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Que (dus)sais-je ?
« Il se plaignait de sa condition et, sans cesse, parlait de droits, de consommation, de fabrication, de rentabilité et autres mots qui ne me semblaient guère appartenir au registre, dussais-je passer pour un idéaliste ou un naïf, de l'écriture. »
(René Pons, dans son livre Le Bruissement des mots, paru chez Cadex Éditions )
Ce que j'en pense
En voilà une jolie coquille ! Car enfin, de quel verbe parle-t-on ? D'un hypothétique dusser, conjugué à l'indicatif imparfait sur le modèle de ceux du premier groupe : je dussais ? Que nenni ! Nous avons bien plutôt affaire ici à la première personne du singulier de l'imparfait du subjonctif du verbe devoir : (que) je dusse, laquelle se transforme, pour des raisons d'euphonie, en dussé-je lorsque le pronom sujet est postposé (1) : « Dussé-je être blâmé, je vous soutiendrai » (Littré).
Cet emploi du subjonctif imparfait sans que et avec inversion du sujet ressortit au registre littéraire : il exprime, avec la valeur à la fois conditionnelle et concessive de « même si (+ indicatif imparfait), quand bien même (+ conditionnel présent) », « une hypothèse envisagée comme irréelle ou peu probable et qui n'a aucune influence sur l'autre partie de la phrase, en opposition avec elle » (selon Hanse), une « éventualité pure, équivalant au conditionnel en registre courant » (selon Sandrine Blondet, Grammaire complète, 2004). On le rencontre à toutes les personnes (surtout avec les verbes devoir, pouvoir, être et avoir) : « Dussiez-vous ne me point répondre, dussiez-vous me trouver ridicule, je ne cesserai de parler de vous à Dieu avec amertume » (Fénelon), « Dussent tous les Thébains / Porter jusque sur moi leurs parricides mains, / Sous ces murs tout fumants dussé-je être écrasée, / Je ne trahirai point l’innocence accusée » (Voltaire), « Dusses-tu me haïr, dusses-tu m'oublier, ce qui serait pis encore, je te sauverai » (Alexandre Dumas), « Oh ! dussé-je, coupable aussi moi d'innocence, / Reprendre l'habitude austère de l'absence, / Dût se refermer l'âpre et morne isolement, / Dussent les cieux, que l'aube a blanchis un moment, / Redevenir sur moi dans l'ombre inexorables, / Que du moins un ami vous reste, ô misérables ! » (Victor Hugo).
Seulement voilà, les spécialistes de la langue ont eu bien du mal à s'accorder sur la prononciation du é euphonique de dussé-je (et autres formes similaires) : Vaugelas le tenait pour « fermé » (Remarques sur la langue française, 1647) ; César Chesneau Du Marsais, pour « ouvert commun » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1755) (2). Pourquoi pareille hésitation, me demanderez-vous ? Parce qu'à cette époque l'accent aigu placé sur un e final servait aussi bien à représenter le son é (fermé) que le son è (ouvert) − je n'en veux pour preuve que les graphies retenues dans les deux premières éditions (1694 et 1718) du Dictionnaire de l'Académie : aprés, severité, etc. « C'est Pierre Corneille, nous apprend Grevisse, qui, le premier, eut l'idée de distinguer par les accents [le son é du son è] : vérité, après, etc. » ; l'Académie ne l'imitera qu'à partir de 1740... Au XIXe siècle, Louis-Nicolas Bescherelle n'eut pas de mots assez durs pour dénoncer la position de Du Marsais : « Les grammairiens, qui semblent avoir pris à tâche de vouloir tout dénaturer, prétendent que dans aimé-je, demandé-je, [dussé-je, etc.,] l'e est ouvert commun ; ils ont tort, selon nous, car l'é étant fermé, comment pourrait-on le prononcer ouvert ? Nous, nous le prononçons fermé comme dans café ; la prononciation et le signe doivent donc être en harmonie ; un é aigu ne se prononce point comme un è ouvert » (Grammaire nationale, 1834). Dix ans plus tard, coup de théâtre : « Est-il permis de prononcer autrement qu'avec le son de l'è ouvert les mots suivants : collège, manège, siège, piège, [...] aimè-je, puissè-je, dussè-je, etc. [...] ? lit-on dans son Dictionnaire national (1845). Toute autre prononciation est ridicule, affectée, inélégante et contraire à ce principe qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que toute syllabe finale sourde rend l'e qui précède toujours ouvert. » Là est précisément le nœud de l'affaire : d'ordinaire, quand deux syllabes muettes viennent à se suivre à la fin d'un mot, il est d'usage que la pénultième se prononce avec le son ouvert et prenne un accent grave (père, sincère, fièvre, fidèle, etc.) (3) ; mais il y eut, comme souvent dans notre langue, quelques exceptions, à commencer par les mots en -ège − un temps affublés d'un accent aigu prononcé « comme un é fermé long, parce que cette prononciation s'accorde assez naturellement avec le son du g » (Pierre Restaut, 1740) −, auxquels furent assimilés nos fameux verbes « qui semblent ne former avec le pronom je, du moins pour l'oreille, qu'un seul et même mot » (Charles-Pierre Girault-Duvivier, 1822). Il fallut attendre 1878 pour que l'Académie se décidât à écrire collège, piège... (avec un accent grave prononcé è) et 1990 pour que le Conseil supérieur de la langue française recommandât les graphies dussè-je, aimè-je..., plus « conformes aux règles générales de l'écriture du français » (4).
Las ! le son ouvert a favorisé l'apparition (le retour ?) de formes parasites en -ai ou -ais, par confusion phonétique (par archaïsme ?) : « Dussai-je être traité de "catholicisant" » (Émile-Guillaume Léonard, cité par Bruno Durand, 1919), « Dussais-je porter ma tête sur un échafaud » (Marcel Fabre, 1933), « Dussais-je mourir de faim » (René Berthelot, 1938), « Dussai-je être suspecté d'idéalisme » (Georges Burdeau, 1981). Allez vous étonner, après cela, de voir fleurir des dussait-il, dussaient-ils sur la Toile...
(1) Rappelons ici la règle qui veut qu'en cas d'inversion du sujet, dans les phrases interrogatives et exclamatives, le e muet qui termine certains verbes à la première personne du singulier de l'indicatif présent et des temps simples du subjonctif se change en é devant le pronom je, afin d'éviter le « hiatus qui résulterait de la rencontre de deux syllabes sourdes » (Louis-Nicolas Bescherelle) : aimé-je, demandé-je, etc., comme dussé-je, eussé-je, fussé-je, puissé-je. La langue ordinaire préfère recourir, dans les tours interrogatifs, à l'introducteur est-ce que...
(2) Autres avis contradictoires émis par les spécialistes de la langue : « Le e féminin requiert une [prononciation] plus expresse et comme masculine [...]. De là vient qu'aucuns y apposent un accent aigu, cherché-je, puissé-je, parlé-je » (Charles Maupas, 1625), « Lorsque les premières personnes sont terminées par un e muet, il faut changer cet e muet en é fermé avec l'accent aigu » (Pierre Restaut, 1740), « M. Restaut se trompe, en disant que l'e muet se change en e fermé dans cette occasion ; et M. Du Marsais n'a pas été conséquent, quand il a dit qu'il étoit ouvert, et qu'il a continué de le marquer de l'accent aigu [...]. Il seroit donc plus convenable [...] d'écrire aimè-je ? dansè-je ? » (Jacques-Philippe-Augustin Douchet, 1762), « Pour la première personne, si le verbe finit par un e muet, cet e se change en é fermé » (Jean-François Féraud, 1788), « L'e est aigu long [...] partout où l'é aigu ou ai, ei sont suivis du son je » (Urbain Domergue, 1805), « Aimé-je ? [avec é fermé] ou aimai-je ? se prononcent tous les deux absolument de même » (Noël et Chapsal, 1823), « [La graphie vicieuse] dussai-je doit s'écrire dussé-je [...] et se prononcer du-sséj' » (Joseph Benoît, 1857), « Bien qu'on écrive é, on prononce [è] dans ces formules, l'é fermé ne s'employant guère dans les syllabes fermées » (Kristoffer Nyrop, 1903), « Cette prononciation [en è, qui fait exception à la règle] est artificielle, enseignée et imposée par le maître d'école. [...] Et la force invincible de la loi naturelle n'a pas rétabli la prononciation régulière, car cette forme d'interrogation [avec inversion du sujet] a cessé bientôt d'être usitée [au profit de la périphrase est-ce que] » (Théodore Rosset, avant 1905 ?), « La prononciation la plus ordinaire, celle qui résulte du simple jeu des lois phonétiques est [è : j]. La prononciation [é : j] est plus rare » (Damourette et Pichon, 1934), « On remplace cet e muet par un é fermé (qui toutefois se prononce comme un è ouvert) » (Adolphe V. Thomas, 1971), « De là le changement de l'e muet en e ouvert (noté abusivement é) » (Maurice Grevisse, 1975), « La prononciation rigoureuse est donc : [du]ssé » (Jean-Pierre Colignon, 2017).
(3) De là la règle générale rappelée par la Conseil supérieur de la langue française : « La lettre e ne prend l'accent grave que si elle est précédée d'une autre lettre et suivie d'une syllabe qui comporte un e muet. »
(4) Il est à noter que certains auteurs avaient anticipé la régularisation de cette anomalie : « Dussè-je avoir plus de chances d'être atteint moi-même » (Marcel Proust), « Dussè-je y passer une seconde nuit » (Henry Bordeaux).
Remarque 1 : On a d'abord dit, en ancien français, deusse jou (aim[e] jou, etc.) : « La deusse jou bien trover » (Jean Renart, début du XIIIe siècle). Après l'affaiblissement de jou en je, la rencontre des deux syllabes avec e muet (dit aussi instable, féminin ou caduc) constitua une difficulté de prononciation réelle. D'aucuns s'en accommodèrent tant bien que mal, notamment dans « les provinces de delà Loire » (selon Vaugelas) et « dans toute la Lorraine, [où] on prononce aime-je, chante-je, mange-je, avec les deux e féminins desuite » (selon Ménage, 1672) : « Je ne men fuyrait point, et deusse je mouryr en ceste place » (John Palsgrave, 1530), « Car y deusse-je perdre la vie, il faut que me repariez ce tort » (Étienne Pasquier, avant 1615). Ailleurs, on contourna la difficulté en plaçant l'accent tonique sur la finale de la forme verbale ; se développèrent ainsi − « non seulement au XVe siècle, où l'absence des accents graphiques ne laissait pas d'autres moyens, mais aussi après leur invention, jusqu'au XVIIIe siècle », précise Grevisse − des graphies en -ai, -ay, parfois -ei (par fausse analogie avec le passé simple ?) à côté de celles en -é, exigées par Vaugelas : « Y deussay-je employer mon bien, / Je ne veux point d'autre alchymie » (Olivier Basselin, avant 1450), « Je ne m'y sçauroye consentir, / En deusai-ge perdre la vie » (Le Mystère de saint Laurent, 1499), « Et dussei-ge, par Dieu, acquerre [...] » (Trestout le trésor de Venise, XVe siècle), « Ne dusseige manger à mon ordinaire que des carottes » (texte anonyme daté de 1626), « Deussais-je aller pieds nuds » (Adam Billaut, avant 1662), « Düssay-je estre roüé tout vif » (Molière, 1671), « Deussay-je après dix ans voir mon palais en cendre » (Racine, 1679), « Mais dussai-je en périr » (Crébillon père, 1707), « Dussai-je en mourir cent fois, il faut être estimé de Julie » (Rousseau, 1761). N'allez pas croire pour autant que lesdites finales (ai, ay, ei) se prononçaient forcément avec un son ouvert : « Plusieurs ignorent [la] règle et conservent l'e muet dans l'orthographe et la prononciation. D'autres, prononçant l'é fermé, changent, en écrivant, cet e muet en ai », nous renseigne Jean-François Féraud dans son Dictionnaire critique (1788). Rappelons encore à toutes fins utiles que, selon Littré, l'e aigu se divise en deux : « é fermé comme dans bonté ; il est souvent figuré par ai comme dans je trompai, par ez, comme dans vous voyez ; l'autre moins fermé, comme le premier e dans été, sévère, etc. ; ce second e moins fermé est figuré de façons très diverses : par é comme dans les exemples précédents, par ai comme dans le premier ai de j'aimai, par e comme dans Noël, secte, par ait comme dans trait, par et comme dans sujet, par ect comme dans respect, par aid comme dans laid, par egs comme dans legs, par ef comme dans chef-d'oeuvre. »
Remarque 2 : Voir également le billet Inversion du pronom je.
Ce qu'il conviendrait de dire
Dussé- je (graphie traditionnelle) ou Dussè-je (graphie rectifiée) passer pour un idéaliste.
Tags : devoir, dussé-je, dussè-je, dussai-je, dussais-je, prononciation, accent aigu, grave
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Commentaires
Frédéric Dard dans ses "San-A" utilisait beaucoup cette tournure pour faire parler le commissaire...Béru, lui, semblait ignorer la règle...