• L'esprit de la règle

    « Les Bordelais se sont appropriés la Cité des Civilisations du Vin. »
    (Jean-Pierre Stahl, sur francetvinfo.fr, le 29 juin 2015)
     

     

    FlècheCe que j'en pense


    En ce qui concerne l'appropriation des règles d'accord du participe passé, cela laisse encore à désirer, semble-t-il... Peu gouleyants, les grands crus grammaticaux ? Il faut bien reconnaître que nombreux sont les usagers qui, d'ordinaire, restent en carafe devant le participe passé d'un verbe pronominal. Le cas de s'approprier, pour le moins épineux, risque de ne pas les réconcilier avec les chausse-trap(p)es de la langue française.

    Selon Littré (1), s'approprier (quelque chose) signifie « [l']approprier à soi, [en] usurper la propriété ». Le participe approprié, traité comme s'il était conjugué avec avoir au lieu de être, ne peut donc s'accorder avec son complément d'objet direct que si ce dernier le précède : « Elle s'est approprié plusieurs bagues qui appartenaient à sa mère. Construction simple : elle a approprié à soi plusieurs bagues... » (La Clef des participes, Victor-Augustin Vanier, édition de 1812), « La maison qu'ils se sont appropriée mais Ils se sont approprié la maison » (Bescherelle pratique), « Elle s'est approprié les livres qu'on lui avait prêtés » (Dictionnaire du français, Josette Rey-Debove), « Ils se sont approprié ces livres » (Dictionnaire de l'orthographe, André Jouette), « Une personne qui s'approprie (ou s'est approprié) le bien d'autrui » (Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey), « Les idées qu'elle s'est appropriées » (Hanse), « Chose qu'on s'est appropriée » (TLFi, à l'entrée « appropriation »), « Ils se sont approprié le dépôt qui leur était confié » (Robert), et autres exemples du même tonneau.

    Mais voilà que cette analyse communément admise est mise à mal par de nombreux spécialistes (Cerquiglini, Julaud, Lenoble-Pinson, Wilmet et Goosse [2], pour ne citer que ceux qui ont le plus de bouteille), pour qui la recherche d'un complément d'objet direct par la méthode habituelle est impossible, dans ce cas précis, sauf à altérer le sens de la tournure pronominale. Selon eux, s'approprier ne peut en effet signifier « approprier à soi », puisque le verbe approprier a le sens usuel de « adapter, rendre propre (à) » (approprier son langage à son public), alors qu'il prend à la forme pronominale celui, sensiblement différent, de « s'attribuer le bien d'autrui, souvent de manière indue ; prendre possession de ; faire sien » (s'approprier un héritage, une découverte, une idée). Le pronom se n'étant pas analysable à la voie pronominale, le participe passé approprié est donc censé s'accorder avec le sujet : « Les satellites se sont aujourd'hui appropriés le ciel » (Marc Wilmet).

    Oserai-je inviter les partisans des deux camps à mettre un peu d'eau dans leur vin ? Car enfin, si l'on en croit le Dictionnaire historique de la langue française (celui des éditions Le Robert), le verbe approprier − emprunté du latin appropriare, dérivé de proprius, « propre » − est bien apparu comme transitif au sens de « attribuer (quelque chose) à quelqu'un en propre » (3), avant de prendre la valeur de « faire bien (quelque chose) », d'où « rendre propre à une fin, adapter à un usage ». Certes, le sens originel ne s'est essentiellement conservé, dans la langue usuelle, que dans le pronominal s'approprier − ce qui fait dire à nos empêcheurs d'accorder en rond que s'approprier n'est pas l'équivalent de approprier à soi. Il n'empêche, l'emploi de approprier au sens de « attribuer, imputer » est bel et bien attesté en français moderne : « Le Sauveur [...] en s'appropriant sur la croix les premières paroles du psaume XXIe […] nous oblige à lui approprier également les mots qui suivent immédiatement » (Henri Ramière, 1883), « Nul ne peut [...] s'approprier ou approprier à une autre personne un nom de famille » (La Semaine judiciaire, 1903), et il n'est que de consulter la Toile pour s'aviser, n'en déplaise aux mauvaises langues (4), que l'intéressé n'a pas encore rendu son dernier souffle (5). Aussi l'analyse de Littré me semble-t-elle admissible − et avec elle, l'accord du participe approprié avec son complément d'objet direct antéposé.

    Pour autant, le malaise n'en est pas moins réel et, pour en revenir à notre affaire − puisqu'il n'aura échappé à personne que s'approprier (la Cité des civilisations du vin) n'a pas tant le sens de « se l'attribuer, en usurper la propriété » que celui, figuré, de « prendre possession des lieux » (« s'y repérer », voire « en tirer profit ») −, on ne saurait balayer d'un revers de manche le fossé sémantique qui sépare, par exemple, ces deux constructions du verbe approprier : « Il a été convenu que le premier preneur supporterait les frais nécessaires pour approprier les lieux loués à l'exercice de son industrie » (Code civil, 1719) et « En parcourant sans cesse la terre, il s'était, en quelque façon, approprié les lieux » (Bon-Joseph Dacier, 1802).

    Qu'en pense l'Académie ? Bien malin qui pourrait le dire au vu des exemples (bouchonnés) qu'elle a prudemment laissés à l'infinitif ou au présent de l'indicatif à l'entrée « approprier » de la neuvième édition de son Dictionnaire. Mieux vaut se rendre prestement au mot « oligarque » pour se faire une idée : « Dans la Russie post-communiste, on appelle oligarques ceux qui se sont approprié les richesses nationales lors des privatisations. » Ou encore se référer au troisième tome de son propre Dictionnaire historique (resté inachevé), qu'elle publia en 1888 : « On a dit, en ce sens ["attribuer"], approprier à soi, manière de parler remplacée plus tard par la forme pronominale de si grand usage, s'approprier », « Approprier, construit avec le pronom personnel mis pour à soi, signifie "se rendre propre [ce qui est à autrui], faire d'une chose sa propriété" ». Inutile de lever nos verres pour autant : ne trouve-t-on pas dans les archives de la vénérable institution cet extrait d'un discours donné en 2002 par une Hélène Carrère d'Encausse mi-figue, mi-raisin : « C'est pour cela que toute l'Europe se l'est approprié il y a trois siècle », en parlant de « notre langue » ? C'est le bouquet ! Que peut bien justifier cette invariabilité, je vous le demande ? Gageons que le front du stagiaire qui a retranscrit ledit discours sur le site Internet de l'Académie a pris, pour longtemps, une teinte lie-de-vin.

    Mais qu'importe l'accord, plaideront les plus indulgents d'entre nous, pourvu qu'on ait l'ivresse de la règle...

    (1) Et, avant lui, Victor-Augustin Vanier (« Le se qui précède n'est qu'un régime indirect ; il veut dire à soi », 1812) et les frères Bescherelle (« S'approprier, approprier à soi », 1843).

    (2) Dans Le Bon Usage, Goosse range s'approprier parmi les verbes pronominaux subjectifs, c'est-à-dire dont le pronom conjoint n'a pas de fonction grammaticale précise. L'accord du participe passé avec le sujet est donc implicite.

    (3) « Il a soi pas ne devoit Apropriier les biens comuns » (Reclus de Molliens, 1209), « Approprier [la vigne] a sei comme son heritage » (Archives du département de la Maine-et-Loire, texte daté de 1276 et cité par Godefroy), « Il voloit le gage malvesement aproprier a soi » (Philippe de Beaumanoir, 1283), « C'est grans faute de languaige, quant l'on approprie au dyable l'ome ou la femme qui sont donnei a Dieu des que il furent baptizié » (Jean de Joinville, avant 1309), « Car jamais ne l'apropriasse A moy par si faite maniere » (Guillaume de Machaut, vers 1349).
    Signalons également un emploi sans datif au sens de « se rendre propre, acquérir » (selon Godefroy), « s'emparer, usurper la propriété de » (selon Wartburg) : « Six garcees forment [= mesures de froment] que nous avons achetez et appropriez » (texte daté de 1391), « Les retenir n'approprier est tors » (Eustache Deschamps, avant 1406).

    (4) Robert, Larousse et le TLFi qualifient (un peu rapidement ?) de « vieux » cet « emploi de l'ancienne langue incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours et jamais employé, sauf par effet de style ». De même lit-on dans L'Énoncé réfléchi (2007) : « On peut considérer qu'il n'y a plus qu'une relation étymologique entre approprier (verbe dont la plupart des locuteurs ignorent d'ailleurs l'existence) et s'approprier. »

    (5) Exemples relevés à travers les siècles : « [Les enfans] doyvent estre reservez et appropriez [à Dieu] dès leur naissance » (Calvin, avant 1564), « Sans les [= des oyes] pouvoir approprier à son proffit » (Le Grand Coustumier général, 1567), « Conduire les aulmosnes [...], sans en rien divertir ny approprier à elles » (Jacques Amyot, 1579), « Souz les enseignes de la Roze rouge, que l'on attribua à Lanclastre, et de la Roze blanche, que l'on appropria à la maison d'Yort » (Étienne Pasquier, 1596), « Approprier à soy et aux siens non seulement l'effect, mais aussi le nom de la royauté » (Id.), « [Il] luy alloit conquester tout un pays aussi grand qu'un royaume, et le luy aproprier » (Brantôme, avant 1614), « Depuis on luy appropria le surnom de Juste » (Hardouin de Péréfixe de Beaumont, 1661), « Faire cesser les misères que sa compassion lui approprie » (Guez de Balzac, XVIIe siècle), « La charité leur [= les bienheureux esprits] approprie l'universalité des dons de tout le corps » (Bossuet, XVIIe siècle), « Si la vertu n'a pas sa volupté, pourquoi en approprier une au crime ? » (Jean-Baptiste-François Hennebert, 1764), « Il faut lui approprier les mêmes droits et les mêmes devoirs » (député de La Pinsonnière, 1833), « Comment lui [= l'appoggiature] approprie-t-on le quart de la note ? » (traduction de la Grammaire musicale de Bonifazio Asioli, 1840), « Des travaux tendant à lui approprier un certain volume d'eau » (Journal du palais, 1841), « La sainte Eglise [...] lui approprie ces paroles des Proverbes » (Jean-André Barbier, 1867), « Une affaire destinée à lui approprier l'argent des dupes » (journal L'Indépendant des Basses-Pyrénées, 1933). Et encore de nos jours : « L'amour, qui est commun aux trois Personnes, est attribué ou approprié au Saint-Esprit » (Yves Congar, 1970), « Cela permettrait surtout de ne pas attribuer ou approprier ces embrayeurs de discours » (Jean Bellemin-Noël, 1979), « Si ces expressions ne soulignent pas spécialement la Toute-Puissance du Fils, elles paraissent lui approprier la puissance » (Bertrand de Margerie, 1981), « Suivant le mot que Paul Valéry lui a approprié » (Georges Blin, 2001), « Ces vues sont anonymes et les auteurs qu'on leur approprie ne sont en fait que les auteurs des compilations cosmographiques » (Revue archéologique de Bordeaux, 2006), « La décision qui lui approprie un but précis » (Claude Bruaire, 2009), « Il suffit alors de maquiller le véhicule français, de lui approprier des papiers belges » (Franceinfo, 2015), « Si les jurés ont un certain pouvoir, celui-ci est interchangeable et ne peut par conséquent être approprié ou attribué à une personne en particulier » (Célia Gissinger-Bosse, 2017), « C'est elle qui en a écrit l'original et son compagnon de l'époque l'a modifié et on lui a approprié » (Le Journal de Saône-et-Loire, 2018), « Le nouveau caractère que lui [= un véhicule] a approprié General Motors en dit long à ce sujet » (site essai-auto.com, 2019), « On lui approprie à tort leur invention » (Ouest-France, 2020), « La gamme circulaire [...], dont nous sommes en droit de lui approprier l'invention » (Jean-François Wieser, 2021).
    On notera enfin que le transitif approprier, pour ne rien simplifier, est également attesté au sens opposé de « accaparer, acquérir » (déjà relevé en ancien français par Godefroy) : « La classe capitaliste [...] admet difficilement de discuter avec la représentation ouvrière les conditions de l'union entre le travail de direction qu'elle a approprié et le travail d'exécution » (Édouard Dolléans, 1902), « La souveraineté sur tout le tréfonds appartiendrait à la nation qui a approprié la surface » (Paul Otlet, 1916), « Mon corps comme un boulet qu'ils ont approprié. Ils en ont fait leur chose » (Jeanne Hyvrard, 1976), « Son "histoire spatiale" cherche à expliciter comment l'espace [australien] a été approprié par les colonisateurs » (Hélène Blais et alii, 2012). Archaïsme, influence de l'anglais to appropriate ou confusion avec accaparer ?

    Remarque 1 : Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les auteurs soient aussi partagés que les grammairiens sur la question : (accord avec le sujet) « Les père et mère les éloignent du canton qu'ils se sont appropriés » (Buffon, XVIIIe siècle), « La langue anglaise s'est appropriée notre vieux mot de désappointement » (Isabelle de Montolieu, 1821), « [Les roys] se sont appropriés les duchés » (Jean-Alexandre Buchon, 1836), « L'écriture journalistique s'est appropriée cette règle » (Benoît Grevisse, 2008), « Le verlan, que les adolescents se sont appropriés depuis les années 1980 » (Encyclopédie Larousse en ligne, à l'entrée « Le français moderne ») ; (accord avec le COD antéposé) « Ils se sont approprié un dépôt » (Jean-François Regnard, 1705), « Ils se sont approprié le droit d'envahir les biens de leurs sujets » (Saint-Simon, 1714), « Les hommes souffrent avec peine qu'on leur ôte ce qu'ils se sont, en quelque sorte, approprié par l'espérance » (Luc de Clapiers, 1746), « Elle [Venise] s'était approprié [la grande isle de Crête et] celle de Chypre » (Voltaire, 1757), « Leur cadence, qu'il s'est appropriée » (Girault-Duvivier, 1830), « En Ecosse, les lairds se sont approprié les terres de leurs clans » (Jules Michelet, 1833), « La famille s'est approprié cette terre en y plaçant ses morts » (Fustel de Coulanges, 1864), « [Le] domaine que se sont approprié les langues sémitiques » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875), « [...] dont l'Église s'est approprié certaines parties » (Huysmans, 1884), « Combien de télescopes, de caméscopes et de longues-vues se sont approprié le ciel » (Bruno Dewaele, 1998), « Les Hongrois se sont approprié quelques mots français » (Marie Treps, 2009), « Rien à voir avec la pénalité que le vocabulaire du rugby s'est appropriée » (Philippe Delerm, 2013), « Au début des années 1980, de très nombreux groupes britanniques se sont approprié le style soul » (Encyclopédie Larousse en ligne, à l'entrée « The Pale Fountains »).

    Remarque 2 : On notera que Littré mentionne un emploi réfléchi − et aujourd'hui vieilli − de s'approprier à au sens de « se conformer à, se mettre à la portée de » (« s'adapter à », selon Robert). Ce qui fait dire à Marc Wilmet que « approprier "adapter" et anciennement "attribuer en propre" s'éloigne en chiasme de s'approprier "faire sien" et anciennement "s'adapter" » (Le Participe passé autrement, 1999).
    Est-il besoin de préciser que, dans ce cas, l'accord n'est pas sujet à débat : Les maîtres se sont appropriés à leurs élèves ?

    Remarque 3 : À côté de approprier quelque chose à quelqu'un / s'approprier quelque chose, on trouve, au XVIe siècle, approprier quelqu'un de quelque chose / s'approprier de quelque chose sous l'influence probable de (se) rendre propriétaire de, s'emparer de : « [J'ay trouvé] meilleur les [= des plantes] approprier de noms aux langues non corrompues » (Martin Mathée, 1559) ; « Spolier les protestans de leurs biens et dignitez et s'en approprier » (Brantôme), « Chacun d'eux s'approprians souverainement du domaine des villes » (Étienne Pasquier), « L'avarice [...], se pensant approprier de quelque chose, a donné sujet aux autres de prendre leur part » (Malherbe).

    Remarque 4 : Approprier prend deux i à la première et à la deuxième personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif et du présent du subjonctif : nous (nous) appropriions, que vous (vous) appropriiez.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les Bordelais se sont approprié la Cité des civilisations du vin (selon Littré, Bescherelle, Hanse, Jouette et l'Académie).

    Les Bordelais se sont appropriés la Cité des civilisations du vin (selon Goosse, Wilmet et Cerquiglini).

     

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  • Commentaires

    1
    Philippe
    Samedi 5 Novembre 2016 à 13:33

    Bonjour,

    D'abord, je voudrais vous remercier de vous être penché aussi savamment sur ce problème ("épineux", en effet) Je viens de parcourir votre article sur l'accord du participe passé de ce verbe... Je penche toujours du côté de la règle mais je me demande si cela ne risque pas "d'accrocher le regard", puisque les deux cas sont employés en Littérature... Bref : L'option "avec accord" ne fait-il pas loi aujourd'hui? Si c'est le cas, beaucoup de lecteurs pourraient bien considérer cela comme une faute.

    Cordialement

    Philippe

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