• « L'arc de triomphe sera bien empaqueté [...] du 18 septembre au 3 octobre 2021. Emballé, c'est pesé ! »
    (Pauline Chevallereau, sur arts-in-the-city.com, le 15 juin 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Emballé ? Il me faut bien avouer que je ne le suis pas vraiment. Ce n'est pas tant le projet artistique posthume de Christo qui me chagrine, vous l'aurez deviné, que la façon dont notre journaliste orthographie le premier membre de l'expression qui nous occupe aujourd'hui : emballé en lieu et place de l'impératif emballez. Car enfin, ne s'agissait-il pas à l'origine de l'injonction adressée par un commerçant (boucher ? épicier ?) à son commis de préparer la marchandise tout juste pesée et sur le point d'être emportée ?

    Renseignements pris, ladite expression (attestée dans les années 1960) n'est que le énième avatar d'une formule probablement née dans les faubourgs du XIXe siècle pour conclure une transaction commerciale et que la langue familière décline depuis à l'envi pour signifier qu'une affaire est entendue, qu'il n'y a plus rien à ajouter et que l'on peut passer à autre chose : enlevez, c'est pesé ! (Émile Debraux, 1830), enlevez, c'est payé ! (Théodore Cogniard, 1838), enlevez le bœuf ! (Courteline, 1886), enlevez ! c'est vendu ! (E. Huet, 1895), envoyez, c'est pesé ! (Lucien Sampaix, 1933), enveloppez, c'est pesé ! (Gilbert Le Poubau, 1938)... Et hop ! affaire suivante !

    Force est, hélas ! de constater que la logique ne pesait pas plus lourd hier qu'aujourd'hui dans la balance orthographique. Jugez-en plutôt : « Enlevé, c'est pesé » (Charles-Désiré Dupeuty, 1827), « Enlevé, c'est payé » (J. Hilpert, 1841), « Enlevé !... c'est servi ! » (Charles Lafont, 1859), « Emballé, c'est pesé ! » (Alain Badiou, 1967), « Enveloppé c'est pesé ! » (Jules Ravelin, 1967), « Envoyé c'est pesé » (Auguste Le Breton, 1995), etc. Aussi en vient-on à s'interroger sur ce qui peut bien motiver le choix du participe passé dans cette affaire : influence du second membre de la parataxe sur le premier ? souci de symétrie ? ou, comme le croit Philippe Gaillard, « référence à la rapidité avec laquelle très souvent un boucher-charcutier pèse puis emballe un morceau de viande qu'un client vient d'acheter » (sur le mode « aussitôt pesé, aussitôt emballé ») ? Des esprits étonnamment conciliants vont même jusqu'à affirmer que « les deux [graphies] sont possibles, avec en principe une nuance de sens : l'un[e] est un ordre, l'autre une constatation » (fil de discussion du Wiktionnaire). Il n'est pourtant que de consulter les ouvrages de référence pour s'aviser que la seconde analyse − si tant est qu'elle soit recevable (dirait-on : mis dans un emballage, c'est pesé ?) − ne fait pas le poids face à la première :

    « Enlevez, c'est pesé ! (familier). C'est une affaire conclue » (TLFi, article « peser »).
    « Enlevez le bœuf (populaire). C'est prêt, vous pouvez emporter » (TLFi, article « enlever »).

    « Locution familière. Vieilli. Enlevez le bœuf ; (moderne) Enlevez, c'est pesé : la chose est prête, vous pouvez l'emporter » (Petit Robert, article « enlever »).
    « Locution. Emballez, c'est pesé ! : l'affaire est faite, c'est d'accord » (Petit Robert, article « emballer »).

    « Familier. Enlevez, c'est pesé, c'est une affaire conclue » (Grand Larousse, article « peser »).

    « Locution familière enlevez le bœuf ! "la chose est prête, vous pouvez l'emporter" » (Dictionnaire historique de la langue française, article « enlever »).

    « Enlevez, c'est pesé ! phrase des commerçants devant leur balance. L'idée étant : c'est terminé ! » (Le Bouquet des expressions imagées, Claude Duneton).

    Mais rien n'y fait, et il ne se passe pas une journée sans que le camp du participe passé n'attire de nouveaux chalands (Henri Duvernois, Claude Farrère, Roland Dorgelès, Françoise Xenakis, Pierre Merle, Bernard-Henri Lévy, pour ne citer que les plus en vue).
    Cela dit, ne nous plaignons pas trop : il semblerait que nous ayons échappé jusque-là à la graphie emballer. Tout bien pesé, ce n'est déjà pas si mal...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Emballez, c'est pesé !

     


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  • « Le leader de Core in Fronte n'est pas tendre quand il évoque le bilan de la mandature finissante. »
    (Patrick Vinciguerra, sur francebleu.fr, le 2 juin 2021.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Échéances électorales obligent, le mot mandature fait un retour remarqué sur la Toile, où il rallie tous les suffrages... à l'exception notable de celui de l'Académie : « Mandature est un néologisme incorrect et totalement inutile, né de l'intime conviction de certains que plus un mot est long, plus il confère d'importance à la chose qu'il désigne », lit-on sur son site Internet. C'est oublier un peu vite que le bougre est attesté − fût-ce maigrement − dans la langue administrative depuis... le milieu du XIXe siècle, tout de même, comme doublet de mandatement (« action de délivrer un mandat » et, spécialement, « acte administratif donnant ordre de payer la dette d'un organisme public, lorsqu'il se réalise par l'émission d'un mandat »). Comparez : « Mandature des traitements du personnel » (Auguste Stourm, directeur général des Postes, 1856), « Mandature des dépenses publiques » (Adolphe Cochery, ministre des Postes et des Télégraphes, 1882) et « La liquidation des dépenses, leur ordonnancement, mandatement et paiement » (Administration générale des Ponts et Chaussées et des Mines, 1823), « Mandatement des traitements du clergé » (Recueil des actes administratifs, 1837).

    D'abord interchangeables (à l'instar de déchirure et déchirement [musculaire]), les deux dérivés de mandater tendent à se distinguer à mesure que ledit verbe voit son sens s'étendre, au tournant du XXe siècle, de « délivrer un mandat pour le paiement d'une somme » à « investir (quelqu'un) d'un mandat (= fonction, charge donnée par une personne à une autre pour qu'elle la remplisse en son nom) » : à mandatement l'action correspondant à la première acception et à mandature celle correspondant à la seconde (1). Surtout, le suffixé en -ure se spécialise dans le domaine politique pour désigner le temps d'exercice d'un mandat électif : « Au cours de ses vingt-six années de mandature municipale » (L'Indépendant rémois, 1892), « Les résultats des dernières élections [...] imposent une entente qui se manifesterait d'abord pour l'élection du bureau puis pendant toute la mandature » (Félix Roussel, 1908), « Au début de chaque mandature » (Louis Mocquant, Le Conseil municipal de Paris, 1908), « Durant les quatre années de mandature » (Journal des débats politiques et littéraires, 1912), à côté de « Avant que les cinq années de son mandat fussent expirées » (Alphonse Rabbe, avant 1829), « Cet homme public serait irresponsable, durant son mandat » (Les Deux Bourgognes, 1838), « Ce n'est pas pendant son mandat » (Assemblée nationale législative, 1849). Autrement dit, et n'en déplaise à tous ceux qui se réclament aveuglément de l'Académie pour affirmer qu'« on a toujours dit mandat pour nommer non seulement la fonction, la charge publique conférée par élection, mais aussi [par métonymie] la durée d'exercice de cette charge », cela fait au moins cent trente ans que mandature concurrence mandat dans son acception durative. Vous parlez d'un néologisme !

    Quant à la critique d'enflure verbale, est-elle davantage justifiée ? Rien n'est moins sûr. D'abord, force est de constater que les ouvrages de référence eux-mêmes ont attendu les années 1970 (!) pour commencer à consigner ladite métonymie dans leurs colonnes (cf. Larousse, TLFi) − preuve que le tour durant son mandat n'allait peut-être pas autant de soi. Ensuite, et surtout, il ne faudrait pas ignorer le poids, dans cette affaire, de l'analogie avec le couple magistrat/magistrature (2). Ne lit-on pas dans les éditions successives du Dictionnaire de l'Académie que magistrature, « dignité, charge de magistrat », se dit aussi, à la faveur de la même métonymie, du « temps pendant lequel un magistrat exerce ses fonctions. Le fait a eu lieu durant sa magistrature » ? Convenons que la tentation était grande de plébisciter la graphie mandature pour désigner le temps pendant lequel un élu exerce son mandat ! Le parallèle est d'autant plus pertinent que magistrat, conformément au latin magistratus, a longtemps cumulé les sens de « charge publique » et de « titulaire de ladite charge », avant d'abandonner le premier à magistrature, apparu (inutilement ?) un siècle après lui. Aussi ne s'étonnera-t-on pas d'apprendre que l'on a dit durant son magistrat avant de dire durant sa magistrature : « Nous avons eu ung consul tant severe et tant rigoureux que durant son magistrat, personne na disné avecques luy » (Antoine Macault, 1539) (3). Et voilà poindre ce paradoxe tout académicien qui veut que l'on entérine d'une main ce que l'on refuse de l'autre : durant sa magistrature (pourtant plus long que durant son magistrat), mais « durant son mandat, et non durant sa mandature ». Deux poids, deux mesures... et un parti pris !

    Vous l'aurez compris : rien ne justifie la campagne de dénigrement menée sans plus d'arguments contre mandature... mais rien n'interdit non plus de lui préférer le sobre mandat. D'autant que, si celui-ci peut toujours se substituer à celui-là dans un contexte politique (4), l'inverse n'est pas vrai : « Donner mandature au maire » (L'Est républicain), « [Suarez] exerça une mandature houleuse » (Bolivie, publié aux éditions Lonely Planet) sont autant d'invitations... à l'abstention !
      

    (1) « Deux ministres déclarent avoir été invités à juger la question de mandature dans [tel différend]. Nous ne pouvons [...] accepter le mandat qui nous a été offert » (Gazette de Biarritz, 1926).

    (2) D'aucuns évoquent plutôt l'influence de législature « période pendant laquelle une assemblée législative exerce son mandat ».

    (3) Autres exemples : « Tous les arrentemens qu'il avoit faits durant son magistrat » (Jacques Amyot, 1565), « Il ne la [= la vengeance] devoit exercer durant son magistrat » (Blaise de Vigenère, 1582), « Il ne luy estoit loisible, pendant son magistrat, vuider les fins du pays » (Étienne Pasquier, 1596), « Ceux-cy peuvent estre faicts recteurs durant leur magistrat » (Pierre Davity, 1613), « C'est pourquoy ils furent en continuelles contentions durant leur magistrat » (Scipion Dupleix, 1638) ; « Il pouvoit protester avoir faict pendant sa magistrature tout ce que l'honneur de Dieu [lui pouvoit] commander » (Lancelot Voisin de La Popelinière, 1581), « Ceux-cy peuvent entrer au rectorat ou gouvernement durant leur magistrature » (traduction d'un texte de Francesco Sansovino, 1611), « Magistrature, charge de magistrat ; durée de magistrat, tams durant lequel on est magistrat » (Philibert Monet, 1636).

    (4) Irène Nouailhac plaide toutefois en faveur d'une stricte répartition d'emploi entre les deux termes : « Ne pas utiliser mandat dans le sens de mandature = durée du mandat. Une mandature de trois ans » (Le Pluriel de bric-à-brac, 2006).


    Remarque : Signalons enfin que le prétendu néologisme se trouve jusque sous des plumes averties : « La linguistique achevait sa mandature de discipline pilote » (Bernard Cerquiglini, 2018), voire − horresco referens ! − académiciennes : « La troisième Douma a duré le temps complet d'une mandature » (Hélène Carrère d'Encausse, 2014).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, selon l'Académie, le bilan du mandat.

     


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  • Syntaxe à poil

    « L'épilateur Braun retire les poils 3 fois plus courts que la cire. » (1)
    (publicité diffusée en mai 2021.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Est-il besoin de confesser que j'ai senti mes poils se hérisser en découvrant, à la télévision, cette (rase) campagne publicitaire vantant les performances d'un épilateur ressorti pile-poil pour la fête des mères (2) ? Dieu, quel charabia ! Car enfin, je vous le demande, comment le système pileux peut-il être comparé à... la cire ? C'est mélanger les torchons et les serviettes dans un raccourci syntaxique qui prend le bon sens à rebrousse-poil.

    « Attention aux ellipses contraires à la logique, nous met utilement en garde Bénédicte Gaillard : Ma voiture roule plus vite que sa sœur (au lieu de Ma voiture roule plus vite que celle de sa sœur). »

    Mais il est à craindre que ces considérations bassement grammaticales ne fassent une belle jambe aux annonceurs de tout poil. De là à gager qu'ils vont finir par me trouver rasoir...


    (1) Variante diffusée en juin 2021 : « L'épilateur Braun vous débarrasse des poils jusqu'à 3 fois plus courts que la cire. »

    (2) Ou fête des Mères, les spécialistes ayant du mal à accorder leurs pincettes orthographiques.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'épilateur retire les poils trois fois plus courts que ceux attrapés avec la cire.

     


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  • « McFly & Carlito avec Emmanuel Macron : les moments les plus improbables de la vidéo. »
    (paru sur nrj.fr, le 24 mai 2021.)  
     (photo Wikipédia sous licence GFDL par Arno Mikkor)

    FlècheCe que j'en pense


    S'il est un mot qui a été mis à toutes les sauces, ces dernières années, c'est bien l'adjectif improbable : « On ne compte plus, pour peu que l'on y prête attention, les "banlieues improbables" (glauques ?), les paniers de basket au "filet improbable" (virtuel ?) ou même, au football, les "tirs improbables" (sans conviction, voire mal ajustés ?) [...]. L'ennui, c'est qu'en proliférant l'effet de style est devenu cliché, pour ne pas dire tic, et qu'il commence à faire furieusement toc... » (Bruno Dewaele, 2005), « Tout [est] devenu "improbable" : les lieux, les couples, les circonstances, les œuvres, jusqu'aux couleurs des vêtements » (Philippe Labro, 2009), « L'adjectif improbable est ces temps-ci employé, suremployé, hyper employé, tout au moins dans le cercle restreint des journalistes et surtout des critiques [...]. Quand on voit qu'ils accolent improbable à des substantifs qui ne vont pas très bien avec, et même pas du tout : des livres, des films, des robes de soirée, des chaussettes, des paires de skis, on comprend qu'il y a un glissement de sens » (Bernard Leconte, Défense de la langue française, 2012), « Ne faisons pas de ce mot un adjectif passe-partout, un tic de langage, qui serait utilisé systématiquement en lieu et place d'autres adjectifs comme étonnant, surprenant, imprévu » (rubrique Dire, ne pas dire de l'Académie française, 2013).
    Ce n'est pas une raison pour s'acharner gratuitement sur la bête...

    Prenez cette remarque trouvée sur le site des correcteurs du monde.fr : « La vogue médiatique est d'en faire grand usage et à tort et à travers. Comme dans [cet] exemple que nous avons trouvé dans un récent Figaro littéraire : "Mais il finit par lasser avec ses romans aux intrigues improbables." L'intrigue n'est-elle pas plutôt ou au moins autant invraisemblable ? » Les bras m'en tombent ! Car enfin, s'il est vrai que notre adjectif a d'abord hésité entre les sens du latin improbabilis (« réprouvable, indigne d'approbation », en latin classique, puis « dont on ne peut apporter la preuve » en latin chrétien [1]), lui-même dérivé de probare (« trouver bon, approuver ; rendre croyable, faire accepter, prouver ») (2), cela fait belle lurette que les lexicographes lui ont également reconnu celui de « invraisemblable » : « Qui ne peut estre prouvé, qui n'est pas vrai semblable. Il y a bien des veritez qui sont improbables, qui sont au dessus de la raison » (Antoine Furetière, 1690), « Improbable (qui n'est pas vraisemblable) improbable, unlikely » (Abel Boyer, The royal dictionary, 1702), « Qui n'a point de probabilité [au sens de "vraisemblance, apparence de vérité"] » (quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1762), « Qui n'a point de probabilité ; invraisemblable » (Claude-Marie Gattel, 1803 ; Louis-Nicolas Bescherelle, 1847), « Vieux. Qui est en désaccord avec ce que le sens commun admet comme probable, vraisemblable » (Grand Larousse, 1973), « 1. Qui manque de vraisemblance. Cette version des faits me paraît improbable » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 2005). D'où : « A chaque scène une nouvelle intrigue, et toujours absurde et improbable » (André-Samuel-Michel Cantwell, 1798), « Une intrigue assez improbable » (Revue de Paris, 1832), « [Nouer] des intrigues improbables » (Jacques-Germain Chaudes-Aigues, 1841 ; Benoît Jouvin, 1871) (3).

    Tout aussi impr...udent me paraît cet avis de Jacques Pépin, exprimé en 2012 sur le forum de l'association Défense de la langue française : « Improbable [...] s'applique à des faits ou à des évènements, non à des êtres ou à des choses. » C'est oublier que ce principe, qui vaut pour l'acception moderne usuelle de « qui a peu de chances de se produire » (attestée depuis au moins le XVIIIe siècle), souffre de nombreuses exceptions. Jugez-en plutôt : « De plusieurs choses probables [= recommandables, de bonne qualité] et bonnes sen fait une male composte [= mélange de mets] et improbable » (Desdier Christol, 1505) et, plus près de nous, « Une robe de soie bleu de ciel improbable » (Théophile Gautier, 1837), « La ville improbable, absurde » (Michelet, 1843), « Un directeur de spectacle, porteur du nom improbable de Blanc-partout » (Charles Monselet, 1863), « Des chênes d'une grosseur et d'une hauteur improbables » (Maupassant, 1875), « Lieu improbable de sa naissance » (Félicien Champsaur, 1884), « L'art Kmer invente également d'improbables bêtes » (Huysmans, 1889), « Le jardin [où] les plus improbables papillons avaient pu élire domicile » (Pierre Loti, 1890), « Une végétation compliquée, où voltigent d'improbables oiseaux vert-courge » (Colette, 1902), « Ce personnage, improbable d'ailleurs, et [que nous appelons] un critique d'art » (Octave Mirbeau, 1904), « [Une lettre] cherchée dans les coins les plus improbables » (Proust, avant 1922), « Chercheurs sans entrain d'improbables Cythères » (Céline, 1932), « Une créature improbable du songe » (Henri Bosco, 1947), « Son illustre confrère se mit à courir d'improbables adresses » (Simenon, 1948), « Les survenants improbables de ce bout du monde » (Julien Gracq, 1958), « Des bords de Loire [...] jusqu'aux improbables Sargasses » (Poirot-Delpech, 1999), « Voter pour un candidat absolument improbable [...] est inutile » (Alain Rey, 2006), « Cinq romans aux titres si bellement improbables » (Pierre-Jean Remy, 2008), « Lamartine, candidat improbable puisque diplomate » (Hélène Carrère d'Encausse, 2010), « Animaux très improbables » (Dictionnaire historique de la langue française, 2010), « Raymond composait avec son maître le duo le plus improbable qu'on s'attende à trouver » (Pascal Bruckner, 2014) (4). Autrement dit, l'adjectif improbable s'est étendu, au tournant du XIXe siècle (5), des opinions (qui ont peu de chances d'être vraies) et des évènements, des phénomènes (qui ont peu de chances de se produire) aux choses et aux êtres (qui ont peu de chances d'exister) ; de là l'emploi comme synonyme littéraire (ou plaisant) de « inattendu, incroyable » (selon le TLFi), « très surprenant ; inattendu, invraisemblable » (selon le Nouveau Larousse encyclopédique), « qui étonne par son caractère peu ordinaire, insolite » (selon le Robert en ligne), en parlant de quelque chose (ou de quelqu'un) qui existe déjà.

    Est-il besoin de préciser que d'aucuns n'ont pas manqué de soupçonner l'influence de la perfide Albion derrière cette extension de sens ? « Improbable s'entend çà et là comme synonyme de surprenant, il s'agit en fait d'un anglicisme, l'adjectif français ne désignant que ce qui n'est pas sûr, qui reste à prouver » (Jean Pruvost, 2020), « L'emploi de l'adjectif improbable peut, comme pour la plupart des anglicismes rampants, introduire une ambiguïté : Une improbable erreur de GPS (titre Yahoo). [Faut-il] comprendre une erreur "peu probable" ou une erreur "invraisemblable, inimaginable" ? » (Richard Rongier, 2016). C'est aller, me semble-t-il, un peu vite en besogne. Car l'influence anglaise, quand elle serait... probable dans cette affaire (6), a-t-elle été aussi décisive qu'on voudrait nous le faire croire ? Le doute est permis, dans la mesure où improbable, à y bien regarder, n'a fait que suivre l'évolution de l'adjectif invraisemblable, passé par exagération de « qui ne semble pas vrai, qu'on ne peut croire conforme à la vérité » à « qui surprend par sa bizarrerie, son caractère exceptionnel ». Et quand bien même la responsabilité des sujets de Sa Gracieuse Majesté serait avérée, il y aurait prescription depuis plus de deux siècles ! Quant à l'argument de l'ambiguïté, indéniablement pertinent − comparez l'exemple qui nous occupe avec cette citation d'Albert de La Salle : « Nous attendrons leurs objections jusqu'au moment improbable où ils auront la bouche vide » (Le Monde illustré, 1877) −, force est de convenir qu'il valait déjà en latin et en moyen français : des raisons improbables étaient-elles « condamnables, indignes d'approbation » ou « difficiles à prouver, peu conformes à la vérité » ? Voilà pourquoi accabler l'adjectif improbable de tous les défauts me paraît aussi excessif que de l'employer à tout bout de phrase. Mais ça, il est probable que vous le saviez déjà...

    (1) « Improbabilis. Qui n'est pas digne d'approbation, réprouvable. Cet adjectif peut parfois être rendu par Qui n'est pas probable, qu'on ne saurait prouver. Rationes sequi non improbabiles (Celse). Affectus sunt motus animi improbabiles (Sénèque). Haud improbabili argumento (Pline l'Ancien). Non improbabilis mos (Ulpien) » (traduction de A new and copious lexicon of the latin language, 1836).

    (2) « On doit eschiever faulses et improbables assumptions ou propositions, car comme dist Quintilien : "Il est de necessité de parler plus contentieusement en che que tu ne pues prouver » (Jean Daudin, avant 1382), « Non james reprochable ne improbable » (Georges Chastellain, avant 1475), « Raisons improbables, qu'on n'approuve point, contre l'opinion commune » (Guillaume Morel, 1558).

    (3) Citons également : « Denouëment de l'intrigue fort improbable de la part du Pape et des Jesuites de France » (Traité dogmatique et historique des édits, 1703), « L'impossibilité de croire que quelqu'un ait imaginé un roman [= une histoire, un récit] aussi improbable » (Beaumarchais, 1792), « La conduite de la pièce manque de vraisemblance. La fille de Brutus est amenée dans le camp [...] par des moyens forcés et improbables » (Jean-François de La Harpe, 1798).

    (4) Et aussi : « Quelque religion même absurde et improbable » (Guillaume François Berthier, avant 1782), « Ces fêtes improbables » (Goncourt, 1852), « Notre héros songeait à l'amour improbable de cette jeune fille » (Jules Lecomte, 1856), « C'était un voyage improbable » (Michelet, 1856), « Attendant la venue de quelque mouche improbable » (Théophile Gautier, 1863), « Une carpe à moustache, créature hybride et improbable » (Richard Lesclide, 1869), « Une charmante tasse en porcelaine du Japon avec des fleurs et des dessins improbables » (Philibert Audebrand, 1876), « Qu'on accuse donc encore [...] le roman d'aventures d'être romanesque, impossible, improbable ! » (Jules Claretie, 1885), « La forme improbable de sa malheureuse tête » (Pierre Louÿs, 1888).

    (5) Si l'on excepte l'exemple ancien de Christol.

    (6) Nombreuses sont, au XVIIIe et au XIXe siècle, les occurrences de l'adjectif improbable dans des traductions de textes anglais.

    Remarque : Selon Bernard Leconte, « on ne peut plus dire d'une œuvre qu'elle est superbe, magnifique, exceptionnelle [...] : ces compliments-là sont trop faibles [...]. Improbable fait donc l'affaire [...] et fait gargariser de bonheur l'heureux congratulé » (Défense de la langue française n° 245, 2012). D'autres, au contraire, prennent ledit adjectif plutôt en mauvaise part, par exemple pour dénoncer le côté ridiculement décalé d'une tenue : « Ainsi, de quelqu'un d'habillé n'importe comment, on dira qu'il a une tenue improbable » (Alfred Gilder, 2018). « Improbable permet de rester très évasif, observe de son côté Frédéric Pommier. On ne sait jamais s'il s'agit d'une critique acerbe ou d'un compliment amusé. » Là réside peut-être le secret de son (improbable) succès...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, plus précisément, les moments les plus insolites.

     


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  • Parfum d'un mauvais genre ?

    « Lenor [...] transforme mon lit en un oasis de fraîcheur. »
    (publicité "Un conte de Lenor" diffusée en avril 2021.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    J'en étais resté, pour ma part, à une oasis, conformément aux recommandations des spécialistes : « Oasis est du genre féminin » (Prosper Poitevin, 1856), « Aujourd'hui, [oasis] est uniquement féminin » (Littré, 1863), « Oasis est du féminin » (Thomas), « Toujours féminin : Une oasis saharienne » (Girodet), « Ce nom est du genre féminin » (Capelovici). Mais voilà que l'Académie vient semer le trouble dans la dernière édition de son Dictionnaire, en signalant que « oasis, nom féminin, se rencontre aussi au masculin ». Pour preuve, ces exemples empruntés à de bonnes plumes : « C'était une espèce d'oasis civilisé » (Chateaubriand, 1811), « La haute société forme comme un oasis moral au milieu de Naples » (Stendhal, 1829), « J'aurai atteint cet oasis à travers bien des peines et des privations » (Balzac, 1834), « Cet oasis frais et parfumé » (Eugène Sue, 1838), « La création d'un oasis au milieu du désert » (Henri-Frédéric Amiel, 1866), « Un oasis flottant » (Paul Bourget, 1882), « Tous les oasis » (Maupassant, 1884), « Cet oasis » (Édouard Estaunié, 1908), « Ce grand oasis » (Aragon, 1926), « Comme un oasis » (Martin du Gard, 1936), « C'était un dernier oasis d'été » (Michel Butor, 1957), « Un oasis de silence » (Pierre Gaxotte, 1972) (1).

    Que l'on ait affaire à du beau linge littéraire ne semble guère impressionner Hatzfeld et Hanse : c'est « abusivement », « à tort », nous mettent-ils en garde, que des auteurs considèrent oasis comme masculin. Vraiment ? L'historien Eugène Pellissier n'est pas de cet avis : « Le mot oasis venant originairement de l'arabe ouah, substantif masculin [2], les dictionnaires et les écrivains qui le font féminin ont tort [...]. Néanmoins, comme cette erreur a prévalu et qu'elle a pour elle l'autorité des Latins, je m'y soumets pour ne pas paraître vouloir me singulariser sur un point de si peu d'importance » (Exploration scientifique de l'Algérie, 1853). L'autorité des Latins... et aussi celle des Grecs ! C'est qu'il n'aura pas échappé aux férus d'étymologie que ledit nom est apparu dans notre lexique, au milieu du XVIe siècle, par l'intermédiaire de traductions de textes latins et surtout grecs, où oasis, ο α σ ι ς − probablement issu de l'égyptien − était employé comme nom propre (de divers lieux du désert d'Égypte) puis comme nom commun féminin. De là lui vient sans doute le genre que l'usage français a d'abord retenu (3), tant pour l'ancienne acception toponymique : « Ils envoyerent [les Vierges] en exil à la grande Oasis » (Dom Martin Mathée traduisant un texte grec, 1544), « Une ville nommée Oasis » (Pierre Saliat traduisant Hérodote, 1551), « Le miserable fut envoyé en Oasis, region d'Arabie sterile et agitée de vents pestiferes » (Jean Millet traduisant Jean Zonaras, 1560) que pour l'acception commune attestée au tournant du XVIIIe siècle : « On écrit que les Egyptiens donnoient le nom d'Oasis ou Auasis à tous les lieux habitez qui estoient environnez de deserts, et que c'est ce que ce mot marque dans leur langue » (Louis-Sébastien Le Nain de Tillemont, avant 1698), « Oasis signifie en général un amas de maisons ou de tentes dans un désert, ou dans un lieu sec » (ajout à l'édition de 1702 du Grand Dictionnaire historique de Louis Moréri), « On appeloit Oases, en général, quelques cantons de terre végétale enveloppés des sables de la Libye comme des îles au milieu de la mer, [qui ont] des eaux et des plants de palmiers ou dattiers [et] ne sont point sans habitations » (Jean-Baptiste Bourguignon d'Anville, 1768).

    Vous voilà donc au parfum : oasis était féminin en grec et en latin, mais reproduisait un mot arabe que d'aucuns tenaient pour masculin. De là à considérer, avec Gabriel-Henry Aubertin, que le mot est « des deux genres » en français (Grammaire moderne des écrivains français, 1861), il y a un désert dans lequel il vous est loisible de prêcher aux côtés des académiciens...

    (1) Signalons également les hésitations relevées dans divers ouvrages anciens : substantif masculin dans le Supplément (1752) et l'Abrégé (1762) du Dictionnaire de Trévoux, dans l'édition de 1782 de l'Encyclopédie méthodique, dans l'édition de 1803 du Dictionnaire de Boiste et dans l'édition de 1839 du Dictionnaire de Noël et Chapsal, oasis est traité comme féminin dans le Journal de Trévoux (« Ces Oasis [...] étoient très peuplées », 1762), dans l'édition de 1787 de l'Encyclopédie méthodique, dans l'édition de 1823 du Dictionnaire de Boiste et dans l'édition de 1832 du Dictionnaire de Noël et Chapsal.

    (2) Las ! le genre avancé par Pellissier pour l'arabe ouaha est lui-même sujet à discussion (cf. les commentaires ci-dessous).

    (3) « Pourquoi le féminin ? Le mot oasis est féminin en grec, en latin et donc en français » (Isabelle Lasfargue-Galvez, 2013).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une oasis (plus couramment que un oasis) de fraîcheur.

     


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