« En 2014, le rattachement de la Crimée à la Russie conduit la Moldavie et plusieurs pays de la région, dont l'Ukraine, à signer un partenariat avec l'Union européenne. Un geste qui a provoqué la colère de la Transnistrie et l'agacement de la Russie qui n'apprécie pas de voir des pays anciennement dans le giron soviétique se rapprocher de l'Ouest. »
(Matthieu Lasserre, sur la-croix.com, le 26 avril 2022.)
« Nous apprécierions que vous preniez un petit risque [financier] pour aider l'Ukraine » (traduction par l'AFP des propos du ministre ukrainien des Finances lors de l'assemblée annuelle de la Berd, le 11 mai 2022).
(Vladimir Poutine, photo Wikipédia sous licence GFDL par Kremlin.ru)
Ce que j'en pense
« Apprécier que et apprécier suivi d'un verbe à l'infinitif sont des formes fautives », lit-on sur le site du Portail linguistique du Canada. Même ton péremptoire sur le blog(ue) du chroniqueur de langue André Racicot : « La construction apprécier que est à bannir. » Oserai-je inviter nos cousins d'outre-Atlantique à y regarder à deux fois avant de sortir la grosse artillerie ? Car enfin, quand elles seraient absentes de la plupart de nos dictionnaires, lesdites constructions n'en sont pas moins attestées, jusque sous de bonnes plumes, depuis... le XVIIe siècle :
« [Ayant] apprecié avoir receu d'eux le serment en cas requis » (Archives de l'Isère, document daté de 1677), « J'ai lieu de croire qu'avec tout votre discernement, vous n'avez pas apprécié que je connoissois parfaitement le fort et le foible de vos affections » (Alexandre d'Hauterive, 1805, cité par Artaud de Montor), « [Un radoub] qu'il apprécie pouvoir s'élever à la somme de dix mille francs » (A. Maugeret, 1808), « Vous avez su apprécier que là où l'autorité du maître doit tout conduire, il fallait obéissance à ses ordres » (Ignace Casimir Goube, 1826), « La mémoire revient. [La patiente] apprécie qu'elle est dans un hospice et qu'on ne lui a rien volé » (Dr Claude-François Michéa, 1844), « Un rapport [de rayons] qui a été apprécié être de 3 à 1 » (François Arago, 1845), « Vouloir tirer de Descartes une physiologie vitaliste, c'est n'avoir pas apprécié que le tour de force du grand philosophe consistait à faire vivre l'homme sans la vie » (Joseph Tissot, professeur de philosophie, 1857), « Il [= l'avocat] apprécie que les droits de la défense sont sauvegardés » (Grand Larousse universel, 1866), « Le nombre de vacations [...] que le juge apprécie avoir été employées à l'opération » (Gabriel Baudry-Lacantinerie et Albert Wahl, 1895), « On apprécie que le rang est le rang, dans le monde » (Léon Frapié, 1904), « Nous apprécions qu'il y a 90 000 hommes environ de troupes allemandes » (Charles de Gaulle, 1945), « Un progrès dont l'Académie des sciences avait charge d'apprécier qu'il était bien utile à tous » (Pierre Moinot, 1983), « Il s'est trouvé un ministre [...] pour apprécier que la meilleure façon de récompenser le talent [...] n'était pas forcément, de la part de la puissance publique, de taxer la générosité privée » (Maurice Druon, 1986).
Alors quoi, les Québécois sont-ils tombés sur la tête ? Disons plutôt que leur empressement honorable à déclarer la guerre aux anglicismes de tout poil − puisque, vous l'aurez deviné, c'est de cela qu'il est question (1) − les conduit parfois à aller un peu vite en besogne... en l'espèce, à oublier que apprécier peut se construire avec une infinitive ou une complétive à l'indicatif quand il est employé, comme dans les exemples précédents, au sens régulier de « percevoir, évaluer, estimer ». Voilà sans doute pourquoi la mise en garde de l'Office québécois de la langue française ne porte, elle, que sur les acceptions dudit verbe, pas sur sa syntaxe : « Le verbe apprécier est parfois employé pour exprimer un souhait, une intention ou encore un sentiment de gratitude ou de reconnaissance. Ces emplois sont empruntés à la forme anglaise to appreciate. » Cela n'empêche pas d'y regarder de plus près...
Emprunté du latin appretiare, lui-même dérivé de pretium (« prix »), apprécier a pour sens premier « fixer le prix, la valeur (de quelque chose) ; l'évaluer (à tant) » et pour sens étendu « déterminer approximativement (une quantité) ; percevoir, saisir par les sens (une chose abstraite) ». Au figuré, il se prête à deux interprétations, l'une neutre au sens de « porter un jugement de valeur, se faire une opinion sur (quelque chose ou quelqu'un) », l'autre positive au sens de « porter un jugement favorable sur (quelque chose ou quelqu'un) », d'où « faire cas de » (Littré), « tenir en estime » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie), « aimer, trouver agréable (une chose) ; reconnaître la valeur, les qualités (d'une personne) » (TLFi), « éprouver personnellement les bienfaits d'une chose ou d'une personne » (Dupré) : « Aprecier ce qui vous est precieux » (L'Internelle Consolacion, 1403 selon le TLFi), « [Il] fut en ce temps moult apprecié à Romme, pour l'experience de sa science » (Simon de Phares, avant 1498). Et c'est à partir de là que les choses se compliquent.
D'une part, l'idée de « aimer, trouver agréable » contenue dans apprécier un (bon) vin, un (bon) livre a pu favoriser la construction avec une complétive cette fois au subjonctif, sur le modèle des verbes de sentiment ou de volonté : « J'apprécierais que ton copain dise bonjour » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove), comme on dirait : J'aimerais, je trouverais bien, je jugerais favorablement que ton copain dise bonjour. Y a-t-il vraiment là matière à faire la fine bouche ? D'autre part, grande est la tentation, dans des exemples comme « Nous apprécions ses services » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ou « J'apprécie votre sollicitude, votre soutien » (Petit Robert), d'interpréter notre verbe au sens étendu et autrement controversé de « être reconnaissant de » : « Apprécier l'aide d'un ami, n'est-ce pas lui être reconnaissant, lui savoir gré ? » s'interroge de bonne foi André Racicot. Non, si l'on s'en tient strictement aux définitions qui ont cours sous nos latitudes : c'est estimer, reconnaître que cette aide a de la valeur. Il n'en demeure pas moins vrai que la frontière avec la gratitude est à ce point ténue... que les dictionnaires usuels d'outre-Manche et d'outre-Atlantique ont consenti, eux, à officialiser son franchissement. Comparez : « Juger bon, agréable ; faire cas de. Apprécier l'aide de quelqu'un » (Petit Larousse) et « To be grateful for something that somebody has done : I'd appreciate some help » (Oxford Dictionary) ; « Aimer, trouver bien. Elle a apprécié votre gentillesse » (Dictionnaire du français de Josette Rey-Debove) et « To recognize with gratitude : I appreciate your kindness » (Merriam-Webster Dictionary) (2).
Est-ce à dire pour autant, comme le prétend l'Office québécois de la langue française, que l'on commet un anglicisme en écrivant : J'apprécie grandement [pour Je vous suis très reconnaissant de] ce que vous avez fait pour moi ? Pas sûr que les protégés de l'Oncle Sam, à l'instar des sujets de Sa Gracieuse Majesté, aient tiré les premiers sur ce coup-là. Je vous laisse en juger, à la lumière de ces exemples anciens : « J'apprécie infiniment vos attentions, Monsieur [...]. Mon cœur est très reconnoissant de toutes les choses obligeantes que vous me dites. Je souhaite trouver des occasions de vous témoigner de ma gratitude de toutes les peines que vous prenez » (Les Égaremens d'un philosophe, 1787), « Les habitans [...] de notre ville apprécient avec une profonde reconnoissance la valeur de ce bienfait » (Nouvelles Politiques nationales et étrangères, 1796), « C'est folie d'attendre [des hommes] de la reconnaissance. Je ne m'irriterai donc pas de ce que, sur cette foule de détenus libérés par moi, il s'en trouve [une] demi-douzaine au plus qui apprécient ce que j'ai fait pour eux » (Bernard-François-Anne Fonvielle, 1797). De même, on s'étonne de voir le Portail linguistique du Canada et le dictionnaire Usito tirer à boulets rouges sur l'emploi de apprécier au sens de « être sensible à », car, là encore, les faits son têtus : « Elle ne déteste pas les compliments, elle les apprécie, y est fort sensible » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Apprécier quelqu'un. Reconnaître sa valeur, surtout au plan intellectuel, professionnel, social, etc. ; être sensible à ses qualités » (TLFi).
Qu'ils résultent de l'influence de l'anglais ou d'une évolution naturelle de notre langue, ces emplois du verbe apprécier se sont répandus comme une traînée de poudre dans l'usage courant et même littéraire :
« C'est dans ces temps troublés qu'on apprécie d'avoir une conscience pure » (R. Champrosay, 1894), « Il apprécierait de vivre sa part de bonheur terrestre » (Émile Magne, 1901), « Quant à l'amour, j'aurais apprécié que l'auteur eût au moins manifesté le souci d'en renouveler l'expression » (Louis Léon-Martin, 1916), « Il apprécie que, de sa chambre, l'on puisse contempler les montagnes et le lac » (Jean Moura et Paul Louvet, 1931), « J'apprécierais tout particulièrement que Le Figaro pût mettre un peu de publicité autour de cet événement » (Paul Claudel, 1945), « Car on eût apprécié que les [dames les] plus altières entretinssent, du fait de l'amour, une si complète humilité » (Jean de La Varende, 1949), « Lui-même n'apprécierait pas de vivre en bleu de travail » (Pierre Rondot, 1958), « Tu ne peux pas savoir comme j'apprécie de ne pas me sentir seule » (Georges Simenon, 1971), « Quel marin n'apprécierait avoir son sac sur une unité moderne ? » (R. Hémon, 1973), « [Elle] n'apprécie pas que son amoureux travaille lorsque tout le monde dort » (Michel Tournier, 1979), « Je n'ai pas apprécié que vous nous traitiez de vieux crocodiles » (Louis Leprince-Ringuet, 1983), « Nous avons particulièrement apprécié que [...] le gouvernement canadien ait chargé l'Académie de décerner ce prix en toute liberté » (Maurice Druon, 1986), « On apprécierait beaucoup qu'ils [= les assassins] s'éteignissent sans douleur » (Jean Dutourd, 1986), « Jacques Laurent n'appréciait pas que d'autres écrivains disent du mal de Cecil Saint-Laurent » (Frédéric Vitoux, 2003), « Des captifs russes que l'Empire [...] n'appréciait pas de voir proposés aux acheteurs sur les marchés de l'Asie centrale » (Hélène Carrère d'Encausse, 2005), « De même, aurais-tu dû apprécier que Charles soit parvenu [...] à faire conclure un authentique traité international » (Alexandre Jardin, 2013), « Comme j'aurais apprécié qu'ils me confient ce secret » (Anna Gavalda, 2014), « Si on apprécie d'être placé sous l'égide ou la houlette de quelqu'un, on aime beaucoup moins être sous la férule d'un tiers » (Alain Rey, 2015), « Javier n'apprécie pas que les invités s'attardent chez lui » (Yasmina Khadra, 2016), « On apprécie qu'ils [= les lexicographes] soient à l'affût de la moindre modification [du sens des mots] » (Jean Pruvost, 2019), « Il aurait apprécié recevoir un appel » (Azouz Begag, 2021).
Il se trouve même plus d'un spécialiste disposé à leur ouvrir les portes de la reconnaissance... grammaticale :
« Certains verbes de sentiment [...] ne se construisent pas uniquement avec le subjonctif comme les autres verbes de sentiment, mais aussi avec l'indicatif qui en fait des verbes déclaratifs ou perceptifs [...]. Apprécier + le subjonctif : Elle appréciait qu'il s'amusât sans réticence (Christine de Rivoyre, 1957). L'indicatif réduit le sens du verbe à "estimer, juger" » (Knud Togeby, Grammaire française, avant 1974), « Pierre a beaucoup apprécié de pouvoir rentrer chez lui tous les soirs » (Hélène Huot, Constructions infinitives du français, 1981), « L'infinitif précédé de de se rencontre [...] après certains verbes admettant une complétive à l'indicatif (jurer, promettre, oublier), et surtout après de nombreux verbes admettant une complétive au subjonctif, [comme les] verbes de "mouvements de l'âme" (apprécier, redouter, regretter...) » (Pierre Le Goffic, Grammaire de la phrase française, 1994), « Il n'a pas apprécié que je lui aie répondu » (Le Bescherelle pratique, 2006), « J'ai apprécié qu'il ait été franc à mon égard ou J'ai apprécié sa franchise à mon égard » (Bénédicte Gaillard, Grevisse du collège, 2018), « Paul apprécie de jouer du piano. J'apprécie que Jean fasse de la musique » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021) (3).
Difficile, convenons-en, de ne pas déposer les armes devant de pareilles autorités. Nos amis québécois apprécieront...
(1) « Le verbe apprécier est d'un emploi correct au sens de "aimer, goûter, juger favorablement" [...]. Apprécier que est un anglicisme [...]. Apprécier suivi d'un infinitif est également fautif » (Camil Chouinard, 1300 pièges du français parlé et écrit au Québec et au Canada, 2001) ; « La phrase J'apprécierais que vous révisiez ma note d'examen est un anglicisme critiqué du verbe apprécier », « Apprécier + infinitif est un anglicisme qui, en français, donne à celui qui demande quelque chose un statut hiérarchique supérieur, ce qui est incohérent avec un demande polie » (Sophie Piron, professeur de linguistique à Montréal, Grammaire française, 2019) ; « Anglicisme critiqué. L'emploi de apprécier (+ infinitif) ou apprécier que (de l'anglais to appreciate) est critiqué comme synonyme non standard de aimer, désirer, souhaiter, être heureux de, être reconnaissant de, être sensible à » (Usito, dictionnaire décrivant le français en usage au Québec) ; « L'expression apprécier quelque chose ou apprécier une action signifie "en estimer la valeur, l'importance". Elle constitue un anglicisme si on lui donne le sens de "en être reconnaissant (à quelqu'un), y être sensible" » (correcteur orthographique Antidote, développé par une société québécoise).
(2) Il est intéressant de noter que ces acceptions ont été précédées par « to be sensible of » (Webster 1913), « to be sensitive to » (Oxford 1919).
(3) Curieusement, le linguiste Maurice Gross consigne (dans Méthodes en syntaxe, 1975) la construction apprécier que + proposition au subjonctif, mais pas apprécier (de) + infinitif. Grevisse, de son côté, ne mentionne ni l'une ni l'autre.
Remarque 1 : Apprécier construit-il l'infinitif avec ou sans de ? Les exemples cités confirment que l'hésitation est permise, selon que l'on songe à des équivalents comme trouver agréable, être reconnaissant ou comme aimer, adorer, estimer. Le linguiste Pierre Cardinal observe toutefois, dans Le VocabulAIDE (2011), que « la préposition de est régulièrement omise devant l'infinitif en français canadien (ex. : apprécier recevoir), mais toujours [je corrige : le plus souvent] employée en français européen (ex. : apprécier de recevoir) ».
Remarque 2 : Le pronominal s'apprécier, d'abord « être apprécié » (Le pouls s'apprécie en appuyant deux doigts à l'intérieur du poignet), « se juger, sentir sa propre valeur » (On ne s'apprécie jamais bien soi-même) et « s'estimer l'un l'autre » (Ils se supportent sans s'apprécier), a pris − sous l'influence de l'anglais ou par opposition à se déprécier ? − le sens financier de « prendre de la valeur, augmenter de valeur » : L'euro s'est apprécié par rapport au dollar. Cette dernière acception n'était guère appréciée de feu Michel Serres : « L'épouvante absolue en ce domaine [celui des anglicismes ?], à mon avis, c'est "le franc s'apprécie." Quand on sait ce que veut dire le verbe apprécier, c'est une pure aberration » (dans Tu parles !?, 2000).
Remarque 3 : On notera que apprécier prend deux i à la première et à la deuxième personne du pluriel de l'imparfait de l'indicatif et du présent du subjonctif : (que) nous appréciions, (que) vous appréciiez.
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose ?