• Rien tant que (de)« Au Qatar, le patron trentenaire n'aime rien tant que de s'échapper, seul, au guidon de sa Harley-Davidson, et rouler dans le désert » (à propos d'Omar Ben Laden, fils d'Oussama).

    (Thomas Saintourens, dans L'Express n3217, mars 2013)


    FlècheCe que j'en pense


    Selon Knud Togeby (Grammaire française, 1982), « dans une large mesure, l'infinitif comme deuxième terme de comparaison se construit de la même façon, sans de ou avec de, que l'élément auquel il est comparé, c'est-à-dire le premier terme de comparaison ». Comparons donc : L'important n'est pas tant de gagner que de participer et Il n'aime rien tant que gagner. Dans le premier exemple, l'emploi de de serait justifié devant le second infinitif parce qu'il l'est dans : L'important n'est pas de gagner. Dans le second exemple, en revanche, l'emploi de de ne serait pas fondé, puisque l'on dit régulièrement : Il n'aime rien, il aime gagner. Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir le linguiste danois ranger le tour n'aimer rien tant que (où tant que remplace autant que dans des phrases négatives pour exprimer l'égalité) dans la catégorie de ceux où l'infinitif second terme de comparaison se construit sans de comme le verbe de la principale : « Les Grecs [...] n'aiment rien tant que changer de place » (Edmond About), « Ces pauvres diables d'hommes, ces gros garçons, / Cela n'aime rien tant que parler, mentir, montrer son noble cœur » (Paul Claudel), « Il n'aimait rien tant que flâner le long des rues » (Henry Bordeaux), « Je n'aime rien tant que l'écouter parler » (Jacques de Lacretelle), « Oui, cet agité n'aime rien tant qu'être au fond de son alcôve » (Jean Orieux), « Je n'aime rien tant que me reposer » (Jean-Paul Jauneau), comme « Je ne veux rien tant que vous être utile » (Paul Géraldy), « Elles ne désirent rien tant que garder la tête sous l'aile » (Henry de Montherlant), « Je ne déteste rien tant que frapper un homme à terre » (Bruno Dewaele), « Elle ne souhaitait rien tant que retrouver mon père » (Patrick Weber).

    Seulement voilà, Togeby constate « une certaine tendance à mettre de devant l'infinitif second terme de comparaison, même dans les cas où sa fonction dans la proposition réduite ne semble pas réclamer l'indice ». Jugez-en plutôt : « Le comte, qui n'aimait rien tant que de parler de lui » (George Sand), « Il n'aimait rien tant que d'inviter quelque curé de la montagne » (Henri Pourrat), « Les enfants, de leur côté, n'aiment rien tant que d'être de moitié dans un petit secret » (Ernest Legouvé), « Marcel Brion n'aimait rien tant que d'être "étonné" » (Michel Mohrt), « [Il] n'aimait rien tant que de faire délicieusement peur aux dames » (Romain Gary) et aussi « Je ne veux ni ne puis vouloir rien tant que de continuer de vous aimer » (Théophile de Bordeu), « Je ne désire rien tant que de... » (Jean-François Marmontel), « Je ne désire rien tant que de t'avoir, que de vous avoir tous ici » (Romain Rolland), « Je ne déteste rien tant que de paraître me mettre en avant » (Hector Malot), « Il ne souhaita rien tant que de se tenir un moment seul avec elle » (Anatole France), « Je ne souhaite rien tant que d'être juste, je ne crains rien tant que de ne pas l'être » (André Frossard), « Je ne souhaite rien tant que d'être oubliée du monde entier » (Jean d'Ormesson). Cette « tendance », au demeurant, n'est pas récente, comme l'attestent ces exemples du XVIIe siècle : « Je ne souhaite rien tant que de vous pouvoir montrer par effet que [...] » (Descartes), « [Les martyrs] ne souhaitant rien tant que de voir bientôt abattue cette masure ruineuse de leur corps » (Bossuet), « Il n'aime rien tant que de sentir qu'il aime, et de connoître qu'il est aimé » (Esprit Fléchier), « Ils ne désirent rien tant que de le veoyr bientost » (Fénelon).

    Pourquoi un tel flottement de l'usage, vous demandez-vous ? La question n'en finit pas de diviser les spécialistes. Pour Vaugelas, qui s'interrogeait déjà dans ses fameuses Remarques sur la langue française (1647) sur le bien-fondé de de après aimer mieux que, tout est question... de distance : « Toutes les fois que le second infinitif est éloigné du premier, il faut mettre le de après que, et dire que de, et quand il n'y a rien entre les deux infinitifs que le que, qu'il n'y faut point mettre de. » (1) Pour Thomas Corneille, lui répondant, « [la] langue veut de après que, toutes les fois qu'un terme de comparaison précède ». Pour Louis-Nicolas Bescherelle (toujours à propos du tour aimer mieux que + infinitif), l'absence de de indiquerait une préférence de goût (aimer mieux danser que chanter), sa présence, une préférence de volonté (aimer mieux mourir que de se déshonorer). Un qatari n'y retrouverait pas ses puits de pétrole... Toujours est-il que nombreux sont les observateurs (Kristian Sandfeld, Knud Togeby, Gabriel Wyler et quelques autres qui n'ont pas pour habitude de prêcher dans le désert) à affirmer que, dans une comparaison, que de prévaut devant un infinitif. Pour Togeby, « on peut rapprocher cette tendance de la préférence marquée pour l'emploi de l'indice [de] devant l'infinitif sujet dans les subordonnées » (comme dans cette citation de Suzanne Prou : « Elle pensait que de se confier [...] lui ferait du bien ») ; pour Annick Englebert (Le Petit mot de, 1992), il s'agit plutôt de renforcer la comparaison en recourant à la construction redondante que comparatif + de (à valeur comparative) ; pour d'autres encore, la présence de de indiquerait une ellipse : n'aimer rien tant que (le fait) de. Pour d'autres enfin, les constructions, aujourd'hui vieillies, aimer de, désirer de, souhaiter de + infinitif (2) justifieraient le recours à la combinaison rien tant que de, qui figure dans les anciennes éditions du Dictionnaire de l'Académie : « Il ne désirait rien tant que de... » (1798-1878), « Nous ne souhaitons rien tant que de vous faire connaître » (1694-1798), « Nous ne souhaitons rien tant que de vous satisfaire » (1835-1935). Oserai-je avouer que ce dernier argument me laisse perplexe ? Car enfin, Thomas Corneille, qui prônait pourtant l'emploi systématique de de comme nous l'avons vu, s'est bien gardé d'écrire : J'aime autant de mourir que de vivre toujours dans la misère !

    Vous l'aurez compris, bien malin qui pourra dégager une règle − si tant est qu'elle existe − pour savoir quand il faut mettre de et quand il ne le faut point. L'exercice me paraît d'autant plus périlleux que règne dans cette affaire une certaine confusion entre de préposition introduisant le complément du verbe et de marqueur d'infinitif (3). Dans le doute, on conclura avec Grevisse que l'infinitif pris comme second terme de la comparaison est « précédé facultativement de de ». Histoire d'éviter de s'enfoncer plus avant dans les sables mouvants.

    (1) Littré est du même avis : « L'usage des auteurs montre qu'on peut à volonté mettre ou omettre ce de. La seule remarque à faire, c'est qu'il vaut mieux le mettre quand la première alternative est une longue proposition, et le supprimer quand elle est courte. On dira plutôt : J'aime mieux mourir que pécher, qu'on ne dirait : J'aime mieux mourir que de pécher. »

    (2) « Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir ? » (Lamartine). Dans la langue littéraire, aimer peut aussi se construire avec la préposition à devant un infinitif, ce qui a conduit Martin du Gard à écrire : « Il n'aimait rien tant qu'à persuader autrui. »
    « On dit, Désirer de faire quelque chose, et désirer faire quelque chose ; mais dans ces sortes de phrases, où Désirer est mis devant un verbe à l'infinitif, l'usage le plus ordinaire est d'y joindre la particule de » (quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie, 1762).
    « Suivi d'un infinitif, [souhaiter] s'emploie sans préposition ou avec la préposition de » (Littré).

    (3) À ce sujet, il est intéressant de noter que, si l'hésitation entre rien tant que et rien tant que de est permise après les verbes déjà cités, elle ne l'est curieusement plus après craindre, par exemple, qui se construit régulièrement avec la préposition de devant un infinitif : « Le Magistrat politic ne craint rien tant, que de voir l'Abbé » (Étienne Pasquier), « [Ne] craindre rien tant que d'estre au nombre des Reprouvez » (Léon de Saint-Jean), « Je ne crains rien tant que de vous accabler » (Mme de Sévigné), « Nous ne craignons rien tant que de nous apercevoir de son passage [du temps] » (Bossuet), « Je ne crains rien tant que de m'encanailler » (François de Callières), « Ces autres qui ne craignent rien tant que d'ignorer quelque chose » (Nicolas Malebranche), « Je ne crains rien tant que d'être importun » (Alexandre Dumas père), « Je ne crains rien tant que de rester votre obligé » (George Sand), « [Il] ne craignait rien tant que d'être envoyé curé au bord de la mer » (Alexandre Dumas fils), « Ils ne craignent rien tant que de la [cette existence] perdre » (Romain Rolland), « On ne craignait rien tant que de lui être désagréable » (Gaston Leroux), « Esprit moqueur, qui ne craignit rien tant que d'ennuyer » (Jean Delay), « Roland ne craignait rien tant que de voir renaître les jeux politiques dans la clandestinité » (Jean-Marie Rouart). Allez comprendre... Pour ma part, je m'en tiens à ce principe simple, qui n'engage que ma logique grammaticale : l'infinitif représentant le second élément de la comparaison se construit comme il le serait dans la phrase positive sans rien tant que. J'écris donc : Il n'aime rien tant que gagner, il ne désire rien tant que gagner, il ne souhaite rien tant que gagner, il ne veut rien tant que gagner, il ne déteste rien tant que perdre (parce que l'on écrit régulièrement il aime gagner, il désire gagner, il souhaite gagner, il veut gagner, il déteste perdre), mais Il ne craint rien tant que de perdre, il ne redoute rien tant que de perdre (parce que l'on écrit régulièrement il craint de perdre, il redoute de perdre).


    Remarque : Les mêmes observations valent pour plutôt que (de) + infinitif.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il n'aime rien tant que (de) s'échapper au guidon de sa Harley-Davidson.

     


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  • On lâche rien

     

     

    (slogan du troisième congrès du Parti de gauche, à Bordeaux, en mars 2013)

     

     
    FlècheCe que j'en pense


    Jean-Luc Mélenchon aurait-il perdu ses réflexes d'ancien professeur de français... ou bien cherche-t-il, plus vraisemblablement, à faire populaire ? Au risque de clamer le contraire de ce qu'il veut signifier.

    Après tout, il ne faudrait pas oublier que rien n'a pas toujours une valeur négative – en français, comme dans la langue de la finance internationale. S'il s'emploie le plus souvent avec la négation ne et signifie « nulle chose », ledit pronom indéfini a d'abord eu le sens de « quelque chose, quoi que ce soit », comme nous l'enseigne son étymologie (du latin res, « chose »). Cette acception positive se rencontre encore dans quelques locutions : Est-il rien de plus beau ? Il est parti sans rien dire. Défense de toucher à rien. Etc.

    Partant, le slogan du Parti de gauche pourrait bien être mal interprété : on lâche rien pour... « on lâche quelque chose » – en l'occurrence, la particule ne, qui doit se sentir orpheline comme dans ces tours relâchés (du style j'ai rien fait, j'ai rien entendu, etc.), qui appartiennent au langage familier.

    Mais bon, j'dis ça, j'dis rien...

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    On ne lâche rien !

     


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  • Etre gré

    « Cette initiative paraît tout à fait incongrue à Libération qui ne songe pas une seconde qu’elle soit une manière pour le Ministre de l’Intérieur de manifester une attention un peu concrète à ces usagers un peu trop souvent délaissés, ni que ceux-ci puissent lui en être gré » (à propos du déplacement à Grigny de Manuel Valls, à la suite d'une série d'agressions dans le RER D).
    (Éric Conan, sur marianne.net, le 23 mars 2013)
    Manuel Valls (photo Wikipédia sous licence GFDL par Jackolan1)


     
    FlècheCe que j'en pense


    Passons sur la répétition (un peu) et sur la majuscule (que l'usage limite au déterminant de ministre) pour nous intéresser au substantif gré (du latin gratum), pris ici non pas dans son sens courant de « ce qui convient », « ce qui plaît », « ce à quoi l’on consent volontairement » (à son gré, de plein gré, de bon gré, de gré ou de force, etc.), mais dans son ancienne acception de « reconnaissance, gratitude ».

    L'expression consacrée par laquelle on exprime sa reconnaissance est savoir gré (à quelqu'un de quelque chose) et non être gré, comme le note notre journaliste... à l'insu de son plein gré ? Ainsi convient-il d'écrire : Je vous saurais gré de bien vouloir m'aider (entendez : « je n'ignore pas la reconnaissance que je vous dois », donc « je vous serais reconnaissant de bien vouloir m'aider ») et non Je vous serais gré (comme si gré était un adjectif).

    La confusion provient sans doute des prononciations voisines des formes conjuguées des verbes savoir et être au futur (dans l'expression d'un ordre) ou au conditionnel présent (dans l'expression d'une requête) : saurai(s) / serai(s).


    Voir également le billet Savoir gré.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il ne songe pas une seconde qu’elle soit une manière pour le ministre de l’Intérieur de manifester une attention un peu concrète à ces usagers trop souvent délaissés, ni que ceux-ci puissent lui en savoir gré.

     


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  • Des pique-assiette(s)
    « Au même titre qu’à d’autres pique-assiette, il lui est reproché d’avoir profité des largesses de la milliardaire octogénaire » (à propos de Nicolas Sarkozy, photo ci-contre, mis en examen dans l'affaire Bettencourt).

    (Renaud Lecadre, sur liberation.fr, le 21 mars 2013)

     

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par EPP)



    FlècheCe que j'en pense


    Quelle mouche a donc piqué notre journaliste pour ainsi refuser la marque du pluriel à pique-assiette ?

    Sans doute a-t-il consulté le Girodet ou le Thomas, qui font de ce substantif apparu en 1807 un nom invariable. Je lis sur la Toile que cet usage viendrait du fait que l'« on disait autrefois piqueur d'assiette, piqueur de table ». Littré est plus précis (sans pour autant donner le pluriel dudit substantif) : « Piquer les tables, les assiettes, et, plus ordinairement, piquer l'assiette, courir après les dîners, vivre en parasite » *. Partant, toutes les graphies peuvent se justifier : un pique-assiettes (des pique-assiettes), un pique-assiette (des pique-assiette), un pique-assiette (des pique-assiettes).

    Voilà pourquoi, en 1990, le Conseil supérieur de la langue française a souhaité mettre un peu d'ordre dans notre vaisselier, en proposant que les noms composés d’un verbe et d’un substantif suivent la règle des mots simples : ils ne prennent la marque du pluriel... qu'au pluriel, celle-ci portant seulement sur le second élément : un pèse-lettre (singulier de rigueur, quand l'appareil serait en mesure de peser plusieurs lettres), des pèse-lettres ; un cure-dent, des cure-dents ; un perce-neige, des perce-neiges ; un garde-meuble, des garde-meubles (sans distinguer s’il s’agit d’homme ou de lieu) ; un abat-jour, des abat-jours, etc.

    L'Académie, dans la dernière édition de son Dictionnaire, acquiesce : « Pique-assiette, nom. (Pl. Pique-assiettes.) Composé de pique, forme conjuguée de piquer, et d'assiette. Importun, qui se fait inviter et nourrir sans vergogne. Jouer les pique-assiettes ». Pas de quoi en faire un plat.


    * Selon le Dictionnaire des expressions vicieuses (1807), « piquer l'assiette, pique assiette, piqueur d'assiette ne sont pas français », entendez : procèdent, dans le registre familier, de la locution classique piquer les tables (où piquer est à prendre au sens de « voler, dérober »), attestée dès 1694 selon Alain Rey.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    D’autres pique-assiette (orthographe traditionnelle).

    D’autres pique-assiettes (orthographe rectifiée, préconisée par l'Académie).

     


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  • Depuis quelque(s) temps« Depuis quelques temps, les enquêteurs avaient noté une recrudescence de pneus crevés dans les rues » (à Aix-en-Provence).

    (Séverine Pardini, sur laprovence.com, le 16 mars 2013)

     

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par KenWalker)

     
    FlècheCe que j'en pense


    Après tout, devait rondement penser notre journaliste, on dit bien « ces derniers temps »... Pourquoi quelque temps devrait-il toujours s'écrire au singulier, comme l'affirme Girodet, doué de quelque talent en la matière ?

    Mettons les choses à plat : dans cette locution (comme dans quelque chose, quelque part, en quelque sorte, etc.), l'adjectif indéfini ne marque pas la pluralité mais l'indétermination. Au singulier, quelque signifie, en effet, « un certain, un quelconque », quand, au pluriel, il prend le sens de « plusieurs » (nombre indéterminé et peu considérable). Comparez : Il est parti depuis quelques minutes (= « depuis plusieurs minutes, depuis un petit nombre de minutes ») et Il est parti depuis quelque temps (= « depuis un certain temps » et non « depuis plusieurs temps » ni « depuis un petit nombre de temps », temps étant ici pris dans son acception abstraite où il n'est pas dénombrable).

    Pour autant, il ne faudrait pas croire que l'attelage quelques temps ne tourne forcément pas rond. Il est quelques cas – notamment quand temps désigne cette fois un élément dénombrable (phase, période, forme verbale...) – où le pluriel se justifie pleinement : Voici les quelques temps forts / morts de la manifestation. Le verbe éclore n'est guère usité qu'à l'infinitif et aux 3e personnes de quelques temps.

    Ne démarrez donc pas sur les chapeaux de roue à la première vue d'un pluriel singulier...


    Voir également le billet Quelque.

     

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    Ce qu'il conviendrait de dire


    Depuis quelque temps, les enquêteurs avaient noté une recrudescence de pneus crevés dans les rues.

     


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