• « Fier de supporter l'équipe de France de basket. »
    (Publicité Amazon, diffusée en septembre 2019)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Il n'y a pourtant pas de quoi être fier − sur le plan de la langue, s'entend −, si l'on en croit le chroniqueur Alain Feutry : « Nos joueurs sont-ils si mauvais qu'il faille les supporter au lieu de les encourager ? » s'interrogeait-il non sans ironie dans les colonnes du Figaro, à la fin du siècle dernier. Saisissant la balle au bond, le service du Dictionnaire de l'Académie se fendit à son tour d'un curieux avertissement : « On évitera d'employer ce verbe [supporter au sens de "soutenir"], formé à partir de l'anglais to support, pour parler de rencontres sportives et, à plus forte raison, d'autres compétitions. Le substantif Supporteur peut être employé, sous cette forme francisée et non sous la forme anglaise Supporter, dans le langage sportif » (Dire, ne pas dire, 2011). Reconnaissons, à la décharge des contrevenants, que l'on a connu coup plus franc : l'arbitre de la langue vous donne sa bénédiction pour être supporteur de l'équipe nationale, mais vous risquez le carton rouge (si l'on me permet ce parallèle avec le football) en déclarant la supporter. Comprenne qui pourra... lire entre les mailles du filet ! Allez savoir pourquoi, mon petit doigt me souffle que la vieille dame du quai Conti, trop attachée à viser le dessus du panier linguistique, se refuse à préconiser le terme de souteneur, autrement connoté... Mais soutien ne pouvait-il trouver grâce à ses yeux ?

    Las ! les académiciens ne sont pas les seules pointures à faire preuve de maladresse dans cette affaire. Prenez les auteurs du Grand Livre de la langue française (2003) : « Le sens sportif du verbe supporter ("encourager une équipe") est tellement installé dans nos mœurs qu'on ne peut plus guère le récuser efficacement. Il est certain que ceux qui ont appris un français relativement classique ont du mal à admettre [c]es élargissements de sens », écrivent-ils sous la direction de Marina Yaguello (1). Il y a là, pour le moins, une formulation malheureuse, quand on sait que l'idée de soutien est bel et bien attestée − à côté des autres sens communs de supporter : « soutenir (une chose pesante) », « avoir comme charge (financière, morale) », « tolérer, endurer » − dans la langue classique du XVIIe siècle, ainsi que le confirme Littré : « Prendre le parti de, soutenir. "Supporter l'orfelin contre le meurtrier injuste du pere" (Agrippa d'Aubigné, 1630), "Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions" (Molière, 1668), "Celui-ci est un grand faux-monnayeur et qui supporte certains corsaires" (Tallemant des Réaux, avant 1692). » On pourrait encore citer Furetière : « Supporter, signifie encore, Donner appuy, secours, protection. Les gens d'un même corps se supportent les uns les autres. La fortune de cet homme est bien appuyée, les ministres le supportent, le protègent. Ce docteur supporte les hérétiques, il écrit en leur faveur, il les excuse » (Dictionnaire, 1690) et l'Académie elle-même : « Supporter, signifie figurément Favoriser, appuyer. Ce grand seigneur, ce ministre supporte, soustient un tel » (Dictionnaire, 1694) − alors pourquoi pas un joueur de paume ?

    À y regarder de près, cet emploi de supporter est encore plus ancien : « Mais les deffaillans supportoies » (Miracle de saint Jean le Paulu, vers 1372), « Car le seigneur en devient plus puissant ou plus riche, et pourra au tems advenir plus supporter et aider sez subjés » (Le Songe du verger, 1378), « Sens faire partie ne sorporteir [= favoriser, avantager] l'une partie encontre l'autre » (Jean d'Outremeuse, avant 1399), « [Ceux] qui sont riches et puissants, et qui doivent supporter les pauvres » (Enguerrand de Monstrelet, vers 1450), « Voz biens et monnoye Dont vous deussiez le peuple suporter » (Charles d'Orléans, avant 1457), « En flattant, favorisant et supportant les voullentez des seigneurs » (Jean de Bueil, 1466), « Qui pourra surporter Desormais nostre pauvre fait [...] ? » (Andrieu de La Vigne, 1496), « Et pour ce qu'entendons qu'ilz soient supportez en leurs droiz » (Charles VIII, 1496), « Saichez qu'il est requis Que supportez voz serfs et voz vassaulx » (Pierre Gringore, 1505), etc. (2) De là à affirmer avec le Dictionnaire historique de la langue française que « supporter a eu du XIIe siècle jusqu'à l'époque classique le sens d'“appuyer (quelqu'un), prendre son parti” et spécialement “subvenir à ses dépenses” (1543) », il y a un cadrage chronologique que je ne suis pas près de cautionner. Autant je renverrais bien au vestiaire les attestations antérieures au XIVe siècle, qui me paraissent en l'espèce peu pertinentes (3), autant je ne vois pas ce qui pousse Alain Rey à croire que cette idée de soutien se serait éteinte avec le XVIIe siècle. Car enfin, les faits sont têtus :

    « Se rendre partie, tant pour le soûtenement de ses droits que pour supporter ses sujets » (Augustin Calmet, 1728), « Obtenir un pouvoir suffisant pour supporter le prince et les mesures que prennent les ministres » (James de La Cour, 1744), « Les Marbuts [...] n'étant plus supportés par le roi de Maroc se trouvèrent trop foibles pour leur résister » (Antoine François Prévost, 1746), « Parmi les divines écritures, où on trouve écrit qu'il faut que les forts supportent les faibles » (Saint-Simon, avant 1755), « Un évêque [...] qui résiste aux méchans et supporte les foibles » (Bernardin de Saint-Pierre, 1784), « La Providence, qui supporte les faibles plantes et nourrit les petits oiseaux » (Chateaubriand, 1802), « Quand il verra qu'on le supporte dans son malheur » (Honoré de Tuffet, 1818), « J'ai trouvé peu de personnes [...] qui supportassent et compatissent » (Louis-Marie Baudouin, 1820), « Cette masse, éclairée et pacifique, […] qui supporte le parti de l'ancien régime à condition que ce parti supporte les institutions » (Le Courrier français, 1823), « Il est loisible de […] supporter le parti protestant » (François Pélier de Lacroix, 1830), « J'aurais, pour ma part, supporté les Bourbons eux-mêmes s'ils eussent exécuté la charte » (Étienne Cabet, 1832), « Je ne puis y rentrer [= dans ma patrie] que supporté et aidé par le parti national » (Louis-Napoléon Bonaparte, 1833), « Le régime militaire ne lui convient plus ; il n'est point assez robuste pour supporter le gouvernement constitutionnel » (Jacques Crétineau-Joly, 1843), « Quoiqu'ils eussent fortement supporté le roi dans ses prétentions à la suprématie » (Léon de Wailly, 1843), « Les principes qui fondent et supportent la thèse » (M. Malan, 1844), « Les richesses des couvents, qui avaient servi à supporter les pauvres » (Antoine-Martin Bureaud-Riofrey, 1846), « Quand le pays [...] sera disposé à la supporter, elle [= ma proposition] pourra devenir un grand acte définitif de réconciliation » (Jules Dufaure, 1849), « Il veut aussi que, par toute sorte de moyens honnêtes, on supporte le pauvre peuple qui est courbé sous le faix des impôts » (François-Armand de Gournay, 1852), « [La supérieure] doit recevoir et supporter les faibles » (Valérie de Gasparin, 1855), « Le marquis de Hartinhton a annoncé son intention de [...] supporter la demande d'autonomie en faveur de [...] » (Le Petit Parisien, 1876), « [Ce récit] qu'ils ont voulu soutenir et supporter à tout prix » (Léon Delbos, 1879), « Le voilà favori de Mme de Pompadour, et supporté du roi » (La Grande Encyclopédie, 1886), « Un allié est tenu de supporter la cause de son allié » (Antoine Pillet, 1892), « [L'Allemagne] a des agences de renseignements dans toutes contrées, des ligues de négociants qui supportent ces agences » (Paul Valéry, 1897), « [L'Italie] a, enfin, pour rester avec l'Allemagne, à supporter l'alliance avec l'Autriche » (Le Guetteur, 1902), « Les syndicats supportent le parti et en font la propagande dans les milieux ouvriers » (Rapport international sur le mouvement syndical, 1909), « J'ai songé un instant à supporter la cause des suffragettes » (Marc Logé, 1911), « Il y a ceux qu'il faut supporter et aider » (Mlle Le Bidan de Saint-Mars, 1925).

    Vous l'aurez compris : contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, le sens ancien de « encourager, donner aide, soutien (moral, matériel...) à (quelqu'un, une cause) », hérité du latin médiéval supportare (« aider, encourager ; supporter le coût de ») (4), n'est pas totalement tombé en désuétude au XVIIIe siècle. Il s'est maintenu tant bien que mal jusqu'à nous, notamment dans le vocabulaire de la morale religieuse et de la politique. Il n'est toutefois pas exclu, au vu du nombre d'occurrences issues de traductions de textes anglais, que ce supporter-là ait en partie dû sa survie dans notre lexique à sa propre acclimatation outre-Manche, depuis que les sujets de Sa Gracieuse Majesté nous l'avaient emprunté à la fin du XIVe siècle.

    Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est que notre verbe s'est offert une seconde jeunesse en passant dans le domaine du sport (5), au début du XXe siècle, sous l'influence − cette fois indéniable − de l'anglais : « Sport que désire "supporter" le candidat » (L'Auto, 1904), « Supporter l'équipe fanion » (Le Grand Écho du Nord de la France, 1922). Pour autant, il ne saurait s'agir à proprement parler d'une reprise du sens ancien, comme le laisse entendre le Dictionnaire historique (« Cette idée de soutien s'exprime à nouveau au XXe siècle par anglicisme »), mais plutôt d'une extension de son champ d'application, ledit sens n'ayant jamais disparu de nos contrées. Alors, me demanderez-vous, que reproche-t-on au juste à ce malheureux supporter ? Ses acceptions contraires ! (6) répondent en chœur les spécialistes : « Le verbe supporter au sens de "soutenir financièrement" ou "encourager" (anglais to support) doit absolument être évité, notre verbe supporter ("subir") signifiant quasiment l'inverse » (Jean-Paul Colin, 1994), « L'emploi, au sens sportif (et anglais) du terme, du verbe supporter prête pour le moins, dans certaines circonstances, à confusion. Non que ledit emploi constitue un péché mortel contre l'étymologie. Après tout, le bas latin supportare a eu, entre autres significations, celle de "soutenir, aider". [...] Mais pour peu qu'un journal se risque aujourd'hui à clamer en une : "La France supporte Domenech et les Bleus", comment s'y prendra-t-on pour distinguer entre ceux qui les encouragent et ceux qui se contentent de subir sans broncher leurs frasques ? » (Bruno Dewaele, 2010). Oserai-je avouer que les arguments allégués par ces deux champions des terrains linguistiques me laissent pour le moins perplexe ? Car enfin, les mots hôte et louer doivent-ils être sifflés hors-jeu au seul motif que le premier désigne aussi bien la personne qui reçoit que celle qui est reçue et que le second peut avoir pour sujet le propriétaire d'un bien immobilier tout autant que son occupant ? Le verbe soutenir lui-même n'est pas exempt de toute ambiguïté : La France soutient l'assaut (ou la concurrence) des États-Unis signifie-t-il qu'elle y résiste ou qu'elle l'encourage ? Surtout, le risque de confusion est à relativiser dans la mesure où il existe depuis l'origine (peut-être même dès le bas latin) et que nos aînés semblent s'en être accommodés. Comparez : « Supportéz l'un l'autre [= se tolérer, selon le Dictionnaire du moyen français] en patienche » (Jean Daudin, vers 1380) et « Si ne doit l'un l'autre mocquer, Mais doit l'un l'autre supporter [= s'aider mutuellement, selon le TLFi] » (Eustache Deschamps, 1385).

    Voilà donc un bien mauvais procès fait au verbe supporter employé non pas avec un sens spécifiquement anglais, comme on le croit souvent, mais − et la nuance est de taille − avec un sens français (hérité du latin et attesté sans discontinuer depuis le XIVe siècle) que la langue anglaise a étendu au domaine sportif. Que ses détracteurs se montrent beaux joueurs et laissent à l'usager le choix du terme qu'il juge le mieux approprié au contexte, tant que la clarté du propos n'en souffre pas ! La langue française est assez forte pour supporter en son sein ce rescapé-là.
     

    (1) D'autres spécialistes ont l'imprudence de se montrer plus catégoriques : « Supporter veut dire "endurer" et non "pourvoir aux besoins de" ou "prendre le parti de" » (Jean Darbelnet, Regards sur le français actuel, 1963), « Le verbe anglais [to support] a pris les sens de "encourager, donner son appui, son aide", sens inconnus du français avant d'être introduits dans les reportages sportifs, sans doute sous l'influence de l'emprunt supporte[u]r » (Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon, Dictionnaire des anglicismes, 1988).

    (2) Et aussi : « Jacquemart dartevelle qui les supportoit et honoroit en tout ce qu'il pouvoit » (Chroniques de Jean Froissart, édition de 1530), « Si nous avons affaire de secours [...] nous serons supportez de mon pere » (Nicolas Herberay des Essarts, vers 1540), « Tousjours seray ton humble serviteur, Et ton amy [...] Pour supporter ton bon renom et fame » (Jean Bouchet, 1545), « Supporter et favoriser » (Robert Estienne, 1549), « Nous jurons de ne jamais aider ni supporter l'empereur » (Journal du siège de Metz, 1552), « Car lors que tu estois serviteur, tu eusses bien voulu qu'on t'eust supporté » (Calvin, 1555), « Pource que Jean estoit supporté par l'empereur Maurice, on ne le peut destourner de son propos » (Id., 1560), « Ceulx qui favorisent et supportent mes plus grands et mortels ennemis » (Vincent Carloix, vers 1562), « Prince amoureux, tu n'as Besoin de guide : un Dieu qui te supporte, En lieu de moy te sert d'heureuse escorte » (Ronsard, 1572), « L'empereur Louys de Baviere supportant la cause de l'Anglois » (François de Belleforest, 1579), « Combien il avoit supporté la cause de la religion » (Théodore de Bèze, 1580), « Vostre evesque [...] supporte nostre party et deteste le vostre » (Dialogue d'entre le maheustre et le manant, édition de 1594), « Supporter et favoriser » (Jean Nicot, 1606), « Le prince avoit tort d'avoir voulu braver, bien qu'il fust assez supporté de messieurs de Guise » (Pierre de Bourdeilles, avant 1614), « Et le Ciel accusé de supporter tes crimes » (Malherbe, 1616).

    (3) En ancien français, les graphies so(r)porter, sou(r)porter... s'employaient surtout au sens de « emporter au-delà, entraîner ». On lit toutefois dans les Sermons de saint Bernard (vers 1180 ?) : « Sorportiens li uns de nos l'atre en tote pacience. » Le Dictionnaire historique se réclame-t-il de cet exemple ? Le sens y paraît pourtant plus proche de « tolérer, endurer », selon Godefroy, que de « aider ».

    (4) Et peut-être même hérité du bas latin supportare (« soutenir ; souffrir, tolérer, endurer », selon le TLFi), lui-même issu du latin classique supportare, composé de sub (« sous ») et de portare (« porter »), d'où « porter, transporter ».

    (5) Et aussi dans le domaine boursier : « Le marché [des mines australiennes] est plus actif. Les Lake Views ont été fortement supportés » (Journal des mines, 1899), « L'intérêt porté au marché par les spéculateurs était trop insignifiant pour supporter les cours » (La Liberté, 1911).

    (6) Les linguistes parlent à ce sujet d'énantiosémie.

    Remarque 1 : Dans un entretien accordé en 2016 au journal La Montagne, la linguiste Henriette Walter évoque le cas du verbe supporter en ces termes : « Il vient du vieux français dans le sens "soutenir positivement" – aujourd'hui "encourager (une équipe de football, de basket)". Ce sens-là, le premier donc, l'anglais nous l'a rapporté, plus tard, alors que supporter signifiait pour nous une action négative : "tolérer" ou "assumer une charge". » Voilà un raccourci qui donne à croire que supporter s'employait uniquement avec un sens positif quand il est apparu dans notre lexique et avec un sens négatif quand son avatar nous est revenu d'Angleterre. La réalité, nous l'avons vu, est autrement contrastée. À tel point que le doute s'immisce − enfin ! − dans l'esprit de certains observateurs : « Il y aurait peut-être lieu de se demander si les emplois [critiqués du verbe supporter], que l'on entend au Québec, sont réellement des calques de l'anglais, ou s'ils pourraient être une survivance du français d'origine consolidée sous l'influence de l'anglais » (site Internet de l'Université de Montréal, 2012). Nos cousins québécois ne sont pas loin du but...

    Remarque 2 : Le nom supporteur, quant à lui, est attesté vers le mitan du XVIe siècle avec le sens de « personne qui supporte, qui endure avec courage » : « Supporteur, endureur » (Christophe Plantin, Dictionnaire flamand-français-latin, 1573) et, plus fréquemment, avec celui de « personne qui apporte son appui, son soutien ; partisan, complice » : « Logeur, aydeur, sollageur, recepveur, supporteur et excuseur de toutz vivantz » (Guillaume Postel, 1553), « Supporteurs de larrons, trahistres et meschans » (Factum contre les Hamiltons, pamphlet traduit de l'écossais vers 1574), « [Il] s'est en fin monstré manifeste supporteur des heretiques » (Justification de la guerre entreprise sous la conduite du duc de Mayenne contre les hérétiques, texte anonyme de 1589), « Fauteur, supporteur » (James Howell, Dictionnaire français-italien-espagnol, 1660), en particulier dans le domaine militaire : « Supporteur d'enseigne » (Archives départementales du Nord, 1555), « Johan de la Court, son supporteur » (Cartulaire de la commune de Dinant, 1577), « Les supporteurs des portenseignes » (Cornille de Roosenbourg, traduction de l'espagnol, 1589). Contrairement au verbe supporter, ledit substantif semble bien avoir été expulsé de notre lexique au cours du XVIIe siècle... pour mieux y reparaître au milieu du XIXe siècle, sous l'influence de l'anglais, dans le vocabulaire de la politique : « La principale partie de ses supporters [ceux de l'Angleterre] » (Louis-Philippe, 1846), « Les supporters des orléanistes » (La Liberté, 1875), « [Il] avait bon nombre de supporteurs parmi les hommes et femmes » (L'Émancipation ouvrière, 1895), puis dans celui du sport : « Les "supporters" de son club [de football] » (L'Auto, 1907), « Les "supporteurs" des Lillois étaient moins nombreux » (Le Matin, 1913), « Demandez à une équipe dont tous les supporters "donnent" à pleine voix » (Montherlant, 1924), « Une aimable "supportrice" du Stade rouennais » (Match : l'intran, 1926). Notez les guillemets, l'italique et la variante en -er, qui soulignent le caractère nouveau et étranger que revêtait alors ce mot, pourtant bien français et déjà vieux de trois siècles − comment le fervent supporteur d'une équipe de foot aurait-il pu savoir qu'il chaussait là les crampons émoussés du « manifeste supporteur des heretiques » ? Suivirent dans la foulée le retour de l'acception liée à supporter « endurer » : « Le grand supporteur d'adversité » (Ernest Blum et Louis Huart, 1860), « Supporteur, euse. Personne qui supporte » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875), « Son rôle de supporteur de toutes les pertes » (L'Économiste français, 1895) et l'apparition d'un sens technique médical, mentionné par Littré (supporteur abdominal, supporteur anal).
    Le terme supporte(u)r s'est d'autant plus facilement imposé dans le langage des sports que ses détracteurs peinaient à lui trouver un remplaçant satisfaisant. Que l'on songe à adepte, partisan (trop teintés d'idéologie), admirateur (trop passif), sympathisant (trop Bisounours), défenseur (trop ambivalent), voire fauteur (trop vieilli). Le sportif soucieux de sa langue (il en existe !) sera soulagé d'apprendre qu'il n'est pas obligé de recourir auxdits substituts... tant qu'il s'en tient à la graphie supporteur, considérée non pas comme la forme francisée de l'anglais supporter mais comme une forme anciennement et régulièrement dérivée du verbe français supporter et qui ne demandait qu'à reprendre du service. Tout au plus risque-t-il de se voir taxer... d'archaïsme !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Fier de supporter (ou, selon l'Académie, de soutenir) l'équipe de France de basket.

     


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  • « Alexis se bloque le dos ; Vincent a des calculs biliaires ; Paul développe des problèmes auditifs ; Joël déclare une maladie cardiovasculaire... »
    (Jehanne Essa, sur latribune.fr, le 29 août 2019 )  

     

    FlècheCe que j'en pense


    « En voilà une belle brochette de bras cassés ! » ne manqueront pas de s'exclamer les esprits carabins. Las ! la langue ne semble pas en meilleure santé que les protagonistes de cette affaire. Car enfin, j'en étais resté pour ma part aux constructions pronominales une maladie se développe, se déclare (chez un patient, chez un animal...) : « Cette maladie se développe fréquemment chez les jeunes gens » (Grand Larousse du XIXe siècle), « Chez les bovins, la maladie s'est développée à partir de 1988 » (Larousse en ligne) ; « La maladie s'est enfin déclarée » (Dictionnaire de l'Académie), « La fièvre se déclara brusquement » (Robert illustré), « Une maladie du corps se déclare bien [...] chez quelqu'un qui nous paraissait en parfaite santé » (Jules Romains).

    D'où vient donc cette fâcheuse tendance à confondre le sujet et l'objet d’une action, celui qui l'accomplit et celui qui la subit, s'interroge à bon droit Renaud Camus dans son Dictionnaire des délicatesses du français contemporain ? Mais d'outre-Manche, pardi ! C'est du moins clairement le cas du tour développer une maladie, calque de l'anglais to develop a disease (« contracter une maladie ») (1). Seulement voilà : développer, en bon français, signifie « déployer ; faire croître » ; développer une maladie ne peut donc s'entendre sous nos latitudes qu'au sens de « lui donner de la force, de l'ampleur », à l'instar de cette citation prélevée dans La Vie littéraire d'Anatole France : « Elle souffrait depuis longtemps d'une maladie de foie que le chagrin avait développée. » Mais rien n'y fait. Le site Internet de l'Académie a beau mettre en garde l'usager contre l'emploi impropre de développer une maladie (2), le tour se répand comme une lèpre jusque dans les dictionnaires usuels : « Développer une maladie, en être effectivement atteint » (Larousse en ligne), « Personne qui développe une maladie, chez qui cette maladie s'installe et progresse [donc se développe !] » (Robert illustré). Pis, il surgit au détour de l'article « prédisposer » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Rendre quelqu'un susceptible de développer une maladie ou d'être affecté par un dérèglement physiologique. » Un comble !

    Quant au verbe déclarer, il est certes attesté de longue date dans la langue médicale, mais sous sa forme pronominale : « Ce mot commence à se dire parmi les médecins polis, et il est usité en parlant des maux et des maladies. Il signifie paraître, se faire connaître, se montrer en quelque endroit du corps [j'ajoute : commencer à se manifester]. La maladie s'est déclarée au bras, le mal s'est déclaré à l'épaule », lit-on en 1680 dans le Dictionnaire de Richelet. Mais voilà que le bougre se voit à son tour contaminer par le mal anglais : à force d'entendre dire, sous l'influence de la perfide Albion, quelqu'un développe une maladie au lieu de une maladie se développe chez quelqu'un, le patient français en est récemment venu à dire de même quelqu'un déclare une maladie au lieu de une maladie se déclare chez quelqu'un. Pas de quoi en faire une jaunisse, pensez-vous ? Le hic, c'est que déclarer une maladie a une tout autre signification dans notre langue, à savoir « en faire état, en communiquer l'existence (en particulier auprès de l'Administration) » ; on peut aussi déclarer une maladie incurable (mortelle, contagieuse, etc.), comprenez : la reconnaître ouvertement comme telle. Pour preuve ces exemples que je soumets à votre examen : « On courut appeler le médecin, qui déclara la maladie sérieuse » (Eugène de Mirecourt), « Il lui déclare la maladie dont son œil est affligé » (François Guizot), « La victime doit déclarer la maladie à la Caisse primaire d'assurance maladie dans un délai de quinze jours » (Code de la Sécurité sociale).

    L'ambiguïté observée est d'autant plus regrettable que les constructions régulières ne manquent pas : contracter, attraper (3), avoir, couver une maladie ; souffrir d'une maladie ; être affecté, atteint, touché par une maladie. Mais il faut croire que les mauvaises habitudes sont plus contagieuses que les bonnes...

    (1) On notera que le patient anglais dit aussi to contract a disease (« gagner, contracter, attraper une maladie », selon le Royal Dictionary d'Abel Boyer, 1699).

    (2) « On évitera également d’employer l’anglicisme Développer un cancer » (rubrique Dire, ne pas dire, 2013).

    (3) Encore présenté comme familier dans la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie, le tour attraper une maladie est désormais donné sans marque d'usage. La langue soignée continue toutefois de lui préférer contracter une maladie, où ledit verbe reprend le sens latin de « tirer ensemble » (contrahere), d'où « faire venir à soi ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Paul souffre de problèmes auditifs, Joël a contracté une maladie cardiovasculaire.

     


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  • Vous parlez d'une histoire !

    « Solutré : la préhistoire, c'est tout une histoire ! »
    (Christophe Tarrisse, sur francetvinfo.fr, le 28 juillet 2019 )  

     
    La Roche de Solutré (photo Wikipédia sous licence GFDL par Yelkrokoyade)

    FlècheCe que j'en pense


    Vous fallait-il une illustration de la complexité d'emploi du mot tout en français ? En voici une nouvelle : doit-on écrire c'est tout une histoire ou c'est toute une histoire ? Bienheureux les hommes de Cro-Magnon qui n'avaient pas à s'occuper de pareilles finasseries...

    La réponse du TLFi est représentative de la confusion ambiante : « Tout [avec une valeur de renchérissement, devant un déterminant indéfini]. Véritable. C'est tout un art, tout un programme. Loc. C'est toute une histoire, tout un roman. Rem. Certains ne font pas l'accord au féminin : "[Il] l'avait injurié tout une soirée" (Dorgelès, Croix de bois, 1919). » Avouez que la remarque a de quoi laisser tout chose. Car enfin, que vient faire la citation de Roland Dorgelès dans cette affaire ? Le sens y est-il celui de « une véritable soirée » ? Certes pas ! Il s'agit bien plutôt de l'emploi « traditionnel » de l'adjectif tout au sens de « entier, complet », et tout porte à croire que l'invariabilité observée relève ici de la simple coquille (de fossile). Ne trouve-t-on pas ailleurs dans le même ouvrage tout régulièrement accordé avec le substantif qui suit : « pendant toute une après-midi », « toute une nuit », etc. ?

    Las ! le TLFi n'est pas le seul spécialiste à s'être laissé abuser. Robert mériterait tout autant qu'on lui jetât le premier silex : « Tout, adjectif qualificatif, avec l'article indéfini [...]. Devant un féminin, certains laissent tout invariable, comme s'il était adverbe. C'est tout une écurie ! (Hugo). » L'écurie a beau être « véritable », c'est bien la graphie toute qui figure dans la publication originale du Roi s'amuse, parue chez Renduel en décembre 1832 ; on trouve de même c'est toute une histoire dans le manuscrit de Marion de Lorme (1829)... Pas de quoi en faire toute une histoire pour le linguiste danois Kristian Sandfeld, tout persuadé qu'il est que dans ladite locution « l'orthographe flotte entre toute et tout : "C'est toute une histoire" (André Lichtenberger, Paul Margueritte), "C'est tout une histoire" (Lucien Fabre, Jules Lévy, Charles Lexpert) » (Syntaxe du français contemporain, 1928). Y aurait-il vraiment anguille sous la roche (de Solutré) ? Plongeons donc entre deux eaux, pour étudier de plus près ces exemples d'invariabilité :

    - Il m'est difficile de me prononcer sur les cas de Lucien Fabre et de Charles Lexpert, dans la mesure où je n'ai pas pu consulter l'intégralité des œuvres alléguées, respectivement Rabevel (1923) et Nouvelles Gauloises (1887). On trouve toutefois sous la plume du premier : « toute une théorie intellectuelle et morale », « toute une chose » (Le Rire et les rieurs, 1929) ; « toute une vie », « toute une nuit » (Le Paradis des amants, 1931).

    - Jules Lévy, quant à lui, écrit : « C'est tout une histoire ! » dans Ça vient d'paraître ! (1902), mais : « Oh ! c'est toute une histoire ! » dans Tout ça, c'est des histoires de femmes (1895).

    - On pourrait encore citer Ponson du Terrail : « Ah ! c'est tout une histoire ! », mais « passer toute une soirée » (Les Nuits du quartier Breda, 1865) ; « C'est tout une histoire » (Le Dernier Mot de Rocambole, volume III, 1867), mais « C'était toute une histoire » (Id., volume IV) ; « C'est tout une histoire, allez ! », « C'était toute une conspiration qu'il avait à déjouer » (La Jeunesse du roi Henri, édition de 1870), mais « C'est tout une histoire, allez ! », « C'était tout une conspiration », « C'est là toute une longue histoire », « C'est toute une histoire, Sire, une histoire véritable » (La Jeunesse du roi Henri, édition de 1884) ; etc. Vous l'aurez compris : tout cela relève du grand n'importe quoi !

    Mais poursuivons notre tour d'horizon. Dans Études sur la syntaxe et la sémantique du mot français tout (1954), Sven Andersson écrit sans plus de précaution : « Devant l'article indéfini, tout est souvent invariable. [Philipp] Plattner, qui d’ailleurs désapprouve cet usage, en donne quelques exemples : "C'est tout une histoire" (Barrière), "Il a fallu tout une révolution dans les études historiques" (Vermorel), "Tu as tout une vie, toi ; moi, j'ai à peine quelques mois" (Dumas), "Il lui importait de finir cette affaire, dans laquelle il sentait tout une fortune" (id.). » Penchons-nous tout de suite sur cette nouvelle moisson :

    - Si Théodore Barrière opte en effet pour la graphie c'est tout une histoire dans Un Monsieur qui suit les femmes (1850) et dans Les Parisiens (1854), il écrit : « Mais c'est toute une fortune », « Elles disent toute une histoire romanesque et terrible » dans Malheur aux vaincus (1870).

    - Dans son ouvrage sur Mirabeau (1864), Auguste Vermorel hésite entre « il a fallu tout une révolution » et « c'est toute une nation », « dans toute une nation », « toute une ville si industrieuse ».

    - Le cas d'Alexandre Dumas paraît plus troublant, dans la mesure où l'on trouve sous sa plume, en plus des deux extraits déjà cités du Collier de la reine (d'abord paru dans La Presse en 1849), plusieurs attestations de la graphie c'est tout une histoire (dans Ascanio, Albine...). Il n'empêche, les exemples d'accord sont tout aussi nombreux : « toute une garde robe », « toute une armée de mendians », « il y avait naturellement là-dessous toute une intrigue politique », « toute une vallée », « toute une haie de princes » (Le Collier de la reine) ; « toute une vie », « toute une partie » (Ascanio, 1843) ; « pendant toute une nuit », « toute une minute » (Albine, 1843) ; « son installation fut toute une affaire », « toute une histoire » (Black, 1858) ; etc. De plus, c'est toute qui figure en lieu et place de tout dans l'édition du Collier chez Meline, Cans et compagnie (1849).

    « Voici encore deux exemples avec un tout invariable, croit utile d'ajouter Andersson : "Ça me prit tout une après-midi" (Daudet), "Quand lui-même avait trimé tout une longue vie" (Bordeaux). » Vérification faite, la réalité est, là encore, autrement contrastée : chez Alphonse Daudet, « tout une après-midi », « tout une mimique d'impatience », « ce fut tout une affaire » côtoient sans la moindre cohérence « toute une causerie », « toute une carriole de gens », « toute une vie de vertu », « toute une saison », « toute une nuit », « toute une forêt » ; même désolant constat du côté d'Henry Bordeaux : « tout une longue vie », mais « toute une soirée », « toute une part », « toute une séquelle d'huissiers », « toute une existence ». Quel crédit apporter dans ces conditions à ce flot de citations, je vous le demande ? Et Andersson de conclure : « L'invariabilité de tout se trouve, comme on vient de le voir, aussi bien dans le cas où tout a son sens primitif que dans celui où il offre "une nuance de sens spéciale". Il est probable qu'il s’agit d'une simple variante graphique. » On ne peut s'empêcher de sourire : une simple variante graphique ? Une joyeuse cacophonie, oui, où l'on peine à distinguer les coquilles des éditeurs des hésitations des auteurs ! Le grand Grevisse lui-même, persuadé d'avoir mis la main sur un exemple d'invariabilité chez Anatole France, se fait reprendre par son propre gendre : « "C'est tout une histoire" (Crainquebille et autres récits profitables, 1904). Plutôt qu'à un emploi adverbial, on pense à une faute d'impression. Certaines éditions ont toute », lit-on dans la quinzième édition du Bon Usage. Goosse a mille fois raison. France n'écrivait-il pas par ailleurs : « C'était toute une affaire de me coucher » (Le Livre de mon ami, 1885), « Quant à les [= les femmes du monde] aimer, c'est toute une affaire » (Le Lys rouge, 1894) ? La confusion est telle que même des ouvrages de référence en viennent à écrire tout et son contraire. Comparez : « C'est tout une histoire, c'est un fait long à raconter, compliqué et plein de rebondissements » (Grand Larousse, à l'article « histoire ») et « C'est toute une affaire, c'est une chose difficile » (à l'article « affaire »). Comprenne qui pourra. (Les cervelles de diplodocus passeront leur chemin, histoire de ménager leurs neurones clairsemés...)

    Mais reprenons depuis le (tout) début − sans pour autant remonter jusqu'aux temps préhistoriques. À l'origine, écrit Kristoffer Nyrop dans sa Grammaire historique de la langue française (1925), « tout n'admet aucun déterminatif devant le substantif, et cela s'explique facilement puisque tout généralise. Mais petit à petit, à mesure que l'emploi de l'article devient de plus en plus général, il s'introduit après tout. Comme déterminatif, on emploie aussi le pronom possessif, le pronom démonstratif et l'article indéfini : toute ville, toute la ville, toute ma maison, toute cette misère, toute une histoire » (1). La combinaison tout un est attestée sans discontinuer depuis au moins la fin du XIIe siècle dans des emplois où tout, gardant son sens primitif de « entier, complet », s'accorde normalement avec le nom qu'il détermine : « tote une nuit » (Benoît de Sainte-Maure, vers 1175), « presque tote une quinzainne » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « procurer le bien de toute une cité, et encore plus le bien de tout un pays » (Nicole Oresme, vers 1370), « toute une sepmaine » (Christine de Pizan, 1403), « Dieu [...] a saulvé toute une ville de mourir de fain » (Rabelais, 1532), etc. Très vite, pourtant, apparurent des exemples d'invariabilité : « Tout une cuve en fist emplir » (Le Roman de Rou, fin du XIIe siècle), « tout une bille » (Le Roman de la Rose, XIIIe siècle), « tout une meson » (Henri de Lancastre, 1354), « gouverner tout une navie [= flotte] » (Oresme), « tout une sepmaine » (Martial d'Auvergne, 1493), « tout une journée » (Jacques Vincent, 1549), « le labeur de tout une vie » (Pierre Victor Palma Cayet, 1593), « perdre tout une partie » (Antoine Oudin, 1640). Lapsus d'auteurs ? fautes de copistes ? coquilles de typographes ? (2) Le Dictionnaire du moyen français avance une autre explication : tout reste parfois invariable devant un substantif féminin précédé de l'article indéfini « en raison de la proximité de l'emploi adverbial ». C'est que, toujours selon ledit ouvrage, tout s'employait aussi au sens de « entièrement, pleinement » dans le tour être tout + numéral un(e), qui signifiait « le même, la même » : « Ce n'est pas tout une chose en tous cas faire juste et faire justement » (Oresme), « Eins ont tout une volenté » (Machaut, avant 1377), « Penses tu que ce soit tout une chose [...] ? » (Étienne Dolet, 1544). Est-il besoin de préciser que le phénomène inverse − accord de tout à valeur d'adverbe « en raison de la proximité de l'emploi adjectival » − s'observait également : « Que c'iert toute une volenté » (Machaut, vers 1340), « voulenté toute une » (Christine de Pizan, vers 1418) ? Autrement dit, les flottements de l'usage ne seraient que le reflet des difficultés de l'époque à nettement distinguer l'adverbe tout de l'adjectif tout. Mais voilà que deux nouvelles citations me mènent sur une tout autre piste : « [La beauté] ne semble jamais tout'une à touts les hommes » (Louis Le Caron, 1556), « Or la fin [...] en est tout'une » (Montaigne, 1580). Et si l'hésitation entre toute une et tout une ressortissait à des considérations phonétiques plutôt que grammaticales ? (3) Si la seconde forme le devait plus à la liaison entre ses éléments qu'à la valeur adverbiale de tout ? Après tout, le recours à l'apostrophe (qui marque ici l'élision du e de toute devant le u de une) confirme assez que les deux graphies concurrentes se prononcent de la même façon. Ce ne serait pas la première fois, au demeurant, que la grammaire cède le pas à la prononciation. Que l'on songe à l'anomalie que constitue la règle d'accord à venir de l'adverbe tout devant un adjectif féminin commençant par une consonne : dans l'ancienne langue, explique Georges Gougenheim (Système grammatical de la langue française, 1963), la dernière syllabe de toute(s) était nettement prononcée devant un mot à initiale consonantique. « Les grammairiens ont dû transiger et admettre une graphie qui répondait à la prononciation. »

    C'est dans ce contexte de grande confusion que se développa un emploi « particulier » de tout un : « C'est toute une histoire, tout un roman » (Dictionnaire français-hollandais de Pieter Marin, édition de 1717), « C'est toute une histoire » (Dictionnaire de Richelet, édition de 1732). D'après les auteurs de ces ouvrages, le sens était celui de « une (très) longue histoire », et la plupart des lexicographes s'y conformeront : « C'est toute une histoire, se dit d'un récit qui sera long » (Littré), « C'est toute une histoire, c'est une affaire longue et compliquée » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Des subtilités d'analyse se firent pourtant jour entre les grammairiens. Selon Kristian Sandfeld, tout sert ici à « renchérir sur l'idée représentée par le substantif en question ». Selon les Le Bidois, tout « marque encore la totalité mais avec une nuance spéciale de superlatif. Cf. l'expression emphatique de la langue familière : "Oh ! mais c'est toute une affaire !" (= une très grande affaire) » (Syntaxe du français moderne, 1935). Selon Wartburg et Zumthor, tout suivi de l'article un s'emploie « pour opposer le substantif qui suit à un autre substantif sous-entendu [ou exprimé], représentant une entité moins considérable » (Précis de syntaxe du français contemporain, 1947) : Que me proposes-tu là ! C’est toute une entreprise ! − Sa vie est tout un roman. Selon Andersson, « tout garde à la rigueur ici son sens de totalité massive, mais il souligne à la fois d’une manière plus ou moins nette l’exactitude de la caractérisation, de sorte qu'on peut le traduire par "vrai" ou "véritable". Toute une affaire signifie donc, plutôt qu'“une grande affaire”, quelque chose qui mérite vraiment d'être appelé "une affaire", tout un roman, "un véritable roman", etc. » Selon Grevisse, « dans la langue moderne, l'assemblage tout(e) un(e) sert souvent à souligner le sens authentique et complet du nom devant lequel il est placé ; il prend alors à peu près le sens de "vrai", "véritable" : C'est tout un roman ! C'est tout un problème. C'est toute une histoire » (Le Bon Usage, 1975). Selon Knud Togeby, toute une dans c'est toute une histoire « exprime l'emphase » (Grammaire française, 1982). Selon Marc Wilmet, « tout(e), tous, toutes modifient adverbialement [le déterminant qui suit], dans le sens de l'exhaustivité [...]. L'alliance tout(e) + un(e) redevient compréhensible : toute une histoire = "du début à la fin" » (La Détermination nominale, 1986). Selon Michel Arrivé, « au singulier, tout [prédéterminant] marque la notion de totalité dans l'unité. Le contexte fait cependant apparaître parfois des effets de sens dérivés : c'est toute une histoire » (La Grammaire d'aujourd'hui, 1986). Selon le Larousse en ligne, enfin, « tout au singulier, devant un déterminant, [peut] exprime[r] la grandeur ; considérable : C'est toute une affaire ». Ouf ! Tout bien pesé, (c'est) toute une histoire a donc comme équivalent, selon les sources et le contexte : « une longue histoire », « une très grande histoire », « une histoire compliquée », « une histoire considérable », « une véritable histoire », « une histoire du début à la fin », voire, en suivant l'analyse de Wartburg et Zumthor, « tout comme une histoire ». Allez vous étonner, après cela, que l'homo sapiens des temps modernes n'y comprenne plus rien du tout...

    De toute cette cacophonie digne d'un troupeau de mammouths dans un magasin de porcelaine on retiendra que c'est la graphie toute une (histoire, affaire...) qui prévaut parmi les spécialistes (4), jusques et y compris ceux qui sont enclins à octroyer une valeur adverbiale à tout dans cet emploi − c'est tout dire ! Et quand la forme « élidée » (ou, selon l'analyse, « non accordée ») se voit mentionner − sur la foi de citations sujettes à caution −, c'est en tant que variante nettement moins usuelle : « Rarement, en ce sens, [tout est] traité comme adverbe » (Grevisse), « Rare. C'est tout une histoire » (Petit Robert), « Certains ne font pas l'accord au féminin » (TLFi) (5). Autrement dit, toute une est la règle, et tout une, l'exception.
    Mais brisons là : je suis attendu par la famille Pierrafeu et le capitaine Caverne pour une initiation au régime paléolithique. Ce sera tout pour aujourd'hui.

    (1) Des grammairiens font la distinction entre tout déterminant (directement suivi d'un substantif : toute ville) et tout prédéterminant (directement suivi d'un déterminant : toute la ville, toute une ville...).

    (2) Là encore, les divergences entre les différentes sources n'aident pas du tout à y voir clair. Comparez : « Après lui broiche [= éperonne] toute une randonnee » (Raoul de Cambrai, cité par Godefroy) et « Après lui broiche tout une randonnée » (Id., cité par Littré). On peut aussi signaler les incohérences suivantes : « On dit qu'une affaire intéresse tout le corps de la noblesse, toute une province » (Dictionnaire de l'Académie, 1718-1798), accidentellement orthographié « tout une province » dans la troisième édition (1740) ; « Les termes synonimes presentent touts une même idée principale » (Gabriel Girard, 1718), déformé en « presentent tout une même idée principale » dans le Dictionnaire de Richelet (édition de 1758).

    (3) C'est peut-être ce qu'avait à l'esprit Andersson quand il qualifiait, un peu vaguement, tout une de « simple variante graphique »...

    (4) On peut encore citer à la barre Girodet : « Toute une affaire, toute une histoire. Dans ces expressions, tout s'accorde », Hanse : « Tout est adjectif qualificatif [...] devant un article défini (toute la nuit, tout le monde) ou indéfini (toute une nuit, tout un temps ; c'est toute une affaire, toute une histoire, tout un problème, c'est une véritable (et grave) affaire, etc.) », Bénédicte Gaillard et Jean-Pierre Colignon : « Il ne faut pas en faire toute une histoire », l'Office québécois de la langue française : « Son voyage au Rwanda fut toute une aventure », le site canadien du Bescherelle : « Le mot tout et le déterminant qui le suit forment un bloc. Ils reçoivent tous les deux les traits de genre et de nombre du nom qu'ils accompagnent : C'est toute une aventure ! », etc.

    (5) Seul André Jouette, à ma connaissance, met encore de nos jours les deux graphies sur le même pied : « C'est tout(e) une histoire » (Dictionnaire de l'orthographe, 1991).
     

    Remarque 1 : L'argument traditionnellement avancé selon lequel tout est adverbe quand il peut être remplacé par entièrement ne vaut pas devant un nom précédé d'un déterminant, comme l'observe avec malice François Cavanna dans Mignonne, allons voir si la rose... (1989) : « Un autre cas embarrassant est celui de tout. Tout, vous le savez ou êtes censé le savoir, peut être, selon le cas, adjectif ou adverbe. S'il est adjectif, il s'accorde. S'il est adverbe, il ne s'accorde pas. Quand je dis "J'ai mangé tout le boudin", tout est ici adjectif. Bien. Au pluriel, nous aurions par conséquent "J'ai mangé tous les boudins" [...]. Par contre, si je dis "Ces femmes sont tout heureuses", tout est adverbe et reste invariable. Parfait. Mais comment reconnaître à coup sûr si l'on a affaire à un tout adjectif ou à un tout adverbe ? Eh bien, il y a un truc, qu'on m'a appris quand j'étais petit. Ce truc est comme je vais vous dire, pour le cas où vous ne le connaîtriez pas. On essaie de remplacer le tout suspect par un adverbe qui signifie la même chose mais qui possède une physionomie d'adverbe absolument indubitable, reconnaissable à vingt pas comme une enseigne de bureau de tabac. Par exemple : entièrement. Un adverbe en ment, ça, c'est de l'adverbe ! Essayons. "Ces femmes sont entièrement heureuses." Ça marche ! Ce n'est pas joli joli, mais ça marche. Pas de doute, notre tout était bien un adverbe [...]. Pardon ? Oui, vous, là, au fond... Vous avez essayé avec "tout le boudin" ? Très bien. Là, tout est adjectif, aucun problème. Comment ? Ça donne "J'ai mangé entièrement le boudin" ? Tiens donc [...]. C'est pourtant vrai. Je ne sais plus quoi dire, moi. »

    Remarque 2 : Le tour tout une autre (histoire, affaire...), dans lequel la grammaire moderne voit l'adverbe tout modifier l'adjectif autre, a-t-il favorisé la graphie c'est tout une histoire ? Rien n'est moins sûr, tant la forme fléchie toute une autre, qui avait cours au XVIIe siècle, semble vouloir se maintenir malgré tout. Comparez (si tant est que l'on puisse se fier aux citations qui suivent) : « Et vestir en trois jour tout une autre figure » (Du Bellay, 1558), « Il semble que l'on ait toute une autre âme quand on aime que quand on n'aime pas » (Pascal, 1653), « La gloire où j'aspire est toute une autre gloire » (Corneille, 1663), « Elle seroit toute une autre personne » (Mme de Sévigné, 1690), « C'est toute une autre histoire » (Henri Richer, 1723), « [Il] aurait donné toute une autre forme à son poème » à côté de « C'était tout une autre affaire » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875), « C'était là toute une autre affaire » (Léon Daudet, 1931), « Mais ce serait tout une autre étude » (Paul Hazard, 1932), « C'est toute une autre manière » (Georges Bernanos, 1935), « Cela nécessiterait tout une autre procédure (c'est-à-dire : une procédure tout à fait autre) » (Office québécois de la langue française). On dit plus couramment, avec le même sens, une tout autre (histoire, affaire...).

    Remarque 3 : Selon la linguiste Hava Bat-Zeev Shyldkrot, l'évolution de sens de tout marqueur de la totalité à tout marqueur d'intensité est facile à expliquer : « Prenons par exemple le cas de "sa vie fut tout un roman" : un roman "pris dans sa totalité" possède évidemment toutes les qualités d'un roman, c'est donc un véritable roman. » C'est oublier un peu vite, me semble-t-il, que les formules de ce type se disent tout aussi bien sans tout : « C'est une histoire, toute une histoire » (Petit Robert), « Ce fut une affaire pour l'installer » (Zola, 1880), « Tu as tort de faire un plat de cette histoire » (Sartre, 1945), « En fais pas un roman » (Auguste Le Breton, 1953).

    Remarque 4 : D'aucuns sont tentés de distinguer par l'orthographe les emplois de tout au sens de « entier » de ceux au sens de « véritable » : Il a écrit toute une histoire en anglais mais Il a fait tout une histoire de ce malentendu. Cette répartition n'est appuyée par aucune autorité.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La préhistoire, c'est toute une histoire !

     


    votre commentaire
  • « Les études actuelles montrent que les hommes noirs ont deux fois plus de chances de mourir d'un cancer de la prostate que les hommes blancs. »
    (paru sur usinenouvelle.com, le 3 juin 2019 )  

     


    FlècheCe que j'en pense


    Un correspondant m'interpelle en ces termes : « J'entends à longueur de journée sur toutes les chaines audiovisuelles parler d'une chance d'avoir une maladie, un accident, etc. Il me semble pourtant qu'en cas d'évènement malheureux on devrait plutôt employer l'expression avoir un risque, non ? »

    Tel est en effet l'avis de la commission du Dictionnaire de l'Académie, qui écrivait en 2015 sur son site Internet : « Le verbe risquer signifie "s'exposer à un danger éventuel ou à une situation désagréable". On ne peut donc l'employer qu'avec des termes appartenant à ces mêmes champs lexicaux. On dira très bien Il risque de se blesser, de perdre, il risque un accident, ou, si ce verbe est employé de manière impersonnelle, Il risque de pleuvoir. Mais on ne dira pas Elle risque de gagner ni Nous risquons d'avoir beau temps. De la même façon, avoir des chances ne peut s’employer qu'avec des termes ayant une connotation positive. On dira donc Il a des chances de réussir mais non Le blessé a des chances de ne pas passer la nuit. » En 1969, Maurice Rat dénonçait déjà ladite confusion entre risque et chance dans la revue Défense de la langue française : « Risquer de, c'est attendre d'une tentative hasardeuse un échec plus que probable ; avoir des chances de, c'est, au contraire, espérer que cette tentative soit couronnée de succès. Les deux formes, qui veulent dire exactement le contraire, sont aujourd'hui de plus en plus employées l'une pour l'autre. » Et le professeur d'ajouter : « Dans l'expression avoir des chances de, et sauf, bien entendu, quand elle est employée ironiquement, la chance s'emploie toujours en bonne part. » (1)

    Oserai-je faire observer à ces autorités linguistiques qu'en se montrant aussi catégoriques elles ont toutes les chances... d'être prises en défaut ? Prenons le cas de avoir des chances : « Dans la loterie de la vie humaine, [un ouvrier] n'a que des chances de malheur à attendre » (Nicolas Edme Restif de la Bretonne ou Charles Leclerc de Montlinot, 1789), « Si la démocratie a plus de chances de se tromper qu'un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chances de revenir à la vérité » (Tocqueville, 1835), « Isolés, nous avions de grandes chances d'échouer » (Jules Favre, 1871), « L'opinion du sens commun [...] a beaucoup de chances d'être fausse et injuste » (Jean Richepin, 1878), « Il avait plus de chances qu'un autre d'être renversé par une voiture ou mordu par un chien enragé » (Henri de Régnier, 1903), « Ils avaient des chances de rester ensevelis » (Louis Gillet, 1939), « Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les chances d'être faux » (Paul Valéry, 1941), « Nous aurions bien des chances de vivre peu de temps » (Georges Duhamel, 1946). Nos auteurs auraient-ils définitivement perdu la boule ? Aucune chance, aussi surprenant que cela puisse paraître au commun des usagers de la langue moderne : si le mot chance « se prend le plus souvent aujourd'hui au sens de "hasard heureux", lit-on dans l'édition de 1975 du Bon Usage, il peut s'employer aussi au sens de "hasard défavorable, événement malheureux" » − ou avec la valeur neutre de « possibilité, éventualité ». Témoin ces autres exemples de fortune : « Et ta soif de l'or t'a empêché de calculer les chances auxquelles tu exposais ta tête » (Alexandre Dumas, 1834), « Une besogne de tyran, entouré de chances, de précautions, de terreurs » (Hugo, 1835), « Écrivez-nous toutes vos chances, bonnes ou mauvaises » (Lamartine, 1836), « Il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte : notre mort ou la sienne » (Chateaubriand, 1848), « La malveillance de certain parti [...] augmenterait vos chances de condamnation » (Sand, 1849), « Les chances de mort aux différents âges » (Littré, 1873), « Avoir une chance bonne ou mauvaise » (Id.), « Les chances d'erreur seront moins grandes » (Arsène Darmesteter, 1881), « Les chances de sa culpabilité diminuent » (Paul Bourget, 1889), « Elle avait accepté de franc jeu la chance d'une réclusion éternelle » (Ernest Renan, 1892), « Que n'as-tu alors [...] accepté de courir cette chance de mort ou de salut ? » (Maurice Barrès, 1922), « Un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort » (Saint-Exupéry, 1931), « Éloigner les chances de mort » (Georges Duhamel, 1934), « Écarter les chances de guerre » (Roger Martin du Gard, 1936), « Quant à la jeunesse, toutes les chances de se tromper sont nécessairement avec elle » (Paul Valéry, avant 1945), « Il y a moins de chances de se faire tuer là-bas que d'avoir ici un accident de voiture » (Roger Ikor, 1961) (2). Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.

    Chance, lit-on dans le Dictionnaire de l'Académie, serait emprunté du latin populaire cadentia, participe présent pluriel neutre du verbe cadere (« tomber ») qui s'employait en latin classique en parlant du jeu d'osselets et de dés (3). Avouez que le lien entre cadentia et chance ne saute pas aux yeux, tant du point de vue de la forme que du sens... D'aucuns supposent l'existence, au XIe siècle, des formes intermédiaires chadance, chedance, d'où, après la chute du d médial, chaance, cheance, graphies attestées dès la fin du XIIe siècle au sens littéral de « manière dont une chose, un événement tombe, échoit à quelqu'un » et, dans le domaine des jeux, au sens de « coup de dés » : « Qu'iloc est tote sa chaance Ou d'estre riche e honorez Ou d'estre vis deseritez », « E l'aventure des chaances », « Ele a le dé et la chaance » (Benoît de Sainte-Maure). Autrement dit, la chance est la manière aléatoire (4) dont nous tombent dessus les évènements de la vie, à l'instar de la chute des dés au jeu, laquelle peut être heureuse ou malheureuse. De là les tours « meillor cheance » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « bele caanche » (Robert de Clari, XIIIe siècle), « laide cance » (Aiol, XIIe ou XIIIe siècle), « dure cheaunce » (La Vie de saint François d'Assise, vers 1275) et « male chaance » (Joufroi de Poitiers, vers 1250) devenu malchance. La langue moderne conserve, du reste, le souvenir de la neutralité de l'acception originelle : « À quoi au juste servirait-il de souhaiter bonne chance à quelqu'un si l'intéressée, par définition, était toujours bonne ? » s'interroge à bon droit Bruno Dewaele sur son excellent blog(ue). Que l'on songe également au dérivé chanceux qui, dans la langue classique ou littéraire, peut se prendre tant en bonne qu'en mauvaise part : « Il est chanceux à se blesser » (Dictionnaire de Trévoux, 1704), « Voyage chanceux, plein d'accidents et de dangers » (Pierre Maine de Biran, 1815). Alors bien sûr, il ne manquera pas de brillants esprits se réclamant du TLFi ou du FEW pour prétendre que chaance, dès l'origine, se prenait « généralement » ou « le plus souvent » dans son sens favorable − ce qui reste à confirmer. Mais il y a fort à parier que les mêmes seront surpris d'apprendre que Littré tenait pour abusif l'emploi absolu de chance au sens de « heureux hasard, bonne fortune », comme dans avoir de la chance, porter chance, par chance, quelle chance de vous rencontrer !

    Toujours est-il que la position de l'Académie, dans cette affaire, se justifie d'autant moins que c'est sous l'acception « possibilité qu'un évènement se produise » qu'elle a rangé l'exemple Il a des chances d'être nommé, à l'article « chance » de la dernière édition de son Dictionnaire. Que n'a-t-elle pris soin de préciser que ledit évènement devait impérativement être heureux ! Car enfin, vous conviendrez qu'avec une définition aussi générale rien n'interdit d'écrire : Il a des chances d'être... viré. Aussi bien lit-on dans le Larousse en ligne : « Il a une chance sur deux de réussir, d'échouer. » C'est que la langue tend à distinguer chance au singulier et précédé de l'article défini ou partitif, qui a pris le sens (abusif ?) de « hasard heureux, bonne fortune », de chance au singulier ou plus souvent au pluriel et précédé de l'article indéfini, qui exprime la simple idée de possibilité, d'éventualité ou, comme dans l'exemple emprunté à L'Usine nouvelle, de probabilité (5). Comparez : avoir de la chance, avoir la chance de gagner (sens favorable opposé à malchance) et avoir une chance ou des chances de gagner (sens neutre probabiliste, lequel autorise également avoir une chance ou des chances de perdre). Vous l'aurez compris : la mise en garde de l'Académie concernant l'emploi de avoir des chances risque fort de rester lettre morte, faute d'arguments probants. Il faut croire, ironiseront les mauvaises langues, que les Immortels sont meilleurs experts en prostate qu'en lancer de dés...

    Par chance, le cas de risquer paraît davantage faire l'unanimité. Jugez-en plutôt : « Risquer, c'est "courir un danger". [Ce verbe] est donc impropre s'il s'agit d'un événement heureux, à moins qu'il ne s'agisse d'un emploi ironique. On risque d'échouer et non d'être reçu » (Avertissement de l'Académie publié le 17 février 1965), « Faut-il rappeler une fois de plus que le verbe risquer, impliquant nécessairement l'idée d'un danger ou d'un événement fâcheux, ne doit pas s'employer au sens de "avoir des chances de" ? » (Robert Le Bidois, 1967), « C'est faire subir à ces deux mots [risque et risquer] un fâcheux glissement de sens et les rendre impropres que de les employer pour évoquer des conséquences heureuses, par exemple : Vous risquez de gagner le gros lot. Il y a, par ce moyen, risque de grands succès. Il faut dire : Vous avez des chances de gagner le gros lot ; ... chance de grands succès » (Grevisse, 1975), « Risquer, c'est courir un risque, s'exposer à un certain danger [...]. On ne peut donc pas appliquer risquer à un événement heureux qu'on désire » (Thomas), « Comme risque, risquer ne doit s'employer qu'à propos d'une chose fâcheuse : S'il continue ainsi, il risque de perdre son emploi. Dans le cas contraire, dire avoir des chances, une chance de : S'il travaille bien, il a des chances d'être reçu à l'examen, et non il risque d'être reçu » (Girodet), « Risque, risquer ne peuvent normalement s'employer que si l'issue envisagée est fâcheuse » (Hanse), « Ce verbe annonce une conséquence fâcheuse, voire funeste pour l'intéressé : il risque de glisser, d'échouer, de tout perdre, de se tuer. Il est donc impropre et illogique de dire : il "risque" de gagner, de s'enrichir, de connaître la gloire. Dans des cas de ce genre, on dira qu'il a des chances de... » (Capelovici, 1992), « Dans risquer ne doit pas se perdre l'idée très audible de risque, de péril, d'un danger quelconque couru. Si l'issue envisagée est heureuse, souhaitable, souhaitée, le verbe risquer est tout à fait inapproprié » (Renaud Camus, 2000).

    N'allez pas croire, à la lecture de ces avertissements, que l'emploi critiqué soit récent. Féraud s'en faisait déjà l'écho en 1788 dans son Dictionnaire de la langue française : « Courir risque, et risquer se disent du mal, et non du bien. Ceux-là parlent mal, qui disent d'un malade, il court risque, ou il risque d'échaper ; et d'un homme qui est en voie de s'enrichir, il court risque, ou il risque de faire fortune. » N'allez pas davantage vous persuader qu'il ressortisse à la seule « langue orale relâchée », comme le donne à penser le Larousse en ligne. Vous risqueriez d'être surpris : « Jouer, c'est risquer de perdre ou de gagner une somme d'argent » (Diderot, 1766), « [Les ardoisiers] courent risque de faire fortune ou de se ruiner, selon que l'ardoise se trouve bonne ou mauvaise » (Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers de Pierre Jaubert, 1773), « [Le jargon] court risque de réussir » (Théodore Pavie, 1864, par ironie ?), « On risque de découvrir un trésor » (Cocteau, 1926), « La seule chose qui risquerait de l'intéresser, ce serait mon flacon de rhum » (Jules Romains, 1933), « Les nécessités d'une enquête difficile l'obligent à interroger […] toutes les personnes du quartier qui risquent de fournir le moindre indice » (Alain Robbe-Grillet, 1953), « Il a fallu [...] retenir surtout les faits, les chiffres et les suggestions qui risquent d'être encore utiles » (Camus, 1958), « L'effort de compréhension n'a de sens que s'il risque d'éclairer une prise de parti » (Id.), « Ceux-ci risquaient fort de le renseigner utilement » (Roger Caillois, 1961), « Un tacticien qui savait qu'il risquait de perdre tout, mais aussi qu'il risquait de tout gagner » (Mauriac, 1968), « La présence d'un médecin risquait d'ailleurs d'être utile » (René Barjavel, 1968), « Ce travail risque d'intéresser une partie du public » (Montherlant, avant 1972), « Elle [= la gloire] risque même de vous prolonger, non seulement dans l'espace, mais dans le temps » (Jean d'Ormesson, 1976). Ces emplois de risquer au sens de « avoir des chances » sont-ils aussi illogiques que les spécialistes le prétendent ? Là encore, leurs certitudes risquent d'être mises à mal. Ne lit-on pas dans les Nouveaux Synonymes français (1785) de l'abbé Roubaud : « Le risque est un hasard : le hasard a deux chances, l'une favorable, l'autre contraire ; aussi l'on dit qu'un jeune homme court risque d'avoir cent mille livres de rente. M. d'Alembert a justement observé que ce mot se prend aussi en bonne part [6] ; et l'abbé Girard, qu'il n'indique que la possibilité de l'événement : j'aurois plutôt dit la probabilité » ? Et dans le Dictionnaire des synonymes (1858) de Pierre-Benjamin Lafaye : « Courir des risques ou des hasards, c'est avoir des chances pour être exposé dans la suite à des maux, qui laissent cependant espérer [...] un certain avantage. » Et encore dans le Dictionnaire étymologique de tous les mots d'origine orientale (1878) de Marcel Devic : « Risque n'est pas absolument synonyme de péril, danger. Un exemple de M. Littré, pris dans d'Aubigné, nous le montre dans le sens de coup de main, tentative hasardeuse ; presque partout, il signifie hasard, chance, il est vrai d'ordinaire en mauvaise part ; cependant on dit fort bien "Qui risque de gagner risque de perdre" ; courir le risque, tenter le risque (dans Brantôme). Le portugais risco, l'espagnol riesgo signifient de même hasard. Bref, le mot arabe rizq et le mot de nos langues convergent vers une même idée de chance bonne ou mauvaise. » (7) Allez parler, après cela, d'emploi à contresens du verbe risquer... (8) « La notion de risque est ambivalente, confirme le juriste Francis Kessler. Le risque est souvent lié à un événement malheureux, mais la qualification de risque peut également être donnée à un événement heureux » (survie, nuptialité, grossesse...). Aussi bien, les dictionnaires usuels n'ont pas longtemps hésité à donner sa chance à l'emploi condamné par les grammairiens : « Ce cheval risque de gagner la course » (Dictionnaire du français contemporain, 1967), « Ce bon élève risque de remporter la plupart des prix à la fin de l'année » (Grand Larousse, 1978), « Ce cadeau risque de lui plaire » (Petit Larousse illustré), « Ça risque de marcher » (Robert). Et risquer de en est venu à endosser les habits passe-partout d'un verbe modal, exprimant la possibilité sans jugement de valeur.

    Risquons une synthèse. Il fut un temps où la frontière entre chance et risque était particulièrement ténue, dans la mesure où les deux mots pouvaient désigner, selon le contexte, un hasard favorable ou défavorable (à l'instar de fortune, heur, succès, aventure, etc.). Alors que cette ambivalence originelle a perduré dans certains emplois spécialisés (chance a une valeur neutre dans le calcul des probabilités et risque peut être associé à une éventualité heureuse dans le vocabulaire des assureurs), une répartition sémantique s'est progressivement établie dans la langue courante entre les intéressés : à risque le sens de « danger, inconvénient éventuel » et à chance celui de « éventualité heureuse ». Aussi la plupart des spécialistes se sont-ils sentis fondés à exiger, au nom de la cohérence et de la clarté, la même répartition d'emploi entre risquer de et avoir une chance, des chances de. Et sans doute est-il prudent de s'y conformer, dans l'expression quotidienne, afin de ne pas risquer d'être mal compris. Pour autant, mieux vaudrait ne pas se montrer trop péremptoire dans cette affaire ; car enfin, convenons-en, les contrevenants ont toutes les chances... de ne pas avoir tort !
     

    (1) Citons encore le Suisse Édouard Vittoz, qui relevait dans la prose journalistique du début du XXe siècle « des cas plutôt fréquents d'erreur ou de négligence : Pour éviter toute chance de discontinuité (au lieu de risque) ; mais : Celui-ci risque de n'être pas battu (au lieu de il y a des chances pour que) » (Journalistes et vocabulaire, 1914) ; et le Belge G.-O. d'Harvé, qui ne voyait pas d'un meilleur œil les phrases du genre « Combien d'écrivains ont des chances d'être oubliés » (Parlons bien !, 1914).

    (2) Et aussi : « Je veux ainsi diminuer les chances de la guerre » (Isaac Le Chapelier, 1790), « Cette entreprise [...] ne présentoit que des chances de malheur » (Champollion, 1812), « Perdre. Avoir une chance malheureuse dans une chose qui dépend du sort, du hasard » (Nouveau Dictionnaire de la langue française de Jean-Charles Laveaux, 1820), « Pourquoi ne pas prévenir les chances défavorables ? » (Chateaubriand, 1827), « Des chances de malheur, d'inconduite, d'immoralité » (Prosper Enfantin, 1829), « Il y a sans doute des chances de défaite, de trahison, de ruine » (Louis Marie de Lahaye de Cormenin, 1833), « Ainsi, d'un côté, il y a pour l'État chance de malaise ; de l'autre chance de révolution » (Tocqueville, 1835), « Il y aura toujours des chances de collision entre les hommes » (Victor de Broglie, 1841), « Des chances inévitables de ruine » (Mathieu Molé, 1846), « Vous avez des chances de conflits très probables » (Mortimer Ternaux, 1849), « Ils ont des chances de perte » (Henri Peupin, 1851), « Si l'archiduc Charles eût marché sur Presbourg, [...] il se serait donné sans doute de belles chances de nous faire essuyer un désastre. Mais il aurait eu quelque chance aussi d'en essuyer un lui-même » (Adolphe Thiers, 1851), « À travers des chances d'erreur » (Abel-François Villemain, 1853), « Ceci est pour nous une nouvelle chance de mort » (Jules Lermina, 1876), « Des chances de joie ou de peine » (Jules Lemaître, 1880), « Neuf chances d'échouer pour une de réussir » (André Theuriet, 1885), « Une supposition des plus hasardées et qui a bien des chances d'être une erreur » (Léon Bénard, 1889), « Distinguer à première vue des chances de réussite ou d'insuccès » (Dictionnaire des dictionnaires de Paul Guérin, 1895), « Il y a beaucoup de chances pour que les autres enfants [...] le bafouent ou le martyrisent » (Paul Bourget, 1906), « L'homme [a eu] la mauvaise chance de descendre à l'âge ingrat du passé » (Proust, 1920), « Et cette atmosphère de bataille et ces possibilités de victoire et ces chances de défaite » (Albert de Luppé, 1928), « C'est à ma mauvaise chance que je dois d'en être là » (Albert Camus, 1953).

    (3) Soyons précis : ce n'est pas parce que le verbe cadere est attesté dans le contexte des jeux de hasard chez Térence (Ita vita est hominum, quasi cum ludas tesseris Si illud quod est maxime opus iactu non cadit [...], « La vie de l'homme, c'est comme quand on joue aux dés : si ce qui tombe n'est pas exactement ce qu'il aurait fallu lancer [...] ») et chez Cicéron (Qui ita talus erit jactus, ut cadat rectus, « Le dé qui aura été jeté de telle sorte qu'il tombe droit ») qu'il en allait de même de son participe présent à l'époque classique. Cadentia, en relation avec un neutre pluriel, signifie proprement « tombant, qui tombe » : cadentia sidera, « astres qui se couchent, en train de décliner » (Virgile), folia cadentia, « feuilles qui tombent » (Pline l'Ancien), poma cadentia, « fruits qui tombent » (Macrobe), etc. On le trouve sous sa forme substantivée comme terme de grammaire et de rhétorique pour désigner les terminaisons des mots : eodem pacto cadentia (Cicéron), similiter cadentia (Quintilien), « (mots) ayant les mêmes chutes, les mêmes désinences casuelles » − de là les « semblables fins » du poète Barthélémy Aneau (XVIe siècle) et les « bouts rimez » (extrema similiter cadentia) évoqués dans le Petit Apparat royal (édition de 1734), d'un côté ; le mot cadence (« terminaison d'une phrase musicale ; rythme »), doublet savant de chance, de l'autre. Mais voilà : il ne m'a pas été possible de mettre la main sur le moindre exemple d'emploi de cadentia au sens pourtant unanimement reçu de « chute, action de tomber (notamment en parlant des osselets, des dés) » avant le milieu du XIIIe siècle (dans De vetula, texte en vers latins attribué à Richard de Fournival). Que les Bescherelle, Grevisse, Dupré et consorts n'ont-ils pris la peine de citer leurs sources ! Robert Estienne a beau mentionner le tour « a cadentia (sive casu) aleæ » (Dictionariolum puerorum, 1557), Jean-Étienne-Judith Forestier Boinvilliers a beau préciser que « chance est formé de cadentia (puncta), points qui se rencontrent au premier coup de dés » (Dictionnaire universel des synonymes, 1826), je reste désespérément bredouille. La chance refuserait-elle de me sourire ? Il me semble que c'est bien plutôt le latin casus, participe passé du même cadere, qui désignait l'action de tomber, la chute, d'où l'arrivée fortuite de quelque chose, l'accident, l'occasion : casus plures habere, « avoir bien des chances de... » (Cicéron), felix infelixve tesserarum casus, « chute de dés heureuse ou malheureuse » (Philibert Monet, 1620).

    (4) Littré préfère parler de « façon d'advenir, suivant des conditions qui ne nous sont pas connues ».

    (5) Est-il besoin de préciser que les hésitations de l'usage ont été (et sont encore parfois) fréquentes : « Courir des chances, courir la chance de..., S'exposer à un risque dans l'espoir d'un avantage » (Dictionnaire de l'Académie, 1932), « Tenter la chance ou ses chances [ou, plus couramment, sa chance]. Ces tournures sont assez libres : possessif ou article n'introduisent que des nuances de style. Avec l'article défini, cependant, on ne trouve que le singulier » (Jean-Paul Colin, 2002) ? Selon Ingemar Boström, le pluriel insiste plus que le singulier sur l'intensité de l'idée verbale.

    (6) « Risque s'applique principalement aux cas où l'on a lieu de craindre un mal comme d'espérer un bien. Un général court le risque d'une bataille pour se tirer d'un mauvais pas » (Encyclopédie, 1754).

    (7) L'étymologie du mot risque a longtemps été controversée. L'abbé Roubaud le faisait descendre du celte ricq (« glisser »), bas-breton ricgla et risca, languedocien resquia, dans le même sens : « [Risque] désigne donc une situation glissante dans laquelle on peut tomber » ; Pierre Guiraud, du roman rixicare, par l'intermédiaire du latin rixa (« dispute, rixe ») ; d'autres, du latin resecum (« chose qui coupe » rappelant l'écueil) ; d'autres encore, du grec rhizikon (de rhiza, « racine ; écueil »). Mais c'est la thèse de Marcel Devic qui paraît désormais la plus vraisemblable : risque serait emprunté, par l'intermédiaire de l'ancien italien risco (aujourd'hui rischio), du néologisme latin resicum (et ses variantes risicum, resicu...), introduit par les marchands italiens du XIIe siècle à partir de l'arabe rizq (« bienfait potentiellement accordé par la providence divine », puis « lot, part heureuse ou malheureuse qui échoit à quelqu'un »). Employé comme terme de droit commercial maritime (puis terrestre) alors que se propageait l'idée d'assurance contre « la fortune de mer », « resicum n'exprime pas, de soi, une situation particulièrement périlleuse », selon Sylvain Piron (L'Apparition du resicum en Méditerranée occidentale, XIIe-XIIIe siècles, 2004), mais le caractère fortuit d'évènements à venir dont les contractants cherchent à évaluer et à partager les retombées, qu'elles soient positives (richesses à quérir) ou négatives (périls à éviter). Son usage initial, proche de celui de fortuna, « paraît avoir été bien plus neutre que ses emplois ultérieurs », comme le suggère cette attestation de l'équivalent dialectal alors en usage à Gênes : aver reisego bon, « avoir un bon risque, une bonne fortune » (poète anonyme de la fin du XIIIe siècle).
    Le mot est attesté en moyen français sous diverses graphies, d'abord pour désigner le risque commercial : « par grauntz risques et expenses » (King's Council, anglo-normand, 1379), « le resicq, assavoir gaing et perte et dommage [...], aventure de perte et gaing des biens et marchandises et de la valeur d'icelles » (Cartulaire de l'ancien consulat d'Espagne à Bruges, 1466), « a risicq, peril et fortune » (Procès entre des marchands portugais et des assureurs de Bruges, 1478), « sur le risc peril et fortunes des marchands » (Cartulaire de l'ancien consulat d'Espagne à Bruges, 1503), « courrera le risque sur lesdis asseureurs » (Ibid., 1546), « courir le risgue » (Ibid., 1568), « Qui vin ne boit apres salade est en rizique d'estre malade » (Gabriel Meurier, grammairien et lexicographe, 1568), « risc, et tout aultre dommage » (Gilles Hermite, négociant marseillais, 1578).

    (8) « Risquer, c'est, par définition, exposer au hasard, courir la chance [...]. Comme en témoigne l'expression pléonastique à vos risques et périls, l'idée de danger ou d'inconvénient grave est donc inhérente au sens de risquer. Il n'empêche que beaucoup de Français, oubliant cette notion de danger et ne retenant que celle de chance (qui peut être bonne ou mauvaise), emploient parfois ce verbe pour marquer la probabilité d'une issue heureuse [...]. Cet emploi à contresens du verbe risquer s'est répandu avec une étrange facilité sur les ondes de la radio et de la télévision, où il remplace constamment la locution avoir des chances de » (Robert Le Bidois, 1970). Michèle Lenoble-Pinson, quant à elle, se contente de qualifier ledit emploi de « maladroit »...
     

    Remarque 1 : Des spécialistes pourtant conciliants sur l'emploi de chance restent inflexibles sur celui de risque et de risquer de : « N'employez pas risquer à contresens : on risque de perdre à la loterie, mais non de gagner. En revanche, le mot chance est ambivalent : la chance peut être favorable ou non, et, bien qu'on utilise le mot surtout pour les événements heureux, il est licite de l’employer pour un hasard contraire, et même pour un malheur » (Jean-Pierre Colignon), « Chance peut avoir un sens général et se dire, dans un contexte non équivoque, de la manière, favorable ou défavorable, dont les faits s'enchaînent (La chance a tourné). Il signifie alors hasard et peut s'employer pour risque [...], tandis que risque et risquer ne se disent que dans la prévision d'un danger, d'un événement malheureux » (Hanse). Deux poids, deux mesures ?

    Remarque 2 : Selon Dupré, « risque a assumé peu à peu les emplois péjoratifs de fortune, à mesure que ce mot devenait uniquement laudatif ». Est-ce à dire, comme le croit Isabelle Dervaux (Centre de recherche sur la culture technique, 1983), que les deux termes ont d'abord été synonymes avec le sens neutre de « hasard, heureux ou malheureux » ? L'argument avancé − à savoir l'analogie des expressions fortune de mer et risque de mer (« accidents auxquels sont exposés un navire et sa cargaison ») − nous laisse sur notre faim, dans la mesure où la synonymie n'est ici confirmée que dans un emploi en mauvaise part. Plus instructive paraît cette réflexion d'Henri Estienne : « Vous avez dict, Je le pren à ma risque. En bon françois il faudroit dire, Je le pren à ma charge ou Je pren le hazard sur moy. Et en parlant comme on parloit il n'y a pas longtemps, et encore quelques uns parlent pour le jourdhuy, il faudroit dire, Je le pren à mes perils et fortunes » (Deux Dialogues du nouveau langage françois italianizé, 1578). On y apprend d'un coup que risque pouvait être du féminin au XVIe siècle, qu'il était tenu pour un italianisme ayant à voir avec hasard (et charge) et que l'expression à ses périls et fortunes a dû subir bien des avatars avant de prendre sa forme moderne, au XVIIIe siècle : à ses risques et fortunes ; à ses périls et risques ; à ses risques, périls et fortunes ; à ses risques et périls (je vous épargne les variantes au singulier). Reste à savoir comment analyser ces constructions, vraisemblablement calquées, à l'origine, sur les formules latines ad suum periculum et fortunam, ad suum risicum et fortunam. Les uns y voient des attelages tautologiques, où le premier terme est explicité par le second (Rousseau considérait ainsi à ses périls et risques comme une expression assez impropre « où le mot péril ne sert qu'à renchérir sur celui de risque et ne passe qu'à sa faveur ») ; d'autres, des attelages antinomiques, où la (bonne) fortune vient balancer le (mauvais) risque, péril. Quelle que soit l'hypothèse retenue, il convient de garder à l'esprit que la notion de danger, dans ces emplois, ne doit pas occulter celle d'avantage escompté : « On dit en termes de pratique, Prendre une affaire à ses risques, perils et fortunes, pour dire, Se charger de tout ce qui en peut arriver, se charger du bon et du mauvais succés » (Dictionnaire de l'Académie, 1694).

    Remarque 3 : Selon Paul Roux, chance au sens de « danger, risque » est « un emprunt sémantique à l'anglais » (Lexique des difficultés du français dans les médias, 2004). Ne dit-on pas, dans la langue de Shakespeare, to take a chance pour « courir un risque » ? Argument fallacieux, rétorque Renaud Camus : « L'usage de chance au sens de "risque" nous paraît un anglicisme, mais c'est plutôt, en l'occurrence, un archaïsme, d'ailleurs conforme à l'étymologie » (Rannoch Moor, 2006). 

        

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou Les hommes noirs courent deux fois plus de risques de mourir d'un cancer de la prostate que les hommes blancs).

     


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  • Cent ans de malheur !

    « On sait les Français très attachés à leur légion étrangère avec ses traditions séculières et ses tenues vestimentaires originales. »
    (Sophie Babey, sur lindépendant.fr, le 23 juin 2019 )  

     


    FlècheCe que j'en pense


    La barbe de ces doublets paronymiques qui n'en finissent pas d'attirer les usagers dans leurs rets ! Car enfin, il m'étonnerait que notre journaliste ait voulu faire allusion au caractère profane ou laïque (!) des traditions de la Légion étrangère (notez la majuscule) plutôt qu'à leur ancienneté...

    Les ouvrages de référence, une fois n'est pas coutume, sont unanimes : si séculier et séculaire ont bien tous deux à voir avec siècle, ils se sont rigoureusement réparti ses deux acceptions. À la valeur chrétienne de siècle (« la vie terrestre par opposition à la vie après la mort ; le monde temporel et profane par opposition au monde spirituel, à la vie religieuse ») correspond séculier : le vocabulaire ecclésiastique distingue ainsi le clergé séculier (dont les membres n'ont pas fait de vœux monastiques et vivent dans le siècle, dans le monde) du clergé régulier (dont les membres sont soumis à la règle d'un ordre religieux) ; quant au bras séculier, il désignait, sous l'Ancien Régime, l'autorité de la justice civile par opposition à celle de la justice ecclésiastique. À la valeur temporelle de siècle (« période de cent ans ») correspond séculaire : chêne séculaire, usage deux fois séculaire (« qui est âgé, qui date d'un ou de plusieurs siècles », d'où par extension « qui existe depuis longtemps ») (1).

    Seulement voilà, force est de constater que cette distinction sémantique a eu bien du mal à s'établir. La faute au latin sæcularis (ou secularis), qui en était venu à cumuler les deux valeurs : temporelle, uniquement en parlant de jeux (sæculares ludi) qui avaient lieu tous les cent ans, dans l'antiquité romaine, et de poèmes (hymnes, chants...) composés pour ces occasions (carmina sæcularia) ; religieuse et morale, en latin chrétien. Quand ledit adjectif passa en français dès la fin du XIIe siècle, il ne fut d'abord employé que dans son acception chrétienne − les jeux romains n'étant pas légion depuis plus de huit cents ans −, mais sous des graphies concurrentes qui ne différaient que par leurs suffixes (2) : « Seculeirs negosces [= les affaires de la vie matérielle, du monde terrestre] » (Guernes de Pont-Sainte-Maxence, vers 1175), « Les seculers costumes [= habitudes mondaines, par opposition à spirituelles] et les charnels affections » (traduction française des Sermons de saint Bernard, XIIe siècle), « Li chanoine seculer [par opposition à régulier] » (Guiot de Provins, vers 1204), « Est toute le gens seculaire » à côté de « De toute seculer fachon » (Reclus de Molliens, XIIIe siècle), « Gens seculares » (Estoire de Eracles, XIIIe siècle), « Juge [...] soit seculier [= laïque] ou soit d'iglise » (Roman de la Rose, vers 1270), « Justice seculaire » (Étienne Pasquier citant une ordonnance de 1277), « Personnes notaubles et seculares » (Cartulaire de l'abbaye Saint-Bénigne de Dijon, 1350). Les choses tournèrent en eau de boudin à la Renaissance, quand resurgirent les fantôme de l'Antiquité et, avec eux, nos fameux jeux romains. Quelle graphie retenir ? Les uns − par souci de distinguer les deux acceptions ? − optèrent pour le calque latin : « jeuz seculares » à côté de « poëte seculier », « bras seculier » (Rabelais, 1549) ; les autres gardèrent le même terme pour les deux sens, à la suite des Latins : « Les jeux seculiers qui se faisoyent seulement en chascun an centiesme » à côté de « Le commun peuple seculier » (Guillaume Michel, avant 1540), « Le poëte Horace a fait un carme qu'il appelle carmen seculare, carme seculier : pour ce qu'il le fit à la louange de ces jeux seculiers. Aucunefois les bon autheurs usent de ce mot pour signifier l'estat corrompu du monde » (Hubert Meurier, 1587), « Les jeux seculiers se celebroient de cent ans en cent ans » à côté de « On t'oste les vestemens seculiers pour te vestir de tes habits de religion » (Pierre Crespet, avant 1594) (3). C'est, semble-t-il, le XVIIe siècle qui entreprit de mettre un terme à la confusion : « Seculaire. Jeu seculaire. Seculier. Laïque, temporel » (Randle Cotgrave, 1611), « Il faut dire jeux séculaires, en parlant des jeux qui se faisoient anciennement à la fin d'un siècle, et non pas jeux séculiers, comme le dit un de nos bons écrivains : célebrer dans Rome les jeux seculiers [Louis Maimbourg, en 1673]. Séculier ne se dit en nostre langue que dans le figuré, et on l'oppose à chrétien, à ecclésiastique, à religieux : des divertissements séculiers et profanes ; une façon de vivre séculière et mondaine ; prince séculier, puissance séculière » (Dominique Bouhours, 1675), « On ne dit jeux séculiers qu'en parlant des jeux ordinaires [la chasse, le jeu de paume...] qui sont en usage parmi les personnes laïques et qui sont indignes des ecclésiastiques et de ceux qui par leur profession sont plus étroitement engagés à renoncer aux plaisirs du monde » (Nicolas Andry de Boisregard, 1692).

    Mais quid de la valeur temporelle courante de séculaire, me direz-vous ? Si l'on excepte quelques attestations isolées − à la fin du XVe siècle, avec un suffixe en : « Par tous les siecles et eages seculeres et transitores » (Le Somme abregiet de theologie, vers 1480), puis à la fin du XVIe siècle, avec un suffixe en a : « La vie eternelle, laquelle vie est appelee vie seculaire » (Jean de Frégeville, 1582) −, il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir se répandre le sens moderne de « qui est âgé, qui date d'un ou plusieurs siècles, très ancien », surtout dans la langue littéraire ou poétique : « Noblesse séculaire » (Nicolas Gueudeville, 1714), « Votre antique beauté, votre âge séculaire » (Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, vers 1732), « Que feroit-on de ces hommes séculaires qui occuperoient assez inutilement des postes qui demandent de la force et de la vigueur ? » (Charles Porée, 1738), « Entre des bras octogénaires Des petits baisers séculaires » (Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, 1767), « Des visages presque séculaires » (Louis-Antoine Caraccioli, 1768), « Neiges séculaires » (Louis Ramond de Carbonnières ?, 1782), « Un plant d'arbres séculaires » (Charles-Joseph de Mayer, 1783) (4).

    Dans un souci de clarté, l'Académie s'en tiendra à cette répartition sémantique entre les deux graphies... pour les siècles des siècles ?
     

    (1) Selon Jean-Pierre Colignon, séculaire au sens de « qui a cent ans d'âge » ne se dit pas pour une personne : un chêne séculaire (ou centenaire), mais un (homme) centenaire. Cet emploi est pourtant attesté depuis le XVIIIe siècle : « Ces hommes séculaires » (Charles Porée, 1738), « Ce vieillard séculaire est sans ressource » (Le Courrier de l'égalité, 1794), « Je trouve dans le collègue que vous regrettez si justement un témoin presque séculaire des plus grands événements du monde de nos jours » (Pierre-François Tissot, 1833), « Encore au-dessus repose un homme séculaire » (Jean-Marie-Vincent Audin, 1836), « Vieillard séculaire » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1846). L'expression homme séculaire tend à prendre une signification plus complexe au XXe siècle : « L'Homme séculaire est, bien entendu, l'homme de cent ans, mais aussi l'homme du siècle » (Daniel Leduc, 1993).

    (2) Différence de traitement du modèle latin ? licence des copistes ? proximité phonétique entre les formes seculeir, seculere et seculaire ? Au XVIIe siècle, plusieurs grammairiens (dont Chifflet et Richelet) conseillaient même de prononcer seculier comme hier.

    (3) D'autres encore hésitent entre les deux graphies au sein du même paragraphe : « Les jeux, sacrifices et solennitez seculaires furent ainsi nommees de seculum, Siecle, qui signifie l'espace de cent ans [...]. Et la plus longue distance de jeux seculiers aux autres fut de cent et dix ans » (Antoine Le Pois, 1578).

    (4) Citons également cet exemple daté de 1725, avec le sens de « qui a lieu une fois par siècle » : « Une comette, dont les apparitions passageres sont tout au plus seculaires. »

    Remarque : Dans son Traité de la formation des mots composés (1874), Arsène Darmesteter écrit : « En somme, le mot grec ou le mot latin que l'on emprunte doit être francisé [...]. Que deviendra secularis en français ? La terminaison aris, au moyen âge, où le suffixe ier (quoique venant de arius) est dans toute la force de son développement, donnera ier : séculier. De nos jours [!], où ier tend à disparaître au profit de aire, elle donnera aire : séculaire. » La réalité historique, nous l'avons vu, est autrement complexe, les deux graphies − avec suffixe de formation populaire (ier) et suffixe de formation savante (aire) − étant attestées dans notre lexique... dès le XIIIe siècle ! 

        

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    On sait les Français très attachés à la Légion étrangère et à ses traditions séculaires.

     


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