• « Vendredi soir, TF1 a creusé l'écart avec la concurrence du service publique en rassemblant 670.000 téléspectateurs de plus » (à l'occasion du premier journal présenté par Audrey Crespo-Mara, photo ci-contre).
    (Guillaume Genton, sur europe1.fr, le 20 juillet 2015)
     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Si public, employé comme nom (masculin), s'écrit toujours avec un c final, il n'en va pas de même de l'adjectif, qui perd sa terminaison -ic au profit de -ique dès lors qu'il se rapporte à un substantif féminin. Comparez : un établissement public, le trésor public mais une école publique, la fonction publique.

    Tout cela est de notoriété publique, pensez-vous. Il suffit de quelques clics de souris pour se convaincre du contraire : « des marchés publiques très profitables » (Le Parisien), « l’attribution de marchés publiques » (RFI), « l'ennemi publique numéro un » (Madame Figaro), « une fonction de service publique » (La Croix), « une obligation de continuité du service publique » (Le Figaro), « ne pas mettre à un seul endroit tous les services publiques » (La Tribune), « graves troubles à l'ordre publique » (Les Échos), « la représente [sic] du ministère publique » (L'Obs), « la façade d'un lieu publique » (France 3), « un personnage publique » (BFMTV), « réclamer en [sic] enseignement publique de qualité » (Le Figaro).

    Mais voilà que les ouvrages de référence (Dictionnaire historique, TLFi) nous apprennent que la forme masculine public ne serait autre que la réfection, d'après le latin publicus (« qui concerne le peuple, qui appartient à l’État »), de la graphie publique, restée en usage, pour les deux genres, jusqu'au XVIIe siècle (1) : « et c'est le bien publique » (Les Miracles de Nostre Dame par personnages, 1362), « le bien publique » (Villon), « un debvoir publicque » (Montaigne). Rien que de très logique, au demeurant, pour qui sait qu'aux noms masculins en -ic correspondent d'ordinaire des adjectifs dont la finale est -ique, au masculin comme au féminin. Que l'on songe à arsenic (des traces d'arsenic mais de l'acide arsénique), diagnostic (une erreur de diagnostic mais les signes diagnostiques du cancer), pronostic (se livrer à des pronostics mais un élément pronostique). Public relèverait donc désormais de l'exception. Pas sûr que la langue y ait gagné en cohérence, aux yeux du grand public.

    (1) Vaugelas écrivait encore : « Public et publique sont tous deux bons pour adjectifs masculins ; car on dit fort bien un deuil public et un deuil publique. »

    Voir également le billet Pronostic.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le service public.

     


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  • « Alors que le sort des Guignols de l'info paraît toujours en suspend [...] »
    (Thomas Janua, sur telestar.fr, le 3 juillet 2015)
     

     

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    Doit-on écrire : en suspend ou en suspens ? Inutile de faire durer le suspense plus longtemps : c'est bien de suspens (prononcez suce-pan) qu'il s'agit !

    Le mot s'est dit en droit canonique d'un ecclésiastique qu'on a suspendu de ses fonctions : un prêtre suspens (ou, substantivement, un suspens). Dans la langue usuelle, on s'en est servi comme adjectif pour qualifier, au XIVe siècle, un phénomène dont la progression est interrompue et, à l'époque classique, une personne indécise, dans l'incertitude : « Et la plus pénible assiette [= disposition d'esprit] pour moi, c'est être suspens ès choses qui pressent » (Montaigne) ; « J'ay peur de tenir trop longtemps le lecteur suspens touchant la provision curieuse de notre langage » (Henri Estienne). Comme nom, il est (rarement) attesté au sens − volontiers qualifié de « vieilli » ou de « littéraire » (notamment sur canal TLFi) − de « pause, interruption » (« Cette palme que le vent de la mer par reprises après de longs suspens fait remuer », Claudel), de « indécision, incertitude » (« ce caractère d'imprévu et de suspens », Gabrielle Roy) et, vraisemblablement sous l'influence de l'anglais suspense, de « sentiment d'attente plus ou moins angoissé » ; mais il nous est surtout resté, depuis le XVe siècle, dans la locution adverbiale en suspens, qui signifie « en attente, dans l'incertitude » : « La défiance et l'inquiétude tenaient en suspens tous les esprits » (Voltaire) ; « Elle laissa cette phrase en suspens » (Julien Green) ; « Pendant douze jours mon destin serait en suspens » (Simone de Beauvoir).

    Il n'est que de survoler la Toile pour se rendre compte que le s final de suspens ne tient qu'à un fil. En clair, le bougre se voit régulièrement concurrencé par un d, parfois suivi d'un s, sous l'influence des formes conjuguées du verbe suspendre. Jugez-en plutôt : « la construction en suspend s'acheva en 2000 » (Paris Match), « de nombreuses questions restent en suspend » (Sciences et Avenir), « un autre volet du dossier reste en suspend » (Le Parisien), « un avenir toujours en suspend » (Public Sénat), « le sort de la SNCM reste en suspend » (La Tribune), « La question des quotas de pêche en suspend » (Le Monde), « La question qui reste en suspend » (L'Express), « 3 magasins en suspends » (Le Figaro), « au point de mettre pour l’instant en suspends sa candidature » (La Dépêche) − et je vous fais grâce de quelques graphies grand-guignolesques (suspent, suspan, etc.) qui exigent d'avoir le cœur bien... suspendu.

    La confusion, au demeurant, ne date pas d'hier : en 1787, Féraud pestait déjà contre un certain « M. de B. ou son imprimeur [qui] écrit toujours en suspend contre l'usage ». Elle s'explique d'autant plus aisément que nos homophones sont de la même famille : suspens est emprunté du latin suspensus qui, une fois décrypté, se révèle être le participe passé de suspendere (« tenir en l'air » et, au figuré, « tenir dans l'incertitude »), à l'origine du français suspendre. Circonstance aggravante, les mots dont la terminaison -ens se prononce an sont rares : gens, guet-apens, dépens (voire cens et sens, autrefois). Difficile dans ces conditions, convenons-en, de ne pas oublier le s étymologique dans la locution en suspens (calque du latin in suspenso, de même sens), lequel s'est logiquement maintenu dans suspenseur, suspensif, suspensoir... (et je mets un point d'honneur à ajouter ici des points de... suspension !)

    Remarque 1 : Rien à redire, cela va de soi, à cette phrase trouvée dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : « La trêve [...] ne termine point la guerre, elle en suspend seulement les actes. »

    Remarque 2 : On notera que cependant résulte de la soudure de l'ancienne locution ce pendant, formée de ce et du participe présent de pendre (employé ici au sens d'« être en suspens ») : cela étant pendant − entendez, dans la langue juridique, ce délai étant en cours d'expiration.


    Voir également le billet Suspens / Suspense.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le sort des Guignols de l'info paraît toujours en suspens.

     


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  • « L’époux acquéreur [d'un bien immobilier] a intérêt de se rapprocher de son notaire au plus tôt dans son projet. »
    (paru sur lefigaro.fr, le 11 juin 2015)
     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Girodet nous a pourtant mis en garde : « On dit avoir intérêt à (suivi de l'infinitif) et non avoir intérêt de (tour vieilli) : Nous avons intérêt à signer cet accord. » « Vieilli », avoir intérêt de ? Et « littéraire », s'empresse d'ajouter le Larousse en ligne... dans notre intérêt.

    Autant l'avouer d'emblée, ces marques d'usage me laissent perplexe. D'abord, parce qu'il serait faux d'en déduire que seule la construction avec de se trouvait autrefois sous les meilleures plumes, au sens de « y avoir avantage, pouvoir en attendre quelque profit ». Jugez-en plutôt : « Camille [...] a intérêt, comme lui, à savoir comment s'est faite une paix dont dépend leur mariage » (Corneille), « Celui qui auroit le plus d'interêt à se plaindre » (Furetière), « Il n'a pas intérêt à la [= la perfection] conserver » (Buffon), « Comme il n'a pas moins d'intérêt à se défaire du superflu de son sol » (Raynal), « Ils ont alors un même intérêt à se défendre et à se respecter les uns les autres » (Panckoucke) ; au demeurant, les auteurs fournissant (indifféremment ?) des exemples des deux manières ne sont pas rares : Bossuet (« [Elle] avoit encore plus d'intérêt à se cacher des Alliés » et « il a intérêt de le [= l'ouvrage] faire durer le plus qu'il pourra »), Fénelon (« Vous n'avez pas moins d'intérêt à empêcher que [...] » et « Chacun de nous avoit un intérêt pressant de la [= la paix] désirer »), Voltaire (« L'intérêt que j'ai à croire une chose n'est pas une preuve de l'existence de cette chose » et « personne n'a intérêt de le soutenir »), Rousseau (« [les chefs] n'ont guère intérêt à faire au-dehors des traités désavantageux à la patrie » et « la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres »).

    Ensuite, parce qu'il serait tout aussi erroné de penser, à l'inverse, que ladite locution ne se rencontrerait plus de nos jours qu'avec l'infinitif précédé de à, ainsi que croit le savoir Dupré. Pour preuve, ces exemples dignes d'intérêt : « celui-là y avait intérêt de le fuir comme un putois malodorant » (Alphonse Boudard), « le lecteur [...] qui doit souvent être une lectrice (et qui a intérêt de l'être !) » (Maxence Caron), « [Ils] ont intérêt d'être féconds » (Alain René Poirier), « T'as intérêt d'être prêt, fiston » (Yvette Frontenac), « j'aurais intérêt d'être à la hauteur » (Claude Samson), « Nous n'avons aucun intérêt de produire des chiens pour [...] » (Joanne Pépin), « La Russie [...] n'a aucune envie, aucun intérêt de faire la guerre » (Michel Kerautret), « la femme a donc tout intérêt de faire croire au juge que [...] » (George van Mellaert). On notera, au passage, que certains de ces emplois ressortissent davantage à la langue familière qu'au registre « littéraire » ou « soutenu ».

    Enfin, parce qu'il est des constructions avec avoir intérêt qui exigent la préposition de : « Ce monsieur-là, ça n'aurait aucun intérêt de vous dire depuis combien de temps au juste il vient ici » (Raymond Queneau), « Cela n'aurait aucun intérêt d'avoir éternellement des excédents commerciaux » (Thomas Piketty), alors que l'on peut dire, à la forme personnelle : « nous n'avons aucun intérêt de leur donner une autre face » (Marmontel) ou « l'homme heureux n'a aucun intérêt à être athée » (Chateaubriand).

    Aussi ne s'étonnera-t-on pas que je fasse mienne la position, autrement mesurée, de Thomas : « Avoir intérêt, suivi d'un infinitif, se construit avec à ou de : Ils ont trop d'intérêt à me justifier (Racine). Les hommes peuvent faire des injustices parce qu'ils ont intérêt de les commettre (Montesquieu). » Deux siècles plus tôt, Féraud parvenait déjà à la même conclusion : « Avoir intérêt régit à ou de devant l'infinitif. » Il va toutefois sans dire que l'usager soucieux de ne pas donner dans l'archaïsme aura tout intérêt... à préférer, chaque fois que ce sera possible, la construction « courante » (je n'ose écrire « moderne ») avec la préposition à, seule répertoriée dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie.

    Remarque 1 : À en croire le Dictionnaire historique de la langue française, la locution avoir intérêt à serait attestée dès 1534.

    Remarque 2 : Une fois n'est pas coutume, la position de Littré manque singulièrement de clarté. Le lexicographe nous invite à faire la distinction entre les tours avoir intérêt de (« avec un verbe à l'infinitif ») et avoir intérêt à... mais donne pour définition de ce dernier « trouver qu'il nous importe de », construction qui appelle un infinitif contrairement à l'exemple proposé (emprunté à Corneille) : « Mais a-t-elle intérêt au choix que vous ferez ? » De là à lui réclamer des dommages et intérêts...

    Remarque 3 : Selon Girodet, « dans la langue très soignée, on évitera le tour avoir intérêt à ce que et on préférera avoir intérêt que (suivi du subjonctif) : Nous avons intérêt que cet accord soit signé rapidement (plutôt que à ce que cet accord soit signé). »

    Remarque 4 : La concurrence entre les prépositions à et de est fréquente après certains verbes (commencer, consentir, continuer...), avec ou sans changement de sens.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il a intérêt à se rapprocher de son notaire (plus couramment que Il a intérêt de se rapprocher ?).

     


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  • « "Je ne bois pas toujours d'alcool, malgré ma réputation, s'est défendu l'acteur. Je préfère regarder les gens. La vie m'ennivre » (à propos de Gérard Depardieu, photo ci-contre, interviewé sur France Inter).
    (paru sur francetvinfo.fr, le 15 juin 2015)
    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Georges Biard)

     

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    Mais pourquoi tant de... n ? La faute à une graphie passablement éloignée de la prononciation traditionnelle. Car enfin, enivrer (et ses dérivés enivrant, enivrement) ne se prononce-t-il pas comme s'il y avait deux n, en donnant à la première syllabe le son nasal an : an-ni-vré ?

    En 1787, Féraud faisait déjà remarquer, non sans quelque apparence de raison, que l'orthographe ordinaire (avec un seul n, donc) pouvait induire en erreur : en écrivant enivrer, enivrant, grande est en effet la tentation, sous l'influence de termes comme énergie, énigme, de se laisser bourrer le... mou(t) et de prononcer énivrer, énivrant. Et de fait, ces formes fautives − « véritables barbarismes  » (selon le linguiste Martinon) qui masquent la formation du mot − se trouvent jusque dans les meilleures bouches et sous les meilleures plumes : « C'est dire que nul plus que lui n'eût été capable de s'énivrer immédiatement des théories de notre ami » (Maurice Barrès), « la nature est là, [...] remplie d'un mystère énivrant » (François Mauriac), « un mal délicieux et énivrant » (Jean Giono), « faire ces grandes choses qui semblent, tout comme moi, l'énivrer profondément » (Edmonde Charles-Roux). Aussi Féraud suggérait-il de dissiper l'équivoque, et pas uniquement dans les vapeurs d'alcool : « Si l'on écrit ennivrer, comme ennuyer, l’orthographe est alors conforme à la prononciation. »

    Il faut bien avouer que la transcription des voyelles nasales, en français, n’est pas un modèle de cohérence. Jugez-en plutôt : ennoblir et ennuyer, mais enorgueillir et enivrer. L'étymologie n'est évidemment pas étrangère à cette affaire qui ne tourne pas rond. Après tout, les deux dernières formes ne sont rien d'autre que les préfixés avec la préposition en des anciens verbes orgoillir et ivrer : en-orgoillir, en-ivrer, « comme qui dirait donner de l'orgueil dans, causer de l'ivresse dans, rendre intérieurement orgueilleux ou ivre », selon les explications de Gattel dans son Dictionnaire universel de la langue française (1797). Si le cas d'ennoblir est du même tonneau − tout en ayant sur les précédents l'avantage d'éviter l'altération de la nasale initiale, puisque la préposition en se trouve devant une consonne (le n de noble) et non plus devant une voyelle −, celui d'ennuyer est différent : la consonne double n'y est pas étymologique, puisque le verbe, qui ne saurait être décomposé en en + nuyer, est emprunté du latin inodiare, formé sur la locution in odio esse (« être un objet de haine »). « Pour être conséquent, conclut Féraud, il faut écrire enuyer, enoblir, comme on écrit enivrer ; ou il faut écrire ennivrer, comme on écrit ennoblir, ennuyer. » Un appel qui, pour le coup, prend des allures de bouteille à la mer...

    Et que dire, encore, du verbe enamourer (traditionnellement prononcé an-na-mouré) que l'Académie − qui n'est plus à une inconséquence près, justement − écrit avec un accent, au mépris de l'étymologie ? Le même désordre règne dans les colonnes de mon Robert illustré (millésime 2013) qui, à l'entrée « enivrer », admet les deux prononciations (an-ni ou é-ni) mais seulement la graphie sans accent ; à l'entrée « enorgueillir », une seule prononciation (an-nor) et une seule graphie ; et à l'entrée « enamourer », les deux prononciations (an-na ou é-na) et les deux graphies (enamourer ou énamourer).

    Franchement, Gégé, faut-il sortir de... l'ENA pour ne plus s'entendre rétorquer que l'on n'y comprend goutte ?

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    La vie m'enivre.

     


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  • « Les Bordelais se sont appropriés la Cité des Civilisations du Vin. »
    (Jean-Pierre Stahl, sur francetvinfo.fr, le 29 juin 2015)
     

     

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    En ce qui concerne l'appropriation des règles d'accord du participe passé, cela laisse encore à désirer, semble-t-il... Peu gouleyants, les grands crus grammaticaux ? Il faut bien reconnaître que nombreux sont les usagers qui, d'ordinaire, restent en carafe devant le participe passé d'un verbe pronominal. Le cas de s'approprier, pour le moins épineux, risque de ne pas les réconcilier avec les chausse-trap(p)es de la langue française.

    Selon Littré (1), s'approprier (quelque chose) signifie « [l']approprier à soi, [en] usurper la propriété ». Le participe approprié, traité comme s'il était conjugué avec avoir au lieu de être, ne peut donc s'accorder avec son complément d'objet direct que si ce dernier le précède : « Elle s'est approprié plusieurs bagues qui appartenaient à sa mère. Construction simple : elle a approprié à soi plusieurs bagues... » (La Clef des participes, Victor-Augustin Vanier, édition de 1812), « La maison qu'ils se sont appropriée mais Ils se sont approprié la maison » (Bescherelle pratique), « Elle s'est approprié les livres qu'on lui avait prêtés » (Dictionnaire du français, Josette Rey-Debove), « Ils se sont approprié ces livres » (Dictionnaire de l'orthographe, André Jouette), « Une personne qui s'approprie (ou s'est approprié) le bien d'autrui » (Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey), « Les idées qu'elle s'est appropriées » (Hanse), « Chose qu'on s'est appropriée » (TLFi, à l'entrée « appropriation »), « Ils se sont approprié le dépôt qui leur était confié » (Robert), et autres exemples du même tonneau.

    Mais voilà que cette analyse communément admise est mise à mal par de nombreux spécialistes (Cerquiglini, Julaud, Lenoble-Pinson, Wilmet et Goosse [2], pour ne citer que ceux qui ont le plus de bouteille), pour qui la recherche d'un complément d'objet direct par la méthode habituelle est impossible, dans ce cas précis, sauf à altérer le sens de la tournure pronominale. Selon eux, s'approprier ne peut en effet signifier « approprier à soi », puisque le verbe approprier a le sens usuel de « adapter, rendre propre (à) » (approprier son langage à son public), alors qu'il prend à la forme pronominale celui, sensiblement différent, de « s'attribuer le bien d'autrui, souvent de manière indue ; prendre possession de ; faire sien » (s'approprier un héritage, une découverte, une idée). Le pronom se n'étant pas analysable à la voie pronominale, le participe passé approprié est donc censé s'accorder avec le sujet : « Les satellites se sont aujourd'hui appropriés le ciel » (Marc Wilmet).

    Oserai-je inviter les partisans des deux camps à mettre un peu d'eau dans leur vin ? Car enfin, si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française (celui des éditions Le Robert), le verbe approprier − emprunté du latin appropriare, dérivé de proprius, « propre » − est bien apparu comme transitif au sens de « attribuer (quelque chose) à quelqu'un en propre » (3), avant de prendre la valeur de « faire bien (quelque chose) », d'où « rendre propre à une fin, adapter à un usage ». Certes, le sens originel ne s'est essentiellement conservé, dans la langue usuelle, que dans le pronominal s'approprier − ce qui fait dire à nos empêcheurs d'accorder en rond que s'approprier n'est pas l'équivalent de approprier à soi. Il n'empêche, l'emploi de approprier au sens de « attribuer, imputer » est bel et bien attesté en français moderne : « Le Sauveur [...] en s'appropriant sur la croix les premières paroles du psaume XXIe […] nous oblige à lui approprier également les mots qui suivent immédiatement » (Henri Ramière, 1883), « Nul ne peut [...] s'approprier ou approprier à une autre personne un nom de famille » (La Semaine judiciaire, 1903), et il n'est que de consulter la Toile pour s'aviser, n'en déplaise aux mauvaises langues (4), que l'intéressé n'a pas encore rendu son dernier souffle (5). Aussi l'analyse de Littré me semble-t-elle admissible − et avec elle, l'accord du participe approprié avec son complément d'objet direct antéposé.

    Pour autant, le malaise n'en est pas moins réel et, pour en revenir à notre affaire − puisqu'il n'aura échappé à personne que s'approprier (la Cité des civilisations du vin) n'a pas tant le sens de « se l'attribuer, en usurper la propriété » que celui, figuré, de « prendre possession des lieux » (« s'y repérer », voire « en tirer profit ») −, on ne saurait balayer d'un revers de manche le fossé sémantique qui sépare, par exemple, ces deux constructions du verbe approprier : « Il a été convenu que le premier preneur supporterait les frais nécessaires pour approprier les lieux loués à l'exercice de son industrie » (Code civil, 1719) et « En parcourant sans cesse la terre, il s'était, en quelque façon, approprié les lieux » (Bon-Joseph Dacier, 1802).

    Qu'en pense l'Académie ? Bien malin qui pourrait le dire au vu des exemples (bouchonnés) qu'elle a prudemment laissés à l'infinitif ou au présent de l'indicatif à l'entrée « approprier » de la neuvième édition de son Dictionnaire. Mieux vaut se rendre prestement au mot « oligarque » pour se faire une idée : « Dans la Russie post-communiste, on appelle oligarques ceux qui se sont approprié les richesses nationales lors des privatisations. » Ou encore se référer au troisième tome de son propre Dictionnaire historique (resté inachevé), qu'elle publia en 1888 : « On a dit, en ce sens ["attribuer"], approprier à soi, manière de parler remplacée plus tard par la forme pronominale de si grand usage, s'approprier », « Approprier, construit avec le pronom personnel mis pour à soi, signifie "se rendre propre [ce qui est à autrui], faire d'une chose sa propriété" ». Inutile de lever nos verres pour autant : ne trouve-t-on pas dans les archives de la vénérable institution cet extrait d'un discours donné en 2002 par une Hélène Carrère d'Encausse mi-figue, mi-raisin : « C'est pour cela que toute l'Europe se l'est approprié il y a trois siècle », en parlant de « notre langue » ? C'est le bouquet ! Que peut bien justifier cette invariabilité, je vous le demande ? Gageons que le front du stagiaire qui a retranscrit ledit discours sur le site Internet de l'Académie a pris, pour longtemps, une teinte lie-de-vin.

    Mais qu'importe l'accord, plaideront les plus indulgents d'entre nous, pourvu qu'on ait l'ivresse de la règle...

    (1) Et, avant lui, Victor-Augustin Vanier (« Le se qui précède n'est qu'un régime indirect ; il veut dire à soi », 1812) et les frères Bescherelle (« S'approprier, approprier à soi », 1843).

    (2) Dans Le Bon Usage, Goosse range s'approprier parmi les verbes pronominaux subjectifs, c'est-à-dire dont le pronom conjoint n'a pas de fonction grammaticale précise. L'accord du participe passé avec le sujet est donc implicite.

    (3) « Il a soi pas ne devoit Apropriier les biens comuns » (Reclus de Molliens, 1209), « Approprier [la vigne] a sei comme son heritage » (Archives du département de la Maine-et-Loire, texte daté de 1276 et cité par Godefroy), « Il voloit le gage malvesement aproprier a soi » (Philippe de Beaumanoir, 1283), « C'est grans faute de languaige, quant l'on approprie au dyable l'ome ou la femme qui sont donnei a Dieu des que il furent baptizié » (Jean de Joinville, avant 1309), « Car jamais ne l'apropriasse A moy par si faite maniere » (Guillaume de Machaut, vers 1349).
    Signalons également un emploi sans datif au sens de « se rendre propre, acquérir » (selon Godefroy), « s'emparer, usurper la propriété de » (selon Wartburg) : « Six garcees forment [= mesures de froment] que nous avons achetez et appropriez » (texte daté de 1391), « Les retenir n'approprier est tors » (Eustache Deschamps, avant 1406).

    (4) Robert, Larousse et le TLFi qualifient (un peu rapidement ?) de « vieux » cet « emploi de l'ancienne langue incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours et jamais employé, sauf par effet de style ». De même lit-on dans L'Énoncé réfléchi (2007) : « On peut considérer qu'il n'y a plus qu'une relation étymologique entre approprier (verbe dont la plupart des locuteurs ignorent d'ailleurs l'existence) et s'approprier. »

    (5) Exemples relevés à travers les siècles : « [Les enfans] doyvent estre reservez et appropriez [à Dieu] dès leur naissance » (Calvin, avant 1564), « Sans les [= des oyes] pouvoir approprier à son proffit » (Le Grand Coustumier général, 1567), « Conduire les aulmosnes [...], sans en rien divertir ny approprier à elles » (Jacques Amyot, 1579), « Souz les enseignes de la Roze rouge, que l'on attribua à Lanclastre, et de la Roze blanche, que l'on appropria à la maison d'Yort » (Étienne Pasquier, 1596), « Approprier à soy et aux siens non seulement l'effect, mais aussi le nom de la royauté » (Id.), « [Il] luy alloit conquester tout un pays aussi grand qu'un royaume, et le luy aproprier » (Brantôme, avant 1614), « Depuis on luy appropria le surnom de Juste » (Hardouin de Péréfixe de Beaumont, 1661), « Faire cesser les misères que sa compassion lui approprie » (Guez de Balzac, XVIIe siècle), « La charité leur [= les bienheureux esprits] approprie l'universalité des dons de tout le corps » (Bossuet, XVIIe siècle), « Si la vertu n'a pas sa volupté, pourquoi en approprier une au crime ? » (Jean-Baptiste-François Hennebert, 1764), « Il faut lui approprier les mêmes droits et les mêmes devoirs » (député de La Pinsonnière, 1833), « Comment lui [= l'appoggiature] approprie-t-on le quart de la note ? » (traduction de la Grammaire musicale de Bonifazio Asioli, 1840), « Des travaux tendant à lui approprier un certain volume d'eau » (Journal du palais, 1841), « La sainte Eglise [...] lui approprie ces paroles des Proverbes » (Jean-André Barbier, 1867), « Une affaire destinée à lui approprier l'argent des dupes » (journal L'Indépendant des Basses-Pyrénées, 1933). Et encore de nos jours : « L'amour, qui est commun aux trois Personnes, est attribué ou approprié au Saint-Esprit » (Yves Congar, 1970), « Cela permettrait surtout de ne pas attribuer ou approprier ces embrayeurs de discours » (Jean Bellemin-Noël, 1979), « Si ces expressions ne soulignent pas spécialement la Toute-Puissance du Fils, elles paraissent lui approprier la puissance » (Bertrand de Margerie, 1981), « Suivant le mot que Paul Valéry lui a approprié » (Georges Blin, 2001), « Ces vues sont anonymes et les auteurs qu'on leur approprie ne sont en fait que les auteurs des compilations cosmographiques » (Revue archéologique de Bordeaux, 2006), « La décision qui lui approprie un but précis » (Claude Bruaire, 2009), « Il suffit alors de maquiller le véhicule français, de lui approprier des papiers belges » (Franceinfo, 2015), « Si les jurés ont un certain pouvoir, celui-ci est interchangeable et ne peut par conséquent être approprié ou attribué à une personne en particulier » (Célia Gissinger-Bosse, 2017), « C'est elle qui en a écrit l'original et son compagnon de l'époque l'a modifié et on lui a approprié » (Le Journal de Saône-et-Loire, 2018), « Le nouveau caractère que lui [= un véhicule] a approprié General Motors en dit long à ce sujet » (site essai-auto.com, 2019), « On lui approprie à tort leur invention » (Ouest-France, 2020), « La gamme circulaire [...], dont nous sommes en droit de lui approprier l'invention » (Jean-François Wieser, 2021).
    On notera enfin que le transitif approprier, pour ne rien simplifier, est également attesté au sens opposé de « accaparer, acquérir » (déjà relevé en ancien français par Godefroy) : « La classe capitaliste [...] admet difficilement de discuter avec la représentation ouvrière les conditions de l'union entre le travail de direction qu'elle a approprié et le travail d'exécution » (Édouard Dolléans, 1902), « La souveraineté sur tout le tréfonds appartiendrait à la nation qui a approprié la surface » (Paul Otlet, 1916), « Mon corps comme un boulet qu'ils ont approprié. Ils en ont fait leur chose » (Jeanne Hyvrard, 1976), « Son "histoire spatiale" cherche à expliciter comment l'espace [australien] a été approprié par les colonisateurs » (Hélène Blais et alii, 2012). Archaïsme, influence de l'anglais to appropriate ou confusion avec accaparer ?

    Remarque 1 : Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les auteurs soient aussi partagés que les grammairiens sur la question : (accord avec le sujet) « Les père et mère les éloignent du canton qu'ils se sont appropriés » (Buffon, XVIIIe siècle), « La langue anglaise s'est appropriée notre vieux mot de désappointement » (Isabelle de Montolieu, 1821), « [Les roys] se sont appropriés les duchés » (Jean-Alexandre Buchon, 1836), « L'écriture journalistique s'est appropriée cette règle » (Benoît Grevisse, 2008), « Le verlan, que les adolescents se sont appropriés depuis les années 1980 » (Encyclopédie Larousse en ligne, à l'entrée « Le français moderne ») ; (accord avec le COD antéposé) « Ils se sont approprié un dépôt » (Jean-François Regnard, 1705), « Ils se sont approprié le droit d'envahir les biens de leurs sujets » (Saint-Simon, 1714), « Les hommes souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se sont, en quelque sorte, approprié par l'espérance » (Luc de Clapiers, 1746), « Elle [Venise] s'était approprié [la grande isle de Crête et] celle de Chypre » (Voltaire, 1757), « Leur cadence, qu'il s'est appropriée » (Girault-Duvivier, 1830), « En Ecosse, les lairds se sont approprié les terres de leurs clans » (Jules Michelet, 1833), « La famille s'est approprié cette terre en y plaçant ses morts » (Fustel de Coulanges, 1864), « [Le] domaine que se sont approprié les langues sémitiques » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875), « [...] dont l'Église s'est approprié certaines parties » (Huysmans, 1884), « Combien de télescopes, de caméscopes et de longues-vues se sont approprié le ciel » (Bruno Dewaele, 1998), « Les Hongrois se sont approprié quelques mots français » (Marie Treps, 2009), « Rien à voir avec la pénalité que le vocabulaire du rugby s'est appropriée » (Philippe Delerm, 2013), « Au début des années 1980, de très nombreux groupes britanniques se sont approprié le style soul » (Encyclopédie Larousse en ligne, à l'entrée « The Pale Fountains »).

    Remarque 2 : On notera que Littré mentionne un emploi réfléchi − et aujourd'hui vieilli − de s'approprier à au sens de « se conformer à, se mettre à la portée de » (« s'adapter à », selon Robert). Ce qui fait dire à Marc Wilmet que « approprier "adapter" et anciennement "attribuer en propre" s'éloigne en chiasme de s'approprier "faire sien" et anciennement "s'adapter" » (Le Participe passé autrement, 1999).
    Est-il besoin de préciser que, dans ce cas, l'accord n'est pas sujet à débat : Les maîtres se sont appropriés à leurs élèves ?

    Remarque 3 : À côté de approprier quelque chose à quelqu'un / s'approprier quelque chose, on trouve, au XVIe siècle, approprier quelqu'un de quelque chose / s'approprier de quelque chose sous l'influence probable de (se) rendre propriétaire de, s'emparer de : « [J'ay trouvé] meilleur les [= des plantes] approprier de noms aux langues non corrompues » (Martin Mathée, 1559) ; « Spolier les protestans de leurs biens et dignitez et s'en approprier » (Brantôme), « Chacun d'eux s'approprians souverainement du domaine des villes » (Étienne Pasquier), « L'avarice [...], se pensant approprier de quelque chose, a donné sujet aux autres de prendre leur part » (Malherbe).

    Remarque 4 : Approprier prend deux i à la première et à la deuxième personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif et du présent du subjonctif : nous (nous) appropriions, que vous (vous) appropriiez.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les Bordelais se sont approprié la Cité des civilisations du vin (selon Littré, Bescherelle, Hanse, Jouette et l'Académie).

    Les Bordelais se sont appropriés la Cité des civilisations du vin (selon Goosse, Wilmet et Cerquiglini).

     


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