• « "Cela me réconforte dans mon objectif", assure [le trampoliniste français] Allan Morante, qui vise le podium aux Jeux Olympiques de Tokyo 2020. »
    (Aziz Oguz, sur lejsd.com, le 14 novembre 2018)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    J'en étais resté, pour ma part, à conforter quelqu'un dans (une attitude, une conviction, une disposition...) pour « faire qu'il se sente plus fort, plus assuré dans son opinion, son raisonnement, sa prise de position » : « Vous me confortez dans mon sentiment, ma conviction » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Être conforté dans son analyse, son interprétation. Cette expérience l'a conforté dans ses certitudes. Cela l'a conforté dans son idée que... » (Robert), « Ceci m'a conforté dans mon opinion » (Larousse, Bescherelle), « Ces révélations m'ont conforté dans la piètre opinion que j'avais de lui » (Larousse en ligne) (1). Réconforter, de son côté, s'est spécialisé dans l'idée de consolation, de soutien dans l'adversité ou devant la lassitude : « Réconforter quelqu'un par de bonnes paroles. Il est si abattu que rien ne peut le réconforter » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Comparez : conforter [= encourager, soutenir] quelqu'un dans son choix, dans sa décision et réconforter [= remonter le moral, consoler] quelqu'un dans l'épreuve, dans sa tâche, dans sa douleur, dans son chagrin.

    Mais voilà que la confusion gagne des plumes que l'on pensait avisées : « Dès qu'on veut se réconforter dans son droit avec des gens de loi » (Arsène Houssaye, 1885), « La marquise était de son côté trop âgée pour lui, ce qui le réconforta dans son idée que seuls les tendrons sont bons à être aimés » (Pierre-Jean Remy, 1978), « Lui tenir tête ne ferait que le réconforter dans son statut de salopard » (Yasmina Khadra, 2004). À la décharge des contrevenants, reconnaissons que la distinction entre conforter et son dérivé préfixé n'a pas toujours été nette. Ainsi lit-on dans le Dictionnaire historique de la langue française que « le verbe [conforter], après une attestation isolée (v. 980) au sens d'“encourager (quelqu'un) à faire quelque chose”, effet d'une confusion entre confortare et cohortari [2], s'est employé en ancien français au sens de “soutenir moralement” (v. 1050) avant de sortir d'usage au XVIe ou au XVIIe siècle sous la concurrence de réconforter ». Voilà qui mérite d'y regarder de plus près.

    Tout d'abord, n'allez pas croire avec Alain Rey et son équipe que le sens initial de « encourager, exhorter (quelqu'un) à faire quelque chose » (autrement dit : « le renforcer dans l'intention de faire quelque chose ») ne se trouve que dans le seul manuscrit de La Vie de saint Léger (puisque c'est à ce texte de la fin du Xe siècle qu'il est fait référence). Non ! Quand elle serait isolée en ancien français, cette acception est abondamment attestée en moyen français (3). Ensuite, si conforter a pu s'employer jadis avec le sens aujourd'hui dévolu à réconforter (4), il serait tout aussi faux de croire, comme on le lit trop souvent (5), que l'ancienne langue ne lui donnait qu'une acception morale. Vérification faite, conforter a conservé jusqu'au XVIe siècle environ toutes celles héritées du latin chrétien confortare (formé de cum et de fortis, « fort, courageux »), à savoir « apporter un supplément de force, rendre plus fort », que ce soit par des encouragements, des consolations (« consoler, réconforter ») ou par une aide matérielle (renforts militaires, argent, vivres, remède...) (« renforcer, consolider ; revigorer ; soigner, guérir ») : (aide concrète ou médicale) « [Ils] menguent [un petit tourtiel] pour conforter lor estomach » (Jean Froissart, XIVe siècle), « Cilz-là le conforta grandement de gens et d'amis » (Id.), « Quel medecine Pour confforter ung pacient ! » (Arnoul Gréban, vers 1450), « Le Roy incontinent envoya grant partie de son host pour conforter et secourir sadicte cité de Londres » (Philippe de Commynes, fin du XVe siècle), « Mais le repos consolide et conforte Les membres las » (Charles Fontaine, 1552), « Ni faire ouvrage en icelles qui les puissent conforter, conserver ou soutenir » (Juridiction de la voirie, 1600) ; (soutien moral prodigué par autrui ou courage trouvé en soi-même) « Nus ne le puet conforter Ne nul bon consel doner » (Aucassin et Nicolette, fin du XIIe siècle ?), « Por conforter ma pesance Faz un son [= Pour soulager ma peine, je compose un air] » (Thibaut de Champagne, XIIIe siècle), « [Il] se conforta en soi meismes et reconforta moult sagement ses gens » (Jean Froissart, XIVe siècle), « Qui me pourroit de ce dueil conforter ? » (Alain Chartier, 1424), « Votre présence me conforte » (François Villon, 1458), « Qui confortera ce cœur las ? » (Marguerite de Navarre, vers 1530). Au cours du XVIIe siècle, conforter a peu à peu abandonné ladite acception morale à son concurrent réconforter (et au verbe consoler(6), sans se défaire pour autant de ses autres emplois, comme nous allons le voir, et pas seulement en médecine quoi qu'aient pu laisser entendre les académiciens : « Conforter. Fortifier, corroborer. Cela conforte l'estomac, conforte le cerveau. Il signifie aussi encourager, consoler ; il commence à vieillir en ce sens [On dit plutôt réconforter] » (Dictionnaire de l'Académie, 1740-1932).

    Mais poursuivons la lecture du Dictionnaire historique. Conforter, y explique-t-on, « a été repris récemment avec les sens de "donner des forces à (un régime, une thèse)" et "raffermir (quelqu'un) dans sa position" (v. 1970) qui bénéficient d'une grande vogue dans le discours politique ou journalistique. L'origine d'un tel regain est obscure : réfection régressive à partir de réconforter, influence (peu probable) de l'anglais to comfort, allusion vague à l'ancien français ; l'effet est une recherche d'élégance rapidement tournée à la prétention ». Là encore, j'avoue avoir du mal à cacher ma perplexité. Car enfin, le sens figuré de « soutenir avec force, encourager (une opinion, une position) » − qui va de pair avec les constructions conforter quelqu'un dans (autrefois en) ladite opinion, position (7) et, jadis, conforter quelqu'un de (+ infinitive), que (+ complétive) − est attesté sans discontinuer depuis le XIIIe siècle. Qu'on en juge : « Si comme cascune partie allegue resons de droit et de fet ou de coustume, por conforter l'entention » (Philippe de Beaumanoir, 1283), « Il les [= les ennemis] a confortés dans leurs mauvaisetés, crimes et délits » (Lettre de grâce datée de 1365), « Nul ne doit son ami conforter ne soustenir en erreur » (Nicole Oresme, 1370), « Lesquelz il maintenoit, conseilloit et confortoit en leurs meffais contre lui » (traduction de la Chronographia de Jean de Beka, milieu du XVe siècle), « En toutes ces choses le soustenoit et confortoit l'evesque » (Jacques Duclercq, avant 1467), « N'esse pas pour conforter à mon propos que je vous dis l'autre fois ? » (Robert Macquéreau, 1521), « Il aymoit mieulx gaingner de l'argent, en le confortant en ses follies, que de faire office de bon serviteur » (Marguerite de Navarre, avant 1549), « Pour le conforter en son entreprise » (Antoine de Noailles, 1554), « Le Roy [...] ne trouvant conseil [qui] confortast son opinion » (Martin Du Bellay, avant 1559), « [Il] les conforte en l'execution de leurs jugemens » (Pierre de La Primaudaye, 1577), « L'Ambassadeur d'Espagne, qui l'avoit conforté en cette opinion » (Pierre de L'Estoile, 1584), « [Ils] lui firent une tres sage et belle remonstrance, pour le conforter en sa resolution » (François de La Noue, 1587), « [Ce] qui conforte leur cause » (Montaigne, 1588), « Je ne l'ai pas ôté de cette opinion, mais au contraire l'y ai conforté » (Pierre Jeannin, 1607), « [Il] les a principalement confortés en cette resolution depuis sa venue » (Antoine Le Fèvre de La Boderie, 1607), « [Il] fut le premier qui conforta Aubigné en la resolution d'y donner » (Agrippa d'Aubigné, 1616), « Je vous conforte dans le dessein que vous avés de [...] » (Jean Chapelain, 1640), « Pour maintenant conforter l'opinion de ceulx qui le califient [...] » (Simon Le Boucq, 1650), « [Supplier Dieu] de vouloir vous consoler, ou du moins conforter en ce dessein » (Nicolas Pavillon, 1664), « Il l'a conforté dans le dessein de faire penitence » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Conforter les conclusions de ladicte demanderesse » (Martial d'Auvergne, 1731), « Le traitement conforte cette opinion » (Christian Gottlieb Selle, 1801), « Pour conforter cette idée » (Jacques-François Caffin, 1818), « Nous sommes confortés dans notre opinion par l'auteur lui-même » (Jean-Baptiste Sirey, 1822), « On peut encore s'aider de la percussion et de l'auscultation, qui [...] pourront conforter le diagnostic » (Antoine Limosin, 1827), « Ces femmes étaient confortées dans leur résistance » (Charles-Henri Helsen, 1833), « Ce fait [...] n'était point de nature à m'étonner, mais seulement à conforter mon opinion » (Christophe Reverdit, avant 1843), « Chose étrange ! pour conforter son idée sur les Juifs, M. Renan appelle les Mahométans à la rescousse » (Pierre Leroux, 1866), « [Un homme] qui se conforte dans une conviction » (Jean Richepin, 1895), « Le besoin que nous avons tous de fortifier une opinion préalable et de conforter une thèse » (Henri Bouchot, 1906), « Pour conforter l'opinion que j'émets ici à la hâte » (Edgard Capelin, 1922), « Charmant ami, qui me devines et me confortes dans mon dessein d’un art limpide » (Maurice Barrès, 1926), etc. S'il est vrai que ces emplois se sont raréfiés au XVIIIe siècle, ils n'ont jamais cessé d'exister, notamment dans la langue médicale, juridique, administrative, mais aussi littéraire. Quant à leur prétendu retour en grâce, il ne date pas de 1970 mais bien plutôt du début du XIXe siècle.

    Aussi bien, je peine à comprendre le mauvais procès fait sur certains forums au tour conforter quelqu'un dans : « [Conforter est] un mot qui a été ressuscité dans un sens erroné », « On a ressuscité je ne sais trop quand conforter dans le sens de "renforcer", "confirmer" ou "raffermir" (le Petit Larousse de 1977 entérinait déjà cette résurrection) », « Dans la neuvième [édition de son Dictionnaire, l'Académie] s'aligne sur l'erreur. [Elle] n'est plus "la gardienne de la langue", elle se fait l'écho des barbarismes à la mode », « Le sens originel de conforter a donc été escamoté [...]. C'est regrettable ». Ce qui est regrettable, c'est de bondir sur sa chaise comme un cabri juché sur un trampoline, en criant au barbarisme là où il n'y a, au pis, qu'un archaïsme. La position, convenons-en, est aussi indéfendable... qu'inconfortable !
      

    (1) On dit dans le même sens, avec des verbes de la famille de l'adjectif ferme : (r)affermir ou confirmer quelqu'un dans. « On affermit, on raffermit, on confirme un sentiment, ou quelqu'un dans un sentiment » (Dictionnaire des synonymes de Pierre-Benjamin Lafaye), « Elle s'était affermie dans la résolution de ne pas me laisser pénétrer ses secrets » (Balzac), « Je fus d'autant plus confirmé dans mon opinion » (Alexandre Dumas, 1841).

    (2) En vérité, Gaston Bruno Paulin Paris se montre beaucoup plus prudent sur la question, dans la revue Romania (1872) : « Conforter, qui a ordinairement en français le sens de "fortifier, consoler", paraît ici l'avoir confondu avec celui d'"encourager", qui est habituel en provençal dans la forme conortar, tandis que confortar a le sens français. [...] Il semble qu'il y ait eu dans tous ces verbes, pour le sens ou la forme, une confusion entre confortare et cohortari. »

    (3) Par exemple, chez Antoine de La Sale (1451) : « [Ils] le comfortoient de laissier et soy demettre de ces abis et samblans douloureux » ; chez Philippe de Commynes (fin du XVe siècle) : « [Ceulx] pres a le conforter ou conseiller de faire au Roy une tres mauvaise compaignee [= ceux prêts à l'encourager ou à lui conseiller de faire au roi un très mauvais parti (selon le linguiste Jean Dufournet)] », « [Je demanday] si encores luy en devoye parler. Il me conforta et me dit que ouy », « Je vous conseille et conforte, et prie que les veuillez faire recepvoir à vos souldes » ; et encore chez Guillaume Pellicier (vers 1540) : « Les confortant et exhortant que [...] », « Pour les exhorter et conforter de faire estroite amytié », « Pour l'avoir conseillé et conforté de mander à ceste entreprinse ».

    (4) On lit encore en 1564, dans le Dictionnaire françois-latin de Jehan Thierry : « Parfois [re mis en composition] ne change en rien la signification du [verbe] simple : comme reconforter, conforter. » Selon Jacqueline Picoche, l'ancienne langue tenait en fait reconforter pour « un synonyme de conforter dans les emplois où il dénote une aide extérieure, et tout particulièrement lorsque cette aide consiste en bonnes paroles » (Le Vocabulaire psychologique dans les chroniques de Froissart, 1976).

    (5) Par exemple dans Le Livre du Voir Dit de Guillaume de Machaut (2001), où Sylvie Bazin-Tacchella, Laurence Hélix et Muriel Ott écrivent : « En ancien français, conforter, toujours transitif, garde les sens latins : "rendre courageux, consoler, réconforter" ; utilisé de façon pronominale, il signifie "reprendre courage". Quant à confort, il désigne "ce qui donne de la force", c'est-à-dire le "secours", le "réconfort". Il relève donc du domaine psychologique, et non du domaine matériel. » C'est oublier que confort, comme conforter, savait aussi donner dans le concret : « Encontre mort n'a c'un confort [= remède] » (Baudouin de Condé, XIIIe siècle), « Et li donnez [au chien] un jour ou soupes ou aucunne chose de confort [= ce qui revigore] » (Gaston Phebus, XIVe siècle), « Grans confors [= renforts] de gens d'armes et d'archiers » (Jean Froissart, XIVe siècle).

    (6) « Ce mot [confort] est hors d'usage. Son composé réconfort est bon », « [Philippe Desportes a écrit :] D'approcher de mon cœur Afin qu'il le conforte... Seul réconforte est bon » (Malherbe, 1605) ; « Confort, conforter. Vieux mots au lieu desquels on dit consolation, consoler » (Dictionnaire de Richelet, 1680).

    (7) On veillera à bien distinguer les acceptions du verbe conforter dans ces constructions. Comparez : « Il les a confortés [= encourager, soutenir] dans leurs mauvaisetés, crimes et délits » (Lettre de grâce datée de 1365) et « Il m'a toujours conforté [= consoler, réconforter avec des paroles] en mes adversitez » (Dictionnaire françois-latin de Jacques Dupuys, 1584). 

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Cela me conforte dans mon objectif.

     


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  • « Durant la perquisition de son appartement et des QG de son mouvement et du Parti de gauche, [Jean-Luc Mélenchon, photo ci-contre] s'en était pris tour à tour aux forces de police et au magistrat qui avait mené les opérations [...]. Le tout sous fond de complotisme, en affirmant que la manœuvre était purement politique et directement téléguidée par le pouvoir en place. »
    (Erwan Bruckert, sur lepoint.fr, le 24 octobre 2018)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Les Français auraient-ils l'esprit de contradiction ? Ils n'hésitent pas à mettre la préposition sur à toutes les sauces, y compris les plus indigestes (voir liens ci-dessous), mais rechignent à y recourir quand le sens, pourtant, l'exige. Témoin ces exemples repérés sur la Toile (de fond) et qui gagneraient à rester sous le manteau de l'oubli : « La première fête du sport sous fond de polémique » (France 3), « Sous fond de grogne du mouvement sportif » (RFI), « Une tempête financière sous fond de crainte » (LCI), « L'université d'été [...] s'ouvre sous fond d'inquiétudes budgétaires » (BFM TV), « Sous fond de trafic de stupéfiants » (Ouest France), « Espoir et solidarité sous fond de crise économique » (La Dépêche).

    Il n'est pourtant pas nécessaire de se creuser très profondément la tête pour s'aviser que ce fond-là (que l'on se gardera d'affubler d'un s final) a à voir avec l'arrière-plan, pictural ou acoustique, sur lequel se détachent figures, objets ou sons. C'est donc logiquement précédé de la préposition sur que l'intéressé, associé à un complément déterminatif, s'est construit par métaphore, avec puis sans l'article indéfini selon le degré de figement et d'abstraction de la locution ainsi formée : « Sur un fond d'hostilité, tous les détails prennent du relief » (Jules Renard), « [Ce récit] se profile sur un fond historique tout en grisaille » (Alphonse Juin), « Jours monotones, où, sur un fond d’attente morne, se détache pourtant un petit épisode » (André Gide), « On dira que toute motivation est sur fond d’influence » (Paul Ricœur), « Maurice Genevoix décrit son prédécesseur sur fond de paysage d’une France rurale encore intacte » (Marc Fumaroli), « Sur fond de tragédie, il y a paradoxalement chez le poète [...] » (Jean-Marie Rouart), « Ce roman [...] se déroule entre Guangzhou et New York, sur fond de mièvres chansons chinoises » (Jean-Loup Dabadie), « Le tout sur fond de légère hystérie » (Alain Rey), « Des élections sur fond de scandale financier » (Robert illustré).

    Sous à la place de sur, c'est encore la confusion que l'on voit se répandre dans des affaires d'espionnage à deux sous, sous l'influence probable de être sous surveillance : « Attention, vous êtes sous écoute » (Le Figaro), « Un téléphone placé sous écoute » (France Bleu), « [Ils] étaient depuis plusieurs semaines sous écoute téléphonique » (Libération). Les analystes de fond sont pourtant sûrs de leur coup : « Mettre quelqu'un, un téléphone, des correspondants sur écoute, sur table d'écoute » (Robert), « Ils sont sur écoute(s). Mettre quelqu'un sur écoute(s) » (Robert & Collins), « Mettre quelqu'un sur écoutes, brancher son téléphone sur une table d'écoutes » (Larousse en ligne).

    Vous l'aurez compris : en matière de langue, l'usager a parfois du mal à écouter la voix de la raison. Non content d'avoir touché le fond, plus d'un entend encore creuser au-dessous...

    Remarque : Voir également les billets Avertir, Sensibiliser, Voter et Fond.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Le tout sur fond de complotisme.

     


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  • Prise de tête

    « David [Hallyday, photo ci-contre] n'en oublie pas ses petites sœurs, Jade et Joy. Il souhaite qu'elles soient parties prenantes dans cette succession. »
    (Marine Madelmond, sur gala.fr, le 9 octobre 2018)  

     
    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Ulrike Liebrenz)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention d'attiser le feu (à défaut de l'allumer) dans une affaire que chacun reconnaîtra brûlante, mais je vous laisse imaginer ce qu'elle avait, ma gueule, après avoir pris connaissance de ces quelques lignes. Car enfin, je vous le demande, l'attribut partie prenante peut-il prendre la marque du pluriel dans l'expression être partie prenante ? Non, si l'on en croit Grevisse : « Tour figé : être partie prenante », écrit l'ancien taulier du Bon Usage dans la partie « Absence de l'article ». Autrement dit, pour qui sait lire entre les lignes, partie prenante est variable quand il forme un groupe nominal autonome et invariable quand il est construit sans déterminant dans la locution verbale être partie prenante (surtout employée de nos jours au sens figuré de « avoir des intérêts communs dans, participer activement à [une entreprise, une affaire, un projet quelconque] »). Comparez : « Le créancier, le fournisseur, le client, le dirigeant, le salarié, l'actionnaire sont des parties prenantes » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) et « Ils se considéraient comme partie prenante de l'honneur que vous m'avez décerné » (Jacques de Bourbon Busset, sur le site Internet de l'Académie), « Ils ne se sentent plus partie prenante de la communauté nationale » (Xavier Boissaye, dans la revue Défense de la langue française). Même constat avec sa sœur jumelle partie intégrante : « Ces articles sont des parties intégrantes du règlement » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), à côté de « Tous ces parlers sont partie intégrante de la langue française » (Damourette et Pichon). Mais voilà que l'Office québécois de la langue française se la joue rebelle, en prenant le parti d'établir une distinction entre la graphie au singulier et celle au pluriel : « Dans être partie à ou dans, le singulier indique que le sujet pluriel forme une même partie (partie est alors un collectif), et le pluriel signifie que les éléments qui composent le sujet pluriel sont autant de parties : Elles sont partie prenante dans cette affaire (ou Elles sont parties prenantes dans cette affaire). » Pas sûr, à ce petit jeu-là, que le commun des mortels s'embarrasse de pareille subtilité, d'ailleurs difficile à vérifier, quand lui prend l'envie de faire une partie... D'autant que, pour ne rien simplifier, le même Office québécois réserve un traitement différent à partie intégrante : n'écrit-il pas que, dans le cas où ladite locution est introduite par le verbe être, elle « prendra la marque du pluriel si elle est précédée d’un déterminant pluriel ; autrement, elle demeure invariable » ? Plus question, cette fois, de savoir si l'on se réfère aux membres d'une seule partie ou de plusieurs...

    C'est qu'il y a partie et partie : l'élément (indispensable à l’intégrité) d’un tout et la personne physique ou morale qui participe à, qui est engagée dans (un acte juridique, un contrat, une convention), comme dans partie adverse, partie civile, partie plaignante, partie opposante... Formé du substantif féminin pris dans cette seconde acception et de l'adjectif prenante mis pour « qui reçoit, qui a droit à une attribution (en particulier de l'argent) », partie prenante a d'abord désigné, en droit administratif, une personne qui touche un mandat de paiement en qualité de créancier de l'État, puis, par extension, toute personne fondée à recevoir une somme d'argent : « Tant sur la partie prenante, et qui se seroit fait assigner sur lesdits deniers, que sur le receveur qui en auroit fait le payement » (Arrêt de la cour sur l'exécution d'un édit de Charles IX, 1566), « Afin que [...] les parties pregnantes puissent estre payees de leurs ventes » (Nicolas Barnaud, 1582), « C'est une partie prenante. Payé aux parties prenantes. Les parties prenantes ont fourni leurs quittances » (Dictionnaire des finances, 1727), « Prélèvera-t-on une somme proportionnelle sur chaque partie prenante ? » (Chateaubriand, 1825) et, au figuré, toute personne intéressée dans une action, une affaire quelconque : « À quoi bon les fabricants [...], interposés entre l'ouvrier qui produit et le commissionnaire qui achète ? pourquoi cette partie prenante dans une industrie où deux suffisent ? » (Jean-Baptiste Monfalcon, 1834). Ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle que ladite expression commence à être employée sans déterminant, au sens propre : « [Interdiction] de faire aucun payement à ceux qui sont parties prenantes » (Traité de la vente des immeubles par décret, 1739), « Celui qui est partie prenante dans une succession » (Arrêt du 14 mars 1810), « Les cessionnaires étaient parties prenantes » (Guillaume-Jean Favard de Langlade, 1823), puis au sens figuré : « Le fœtus et le nouveau-né appartiennent, comme la mère, à l'état puerpéral, puisqu'ils sont partie prenante dans la gestation et dans l'accouchement » (Paul Lorain, 1855), « Le platine ou l'acide ne sont pas, pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération » (Claude Bernard, 1865), « Sceller [...] une réconciliation où nous n'étions point partie prenante » (Alphonse Despine, 1869), « Je veux être partie prenante dans une de ces délicieuses intrigues qui se jouent tous les soirs à Paris » (Émile de Najac, 1872). Il ne vous aura pas échappé que, dans ces exemples anciens du moins, la tendance était à laisser le temps à (être) partie prenante de varier au sens propre, mais pas au sens figuré (1). Le doute est donc permis dans l'affaire qui nous occupe...

    Mais là n'est pas le seul écueil que nous réserve notre locution ; que l'on songe au choix de la préposition introduisant l'éventuel complément : doit-on opter pour dans, de, à... ? Les avis sont pour le moins partagés, comme chacune des parties peut en juger : « Des parties prenantes au budget » (Balzac), « Il y a soixante mille parties prenantes pour la rente à Paris » (Stendhal), « La France [...] fut partie prenante au Conseil international de la langue française » (Claude Hagège), « Étant lui-même partie prenante dans ce système » (Alain Rey), « Les traités auxquels la France n’est pas partie prenante » (Hélène Carrère d'Encausse), « Être partie prenante d'un complot » (Jean-Pierre Colignon), « Les mots de la francophonie sont partie prenante du renouvellement régulier de la nomenclature » (Jean Pruvost), « Les parties prenantes d'un conflit » (Robert), « Chaque partie prenante de la succession devra être présente. L'État est partie prenante dans la négociation de ce traité » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Pris à partie sur ce délicat sujet, Martine Rousseau et Olivier Houdart croient pouvoir affirmer, sans plus d'argument (2) : « On est "partie prenante de", et non "partie prenante à" » (Le P'tit Dico du journal Le Monde). L'académicienne Hélène Carrère d'Encausse en jaunit à l'idée...

    Vous l'aurez compris : dans cette affaire comme dans d'autres, les spécialistes de la langue ont bien du mal à accorder leurs guitares électriques. Gageons que ce n'est là que partie remisante... pardon, remise !


    (1) Cette tendance souffrait quelques exceptions : « Les bienheureux obligataires qui gagnent sont partie prenante aux 375 000 francs de primes distribuées » (Henri Cozic, 1885), « Toutes les opinions sont parties prenantes à la vérité » (Henri-Frédéric Amiel, 1869).

    (2) D'aucuns soupçonneront une analogie avec la construction être (ou faire) partie intégrante de...


    Remarque
     : Voir également les billets Partie intégrante et Parti / Partie.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Elles sont partie prenante (selon Grevisse ?) dans cette succession.

     


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  • « A Hong Kong, un habitant a ainsi été diagnostiqué il y a peu avec l'hépatite E du rat. »
    (Charlotte Anglade, sur lci.fr, le 2 octobre 2018)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Que notre journaliste se rassure, elle est en bonne compagnie : Le Parisien, La Dépêche, Sud Ouest, RTL, Sciences et Avenir, nombreux sont les organes de presse qui se font également l'écho, dans la même syntaxe approximative, de cette inquiétante première mondiale. De là à voir dans pareille unanimité le symptôme d'un dérapage préalable de l'AFP...

    Emprunté du grec diagnôstikos (« apte à reconnaître, à discerner »), diagnostic est un terme de médecine qui désigne l'identification d'une maladie d'après l'étude de ses symptômes et, par analogie, le jugement porté sur une situation complexe, un mal, une difficulté, etc. d'après l'interprétation de signes extérieurs : « Établir le diagnostic d'une maladie » (Académie), « [Le] diagnostic d'une réelle misère » (Balzac). Aussi le verbe transitif diagnostiquer − attesté en 1806 au sens de « reconnaître, identifier en faisant le diagnostic » − se construit-il régulièrement avec la chose diagnostiquée (maladie, état, défaut, tendance...) comme objet direct : Le médecin a diagnostiqué un cancer chez son patient. Les experts ont diagnostiqué une crise économique.

    Mais alors, me demanderez-vous la fièvre au front, pourquoi voit-on se répandre comme un virus, depuis au moins le milieu du XIXe siècle, des emplois de diagnostiquer avec un complément d'objet direct (ou, au passif, avec un sujet) de personne ? Qu'on en juge : « Un sujet qui avait été diagnostiqué tuberculeux » (Théodore-Émile Leudet, 1853), « Ce malade, diagnostiqué tuberculeux » (Alfred Fournier, 1875), « Diagnostiquer les malades » (Pierre-Louis-Gabriel Mondan, 1882), « Un malade diagnostiqué ataxique » (Jules Dejerine, 1884), « Un malade diagnostiqué lépreux » (Isaac Bruhl, 1890), « Tout malade diagnostiqué doit être immédiatement traité » (La France médicale, 1900), « Les mains jointes, dans la position qui lui est familière quand il diagnostique un malade » (L'Avenir d'Arcachon, 1911), « Un seul enfant est diagnostiqué par le médecin comme atteint de débilité mentale » (Jean-Maurice Lahy, 1927), « L'enfant qui ne va pas bien dans l'école est diagnostiqué comme ayant des troubles "relationnels" » (revue Ornicar ?, 1983), « [Des] femmes diagnostiquées avec un cancer du sein » (Nouvelles Questions féministes, 2006), « Auprès de femmes diagnostiquées d'un cancer du sein » (Anne-Cécile Bégot, 2010), « Le futur bébé [...] diagnostiqué comme porteur d'un handicap » (Bertrand Quentin, 2013), « Un homme diagnostiqué en phase terminale » (Alain Boublil, 2017) et, au figuré, « À ses manières, à la coupe de ses vêtements, elle diagnostique quelqu'un de très bien » (Johannès Gravier, 1902). D'aucuns s'empresseront d'y diagnostiquer des anglicismes syntaxiques : le verbe to diagnose, qui possède à l'origine le même sens qu'en français, ne s'est-il pas vu ajouter celui de « identifier la nature de l'état de santé de (quelqu'un) » (1) ? Témoin ces exemples relevés dans le Cambridge Dictionary et l'Oxford Dictionary : The specialist diagnosed cancer (même construction que sous nos latitudes) et She was diagnosed with/as having diabetes, she was diagnosed as a diabetic (constructions passives avec un sujet de personne). Le français a-t-il été contaminé, dans cette affaire, par la syntaxe anglaise ? Ce ne serait pas la première fois, me direz-vous. En l'espèce, il me semble bien plutôt que les deux verbes ont connu dans leurs langues respectives la même évolution sémantique suscitant les mêmes critiques (2), à ceci près que les dictionnaires anglais admettent désormais l'emploi étendu que leurs homologues tricolores s'obstinent à ignorer. Mais pour combien de temps encore ? Il faut bien reconnaître que le phénomène, qui s'observe surtout à la voix passive, paraît d'autant plus difficile à enrayer qu'il n'existe pas toujours d'équivalent satisfaisant en français soigné. Comparez :

    • Il est diagnostiqué tuberculeux → Il est déclaré tuberculeux (sens affaibli), il apprend par son médecin qu'il est atteint de tuberculose (formulation plus longue).
    • Les femmes diagnostiquées avec (ou d') un cancer du sein → Les femmes chez qui un cancer du sein a été diagnostiqué (construction que d'aucuns considèrent comme peu naturelle, voire lourde).
    • Un enfant diagnostiqué comme autiste → Un enfant qui a reçu un diagnostic d'autisme.
    • Le médecin diagnostique un malade → Le médecin diagnostique une maladie chez un patient.
    • Diagnostiquer un malade à son haleine → Établir un diagnostic à partir de l'haleine du malade.


    Après tout, ne manqueront pas de faire observer les médecins et les avocats du diable, la tendance de l'usage à considérer que le malade et son affection ne font qu'un est-elle à ce point condamnable ? Le commun des patients anglais, lui, n'en fait plus une maladie...

    (1) « 1. Identify the nature of (an illness or other problem) by examination of the symptoms. 2. Identify the nature of the medical condition of », selon l'Oxford Dictionary. Et aussi : « 1. To recognize (something, such as a disease) by signs and symptoms. 2. To diagnose a disease or condition in », selon le Merriam-Webster Collegiate Dictionary.

    (2) « "[She] is diagnosed for kleptomania." Such use of the word "diagnosed" is incorrect. A person cannot be diagnosed : the thing that is diagnosed is a disease, a condition, etc. » (Charles Lurie, How to Say it, 1927), « A condition or disease is diagnosed (a patient is not) » (Lynn Staheli, Speaking and Writing for the Physician, 1986).

    Remarque 1 : Inattendu, cet emploi de la préposition sur sous des plumes académiciennes : « Après avoir diagnostiqué sur la maladie de l'enfant » (Octave Mirbeau, de l'Académie Goncourt, 1885), « Un fameux médecin qui doit examiner la reine et diagnostiquer sur son état mental » (René Doumic, de l'Académie française, 1897).

    Remarque 2 : On se gardera, en français moderne, de toute confusion entre diagnostic, substantif, et diagnostique, adjectif (les signes diagnostiques du cancer) et forme conjuguée (le médecin diagnostique un cancer).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'hépatite E du rat a été diagnostiquée chez un habitant de Hong Kong.
    Des scientifiques de l'Université de Hong Kong ont diagnostiqué pour la première fois le virus de l'hépatite E du rat chez un être humain.
    Un habitant de Hong Kong a contracté l'hépatite E du rat.

     


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  • « La collection [La Pléiade], où les grands génies se vêtissent des meilleurs cuirs, a été fondée en 1931 par l’éditeur Jacques Schiffrin, et rachetée par Gallimard peu après. »
    (David Caviglioli, sur nouvelobs.com, le 13 septembre 2018)  

     

    FlècheCe que j'en pense

    À ce train-là, notre journaliste risque de se prendre une veste grammaticale. Car enfin, il n'aura échappé à personne − à commencer par la correspondante qui m'a signalé ce vêtissent de curieuse facture − que vêtir est un verbe du troisième groupe qui, partant, ne se conjugue pas comme finir : il (se) vêt, ils (se) vêtent, ils (se) vêtaient, (se) vêtant, et non pas il (se) vêtit [forme qui appartient au passé simple], ils (se) vêtissent, ils (se) vêtissaient, (se) vêtissant.

    Seulement voilà : ces variantes empruntées à la deuxième conjugaison se rencontrent depuis belle lurette sous des plumes que l'on ne saurait qualifier d'endimanchées. Jugez-en plutôt : « Quand vous vêtissez les pauvres, il [Jésus-Christ] est vêtu » (Bossuet, avant 1704), « [Des pauvres] qu'elle nourrissoit et vêtissoit tous » (Saint-Simon, 1707), « Dès qu'un homme s'en vêtissait » (Montesquieu, 1734), « Des étoffes dont ils se vêtissent » (Buffon, vers 1760), « Le cocotier qui ombrage, loge, vêtit, nourrit, abreuve » (Voltaire, 1772), « Ces haillons troués qui la vêtissent à demi » (Diderot, 1772), « De leurs molles toisons les brebis se vêtissent » (Jacques Delille, 1805), « [Elle] prenait sa robe et se la vêtissait » (Paul-Louis Courier, 1810), « Car les chevriers se vêtissent de peaux de bêtes » (Hugo, 1823), « Ma mère [...] vêtissait l'indigence ou nourrissait la faim » (Lamartine, 1830), « L'air est là, [...] vêtissant la terre » (Sainte-Beuve, 1834), « Ils se vêtissent de diverses couleurs » (George Sand, 1837), « [Les mauvais pasteurs] se vêtissent de leur laine [celle des brebis] » (Lamennais, 1846), « Les sauvages vivaient et se vêtissaient du produit de leurs chasses » (Chateaubriand, avant 1848), « Il faut qu'il se vêtisse » (Adolphe Thiers, 1848), « Mon habit n'est pas très beau, dit-il en se vêtissant » (Henry Murger, 1849), « Les personnages importants que vêtissaient ces robes » (Alexandre Dumas, 1851), « Aimons-la, nourrissons-la, vêtissons-la » (Hugo, 1864), « Les feuilles sèches vêtissaient la futaie d'admirables teintes fauves » (Paul Bourget, 1887), « Le drap grossier dont se vêtissait le populaire » (René Bazin, 1900), « Un vêtement de soleil vêtissait son âme » (Édouard Estaunié, 1908), « La vipère que je vêtis » (Paul Valéry, 1922), « En attendant qu'on me vêtisse » (Céline, 1936), « Mais le réveiller, qu'il se vêtisse ! » (Jean de La Varende, 1941). Que du beau linge, convenons-en !

    « Évidemment, observait non sans malice Abel Hermant en 1935, les fautes des grands n'excusent pas celles des petits ; mais il est toujours agréable de pouvoir resservir à Montesquieu ou à Voltaire [...] le vieux proverbe de la paille et de la poutre. » Sauf que tout porte à croire qu'il ne s'agissait pas là à proprement parler de fautes ! Figurez-vous qu'il était courant, dans l'ancienne langue, que les verbes en -ir d'origine latine hésitassent entre deux conjugaisons : l'une conforme à celle des verbes latins en -ire et l'autre qui s'en distinguait par l'introduction à certains temps de la syllabe -iss-, sur le modèle des verbes inchoatifs en -iscere (2). Vêtir (d'abord vestir, emprunté du latin vestire) ne fut touché par ce phénomène qu'assez tardivement ; rares en moyen français, les formes inchoatives dans la conjugaison dudit verbe devinrent plus fréquentes à partir du XVIe siècle, sans toutefois prendre le pas sur les graphies traditionnelles : « Mondes, tu vestis de samis [soie] Le cors » (Watriquet de Couvin, avant 1329), « Non pas que touzjours les vestisse » (Guillaume de Digulleville, milieu du XIVe siècle), « Il se vestissoit à la mode des Grecs » (Nicole Gilles, 1490), « Les vignes de Malthe ne vestissent tant de persones » (Rabelais, 1546), « Roland s'habille en diligence. Il vêtit son harnois » (Philippe Desportes, 1572), « La jument apte au char et frein Te hennit, de pourpre africain Les laines te vestissent » (Luc de La Porte, 1584), « Tous ceux qui boivent le laict et vestissent la laine des brebis » (Bernard Palissy, avant 1590), « La on ne reschauffe plus les refroidis, la on ne vestit plus les nudz » (François de Sales, 1594), « Je suis d'advis que maintenant, Monsieur, [...] Vous vestissiez chemise blanche » (Jean Godard, 1594), « Un noble et généreux cœur ne peut mentir ny faillir, en quelque lieu qu'il se treuve, ny quelque robbe qu'il vestisse » (Pierre de Bourdeille, avant 1614), « Puis de sa tendre peau faut que l'enfant vestisse Le meurtrier de son Père » (Agrippa d'Aubigné, 1616). En 1618, Charles Maupas donnait encore les deux conjugaisons dans sa Grammaire : « je vests ou vestis, j'ay vestu ou vesti, vestant ou vestissant », avant que Vaugelas (et l'Académie à sa suite) ne taillasse un costard façon Fillon aux formes en -iss- du composé revêtir : « Il faut dire revestant, revestons et non pas revestissant, revestissons. » (3) La famille de vêtir venait d'être habillée pour l'hiver... mais pas pour l'éternité. Ne lit-on pas à l'article « vêtir » de l'édition de 1820 du Nouveau Dictionnaire de Jean-Charles Laveaux : « Les pauvres gens se vêtissent de bure » et à celui de l'édition de 1823 du Dictionnaire de Pierre-Claude-Victor Boiste : « Un homme d'esprit appelait son corps, sa bête : il la vêtissait, la nourrissait, la promenait, la soignait avec attention » ? Et encore, à partir de 1870, dans le Grand Larousse du XIXe siècle : « Les quatre angles [...] vêtissent l'écu » (à l'article « écu »), « Ne se vêtissant que de haillons sordides » (à l'article « Mitford [John] »).

    C'est que, nous disent en substance les partisans de la conjugaison inchoative, celle-ci a sur sa rivale deux avantages considérables : la régularité et l'euphonie. Ainsi Sainte-Beuve, conscient de l'entorse faite à la règle, confessait-il à propos de l'exemple cité plus haut : « On en demande pardon [...] à la grammaire, mais l'expression nous a semblé commandée ; vêtant, qui passe pour exact, n'est pas possible. » Il est vrai qu'avec ses allures d'injonction à déguerpir (Va-t'en !) ledit participe présent peut heurter les âmes sensibles et les oreilles délicates... C'est encore au nom de l'euphonie que Gide prônait une certaine tolérance pour les formes calquées sur la deuxième conjugaison : « Vêtissait est assez difficile à défendre ; mais dans certains cas, il paraît tellement plus expressif et plus beau que vêtait, qu’on ne s’étonne pas qu’il ait été préféré par Lamartine [...] ; je ne le repousserai pas s’il vient naturellement sous ma plume (4) » (Incidences, 1924). Ce serait donc là affaire de goût. Les grammairiens eux-mêmes semblent partagés ; si la plupart crient au barbarisme (5), certains, à la fibre plus conciliante, se mettent à filer un mauvais coton : « Ce serait pousser le rigorisme au-delà de ses bornes, concède Léonard Casella dans son Traité complet de la lexigraphie des verbes français (1838), que de ne pas admettre, après d'aussi imposantes autorités, ces expressions bien plus agréables à l'oreille que celles si sourdes de vêt, vêtent, vêtant, seules admises jusqu'à ce jour par les grammairiens dans la [conjugaison] de ce verbe. Nous croyons cependant que dans les composés de ce verbe l'emploi du radical primitif vêt est préférable : il revêt, en revêtant. » (6) La bienveillance se mue en un enthousiasme aux accents révolutionnaires sous la plume du réformateur F. Dégardin : « Ne disons donc plus vêtant, je vêts, je vêtais, que je vête (ce qui est bien un peu baroque) ; mais vêtissant, je vêtis, je vêtissais, etc. Ne craignons pas de parler comme Voltaire, Buffon, Delille, Lamartine, etc. ; et déplorons la témérité des critiqueurs maladroits qui se sont permis de condamner ces immortels écrivains » (Les Homonymes et les homographes de la langue française, 1857). Jules Dessiaux se montre plus mesuré : « Si nous consultons l'Académie et les grammairiens qui ont parlé de la conjugaison du verbe vêtir, nous n'hésiterons pas à dire que vêtissait est un barbarisme, et qu'il fallait dire vêtait [...]. Mais, si nous ne consultions que les écrivains, nous serions tenté de croire que ce verbe a deux participes présents : vêtant et vêtissant. [...] Malgré les exemples [des écrivains], nous croyons que cette conjugaison n'est pas encore assez autorisée ; mais il faut avouer que ce n'est pas là un grossier barbarisme » (Journal de la langue française, 1839). Autorisée, la conjugaison inchoative de vêtir l'est assurément pour Gabriel-Henri Aubertin, qui la met à l'honneur dans sa Grammaire moderne des écrivains français (1861) en l'assortissant de cette remarque édifiante : « Vieil imparfait : Je vêtais. Aujourd'hui vêtissais ». Plus près de nous, Albert Dauzat observe, dans Phonétique et grammaire historiques de la langue française (1950), que, « si vêtis pour vêts est encore rare, vêtissons... vêtissent est devenu courant chez les écrivains, à part de rares puristes », lesquels s'obstinent, renchérit Charles Bruneau, « à imposer, après Vaugelas, je vêts, je vêtais, qui sont inusités » (Précis de grammaire historique de la langue française, 1956) ; quant à Grevisse, il endosse, comme souvent, la livrée du Suisse de service : « Je n'irai pas jusqu'à recommander [...] de prendre à sa guise vêtir comme verbe inchoatif. Mais je ne condamnerai pas non plus ceux qui, à l'occasion, se plairaient à le faire » (Problèmes de langage, 1970). D'autres enfin parlent de licence poétique (Henri Rochefort, Moritz Regula) ou, à l'inverse, de déformation populaire façon Zazie dans le métro : « − Eh bien vêtez-vous. – Vêtissez-vous, ma toute belle. On dit : vêtissez-vous » (Raymond Queneau, 1959).

    De tous ces arguments l'académicien Roger Peyrefitte se moquait comme de sa première chemise : « Si Voltaire, Diderot et Hugo ont écrit "vêtissent" ou "vêtissait" pour "vêtait" et "vêtent", il serait absurde de s'en autoriser », lit-on dans son roman L'Illustre Écrivain (1982). Autrement dit, les caprices de nos auteurs, fussent-ils taillés dans la plus belle étoffe, ne suffisent pas à autoriser des formes contraires à l'usage général. Mais de quel usage parle-t-on ? De celui qui a maintenu à vêtir, dévêtir, revêtir les formes anciennes sans -iss-, mais qui, retournant sa veste, conjugue les composés savants investir, travestir sur le modèle de finir ? (7)(8) Allez comprendre... En attendant, le commun des vêtus s'en tiendra prudemment à la conjugaison traditionnelle de ce traître de vêtir plutôt que de risquer de s'attirer les foudres des sages en habits verts.
    Mon petit doigt me dit que le concurrent habiller, aux formes conjuguées moins mal fagotées, a de beaux jours devant lui...

    (1) Et aussi : « Ils achètent les habits des pestiférés, s'en vêtissent » (Montesquieu, 1748), « Toutes ces peuplades [...] se vêtissent de peaux de bêtes » (Voltaire, 1756), « La fausse pudeur qui autrefois vêtissait les femmes » (Pierre-Louis Roederer, 1799), « Les sillons [...] se dépouillent et se vêtissent » (Lamartine, 1830), « Il vêtit celui qui est nu, mais il ne le réchauffe pas dans son sein » (Chateaubriand, 1831), « Les ombres les [les montagnes de la Grèce] vêtissent » (Lamartine, 1832), « Les plus larges feuilles [...] vêtissaient les arbres » (Sainte-Beuve, 1834), « Car le maître au moins nourrit, loge, vêtit son esclave » (Lamennais, 1836), « Comme un fils de Morven me vêtissait d’orages… » (Lamartine, 1836), « Secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtissant l'orphelin » (Chateaubriand, avant 1848), « [Le soleil] qui le vêtissait de son auréole de rayons » (Lamartine, 1851), « Il se vêtissait de la nuit » (Hugo, 1862), « Un grand lit large et bas, que vêtissait une couverture rouge » (Paul Acker, 1901).

    (2) Étienne Le Gal nous explique en quoi consiste la conjugaison inchoative et comment elle naquit : « Les Latins possédaient des verbes nombreux en scere, sco (formes esco, isco, asco, osco) qui exprimaient le commencement d'une action, et qu'on appelait pour cela inchoatifs (latin inchoativus, de inchoare, "commencer"). Ces verbes en sco prirent une très grande extension vers la fin de l'Empire, si bien que beaucoup de verbes anciens en ēre, ère ou ire eurent, à côté de leur forme normale, une forme inchoative en scere, sco, ou adoptèrent uniquement cette dernière forme. La terminaison inchoative scere, sco pénétra ainsi les trois conjugaisons latines et elle devint le type d'une conjugaison qui s'étendit bientôt à la plupart des verbes en ire. C'est ainsi que finire donna la forme finiscere. Cette conjugaison inchoative en scere, sco, se généralisa dans le passage du latin au français, et elle nous donna un très grand nombre de verbes. Ces verbes eurent, par suite, entre leur radical et leur terminaison, à certains modes une syllabe intercalaire iss, venue de la particule inchoative latine isc [...]. L's, étant fort, se double devant une voyelle et s'amuït au contraire devant une consonne. C'est ainsi que l'on écrit : nous finissons, il finit. [...] Il n'y a donc pas là un barbarisme [à propos des formes vêtissent, vêtissaient...] ; il y a tout simplement un exemple de conjugaison inchoative. Mais l'usage impose : vêtent, vêtaient » (Ne dites pas... Mais dites... : Barbarismes, solécismes, locutions vicieuses, 1925).

    (3) Comme vêtir, les composés dévêtir, revêtir eurent tendance à emprunter la conjugaison inchoative (de type finir) : « Il fait les bleds heureux, De pampre il revestit les raisins plantureux » (Joachim du Bellay, 1558), « Qui despouille la haine de Dieu se revestist de la haine de nous » (Montaigne, 1569), « Il se devestissoit de sa Chanoinie » (François du Tillet, 1605), « On revestit ses pensées [de] paroles » (Bossuet, 1697), « Une cascade de Marli dont les membres revêtissent à présent les chapelles de Saint-Sulpice » (Diderot, 1759), « C'est une bière dont on revêtit un cadavre » (Turgot, avant 1781), « C'est alors que les zéphyrs [...] la revêtissent de la robe du printemps » (Bernardin de Saint-Pierre, 1784), « En te revêtissant d'une forme dernière » (Antoine Le Bailly, 1823), « Pendant qu'elle se dévêtissait » (Alphonse Allais, avant 1902), « Le curé se dévêtissait des ses habits sacerdotaux » (Apollinaire, 1910), « Les magistrats [...] revêtissent les apparences du journaliste, du député, de l'orateur » (Paul Adam, 1910), « Il y a une nudité avant que l'on se re-vêtisse » (Paul Valéry, 1941).

    (4) À en croire Paul Léautaud, ce fut le cas dans la première mouture de Si le grain ne meurt : « Gide dit : "[Paul] Souday me reproche jusqu'à des fautes de français, parce que j'ai écrit quelque part dans ce livre : vêtissait, au lieu de vêtait. On peut dire l'un ou l'autre [...], que diable !" » (Journal littéraire, 1958).

    (5) « Vêtissoit est un barbarisme échappé du reste à plusieurs grands écrivains, qui ont oublié l'irrégularité de ce verbe » (Louis Charles Dezobry, 1844), « Si le génie, fût-il Voltaire, [...] conjugue vêtir à tous ses temps comme finir, je ne l'excuserai point en avançant que les grands écrivains font ce verbe régulier [...] ; je prononcerai hardiment le mot barbarisme » (L. Samuel Colart, Nouvelle Grammaire française, 1848), « Vêtissait est un barbarisme » (Joseph Chantrel, Cours abrégé de littérature, 1872), « Il n'en faut pas moins considérer ces formes comme des barbarismes » (Éman Martin, Le Courrier de Vaugelas, 1870). Littré (1872) parle de « faute contre la conjugaison », Pierre Le Goffic (1997) de « formes déviantes par attraction de la deuxième conjugaison » et Bescherelle (2012) de « formes fautives ».

    (6) Réponse cinglante dans le numéro de mai 1838 du Journal de la langue française : « Il y a en grammaire plusieurs considérations qui doivent avoir le pas sur celles de l'euphonie. Les noms cités par M. Casella sont sans doute très imposants, mais nous ne trouvons pas là une raison suffisante pour admettre de gaîté de cœur la consécration d'un solécisme. Outre la violation manifeste de l'ancienne et rationnelle lexigraphie de ce verbe [vêtir], la nouvelle orthographe présenterait encore l'inconvénient de confondre les trois premières personnes de l'indicatif présent avec les trois premières du prétérit défini [n'est-ce pas déjà le cas de tous les verbes du deuxième groupe ?]. Et pourquoi cette perturbation dans l'économie d'un verbe qui fonctionne parfaitement bien ; perturbation qui en amènerait nécessairement une autre dans ses trois dérivés ? pour excuser trois ou quatre [!] grands écrivains et favoriser l'ignorance d'une foule d'écrivains médiocres. Cet usage, qui ne date pas de loin [!], doit être combattu, et nous croyons que ce serait naturellement nuire à la langue que de le favoriser. »

    (7) La logique veut que la même différence se trouve dans les noms dérivés de ces verbes : vêtement, dévêtement, revêtement, mais investissement, travestissement. Il n'est pourtant que de consulter les anciennes éditions (1762-1835) du Dictionnaire de l'Académie pour prendre les Immortels la main dans le sac (de linge sale) : ne préconisaient-ils pas la graphie dévêtissement tout en indiquant par ailleurs que « dévêtir se conjugue comme vêtir » ? Là encore, comprenne qui pourra...

    (8) Aussi le philologue Jean Bastin ne voyait-il « aucun mal à ce que vêtir se conjugu[ât] comme son composé investir » (Précis de phonétique, 1905).

    Remarque 1 : Selon Dupré, « les difficultés de conjugaison de vêtir sont si réelles que de grands écrivains s'y sont trompés ». On peine à croire que toutes les plumes citées plus haut ignorassent à ce point leurs conjugaisons... Littré voyait plutôt dans cette « confusion » l'influence du « composé investir [qui] suit la conjugaison ordinaire ». Les témoignages de Sainte-Beuve et de Gide attestent pourtant une autre réalité : l'emploi des formes inchoatives de vêtir ressortit davantage à un choix esthétique, formel qu'à la confusion ou à l'analogie.

    Remarque 2 : « Si vêtir était resté dans la langue courante, il aurait pris vraisemblablement la conjugaison inchoative », écrivait Léon Clédat en 1913. Hypothèse hasardeuse, me semble-t-il, dans la mesure où des verbes d'usage courant comme dormir, sentir... ont conservé leurs formes traditionnelles.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les grands génies se vêtent (selon l'Académie et les dictionnaires usuels).
    On notera, au demeurant, que la forme vêtissent initialement employée a été promptement remplacée, dans l'article de L'Observateur, par l'irréprochable vêtent.

     


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