres » (Joseph-Charles Gilles de la Tourette, 1787), etc. (4)

    Nos spécialistes de la langue manquent-ils à ce point de perspicacité qu'ils n'aient pas senti le vent tourner ? « L'usage va peut-être en décider autrement », avance timidement Goosse, sur la foi d'une citation de Proust : « Quelque chose qui [...] paraissait affreusement similaire à l'esprit d'Oriane » (À la recherche du temps perdu, 1920). Peut-être ? Mais enfin, cela fait plus de trois siècles que la construction similaire à est copieusement attestée − d'abord, il est vrai, « dans la langue du commerce et des techniques », mais aussi, et plus souvent qu'à son tour, dans des textes littéraires. Il n'est que de se baisser pour la cueillir sous des plumes réputées avisées : « Il faudrait rendre le premier complément [...] similaire au second » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1838), « Une forme de délibération similaire à celles du parlement d'Angleterre » (Tocqueville, 1850), « Chaque organe a la vertu de transformer en substance similaire à soi ce liquide » (Littré, 1853), « Une nouvelle plante, d'un modèle similaire à celui des caladiums » (Huysmans, 1884), « Et ce retroussis des ailes, similaire au bridement des yeux » (Abel Hermant, 1890), « Un sens général tout à fait similaire à celui des phrases [...] » (Damourette et Pichon, 1930), « [Des] produits similaires aux produits Barrel » (Aragon, 1936), « Cette succession [...] est similaire au cycle d'évolution viral » (Paul Morand, 1955), « Des cabines similaires à celles qui [...] » (Pierre Benoit, 1962), « Dans le cas d'une phrase similaire à P » (Alain Rey, 1973), « Dans une attitude similaire à la mienne » (Philippe Labro, 1982), « Un premier ensemble assez similaire à l'espace marin » (Pierre Jourde, 1991), « Un plaisir similaire à la présence du chat » (Amélie Nothomb, 2000), « Des instruments similaires à ceux de l'armée » (Claude Duneton, 2001), « [Des] dérives similaires à celles [...] » (Simone Veil, 2008), « Constituer [est] "similaire" à être » (Marc Wilmet, 2009), « En Jordanie, les milieux évangélistes semblent développer une action similaire à celle qu'ils mènent au Maghreb » (René Guitton, 2009), « [Des] maisonnettes en brique rouge, similaires à celles que l'on pouvait rencontrer dans les banlieues anglaises » (Michel Houellebecq, 2010), « Des emplois figurés apparaissent, strictement similaires à ceux de [...] » (Bernard Cerquiglini, 2012), « Dans une formulation très similaire à votre drosomycine de la drosophile » (Yves Pouliquen, 2013), « Un tempérament ombrageux, similaire à celui du baromètre du vestibule » (Yann Queffélec, 2013), « Je dus affronter un cas assez similaire au sien » (Bernard Pivot, 2017), « Un corps tué par un terroriste est similaire à un corps tué par un gnou » (Yann Moix, 2017), « Procédé similaire à celui qu'utilisent les plantes grimpantes à vrilles » (Didier van Cauwelaert, 2018), « Une carrière similaire à celle de ses parents » (Patrick Poivre d'Arvor, 2019), « Une définition similaire à celle de Larousse » (Jean Pruvost, 2019). Le comble, c'est qu'elle fleurit jusque dans les colonnes de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « des effets similaires à ceux de [...] » (à l'article « corticoïde »), « emploi similaire à celui de [...] » (à l'article « dito »), « un être ou un objet identique ou similaire à un autre » (à l'article « même »), « objet, ornement qui présente des caractères, des proportions similaires à un autre » (à l'article « pendant »), « une action similaire à celle de [...] » (à l'article « progestatif ») et du Larousse en ligne : « Une structure formantique similaire à celle des voyelles » (à l'article « formant »), « objet ou ornement similaire à un autre » (à l'article « pendant »), « particule élémentaire [...], similaire à l'électron » (à l'article « tauon »), etc. (5)

    Fort heureusement, l'inconséquence ne fait pas plus de victimes, de nos jours, que le ridicule...

    (1) Voir On the fabric of the human body, William Frank Richardson, 2007.

    (2) Et encore... Il se trouve que homogène s'entendait également au sens de « qui est de même nature qu'un autre objet ; qui est de même avis que quelqu'un d'autre ». De là : « Ce qui est homogenee à la verité et à la justice » (Jacques Mangot, 1594), « Formé d'une substance homogène à la sienne » (Rousseau, 1762 ; tour qualifié de « vieilli » dans la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; « Je me voyais donc parfaitement homogène à lui sur ces deux points » (Saint-Simon, avant 1755). Partant, pourquoi refuser à similaire ce que l'on a accepté pour homogène ? Les deux cas ne sont-ils pas... similaires ?

    (3) À l'instar de la construction latine similis + génitif, puis datif (alicui similis) et de la construction anglaise similar to (your case is similar to mine).

    (4) Et peut-être même dès le XVIIe siècle : « [L'ulcere] est dit estre en partie similaire au cuir escorcheure » (Jean Vigier, 1614), « Le ventricule estant la plus homogene, la plus similaire à la plus simple partie du corps » (Antoine Fabre, 1657).

    (5) Et aussi dans les colonnes du Dictionnaire historique (aux articles « brader » et « mie »), du TLFi (aux articles « adapter », « britanniser », « contre- », « pinçure », etc.), du Grand Robert (par exemple à l'article « résille »), du Petit Larousse illustré (aux articles « alcoolisme » et « pilastre ») et du Supplément au Grand Larousse du XIXe siècle (aux articles « artillerie », « célesta » et « économie »).


    Remarque 1 : Selon Dupré, « similaire indique généralement une ressemblance grossière et purement fonctionnelle ; il fait penser à deux objets qui peuvent servir au même usage, alors que semblable fait penser à deux objets qu'on pourrait confondre en les voyant ». Selon le linguiste japonais Fumitake Ashino (Étude comparative des adjectifs similaire et semblable en français contemporain, 2013), similaire se dit à propos de termes qui, bien que distincts, font partie d'une même classe où ils sont indifférenciés, alors que semblable marque que deux termes sont comparables selon le point de vue de l'observateur.

    Remarque 2 : Comme semblable, similaire se rencontre à l'occasion en emploi substantivé : « Le clavecin et ses similaires, l'épinette et le clavicorde » (Grand Larousse du XIXe siècle), parfois même en parlant de personnes : « Chercher des similaires à ces Originaux » (Verlaine) − à comparer avec « Les hommes qui me sont similaires » (Balzac).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Les modalités seront similaires en Martinique et en Guadeloupe.

     


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  • En octobre, tout n'est pas rose

    « Au plus tôt nous prenons en charge le cancer [du sein], au plus nous pouvons diminuer la lourdeur du traitement. »
    (propos rapportés par Laure Watrin, sur lavenir.net, le 5 octobre 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Après Monsieur Plus, voici donc Madame Au plus. Pas sûr que cette surenchère soit du goût de l'Académie : « L'emploi de l'adverbe plus au début de deux propositions juxtaposées établit un rapport de proportion entre celles-ci : plus on est de fous, plus on rit ; plus il mange, plus il grossit. Dans ces phrases, plus peut être remplacé par moins : moins il travaille, moins il réussit ; Plus j'y songe, moins cela me semble une bonne idée. Il s'agit là d'un tour parfaitement correct, que l'on se gardera bien de remplacer par les constructions le plus… le plus, ou, pis, au plus… au plus…, qui appartiennent à une langue très relâchée », lit-on sur son site Internet.

    Renseignements pris, la critique ne date pas d'hier : figurez-vous qu'on en trouve trace dès le milieu du... XVIIIe siècle !

    « Au de trop. [Ne dites pas :] Au plus on le lui défend, au plus il le fait. [Dites :] Plus on le lui défend, plus il le fait » (Jean Desgrouais, Les Gasconismes corrigés, 1766).

    « Au plus pour plus. Au plus on lui défend une chose, au plus il la fait. [Dites :] Plus on lui défend une chose, plus il la fait » (Jean-Michel Rolland, Dictionnaire des expressions vicieuses et des fautes de prononciation les plus communes dans les Hautes et les Basses-Alpes, 1810).

    « Au plus on le plaisante, au plus il se fâche. Tant plus vous le grondez, tant plus il fait de sottises. [Dites :] Plus on le plaisante, plus il se fâche. Plus vous le grondez, plus il fait de sottises » (Charles-Fort-Casimir de Gabrielli, Les Provençalismes corrigés, 1838).

    « Plus répété. Le plus il reçoit d'avis, le plus il s'en moque. Plus qu'il devient vieux, plus qu'il est gai. Au plus on s'enrichit, au plus on devient avare. Tant plus il parle, tant plus il s'échauffe. Retranchez les le de la première phrase, les que de la deuxième, les au de la troisième, les tant de la quatrième. Plus s'emploie toujours seul au commencement de deux propositions opposées l'une à l'autre » (Joseph Benoit, Belgicismes, 1857).

    « Au plus, au moins, locutions adverbiales. Au plus on l'appelle, au plus il se sauve. Au plus on a, au moins on dépense. Au moins il fait, au moins il veut faire » (Léonce Lex et Laurent Jacquelot, Lexique du langage populaire de Mâcon et des environs, 1903).

    Vous l'aurez compris, il s'agit là de « variantes populaires ou régionales », dont Goosse détaille les types formels : le plus... le plus, au plus... au plus, tant plus... tant plus, plus... d'autant plus, ainsi que la répartition géographique : « Midi et Afrique du Nord ; région picarde ; Bruxelles et pays flamand ». Voilà qui appelle plus d'une remarque.

    Commençons par quelques considérations historiques. Le latin connaissait un grand nombre de systèmes corrélatifs adverbiaux (ut… ita ; quemadmodum… sic ; quam… tam ; quo… eo) et adjectivaux (qualis… talis ; quantus… tantus). De ces couples, l'ancien français a notamment conservé quant... tant : « Quant hom plus sert son creatur, Tant vait diables plus entur » (Wace, vers 1150), « Quand plus braient, huchent et crient, tant en ont il mains de pitié [= plus ils braient, hurlent et crient, moins ils en ont pitié] » (Gautier de Coinci, début du XIIIe siècle), où tant est devenu facultatif : « Quant plus la voit et plus l'avise » (Raoul de Houdenc, début du XIIIe siècle) et où quant, ayant développé une double valeur quantitative et temporelle, a pu être remplacé par comme, (de) tant, que... : « E cum plus ama Deu, tant fu il del rei pis » (Guernes de Pont-Sainte-Maxence, vers 1174), « Mais de tant cum li hoem plus vaut, De tant deable plus l'assaut » (Wace), « Cum plus despendra richement, E plus aura or e argent » (Marie de France, avant 1210), « Tant plus sera de noble afere Plus sera douce et debonere » (La Clef d'Amors, XIIIe siècle), « Que plus leur met entre leur mains, Tant l'aimment il et prisent mains » (Gautier de Coinci), « Et que plus la regarde, plus li samble plaisant » (Adenet le Roi, fin du XIIIe siècle). En tout, Väänänen (1) relève une quinzaine de constructions − « compte non tenu de la présence facultative de la particule et, ni de l'ordre respectif des deux termes en corrélation » −, dont seules les plus concises et les plus symétriques seront appelées à faire fortune : « Plus vont avant, plus sont charchié » (Gautier de Coinci), « Plus tost ert fet, mains languirai [= plus vite cela sera fait, moins je languirai] » (Le Roman du comte d'Anjou, XIVe siècle), « Tant plus a ochis de la gent mescréue, Tant plus li est avis que tous jors soit créue » (Chanson de Gaufrey, milieu du XIIIe siècle) (2).
    Aux XVe et XVIe siècles fleurirent − si cela était encore possible − de nouvelles combinaisons, toutes vouées à l'oubli : de tant que… plus… de tant plus (Les Quinze Joies de mariage), tant plus que… tant plus (Blaise de Monluc), tant plus que… plus (Étienne Jodelle, Louis Le Roy), d'autant que… plus… d'autant plus (Du Bellay, Rabelais, Corneille), si l'on en croit Väänänen. Il en est pourtant une − attestée à la même époque et ignorée par notre spécialiste finnois − qui parviendra à tirer son épingle du jeu après quelques tâtonnements : « Au plus on le [= un fossé] pourroit faire profond de quatre paulmes, et d'autant plus le faudroit-il tenir large à l'éboucheure » (traduction de L'Ecuirie de Federico Grisone, 1579), « Un emplastre au plus il demeure sur le feu, de tant plus la bassine de cuivre le noircit » (Brice Bauderon, médecin établi à Mâcon, 1588), « Au plus ils s'ahurteront contre icelle [= une muraille], tant plus briseront-ils de leurs testes en ce vain effort » (Le Feu de joye des Francois sur la memorable reprinse de la ville d'Amiens par le Roy, 1597), « Plus elle enrage, au plus je me deffend » (André Valladier, alors professeur de rhétorique à Avignon, 1600) et enfin, souci de symétrie oblige, « Au plus tu t'aperçois de tes impuretez, Au plus tu t'esioüys dans ces meschancetez » (Louanges du cheval de Mazarin, pamphlet anonyme daté de 1652), « Au plus elle recevoit, au plus elle étoit passionnée pour lui » (Pièces du procès du père Girard, 1731), « Au plus on veut noircir un innocent, au plus il devient blanc » (Latude, Mémoire adressé à Madame la marquise de Pompadour, 1762).
    Reste à comprendre comment la langue est passée de quant plus à au plus. Grevisse nous met sur la voie : « On lit chez Alphonse Daudet (qui, traduisant un proverbe provençal, garde, pour la couleur locale, le tour occitanien al mai = au plus) : Et tous les soirs le même centon avec lequel il (un vieux berger) levait la séance : Au plus la vieille allait, au plus elle apprenait, et pour ce, mourir ne voulait » (Le Bon Usage, 1964). Il se trouve que al mai n'est autre qu'une variante tardive de l'ancien occitan on mais, on plus (3), qui est comparable à quant plus selon Adolf Tobler : « On plus es autz, gieta mais de calor [littéralement "Où (le soleil) est le plus haut, il donne le plus de chaleur", d'où "Quand le soleil est le plus haut..."] » (Peire de Cols d'Aorlac), « On pus me luenh, on pus m'auci em te » (Perdigon), « On mais avem de forsa, plus nos teno sobratz » (Guillaume de Tudèle). D'après le romaniste suédois Gunnar Tilander, cette construction a influencé des auteurs du Midi qui, à l'instar du comte de Foix Gaston Fébus − dont Froissart admirait pourtant le « beau et bon français » −, en sont venus à se servir de « ou (ubi), qui correspond au provençal on (unde) » : « Ou plus iront avant, et plus s'eschauferont », « Devez savoir que un lymier ou plus fet de suytes, et meilleur en devient » (Le Livre de chasse, 1389). Ce provençalisme pourrait bien être à l'origine de la formule critiquée au plus... au plus. D'autres spécialistes évoquent l'influence du flamand hoe meer (4) ou encore l'attraction des tours autant... autant, aussi... aussi.

    Quant à la répartition géographique et au niveau de langue précisés par Goosse et consorts, ils semblent de moins en moins pertinents, de nos jours, tant la construction au plus... au plus gagne du terrain, par contamination, à l'oral mais aussi à l'écrit. Qu'on en juge : « Au plus la réduplication est exacte, au plus elle est redondante » (Georges Forestier, docteur en littérature française, 1981), « Au plus la personne se perçoit autonome, au plus ses efforts [...] seront importants » (Laurence Filisetti, Kathryn Wentzel et Éric Dépret, dans Revue de pédagogie française, 2006), « Au plus elle serait proche de la frontière française, au moins il y aurait de risques pour la franchir » (Robert Deleuse, écrivain d'origine méridionale, 2012), « Au plus de [sic] déchets sont incinérés, au plus il y a d'émission de gaz polluant » (radiodisneyclub.fr, 2013), « Au moins ces lésions sont importantes, au plus elles touchent des fonctions intellectuelles supérieures » (Manon Dussurgey, Les Psychostimulants, 2014), « Au plus vous avez de choses sur quoi vous appuyer, au mieux c'est » (Hervé Dumez, directeur de recherche au CNRS, 2016), « Au plus l'idée de la chose représentée s'éloigne de son modèle, au plus elle rejoint le monde abstrait du réel poétique » (Julien Rémy, La Représentation des genres comiques et tragiques dans les écritures surréalistes entre 1919 et 1940, 2017), « Au plus le vin [rosé] est clair, au plus il va réagir exactement comme du blanc » (Karim Haïdar, chef cuisinier, 2019), « Au plus un prélat est homophobe, au plus il a de chances d'être homosexuel » (Frédéric Martel, journaliste, 2019), « Au plus il y aura d'intermédiaires de distribution, au plus il y aura [...] de commissions à verser » (Édouard Richemond, professeur de marketing, 2019), etc. Reconnaissons à tout le moins qu'on est loin des exemples, parfois caricaturaux, que les écrivains du siècle dernier mettaient dans la bouche de gens du peuple : « Mon vieux, au plus elle me chanstiquait le fantomard, au plus je rajeunissais » (Jacques Audiberti, 1952).

    Enfin, qu'il me soit ici permis de demander au service du Dictionnaire de l'Académie en quoi au plus serait plus condamnable, dans ce type de construction, que le plus... pourtant d'abord attesté sous des plumes qui ne faisaient pas mystère de leurs influences étrangères : « Le plus d'assiduité que vous trouverez à vous procurer chez ma fille, le mieux ce sera » (Marie-Thérèse d'Autriche, Correspondance secrète rédigée dans un français « hérissé de tournures et d'expressions étrangères » selon Alfred von Arneth et Auguste Geffroy, 1775), « Le plus tôt qu'il sera possible [...] de se débarrasser de ces privilèges [...], le mieux ce sera pour le public » (Journal des débats, traduction des propos du duc de Sussex, 1839), « Le moins que vous pourrez avoir affaire à eux, le mieux ce sera pour votre probité » (traduction des œuvres de Shakespeare par Benjamin Laroche, 1844), « Voici la conclusion du Daily Telegraph : le plus tôt la pièce sera retirée, le mieux ce sera pour les abonnés et le public » (Le Ménestrel, 1869), « Le plus tôt nous nous en irons, le mieux ça vaudra » (Alfred de Sauvenière, Le Royaume de Saba, roman d'aventures fantastiques (imité de l'anglais), 1891) (5). Étonnamment, on ne trouvera pas plus de suspicion d'anglicisme (the more... the more) du côté du Grand Robert, qui s'en tient à une simple remarque d'usage : « L'addition de le, dans ce tour, est populaire. » (6)

    Résumons. Au plus est attesté dans des constructions corrélatives depuis au moins le milieu du XVIe siècle. Il pourrait s'agir de l'aboutissement d'un provençalisme, dont on trouve la trace deux siècles plus tôt. C'est dire (et tant pis pour le pléonasme) que l'on n'a pas affaire à un « perdreau de l'année » ! Ce au, qui a survécu régionalement dans le langage du peuple avant d'étendre son influence, est assurément « superflu » − comme le disait en son temps Thomas Corneille de tant −, « redondant » (selon Marc Wilmet) ou encore archaïque, mais il ne saurait être considéré comme fautif, quoi qu'en pensent certains spécialistes (7). De là à affirmer haut et fort que qui peut le plus peut le au plus...
     

    (1) Veikko Väänänen, De "Quo/quanto magis... eo/tanto magis..." à "plus... (et) plus...", 1973.

    (2) Arrêtons-nous un instant sur le tour tant plus (moins)... tant plus (moins). Selon Le Bon Usage, il « a appartenu jadis à la meilleure langue » et, de fait, on le trouve encore au XVIIe siècle chez Malherbe, Corneille, La Fontaine, Pascal, Bossuet. Vaugelas ne le tenait pourtant pas en haute estime : « Ce terme [tant plus] n'est plus gueres en usage parmy ceux qui font profession de bien parler et de bien escrire. On ne dit que plus. Par exemple, tant plus il boit, tant plus il a soif, c'est à la vieille mode. Il faut dire, plus il boit, plus il a soif. Qui ne voit combien ce dernier est plus beau ? » (Remarques sur la langue française, 1647). Autrement dit, tant plus et autres combinaisons similaires n'étaient point des fautes, à l'époque, mais déjà des archaïsmes, qui se sont conservés dans l'usage populaire − plus rarement dans le style littéraire : « Et tant plus il buvait, tant plus il était gaillard » (George Sand, 1853), « Tant plus il s'écarte de la réalité, tant plus il répond à son propre programme » (Charles Péguy, vers 1908), « Tant plus nous embrassons d'effets, et tant plus la Cause nous devient indispensable » (Paul Claudel, 1949), « Tant plus il s'élabore, tant plus s'approfondit pour le sujet l'aliénation de la jouissance » (Jacques Lacan, 1966, cité par Goosse), « Tant plus la phrase est moelleuse, classique, et raide le coup de tonnerre, tant plus le malaise produit sera inquiétant » (François Nourissier, 1996).

    (3) Là encore, les variantes ne manquent pas : « Cum plus m'en cuich partir, plus mi referm » (Aimeric de Péguilhan), « Tant cant val mais tant n'es plus encolpatz » (Folquet de Marseille), etc.

    (4) « En néerlandais, les expressions corrélatives d'augmentation ou de diminution se construisent par la combinaison de deux adverbes : hoe + meer (minder) [...]. Il semble que les gens qui parlent sous l'influence du flamand sentent en français le besoin de rendre les deux éléments de la corrélation comme en flamand. Il y a la possibilité d'un calque phonétique [u] flamand qui devient [o] franco-bruxellois » (Hugo Baetens Beardsmore, 1971).

    (5) Et aussi, plus récemment : « Le plus tard il arriverait, le plus il aurait de la chance » (Aragon, 1944), « Le plus longtemps le major touchait nos trois francs soixante-quinze [...], le plus longtemps nous lui étions un profit » (Paul Vialar, 1946), « Le plus tôt tu l'épouseras, le mieux ce sera » (Alain Bosquet, 1975), « Le moins on nous associerait, le mieux ce serait » (Solange Fasquelle, 1977), « Le plus tôt vous passerez à l'Empereur, le plus tôt vous serez en sécurité » (Jacques Almira, 1986).

    (6) Plus que l'addition de au ou de le, c'est celle de que, me semble-t-il, qui ressortit au registre populaire, en français moderne : « Plus que t'attends, plus que c'est vexatoire » (Roger Martin du Gard), « Et quand on aime, plus qu'on est malheureuse, plus qu'on en a d'plaisir » (Francis Carco), « Tant plus qu'il souffre, tant plus que le sang est bon au goût » (Octave Mirbeau), « Elle croit que tant plus que ça se voit, tant plus que c'est beau » (Colette), « Tant plus qu'on en prend, tant plus qu'on en trouve » (André Gide), « Tant plus que vous nous payez, tant plus que ça renchérit ! » (André Maurois), « Au plus que je prends de la boutanche, au plus que je donne dans le réaliste » (Frédéric Dard).

    (7) « Il est incorrect de mettre au devant plus, moins dans les expressions corrélatives » (Grevisse, Le Bon Usage, 1955), « Qu'on se garde d'employer ces tournures qui signent un brevet d'ignorant : au plus... au plus..., au moins... au moins..., au plus... au moins..., au moins... au plus... Elles sont à condamner dans toute la rigueur du terme » (Hanse, Chasse aux Belgicismes, 1971).

    Remarque : Dupré rappelle à bon droit que « plus, en tête d'une proposition dans un système de ce genre, ne peut être suivi immédiatement d'un complément nominal introduit par de [...]. On ne dira pas : plus de malheurs le frappaient, plus il s'endurcissait, mais : plus il lui arrivait de malheurs... »

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Plus tôt nous prenons en charge le cancer, plus vite nous pouvons alléger le traitement.

     


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  • Pris sur le fait

    « J'étais très intimidée, parce que Jean-Paul [Belmondo] était au fait de sa gloire. »
    (propos de Cyrielle Clair, rapportés par Camille Obry sur le site de Télé-Loisirs, le 10 septembre 2021.)  



    FlècheCe que j'en pense


    C'est un fait : la prononciation nous joue parfois de vilains tours. Prenez le substantif masculin fait. Si son t est en général muet (hors liaison), nous disent les professionnels de la langue (*), l'usage tend (bé)bel et bien à le faire entendre, au singulier, devant une pause : en fait, au fait, de fait (mais pas tout à fait). Partant, on ne s'étonnera pas du risque de confusion phonétique entre les expressions être au fait de (« être informé, au courant de ») et être au faîte de (« être au point culminant, à l'apogée de »). Comparez : « Cicéron était tout prêt à gronder ces impertinents qui n'avaient pas le bon esprit d'être au fait de sa gloire » (Apis Romana, 1822) et « En 1881, Bismarck est au faîte de sa gloire et de son autorité » (Paul Valéry, 1938).

    Mais au fait, quelle est l'origine du mot faîte ? L'animal serait la réfection (au XVIe siècle) par fausse étymologie (d'après le latin fastigium « toit à deux pentes ») de l'ancien français fest (au masculin), feste (au féminin, parfois au masculin), lui-même issu au XIIe siècle d'un hypothétique francique first. Autant dire que les spécialistes ne sont pas très sûrs de leur fait... Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est que faîte désigne proprement la partie la plus haute d'un arbre, d'une montagne, d'un mur, d'un édifice (spécialement la poutre supérieure d'une charpente) et, au figuré, le degré le plus élevé : « El est des dames la feste [= elle est au-dessus des autres dames (comme le faîte est au-dessus du reste de la charpente)] » (Partonopeus de Blois, avant 1188). De là l'emploi figuré du tour au faîte de : « Je m'estimerois [...] elevée au feste de toute felicité » (Amadis de Gaule, 1541), « Il pensoit estre roy paisible, monté au faiste de ses plus grands desirs  » (Jean de Serres, 1597), « Mon père m'a fait parvenir au faîte de la fortune » (Stendhal, 1836), « Nous sommes au faîte du bonheur de Paulina » (Pierre Jean Jouve, 1925).

    À la décharge de notre journaliste, force est de reconnaître que la confusion entre les deux graphies atteint des sommets, de nos jours. Qu'on en juge : « À en croire [un chercheur], Shakespeare pourrait avoir été au faîte des effets indésirables de la cocaïne » (Le Point, 2015), « Le sous-préfet et la député [...] sont fort au faite de la situation » (La Voix du Nord, 2019), « [Ridley Scott] est alors au fait de la gloire, après le succès d'Alien » (Télé-Loisirs, 2020), « En 1956, Gina Lollobrigida est au fait de sa carrière » (Paris Match, 2021), etc. Est-il besoin de préciser que l'on se gardera d'imiter ces as des as de la langue française ?... C'est chose faite !

    (*) Des nuances apparaissent toutefois entre les spécialistes. Comparez : « Contrairement à un usage trop répandu, le nom masculin fait, en dehors d'une liaison avec le mot suivant, doit toujours se prononcer [fɛ] et non [fɛt] » (Girodet) et « Au singulier, le mot se prononce le plus souvent [fɛt], en faisant entendre le t, surtout quand il est en position finale et accentuée » (Péchoin).

    Remarque : On notera que faîte et ses dérivés (faîtage, faîtière...) s'écrivent, en orthographe traditionnelle, avec un accent circonflexe, lequel a été mis à l'index par les Rectifications de 1990. Cette décision est d'autant plus surprenante que ledit accent est censé être maintenu sur i et u « dans les mots où il apporte une distinction de sens utile ». N'est-ce pas précisément le cas entre faite (participe passé féminin du verbe faire) et faîte ?

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Jean-Paul Belmondo était au faîte de sa gloire.

     


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