• « J'aimais déjà pas les dimanches soirs.... Et sans Claire Chazal... Ça ne va pas s'arranger. »
    (Patrick Timsit, sur Twitter, le 13 septembre 2015) 

    Claire Chazal (photo tf1.fr)

     
    FlècheCe que j'en pense


    Rappelons à notre comique national que soir (comme matin ou midi), employé après un nom de jour, reste logiquement invariable, car on considère qu'il y a ellipse de au : tous les dimanches (au) soir, et non tous les soirs des dimanches. Telle est en tout cas la position de l'Académie (« Le magasin est fermé tous les lundis matin »), de Thomas, de Girodet et de Bescherelle.

    Mais voilà que Hanse, dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, vient semer le trouble : « Tous les lundis soir ou tous les lundis soirs » (à l'entrée « soir ») et « tous les lundis soir (au soir ; des auteurs écrivent soirs) » (à l'entrée « date »). Il faut reconnaître que la tentation d'accorder au pluriel est d'autant plus grande que chaque terme de l'expression, pris séparément, ne saurait rester invariable. Et Grevisse d'ajouter : l'autre solution, qui consiste à mettre le second élément au pluriel, n'est pas moins logique que la première, car l'idée de tous les matins (midis, soirs) se superpose volontiers, dans l'esprit du locuteur, à celle de tous les lundis.

    De fait, l'usage en la matière semble assez indécis, jusque chez les meilleurs écrivains : « Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve ; tous les dimanches soir, il revenait avec une loque » (Alphonse Daudet), « Les longs dimanches soir » (Georges Rodenbach), « Les heures de supplément non payées les dimanches matin » (Rolland), « [Il] fait des lectures publiques tous les mardis soir » (Gide), « tous les jeudis matin » (Romains), « les bicyclettes des samedis soir » (Mauriac), « Jacques venait tous les jeudis soir » (André Thérive), « toutes les salades ruissellent d'urine les samedis soir » (Céline), « On avait les dimanches soir » (Giono), « C'est pourquoi, tous les jeudis matin » (Pagnol) ; mais « Tous les dimanches soirs nous entendions [le bruit du bal] » (Michelet), « Votre fils qui a eu la bonté [...] de venir à mes lundis soirs » (Edmond de Goncourt), « on m'y conduisait régulièrement tous les mercredis soirs » (Pierre Loti), « Mallarmé recevait tous les mardis soirs » (Gide), « c'était la pause au lit tous les dimanches matins » (André Maurois). La confusion est telle qu'il n'est pas rare que les graphies varient d'une édition à l'autre, voire au sein du même ouvrage : « Ce garçon ne devait pas s'embêter les samedis soir ! » et « la foule élégante des samedis soirs » (Gabrielle Roy, Bonheur d'occasion). Pas facile d'y voir... clair.

    Dans le doute, mieux vaut encore s'en tenir prudemment aux recommandations de l'Académie. Matin, midi et soir.


    Remarque : On notera que les noms de jour sont des noms communs comme les autres, qui prennent la minuscule et la marque du pluriel. Voir également le billet Soir

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Je n'aimais pas les dimanches soir (selon l'Académie).

     


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  • « Cazeneuve : "La France accueillera dans les meilleurs délais un millier de migrants". »
    (paru sur BFMTV.com, le 7 septembre 2015) 

    Bernard Cazeneuve (photo Wikipédia sous licence GFDL par Mahmoud)

     
    FlècheCe que j'en pense


    Est-il besoin de préciser que le sujet que je m'apprête à aborder ici pourra paraître, et à juste raison, fort dérisoire à côté de ce que vivent actuellement lesdits réfugiés ? Il n'en a pas moins sa place dans une chronique de langue.

    C'est que, à en croire Dupré, la locution dans les meilleurs délais, couramment employée dans la langue commerciale ou administrative au sens de « le plus rapidement possible, au plus vite », serait une impropriété : « Ce n'est pas la qualité des délais qui est en cause, mais leur longueur. Il faut dire : dans les plus brefs délais. » Si l'argument semble frappé au coin du bon sens − gageons que l'on y réfléchirait à deux fois avant de dire dans de bons délais (1) −, force est de constater qu'il n'est guère entendu de nos contemporains. Jugez-en plutôt : « Nous souhaitons vivement que soit établi dans les meilleurs délais […] un lexique orthographique de la langue française » (Maurice Druon), « ce que le roi demandait surtout à la Compagnie, c'était de venir à bout du dictionnaire dans les meilleurs délais » (Hélène Carrère d'Encausse), « Je vous laisse mener à bien la récupération d'un prépuce dans les meilleurs délais » (Yann Moix), « Marcello se fit un devoir de régler mon affaire dans les meilleurs délais » (Olivier Poivre d'Arvor), « obtenir dans les meilleurs délais le transfert de son camarade » (Pierre Lemaitre), « atteindre avec célérité, dans les meilleurs délais possible, le zéro rêvé » (Daniel Picouly).

    Il faut dire que les spécialistes de la langue sont plutôt divisés sur la question. Si les dictionnaires usuels semblent s'en tenir aux brefs délais (« À bref délai, dans les plus brefs délais : très bientôt », Robert illustré) Hanse répond sans détour à Dupré : « Pourquoi rejeter [l'expression dans les meilleurs délais] ? Ne peut-on, à la lettre, apprécier la qualité d'un délai ? » Voire. Et que penser de la position de l'Académie qui, à l'entrée « délai » de la dernière édition de son Dictionnaire, ignore ledit tour au profit de sans délai, sans plus de délai, à bref délai, dans les plus brefs délais, mais ne rechigne pas à l'employer à l'entrée « ce » : « Vous rejoindrez votre poste, et ce, dans les meilleurs délais » ? Allez comprendre.

    Pis : Goosse, le continuateur de Grevisse, n'hésite pas à taxer dans les meilleurs délais d'anglicisme ! À y regarder de plus près, rien n'est moins sûr : « L’influence de l’anglais n’est pas si évidente, fait judicieusement remarquer l'Office québécois de la langue française, les multiples façons de traduire dans les meilleurs délais (as soon as possible, as quickly as possible, promptly, at your earliest convenience, without delay, etc.) ne rappellent en rien la formule française. » Quant à ceux qui, à l'instar d'Abdallah Naaman dans son livre Le français au Liban, laissent entendre − sans plus d'argument − que sans délai serait également « inspiré de l'anglais », il leur sera rétorqué que ladite locution est tout de même attestée dans notre langue... depuis la seconde moitié du XIIe siècle : « Or faisons tost et sanz delai » (Chrétien de Troyes, Érec et Énide). La confusion provient, me semble-t-il, de ce que délai (proprement « temps accordé pour faire quelque chose » ou « prolongation consentie pour achever la réalisation d'un projet ») est un anglicisme sémantique quand il est employé au sens de « retard »... alors que l'on peut dire correctement sans délai ou sans retard pour « sur-le-champ, immédiatement ».

    Anglicisme ou pas, le succès de la locution dans les meilleurs délais s'explique surtout par son côté moins catégorique, moins autoritaire que dans les plus brefs délais, sans délai ou le plus tôt possible. Et il se trouve de beaux esprits pour s'en plaindre, me dites-vous ? C'est la meilleure !


    (1) Le tour se trouve toutefois chez quelques auteurs modernes : « En un temps où l'acheminement du courrier est un souci constant, il parvient toujours à faire parvenir ses lettres dans de bons délais » (Nicolas Schapira), « Pour avoir de bonnes statistiques, il fallait faire du chiffre, dans de bons délais » (David Messager), « les entreprises susceptibles de les [= les travaux] effectuer dans de bons délais » (Yvette Roudy), « pour pouvoir servir dans de bons délais les commandes des libraires » (Alban Cerisier).


    Voir également le billet Sans délai

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    La France accueillera dans les plus brefs délais un millier de migrants.

     


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  • « J'ai résilié sans m'appauvrir un abonnement à la publication épaisse où la faim de savoir doit se suffire de l'apport des avis mortuaires. »
    (Gaston Cherpillod, dans son livre D'un ciel bleuâtre, paru aux éditions L'Âge d'homme) 

     

     
    FlècheCe que j'en pense


    Parmi les diverses constructions du verbe suffiresuffire à (ou pour) suivi d'un nom ou d'un infinitif, il suffit de (ou que), etc. −, intéressons au tour pronominal se suffire. Employé absolument, il signifie « subvenir à ses propres besoins », mais on le rencontre souvent suivi de la préposition à au sens de « trouver en soi le moyen de se passer des autres » (en parlant d'une personne) ou de « n'avoir besoin d'aucun complément, d'aucune amélioration » (en parlant d'une chose) : « La vertu a cela d'heureux qu'elle se suffit à elle-même » (Labruyère), « N'attendez rien de grand de qui croit se suffire » (Houdar de La Motte), « Quand on se suffit l'un à l'autre, s'avise-t-on de songer à un tiers ? » (Rousseau), « Ah ! ma fille, la triste et pénible résolution que celle de vivre seul, et de se suffire à soi-même ! » (Marmontel), « Mais se suffire n'est que tuer le temps et tromper la tristesse » (Sand)
    .

    J'ai eu beau chercher dans les dictionnaires et ouvrages de référence à ma disposition, nulle trace de se suffire construit avec la préposition de. À dire vrai, ce n'est pas tout à fait exact. On peut lire à l'entrée « patrimoine » du Littré cette citation de Philippe de Remy (XIIIe siècle), annotée de la main du lexicographe : « Clercs qui ne marceandent pas, ançois se cevissent [se suffisent] de lor patremongne ou de lor benefices. » Avouez que la caution est mince, pour ne pas dire... insuffisante. Le tour se trouve pourtant sous quelques plumes avisées : « se suffisant de trois ou quatre nuits par an » (Zola), « Les amants [...] se suffisent de l'espace qu'il faut pour étendre leur corps près d'un autre » (Guy de Pourtalès), « éprouver si elle [= une pièce de théâtre] se suffirait de ne comporter rien qui ne fût nécessaire à cette action » (Henry de Montherlant), « Quand on a regardé en face le soleil et la mort, peut-on se suffire de la mesure ? » (Jean-Marie Domenach), « il était dans la misère mais se suffisait de peu » (Michel Peyramaure), « je me suffis de ceux qui ont dit à peu près ce que je pense » (Guy Lardreau), « ceux-là se suffisaient de la spontanéité du vouloir » (Comte-Sponville), et jusque chez des académiciens : « Bernard devrait se suffire de la tranche de jambon et du pot de yaourt laissés pour lui dans le réfrigérateur » (Dominique Fernandez), « ceux qui se suffisaient de la gomme arabique » (Frédéric Vitoux) ; il est surtout présent chez Albert Camus, qui en fait un grand usage : « [Ils] ne peuvent se suffire de regrets exprimés à la cantonade », « Le premier lui apprend à vivre sans appel et se suffire de ce qu'il a », « ceux qui se suffisent de l'homme et de son pauvre et terrible amour », « Vous vous suffisiez de servir la politique de la réalité » et, comme si cela ne suffisait pas, « il a toutes les chances d'être connu par un assez grand nombre de personnes qui ne le liront jamais parce qu'elles se suffiront de connaître son nom et de lire ce qu'on écrira sur lui ». On peine à croire que l'auteur de La Peste ait ainsi confondu se suffire et se contenter − lequel verbe, est-il besoin de le préciser, se construit régulièrement avec la préposition de.

    Dans le doute, il suffit de passer son chemin.

    Remarque 1 : À ma connaissance, la plus ancienne attestation de se suffire de date tout de même de 1588 : « Le Roy Anglois [...] s'estoit remis au requoy [= au repos], se suffisant de ranger les Escossois & Galois quand ils luy faisoient la guerre » (Bertrand d'Argentré, L'Histoire de Bretaigne).

    Remarque 2 : Selon Girodet, le tour se suffire à soi-même est un « pléonasme admis dans la langue cursive », qu'il convient d'« éviter dans le registre soutenu ».

    Remarque 3 : Se suffire fait partie de ces verbes pronominaux dont le participe passé ne s'accorde jamais, parce qu'ils ne sauraient avoir de complément d'objet direct : Cette communauté s'est longtemps suffi à elle-même.

     

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    La faim de savoir doit se contenter de l'apport des avis mortuaires.

     


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  • « L'intégration culturelle serait impensable n'est-ce pas ? L'objection paraît subtile [...]. »
    (Guy Sorman, sur lemonde.fr, le 3 septembre 2015) 



     
    FlècheCe que j'en pense


    Autant le préciser d'emblée, nombreux sont les spécialistes de la langue à n'être pas tendres avec l'adjectif impensable. Jugez-en plutôt : « Un lecteur s'étonne que j'aie compté l'adjectif "impensable" parmi les barbarismes qui nous inondent. C'en est un, pourtant » (Jean Dutourd, Le spectre de la rose, 1986) ; « Cette guerre atomique − que nous voudrions pouvoir dire "impensable", quitte à faire une faute de français −, on la prépare soigneusement » (Jean Rostand, Le droit d'être naturaliste, 1973) ; « Impensable, "qui ne peut être pensé ou saisi par la pensée", est un mot inutile et mal conçu qui se contredit lui-même, car on peut penser une chose sans la concevoir, l'imaginer ou l'espérer, mais le simple fait de la penser oblige à la considérer comme pensable » (Adolphe Thomas, Dictionnaire des difficultés de la langue française, 1971).

    Barbare, impensable ? Jean Dutourd en veut pour preuve que « ce mot ne figure pas dans Littré ». La belle affaire ! L'académicien aurait-il oublié que le lexicographe a publié son dictionnaire il y a plus d'un siècle... non sans avoir − soit dit en passant − dûment enregistré notre adjectif en 1877 dans les additions à son Supplément ?

    Mal conçu ? Certes pas. L'adjectif est très régulièrement formé du préfixe privatif im-, du radical pens du verbe penser et du suffixe -able (1) − sur le modèle d'impardonnable, impayable, impérissable, impraticable, etc.

    Contradictoire ? Force est de reconnaître que Thomas n'est pas seul à le penser : « Quand vous dites "Il est impensable qu'il vienne", vous n'êtes pas loin d'énoncer une absurdité, car cette venue peut être impossible, mais vous y pensez, ou vous la pensez, néanmoins, ne fût-ce que pour en nier l'éventualité » (Jean-Yves Lacroix, dans Vie et langage, 1957). Il n'empêche, si l'on veut exprimer qu'un concept échappe − ne serait-ce qu'en partie − à la pensée, qu'une chose ne saurait être appréhendée sous tous ses aspects en réfléchissant, pourquoi diable ne pourrait-on pas les qualifier d'impensables ? « Qu'y aurait-il là de contraire à la saine logique ou aux principes de la juste lexicologie ? » s'interroge Grevisse, de bonne foi, dans Problèmes de langage (1967). Au demeurant, je ne sache pas que l'on ait jamais appliqué le même raisonnement spécieux aux verbes d'expression (dire, parler, exprimer...) : en vertu de quels critères serait-on moins fondé à penser qu'une chose est impensable, je vous le demande, qu'à dire qu'un bonheur est ineffable, qu'une douleur est indicible, qu'une joie est indescriptible, qu'une grâce est inexprimable ? On notera, qui plus est, que Jean-Baptiste Richard, à qui l'on doit semble-t-il la création de notre adjectif (dans la seconde édition de son Dictionnaire des mots nouveaux, parue en 1845), lui attribue un champ sémantique plus étendu que celui retenu par Thomas : « Ce qui n'est pas pensable, ne peut, ne doit pas être pensé» La nature humaine étant ce qu'elle est, grande est assurément la tentation de penser ce qui ne doit pas être pensé...

    Inutile ? Voire. Car enfin, le besoin de nier le caractère pensable d'une entité ou d'une chose ne date pas d'hier. Le Dictionnaire historique de la langue française nous apprend ainsi que la première attestation de l'adjectif pensable dans son sens moderne de « que l'on peut concevoir, saisir par la pensée » (2) se trouve justement dans le syntagme négatif « non pensable » :

    « Où toute créature annonce la hauteur
    De son saint Architecte, ouvrier et créateur,
    Gouverneur éternel, immuable, impassible,
    Invisible et voyant, non pensable, indicible. »
    (Jean Vauquelin de la Fresnaye, 1536-1607)

    Quand bien même elle aurait mis près de trois siècles pour former le composé impensable, la langue − et spécialement celle des philosophes − nous en fournit de nombreux exemples depuis la fin des années 1870 : « [Ces mots] qui imposent à la raison de penser des pensées impensables » (Paul Janet, ironisant sur la philosophie de Hegel), « L'hypothèse même de l'attraction à distance et de la gravitation à distance était parfaitement impensable » (Charles Péguy), « La concentration d'un Univers conscient serait impensable si [...] » (Teilhard de Chardin), « Je me demande si [cette hypothèse] est impensable en elle-même» (Jean Guitton), « Si nous comprenions ce paradoxe absurde, incompréhensible, et à proprement parler impensable » (Vladimir Jankélévitch), « C'était impensable : pour imaginer le néant, il fallait qu'on se trouve déjà là » (Sartre), « La pure impression n'est donc pas seulement introuvable, mais imperceptible et donc impensable comme moment de la perception » (Merleau-Ponty) et, substantivement, « On se heurte là à de l'inadmissible, à de l'impensable » (Gide), « L'incroyable, l'invraisemblable, l'impensable, était une réalité sensible » (Marcel Aymé).

    Thomas n'en a cure. Qu'avons-nous à faire de cet intrus, objecte-t-il, puisque nous disposons déjà de inconcevable, inimaginable, incroyable, invraisemblable ? Et Dutourd de renchérir : « C'est un doublon d'inconcevable et d'incroyable, qui sont plus précis. » N'est-ce pas oublier que ces adjectifs, quoique proches de sens, ne sont pas strictement synonymes et, partant, ne peuvent être substitués à impensable dans tous les contextes ? Herbert Spencer, dans Principes de psychologie (1875), nous éclaire sur leurs nuances particulières : « Ainsi il est incroyable qu’un boulet tiré d’Angleterre puisse aller tomber en Amérique, mais ce n'est pas inconcevable. Réciproquement, il est inconcevable qu'un des cotés d'un triangle soit égal à la somme des deux autres côtés [puisque c'est l'affaire de définitions incompatibles], ce n'est pas seulement incroyable. »  

    Quand on y pense, s'il fallait reprocher quelque chose à l'adjectif impensable, ce serait précisément d'avoir reçu au cours du XXe siècle la valeur de « qui est absurde, invraisemblable, inimaginable, inconcevable » : de la notion impensable, que l'on ne peut pleinement saisir par la pensée, on est passé − sous l'influence de l'anglais unthinkable ? − à l'hypothèse impensable, qu'une réflexion approfondie exclut de pouvoir prendre en considération. Là encore, les exemples ne manquent pas : « Mais non ! Cette guerre est impensable. Elle n'éclatera sûrement pas » (Georges Duhamel), « Qu'un garçon de mon âge et de ma formation ait pu rester dupe d'une imposture pareille, c'est invraisemblable, c'est impensable » (Jules Romains), « C'était inimaginable, c'était impensable » (Mauriac), « C'est impensable, affreux » (Aragon), « Chez moi, dans ma famille, c'est impensable, tout ça » (Nathalie Sarraute). N'en déplaise aux esprits chagrins, cette extension de sens, qui a pour elle la caution des meilleurs écrivains, est à ce point installée dans l'usage courant que l'Académie l'a finalement enregistrée dans la dernière édition de son Dictionnaire (au grand dam de Jean Dutourd, qui reconnaît avoir « lutt[é] de toutes [s]es faibles forces » pour repousser le monstre en bloc) : « C'est impensable ! cela dépasse l'imagination ; cela est choquant. » Pour autant, Joseph Hanse et Robert Le Bidois conseillent prudemment de ne pas se risquer plus avant sur ces chemins escarpés et de ne pas faire d'impensable un synonyme de impossible, inadmissible, comme cela semble être le cas dans la citation du Monde qui nous occupe et, plus généralement, dans le tour impersonnel il est impensable que. Et Le Bidois de conclure dans Les mots trompeurs ou le délire verbal (1970) : « Condamnons donc non point l'adjectif impensable, mais l'abus que l'on en fait aujourd'hui, et réservons ce mot pour les cas où il s'agit de qualifier une idée ou une chose qui ne peut être pleinement saisie par la pensée. » Reste à savoir ce qu'en pense Thomas...

    (1) À ce propos, on peut lire dans le TLFi cette remarque : « Quelques dictionnaires rejettent aussi ce mot au nom de la logique : alors que l'on conçoit quelque chose (d'où l'adjectif inconcevable), on ne pense pas quelque chose mais à quelque chose, d'où, croit-on, l'illogisme de la construction. » Cet argument me paraît doublement infondé. D'une part, penser se construit très bien avec un complément d'objet direct : « Embrasser par la pensée, concevoir. Penser une œuvre. L'architecte a pensé l'édifice en fonction des contraintes du terrain » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). D'autre part, il serait faux de croire que les adjectifs en -able correspondent nécessairement au complément d'objet direct du verbe sur lequel ils sont formés ; que l'on songe à convenable, profitable, etc., que l'usage a depuis longtemps consacrés.

    (2) L'adjectif pensable serait apparu au XIIIe siècle, avec le sens de « pensif ».


    Remarque : Le sujet plonge visiblement les traducteurs de textes philosophiques latins dans l'embarras, comme on peut le constater, par exemple, avec cet extrait du Liber apologeticus de saint Anselme : et quemadmodum potest cogitari non cogitabile, qui donne en français, selon les sources (et les époques), « et de même qu'on peut concevoir ce qui n'est pas concevable » (G. C. Ubaghs, 1854), « et comme on peut penser l'inconcevable » (Alexandre Koyré, 1992), « de même qu'impensable peut être pensé » (Jean Seidengart, 2006).

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    L’intégration culturelle serait impensable ou impossible (selon l'intention de l'auteur).

     


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  • « La "Uber économie" est en train de boulverser les codes de notre société. »
    (paru sur nicematin.com, le 22 juillet 2015) 

    (photo radiofrance.fr)

     

     
    FlècheCe que j'en pense


    D'après le Dictionnaire historique de la langue française et le Dictionnaire de l'Académie, bouleverser résulte de la soudure de deux verbes : bouler (dérivé de boule), pris au sens de « (faire) rouler, renverser, abattre », et verser, qui exprime une action analogue. Aussi ledit composé est-il souvent qualifié de « tautologique » (du grec tautologia, « action de redire la même chose »). Pour autant, cette étymologie ne fait pas l'unanimité : selon Littré, notre verbe signifie proprement « tourner comme une boule », quand Wachter (cité par Ménage) le fait venir du germanique bol (« tête ») et du latin versare (« tourner »), d'où « renverser la tête en bas ».

    Quelles que soient ses origines, bouleverser s'emploie désormais au sens moderne de « jeter dans le désordre et la confusion », au propre (« Qui, dans sa vie, n'a pas, une fois au moins, bouleversé son chez-soi, ses papiers, sa maison [...] ? », Balzac) comme au figuré (« cet ouragan de désespoir bouleversait [...] tout dans son âme », Hugo). Reste à s'entendre sur la prononciation du bougre. Et force est de constater que, là encore, les avis divergent : [bulvεRse] pour la majorité des spécialistes contemporains (Colignon, Gaillard, TLFi, Larousse, etc.), mais [bou-le-vèr-sé] pour Littré et pour Louis-Nicolas Bescherelle. Léon Warnant et Louis Chalon, dans leur ouvrage Orthographe et prononciation en français (2006), résume la situation d'un trait : [bu(-)l(ə)-vεR-se]. Bouleversant, non ?

    À dire vrai, le débat n'est pas récent. J'en veux pour preuve cette remarque extraite du Dictionnaire critique de la langue française (1787) de Féraud : « L'e est si muet que, dans la prononciation, il semble qu'il n'y en a point. Aussi, plusieurs écrivent boulversement, boulverser ; mais cette orthographe n'est pas la plus commune, et l'usage ne l'a pas autorisée. » Ce que Féraud ne précise pas, c'est que ledit verbe serait justement apparu dans notre langue sous sa forme « tronquée » : « Bref elle peut boulverser à l'envers / Les grands fondemens de cet univers » (Rémy Belleau, 1557). Deux siècles plus tard, la confusion entre les deux graphies règne jusque dans les ouvrages de référence de l'époque, à l'instar du Nouveau dictionnaire portatif de la langue française de Gattel (où le e, probablement tourneboulé par cette affaire, apparaît et disparaît au fil des éditions successives), du Dictionnaire de Richelet (bouleverser à l'entrée « sac[c]ager », mais boulverser à l'entrée « renverser ») ou de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (« prendre plaisir à bouleverser l'univers » à l'entrée « Éole », mais « boulverser tout l'univers » à l'entrée « providence »).

    Plus près de nous, la collection Bescherelle nous fait tourner bourrique : les auteurs du Bescherelle pratique ne forcent-ils pas notre attention sur ce « e qu'on ne prononce pas », pendant que ceux du Bescherelle Chronologie de la littérature française se laissent aller à écrire : « Commence alors le récit boulversant [sic] des combats » ? Pas certain que Toto trouve cela très logique...


    Remarque : Dupré observe une (fragile) distinction entre bouleversé de et bouleversé par : dans la première construction, il s'agit d'un mouvement intérieur (« Le Marseillais, bouleversé d'émotion [...] », Daudet) ; dans la seconde, le complément d'agent est extérieur (« ce temple est un peu bouleversé par des maçons qui s'en sont emparés », Voltaire). Dans les faits, le tour avec par semble plus fréquent : « Une ville bouleversée par les bombes », « Sa figure bouleversée par la terreur » (Littré) ; « Bouleversé par l'émotion, il était incapable d'enchaîner deux mots », « Je suis bouleversé par ce que vous me dites » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

     

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    Bouleverser les codes de notre société.

     


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