• Syntaxe déconcertante

    « "Nous voulons que l’Etat révise ses annonces", a demandé le premier adjoint marseillais [Benoît Payan, photo ci-contre, source Twitter] lors de sa conférence de presse au cours de laquelle il a dénoncé un "quasi-confinement sans que personne n’ait été concerté" dans la ville. »
    (Paru sur nouvelobs.com, le 24 septembre 2020.)  

    FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention de soulever un concert de protestations contre notre élu marseillais, mais mon esprit confiné en était resté à concerter quelque chose, pas quelqu'un. Vérification faite, l'emploi dudit verbe avec un complément d'objet direct de personne n'est attesté par aucun ouvrage de référence. Il se répand pourtant dans l'usage, depuis la fin du siècle dernier : « [Les citadins] sont écartés ou ignorés par le gouvernement et les pouvoirs publics qui pratiquent une gestion pour laquelle ils n'ont pas été concertés » (Michel Cornaton, 1969), « Concerter les parents sur tout objet concernant les intérêts moraux et matériels de leurs enfants » (Déclaration à la préfecture de la Corrèze, 1976).

    Ce solécisme, récemment condamné par l'Académie, s'explique sans doute par la confusion avec le verbe consulter qui, lui, s'accommode aussi bien d'un objet animé que d'un objet inanimé : consulter un dictionnaire, consulter ses amis avant de prendre une décision. Il s'est d'autant plus facilement installé dans la langue courante moderne que la construction transitive régulière concerter (un projet, une décision, des mesures...) y était pour ainsi dire tombée en désuétude, au profit du tour équivalent avec l'adjectif concerté (un plan concerté, une action concertée).

    Rappelons donc, à toutes fins utiles, les trois constructions consignées dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie :

    • (transitive directe) concerter quelque chose (avec quelqu'un), au sens de « projeter quelque chose en accord avec une ou plusieurs personnes »,
    • (pronominale) se concerter (sur quelque chose), au sens de « chercher une entente en vue de l'exécution d'un projet commun »,
    • (intransitive) concerter, au sens musical de « tenir sa partie dans un orchestre ».


    Vous l'aurez compris : en matière de langue comme en matière de santé, il est toujours préférable de se concerter avec un spécialiste.

    Remarque 1 : On évitera le pléonasme se concerter ensemble.

    Remarque 2 : Le dérivé concertation fut d'abord attesté au sens de « conflit, débat » (en 1497, selon le Dictionnaire du moyen français), de « lutte au stade » (vers 1550, selon le Französisches Etymologisches Wörterbuch), conformément à l'étymologie (latin classique concertatio, « dispute, conflit, contestation »). Le glissement vers l'idée tout opposée d'accord, d'entente, héritée de concert, concerter et de l'italien concertare, s'est observé dès le XVIIe siècle : « Dans la concertation [...], chacune des parties doit proposer ses differends [...] et doit contribuer de bonne foy pour les lever » (Hyacinthe Lefebvre, 1681).

    Remarque 3 : Voir également les articles De concert et Ne après sans que.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Sans que personne ait été consulté.

     


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  • « "Commenter l'accent de Jean Castex, je trouve cela complètement déplacé, pathétique", déplore le député Christophe Euzet. »
    (Nicolas Bonzom, sur 20minutes.fr, le 8 juillet 2020.)  
    (photo gouvernement.fr)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Se moquer du côté « terroir » de notre nouveau Premier ministre n'est assurément pas chose charitable. Mais prendre la défense de son accent du Sud-Ouest en recourant à une formule qui fleure la verte campagne d'outre-Manche risque de passer pour une provocation. C'est que nombreux − et, pour la plupart, québécois − sont les observateurs à tenir l'acception péjorative de l'adjectif pathétique pour un anglicisme sémantique : « L'emploi de pathétique est critiqué comme synonyme non standard de lamentable, médiocre, minable, navrant, pitoyable » (dictionnaire Usito), « En français, le mot pathétique comporte toujours l'idée d'émotions vives. Par contre, en anglais, l'adjectif pathetic signifie aussi "inadéquat, misérable, qui ne vaut rien, qui est infructueux". C'est avec ces sens qu'il faut éviter d'employer pathétique en français, car il s'agit d'anglicismes sémantiques » (Office québécois de la langue française), « Ce sens [négatif] est parfois critiqué parce qu'il est emprunté à l'anglais pathetic et qu'il ne découle pas d'une évolution en français des autres sens de pathétique » (site Orthodidacte), « La prudence s'impose lorsqu'on utilise l'adjectif pathétique [au sens anglais de "dérisoire, misérable, pitoyable"] » (André Racicot), « The French word pathétique is never a translation for pathetic in the sense of appalling, useless, worthless or lamentable » (Saul H. Rosenthal, French Faux Amis).

    Il est vrai que, jusqu'à très récemment, le mot pathétique − emprunté au XVIe siècle (1), par l'intermédiaire du latin tardif patheticus, au grec pathêtikos (« capable de fortes émotions, émouvant »), lui-même dérivé de pathos (« ce qu'on éprouve ; tout ce qui affecte le corps ou l'âme, en bien et en mal ») − n'était consigné dans les ouvrages de référence, comme adjectif et comme substantif masculin, qu'avec le sens « neutre » (si j'ose dire) de « (ce) qui émeut vivement et profondément, notamment par le spectacle ou l'évocation de la souffrance ». Mais voilà qu'en 2010 l'Académie ajouta dans la neuvième édition de son Dictionnaire l'acception « figurée et familière » suivante : « Pitoyable, désastreux. Des efforts pathétiques. » Comparez : « Nul génie n'est aussi pathétique que le Christ mort, aux yeux d'un homme qui pense réellement que le Christ est mort pour lui » (André Malraux) et « Harponner le premier homme comestible et roucouler à son bras ? Mille fois fait. Stratégie éculée, pathétique, pitoyable » (Katherine Pancol). Larousse et Robert lui emboîtèrent le pas : « Par extension. Qui inspire une pitié méprisante. Son arrogance est pathétique » (Robert en ligne), « Mauvais au point de susciter le mépris et la consternation ; lamentable, pitoyable. On a trouvé son intervention pathétique » (Larousse en ligne).

    Il ne vous aura pas échappé que, dans ces trois dictionnaires, l'emploi figuré ou étendu de pathétique n'est accompagné d'aucune mention d'anglicisme. Il faut croire que, contrairement à leurs homologues canadiens, les spécialistes hexagonaux considèrent le plus souvent que cette évolution de sens n'a rien que de très attendu. Que l'on songe au substantif pathos, qui recouvre en français la partie de l'ancienne rhétorique traitant des moyens propres à émouvoir l'auditeur : « Par extension, le mot désigne un caractère pathétique et, plus souvent péjorativement, un pathétique outré, déplacé (dans un ouvrage littéraire) », précise le Dictionnaire historique de la langue française. Le même glissement péjoratif est encore observé à propos de l'adjectif pitoyable, d'abord employé au sens de « naturellement enclin à la pitié » (XIIe siècle) et de « qui inspire la pitié, la compassion » (XIIIe siècle), puis, avec une nuance de mépris ou de moquerie, au sens de « qui inspire un mépris apitoyé ; médiocre » (à partir du XVIIe siècle). Aussi ne peut-on s'empêcher de trouver pour le moins cocasse la recommandation de l'Office québécois de la langue française consistant à « remplacer avantageusement » pathétique par pitoyable dans les contextes péjoratifs : « Encore devant la télévision ! Tu es pitoyable ! (et non : Tu es pathétique !) »

    Pourquoi refuser à pathétique l'extension de sens accordée à pitoyable ? Parce que l'emploi connoté du second est attesté depuis plus de trois siècles quand celui du premier fait figure de néologisme ? Voire. Il n'est que de consulter Rousseau pour s'aviser que l'adjectif pathétique n'a pas attendu le XXIe siècle pour être pris en mauvaise part : « Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint Antoine. [...] je n'ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts », lit-on dans Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761). Charlotte Reunbrouck fait observer que le sens ironique ici donné à pathétique est « très proche de celui qu'il a actuellement : ces spectacles sont ridicules et dérisoires parce qu'ils ratent l'effet visé ! » De fait, le ridicule n'est jamais loin du pathétique mal dominé ou mal placé : « On se rend ridicule en voulant estre trop pathetique, sur tout en des sujets qui ne le souffrent pas » (René Rapin, 1684), « Le pathétique y [= au barreau] est superflu ; il y paroîtroit même ridicule, parce qu'il ne s'agit pas d'émouvoir le cœur des juges » (1738), « Un argument si patétique [sic], Ne demeura pas sans replique » (L'Exilé à Versailles, 1738), « Avec la ridicule emphase des mauvais faiseurs de récits, [...] je devais prendre le ton larmoyant et pathétique » (Jean François Cailhava de L'Estendoux, 1799) et, plus près de nous, « Je suis gêné aussi de l'entendre exprimer son désespoir par ses phrases un peu pathétiques. [...] elle parle où se tait avec emphase, dès qu'elle est émue » (Jean Giraudoux, 1911). Vous l'aurez compris : n'en déplaise au site Orthodidacte, l'acception péjorative de l'adjectif pathétique s'est d'autant plus facilement imposée dans l'usage moderne courant − sous l'influence (indéniable et récente ? [2]) de l'anglais pathetic − qu'elle n'avait rien de contraire à l'esprit du français.

    Tout bien considéré, l'écueil, dans cette affaire, ne réside pas tant dans une présomption d'anglicisme que dans une réelle ambiguïté sémantique. Car enfin, une attitude pathétique est-elle poignante, persuasive ou dérisoire ? Le contexte, comme toujours, est censé nous guider. Comparez : « Son vêtement, son caractère, son attitude sont nobles et pathétiques » (Diderot, 1763), « L'attitude [de telle figurine] est pathétique et heureusement choisie » (Edmond Pottier, 1890), « La noblesse des personnages et l'attitude pathétique de la Comtesse tendraient à rapprocher la pièce [...] du drame » (Elsa Jollès et Camille Zimmer, 2018) et « Il baissait le nez, dans une attitude pathétique [...]. Le bourgeois hautain laissait place à un homme misérable » (Jean-Luc Bizien, 2012), « Il faut le lire pour le croire tant son attitude est pathétique » (Didier Rykner, 2013), « Elle ne savait même plus si son attitude était pathétique ou touchante » (Karine Lebert, 2017). Force est toutefois de constater que le scripteur doit souvent redoubler d'efforts pour préciser sa pensée : « La Provence maritime est claire et belle, un peu "pathétique" au sens américain du mot − oui, désespérément prodigue, envers moi, de sa complicité voulue, qui ressemble parfois à une supplication... » (Saint-John Perse, 1957), « L'homme religieux ou pathétique au sens de Kierkegaard » (Pierre Paroz, 1985), « Seule une certaine sorte limitée de musique peut être dite pathétique au sens tchaïkowskien, mais en revanche toute musique "exprime des affects" − pathétique en ce sens large » (Jean-Claude Piguet, 1996), « DeLillo est souvent drôle, il est toujours pathétique − au sens de ce pathos que Barthes [...] voulait réhabiliter comme la raison d'être du Roman » (Philippe Roger, 2003), « [La situation] est pathétique au sens étymologique du terme, car elle comporte de grandes souffrances » (Jacques Jouanna, 2007), « Un regard oblique qui a les caractères d'un regard "pathétique", au sens de dédié uniquement à l'expression de la passion intérieure » (Maurice Corcos, 2009), « Plus belle la vie, série pathétique au sens noble du terme » (Renaud Chenu, 2010), « Si l'opinion le [= l'appel lancé le 20 octobre 1942 par le président Laval] juge souvent pathétique, c'est au sens péjoratif du terme » (Raphaël Spina, 2017) (3). On le voit : pathétique est un mot fourre-tout, qui recouvre, selon le contexte et le locuteur, des notions parfois opposées. Pour une langue qui passe pour un modèle de clarté et de précision, cela en devient pour ainsi dire... pathétique ?
     

    (1) « Puis luy leut la lettre, laquelle, quelque pathetique qu'elle fust, si ne peut elle emouvoir ceste cruelle plus envenimee qu'un vieil coleuvre [...] », « Toutes ses contenances, lettres pathetiques ou messages amoureux » (François de Belleforest, 1564).

    (2) Selon le Online Etymology Dictionary, l'emploi familier de pathetic (au sens de « so miserable as to be ridiculous ») n'est attesté que depuis 1937. L'adjectif se rencontre pourtant dès le XIXe siècle avec des connotations négatives : « We have had nothing but speeches, declarations, vague technicalities, many violent threats, and some few pathetic attempts at a settlement » (The New York Daily Herald, 1850).

    (3) Le constat vaut aussi pour pitoyable : « Pathétique, pitoyable au sens élevé du mot, tragique, le héros est poignant précisément par son impuissance » (Dominique Catteau, 2001).

    Remarque : Pathétique est également un terme d'anatomie : « Muscle pathétique, le grand oblique de l'œil, ainsi nommé parce qu'il sert grandement à l'expression de l'œil » (Littré).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Je trouve cela complètement déplacé.

     


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  • Trêve de banalités !


    « Samia Ghali, "femme de gauche" en rupture de ban avec le PS. »
    (paru sur lefigaro.fr, le 4 juillet 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Loin de moi l'intention d'envoyer notre journaliste (de l'AFP ?) plaider sa cause aux assises depuis le banc des accusés. Peuchère ! J'aurais même toutes les raisons de le féliciter : n'a-t-il pas su déjouer le piège tendu par ce ban affublé plus souvent qu'à son tour d'un c hérité de son paronyme banc ? Mais il faut croire que l'on ne se refait pas et je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la pertinence de l'emploi de la préposition avec dans cette affaire.

    Attestée depuis le début du XVIIe siècle (1), la locution rupture de ban nous vient de l'ancien droit pénal français. C'est proprement le crime commis par celui qui rompt son ban, qui contrevient à sa condamnation à l'exil, au bannissement. Dans l'usage moderne décrit par Littré puis par le Dictionnaire de l'Académie, il est question de la rupture du ban dit « de surveillance », à savoir l'action par laquelle un individu placé sous la surveillance de la police et condamné à demeurer en un certain lieu quitte cette résidence et revient dans le territoire interdit avant l'expiration de sa peine. Est donc en rupture de ban le hors-la-loi qui a enfreint une interdiction de séjour (ou, plus généralement, les prescriptions d'une condamnation juridique) et, au figuré, celui qui s'est « soustrai[t] à quelque obligation pénible » (selon le Grand Larousse du XIXe siècle), celui qui s'est « affranchi des contraintes de son état » (selon le Dictionnaire historique de la langue française) et qui « vi[t] d'une manière moralement condamnable » (selon le Dictionnaire de l'Académie), voire spécialement celui qui a « chang[é] de profession » (selon le Juridictionnaire de Jacques Picotte). Comparez : (sens propre) « Mes délits, mes crimes, [...] entr'autres la double rupture de mon ban » (Mirabeau, 1780), « Les peines de police qui s'adressent au condamné en rupture de ban » (Victor Hugo, 1862) et (sens figuré) « Les collégiens en rupture de ban [= qui font l'école buissonnière] » (Ferdinand Fabre, 1863), « J'étais un fils de famille en rupture de ban, un polisson, un mauvais drôle » (Alphonse Daudet, 1868), « Les professeurs en rupture de ban qui se jettent dans la littérature » (Émile Zola, 1882), « Cet universitaire en rupture de ban se complaît dans les explications de textes » (André Maurois, 1941) − on trouve même « un bouton en rupture de ban [= qui n'est pas à la place qui lui a été assignée ?] » sous la plume de François-Posper-Aimé Barthélemy (1858).

    Il ne vous aura pas échappé que, dans ces exemples, la locution être en rupture de ban est employée de façon absolue. Mais voilà que George Sand rompt avec cet usage : « Une espèce de sauvage, en rupture de ban avec cette société fausse et ce monde fourvoyé », écrit-elle en 1858 dans Histoire de ma vie. Renseignements pris, le terrain avait été préparé quelques années plus tôt : « En rompant leur ban de leur plein gré avec le sénat de l'Institut, ces deux praticiens ne protestaient-ils pas les premiers contre l'arbitraire de ses décrets ? » (Roger de Beauvoir, 1836), « Des hommes de bonne naissance qui [...] avaient dû rompre leur ban avec la maison paternelle, avec la société civilisée qui les avait formées » (Paul Chaix, 1853). Vous, je ne sais pas, mais moi, ces constructions me laissent perplexe. D'abord, elles sont inconnues de la quasi-totalité des ouvrages de référence ; et si le TLFi s'en fait l'écho (« Être en rupture de ban avec la société, le monde, la famille »), il se garde bien d'en donner une définition. Car enfin, que peut bien signifier être en rupture de ban avec (quelqu'un ou quelque chose) ? Être affranchi des contraintes de son milieu avec (son milieu) ? Voilà qui ne serait pas banal ! (2) La confusion est telle que l'on ne s'étonnera pas de voir convoquer le ban et l'arrière-ban des prépositions (et locutions prépositives), selon l'humeur et la libre interprétation du scripteur. Jugez-en plutôt : « La nation grecque en rupture de ban à l'égard de l'Europe diplomatique » (G.-A. Mano, 1863), « [Le] duc impérial, en rupture de ban vis-à-vis de l'empire » (Alexandre Saint-Yves d'Alveydre, 1882), « L'Italie s'est mise en rupture de ban envers la Société des Nations » (J. Derain, 1936), « Des enfants perdus, en rupture de ban contre les heureux et les dirigeants de ce monde » (Joseph Calmette, 1948), « Les membres de l'ancien tribunal révolutionnaire de Brest, en rupture de ban à l'encontre de la loi du 5 ventôse an III » (Yves Tripier, 1993), « [Le] fidèle en rupture de ban de son Église [à moins qu'il ne s'agisse d'un jeu de mots...] » (Élie Barnavi, 2006). Pour autant, c'est bien avec qui tient la corde, du fait de son emploi traditionnel avec rompre, rupture. Et c'est là que je veux en venir : tout se passe comme si nous avions affaire à un télescopage entre deux expressions distinctes, être en rupture de ban et être en rupture avec (au sens de « être en opposition complète, en désaccord total avec »). Je n'en veux pour preuve que cette citation qui en dit long sur l'embarras de son auteur : « C'est ainsi que les histoires à faire peur des grand-mères bourgeoises deviennent l'histoire à dormir debout des petites filles en rupture (de ban) avec la bourgeoisie » (Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, 2002).

    À force de voir fleurir des « [fils] en rupture de ban avec la bourgeoisie » (Michel Onfray) en lieu et place de « fils de bourgeois en rupture de ban », on en est venu à parler de « prêtres en rupture de ban avec l'Église » (Denise Bombardier), formule où percent des accents pléonastiques. Pourquoi ne pas laisser ban sur le banc de touche et se contenter de « prêtre en rupture avec l'Église » (Édouard Tallichet, 1877) ou « prêtre en rupture d'Église » (Étienne Borne, 1936) − depuis que l'on donne à la locution en rupture de le sens secondaire de « affranchi de certaines contraintes » (TLFi), « qui renie ses attaches à » (Robert) (3) −, voire, absolument, « prêtre en rupture » (Michel Clévenot, 1989) ? Vous l'aurez compris : dans le doute, mieux vaut s'en tenir à l'emploi absolu de l'expression être en rupture de ban et recourir à être en rupture avec (ou de) en présence d'un complément. Pas de quoi mettre les contrevenants au ban de la communauté pour autant...

    (1) « Que la Cour n'aye fait droit de la rupture du ban » (jugement daté de 1616), « Rupture de ban ou de temps de galeres » (Laurent Bouchel, 1622), « En cas de rupture de ban » (Claude Armand, 1628).

    (2) « Couper les ponts » passe, aux yeux de certains observateurs, pour une définition séduisante, car compatible avec la préposition avec ; mais elle présente l'inconvénient de rendre un verbe d'état par un verbe d'action.

    (3) « Les mauvaises langues disent [que je suis déserteur] ; mais il ne faut pas les croire, je suis en rupture de garnison » (Alexandre Dumas, 1844), « Un moine espagnol en rupture de froc » (Jean Vaucheret, 1882).


    Remarque : Voir également le billet Ban, Banc.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Samia Ghali, femme de gauche (ou socialiste) en rupture de ban.

    Samia Ghali, femme de gauche en rupture du PS. 

     


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  • Vaste débat

    « Liz Hurley et son fils Damian sont dévastés par la mort de Steve Bing. »
    (paru sur 20minutes.fr, le 23 juin 2020.)  

    (photo Wikipédia sous licence GFDL pr Mingle Media TV)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Plus d'un observateur de la langue a cru devoir nous mettre en garde : « David Beckham se dit "dévasté" [par la mort d'un proche] parce que le mot anglais est devastated. "I was devastated" se traduit en général par "j'étais anéanti" » (Didier Pourquery, 2014), « Un calque de plus en plus courant est l'utilisation du verbe dévaster dans le sens figuré qu'il peut avoir en anglais. On entend ainsi "j'ai été dévasté" (I was devastated) en lieu et place de terrassé, foudroyé » (Bernard Gensane, 2015), « L'emploi de l'adjectif dévasté, appliqué à une personne, s'est répandu dans les médias aussi bien au Québec qu'en France : Il est dévasté par cette terrible nouvelle. Il s'agit d'un anglicisme de sens » (Lionel Meney, 2019). Bref, résume le Portail linguistique de l'Institut d'assurance de dommages du Québec : « On ne peut jamais dire que quelqu'un est dévasté. C'est un anglicisme patent. » Oserai-je affirmer à mon tour que... ces affirmations péremptoires ne résistent pas à l'analyse historique ?

    Dévaster est emprunté du latin devastare (« détruire, ravager en faisant le vide »), composé du préfixe de- à valeur intensive et de vastare, lui-même dérivé de vastus (avec son sens premier de « vide, désert »). À en croire les ouvrages de référence, le verbe est relevé « à diverses époques » (dixit le Dictionnaire historique de la langue française) dans des « attestations isolées » (dixit le TLFi) : vers 980 sous la forme devastar (1) et en 1499 sous la forme moderne (« Leur cyté commencée a devaster », Jean d'Authon). Est-ce à dire que dévaster était rare dans l'ancienne langue ? Pas exactement. Les textes anciens attestent l'existence, selon les régions, de graphies en v, en w et en g(u), depuis que le latin vastare se prononçait gwastare sous l'influence du synonyme germanique wostjan et de son initiale altérée en gw par les bouches romanes : devaster, dewaster, degaster, deguaster, desgaster, desguaster... C'est donc un raccourci que Littré emprunte quand il écrit : « Devastare donna, dans l'ancien français, degaster, remplacé chez les modernes par dévaster, calqué sur le latin. » Disons plus justement que, jusqu'au XVIe siècle environ (2), les formes en g furent nettement plus fréquentes que leurs concurrentes. Eh bien, figurez-vous que ledit degaster se construisait aussi bien (quoique plus souvent, il est vrai) avec un nom de chose qu'avec un nom de personne :

    [degaster une chose (concrète ou abstraite), la détruire, l'anéantir, la consumer, la détériorer, la gaspiller] « [Il] m'ad ma tere deguastee » (Chanson de Roland, XIe siècle), « Mes iretages et mes fies [= fiefs] M'a trestos uns rois degastes » (Guillaume le Clerc de Normandie, XIIIe siècle), « Qu'il arge et dewasteche et anientisse en moi l'amour del monde » (psautier du XIIIe siècle), « Que toute la char degastee [= la chair altérée] soit restauree » (traduction de la Chirurgie d'Henri de Mondeville, vers 1314), « Et quant celle monnoie de pappier est trop vielle et degastee » (Jean le Long, vers 1330), « Ces pays [...] estoient lors grandement degastez par les Sarrasins » (Étienne Pasquier, 1581) ;

    [degaster une personne (ou ses facultés), la mettre à mal, la corrompre (physiquement ou moralement)] « Par ces tourmens [ceux qui vont en enfer] sont degasté » (Raoul de Houdenc, vers 1220), « Cascuns doit [...] luxure qui le dewaste Haïr » (Robert le Clerc d'Arras, vers 1250), « Il seroient tyrant et degasteroient lour genz » (Henri de Gauchy, XIIIe siècle), « Et sa biauté a degastee » (Guillaume le Clerc de Normandie, XIIIe siècle), « Je me vois defriant Par ennui toute et degastant » (Guillaume de Digulleville, vers 1330), « Jeo siu si fiebles et si degastee par ma maladie » (Henri de Lancastre, 1354), « Tout est degasté par luxure. Sens, los, temps, corps, avoir et ame » (Jean Le Fèvre, avant 1380), « Quant elle verroit Tedald estre degasté par la misere et tristesse d'amour » (Laurent de Premierfait, 1414), « C'est par la miséricorde de nostre Seigneur que nous sommes ainsi degastez » (édition de la Bible de Guyart des Moulins, vers 1500), « Un homme degasté par tant de maladies » (lettre d'Henri II, traduite du latin en français par Barthélemy Aneau, 1553).

    À partir du XVIIe siècle, c'est donc la réfection savante dévaster qui prend le relais, d'abord timidement (3) et dans des emplois qui se font rares au figuré : « Des meschancetés atroces, lesquelles devastent et destruisent directement la conscience » (Richard-Jean de Nérée, 1624), « Les Capitainies de Rio grande et autres totalement devastez » (Traité commercial, 1648), « Il devasta l'Egipte » (Germain Sibin, 1696). En 1718, le verbe fait son entrée dans le Dictionnaire de l'Académie, mais au seul sens de « désoler, ruiner un pays ». Les attestations du sens figuré « altérer, tourmenter, miner (notamment en parlant d'une personne [de ses facultés ou d'une partie de son corps] soumise à de graves perturbations [passions, maladies...]) » ne vont pourtant pas cesser de se multiplier, en dépit de réticences ponctuelles (4). Jugez-en plutôt : « Un esprit dévasté qui cherche un aliment » (Ambroise de La Cervelle, 1746), « Alexandre se répand comme une flamme rapide pour dévaster les hommes, les champs et les cités » (Louis-Antoine Caraccioli, 1760), « Le dernier rejeton d'une famille dévastée [par la petite vérole] » (Jean-Jacques Menuret de Chambaud, 1769), « Ce peuple [...] est dévasté par la perversité de ses mœurs » (François Dujardin, 1774), « Une ame que le temps et le malheur ont dévastée » (Chateaubriand, 1802), « Cette passion [= l'amour] peut dévaster à jamais l'esprit comme le cœur » (Mme de Staël, 1807), « Ces hommes dévastés et mourants » (Félix Davin, 1836), « Hier, nous avions encore l'homme erreinté ; mais [...] les gens de qualité voulaient un autre mot pour traduire leur élégans vieillis avant l'âge, leurs robins décrépits et leurs lions sans crinière. Ils ont trouvé le dévasté » (journal Les Coulisses, 1841), « Un homme dévasté moralement par la douleur » (Gustave Bourdin, 1856), « C'est alors que je la rencontrai en Angleterre, mourante de désespoir et de fatigue dans une auberge, presque folle, et si dévastée par le malheur que j'hésitai à la reconnaître » (George Sand, 1859), « La dévotion, balayée avec l'honnêteté, laissa l'homme dévasté et fangeux » (Hippolyte Taine, 1860), « Ce bel homme [...] à qui une grande passion n'avait ni creusé les yeux ni dévasté les tempes » (George Sand, 1868), « L'âme a ses vandales, les mauvaises pensées, qui viennent dévaster notre vertu » (Victor Hugo, 1869), « Un gentilhomme français, vieilli plutôt que vieux, usé, dévasté, ruiné » (Alphonse Daudet, 1875), « [La secousse] qui ne laisse plus dans l'homme dévasté qu'une seule idée, le désir furieux d'une désolation plus parfaite encore » (Émile Faguet, 1883), « Je suis dévasté, suffoqué par le vide » (Romain Rolland, 1919), « Tous ses soupçons et ses désirs le dévastaient » (Maurice Barrès, 1922), « J'étais dévasté de fatigue » (André Beucler, 1952), « Ni mes regrets, ni ma compassion ne justifiaient l'ouragan qui me dévasta pendant deux jours » (Simone de Beauvoir, 1958), « Un homme habité par une idée qui le dévaste » (Jean Dutourd, 1959), « Vénus est littéralement dévastée par la jalousie » (Luc Ferry, 2016), « [Jean d'Ormesson] était dévasté. Il souffrait de la pire souffrance qui soit » (Jean-Marie Rouart, 2017) (5). Alors oui, concède Paul Roux dans son Lexique des difficultés du français dans les médias (2004), « il n'est pas impossible que ce sens figuré connaisse aujourd'hui un second souffle sous l'influence de l'anglais, mais je ne vois rien là de contraire à l'esprit du français ». Et pour cause !

    Mais voilà que de nouvelles réserves viennent alimenter le mauvais procès fait à l'emploi prétendument moderne du verbe dévaster :

    « Le mot dévaster, en français, ne saurait être utilisé à la légère. Son sens est très fort. Il vient de vastus (le vide) et signifie donc "rendre désert". D'où dépouiller, piller, ravager, etc. Au sens figuré, on va trouver des expressions du style "un vieillard dévasté par l'âge", [c'est-à-dire physiquement] délabré. Mais l'emploi au sens "moderne" de "anéanti" [à propos d'une simple défaite sportive, par exemple] est ridicule », nous dit en substance Bernard Gensane. C'est oublier que la critique vaut aussi bien pour anéantir − qui a vu de la même façon son sens s'affaiblir de « réduire à néant » (au propre) à « mettre dans un état de faiblesse, d'abattement, de consternation » (au figuré) −, pour abattre, pour effondrer, etc.

    « Dévaster un visage, lit-on sur le site L'Internaute, c'est lui faire subir d'importantes déformations, lors d'une agression physique ou d'une opération chirurgicale, par exemple ». Il ne faut pas exagérer. Car enfin, cela fait belle lurette que la langue littéraire se passe de coups de poing ou de bistouri pour qualifier de dévasté un visage « pâle, défait, amaigri par l'âge, la maladie ou le chagrin » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1870) (6).

    Non, décidément, l'évolution du sens du verbe dévaster n'a rien que de très naturel, me semble-t-il. Le tour critiqué − et désormais consigné dans le Robert en ligne − la nouvelle l'a dévasté (littéralement : l'a rendu vide) peut même se justifier comme une ellipse de (la tristesse, la douleur consécutive à l'annonce de tel évènement) l'a dévasté. Cela dit, l'usager scrupuleusement respectueux de l'étymologie a tout loisir de se dire désolé, attristé, bouleversé, affligé, effondré, abattu, anéanti, dévasté, selon le degré de tristesse, d'affliction, d'abattement ou de vide (intérieur) que justifie la situation. Le choix, au demeurant, est aussi vaste en français qu'en anglais ! 

    (1) Provençalisme vraisemblablement dû à un copiste, selon le linguiste Joseph Linskill.

    (2) « Selon Bloch et Wartburg, degaster est usuel en France jusqu'au XVIe siècle », confirme François Carré dans un bulletin de la Société archéologique d'Eure-et-Loir (1996). Et c'est encore la graphie dégaster qui figure, en 1606, dans le Thresor de Jean Nicot.

    (3) Ce qui fait écrire à l'Académie : « Dévastation, du verbe dévaster, qui n'est point en usage » (première édition de son Dictionnaire, 1694) et à Adolphe Hatzfeld : « [Dévaster] semble inusité au XVIIe siècle » (Dictionnaire général, 1890).

    (4) « Dévaster paroissait étranger à M. [Pierre] de la Touche. Il avoue pourtant que l'Académie l'avait admis dans son Dictionaire. Il est bien établi aujourd'hui, et l'on ne doit pas faire difficulté de s'en servir, aussi bien que du substantif dévastation » (Jean-François Féraud, 1787), « On trouvera aussi, dans [le roman Valérie de Barbara Juliane von Krüdener], des locutions peu françaises : Il voyoit cette même ame dévastée » (Mercure de France, 1803).

    (5) Et aussi : « Une ame dévastée par les passions » (Guillaume-François Berthier, 1788), « Les traces d'une beauté dévastée » (Souvenirs de voyage, 1840), « Ces femmes dévastées et glacées par le vice » (Alfred Philibert-Soupé, 1869), « Vous me trouvez changé, n'est-ce pas ? Méconnaissable, dévasté peut-être... » (Adrien Marx, 1874), « Cette pauvre femme, dévastée par la maladie » (Henry de La Madelène, 1879), « Ils ressemblent à de jeunes amoureux plutôt qu'à un vieil homme dévasté par la maladie » (Françoise Giroud, 1992).

    (6) Je vous laisse apprécier les nuances : « La douleur et l'effroi dévastent son visage » (Charles-François-Philibert Masson, 1799), « Ce visage dévasté par la souffrance » (Mme Charles de Montpezat, 1833), « Le feu céleste exhalé de son âme avait dévasté son visage » (Frédéric Mab, 1833), « Pourquoi sa figure est-elle si pâle, si dévastée par le chagrin ? » (Mme A. Dupin, 1834), « Un visage dévasté par la petite vérole » (Achille Tardif de Mello, 1840), « On pourrait lire sur son visage dévasté le nombre de nuits qu'elle a consacrées à [la danse] » (Frédéric Lacroix, 1845), « Ce visage dévasté par la maladie et la souffrance » (Jules Lacroix, 1845), « Les passions précoces avaient dévasté son visage » (Jules Janin, 1864), « Un visage dévasté par la vieillesse » (Littré, 1869), « Aucune déception n'a dévasté son visage » (Jean Alesson, 1895), « De grosses larmes tombaient de ses paupières flétries sur son visage dévasté » (Xavier de Montépin, 1899), « Ce visage dévasté par les larmes » (Aragon, 1936), « Le visage dévasté par un reste de joie, d'amabilité que leur brusque retombée rendait grimaçantes » (Françoise Sagan, 1957), « Le chagrin avait dévasté son visage » (Dictionnaire de l'Académie, 1992).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou Ils sont bouleversés, anéantis par la mort de...

     


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  • « Je suis heureux de vous partager la pochette de mon nouveau single. »
    (Jean-Baptiste Guegan, sur Instagram, le 16 juin 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Voilà que le sosie vocal de feu notre Johnny national pousse le souci du détail jusqu'à imiter la syntaxe approximative de son modèle ! Car enfin, Guegan a-t-il seulement conscience que vous est ici complément d'objet indirect et que sa phrase revient à légitimer la construction partager quelque chose à quelqu'un ?

    Eh bien figurez-vous que, contre toute attente, cela s'est dit autrefois : « Un bien qu'il vous doit partager » (Corneille), « [L'oiseau] partage son butin à ses petits » (Bossuet), « Cette impossibilité de partager à mes inclinations le peu de temps que j'avais de libre » (Rousseau) et, plus près de nous, « Cette autre caisse [d'or] qu'on leur partagera » (Alfred Jarry), « Partager le travail entre les ouvriers ou aux ouvriers » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Gageons toutefois que notre rockeur n'entendait pas remettre en piste un tour aujourd'hui considéré comme « classique et littéraire » (Grand Larousse), « vieilli » (Académie), « légèrement archaïque » (Girodet), voire carrément fautif : « Quand on conserve une portion de ce qu'on partage, on doit dire partager avec ; et quand on ne réserve rien pour soi, on dit : partager entre, et non pas à », écrivait Féraud en 1788... Pour autant, la nouvelle idole des jeunes aurait-elle été mieux inspirée de partager avec nous la pochette de son nouveau disque ? Les avis sur ce point sont... partagés.

    C'est que le verbe partager, quand il est employé avec un complément d'objet direct désignant une chose concrète, signifie « diviser en parts, en lots, en portions » (partager une somme d'argent, un bien, un gâteau), « prendre part à » (partager un repas) ou « posséder en commun » (partager un appartement avec des colocataires). Rien à voir, convenons-en, avec le propos de notre homme qui, loin de vouloir éparpiller son disque façon puzzle, cherche simplement à en faire la publicité. Seulement voilà : à ces acceptions traditionnelles Robert, que l'on sait prompt à suivre l'air virussé du temps, a récemment ajouté celle de « rendre accessible ; faire connaître » : partager une recette, partager son expérience... alors pourquoi pas partager la pochette d'un album ? Et c'est là que les choses se compliquent.

    Cette extension de sens est en effet rejetée par de nombreux observateurs (surtout canadiens) : « Le verbe partager a pris un sens nouveau [celui de "diffuser, faire connaître, communiquer, transmettre, envoyer"] et tend à s'aligner sur la définition que donne l'anglais à share » (André Racicot), « Partager n'a pas le sens de "communiquer [exprimer, raconter, faire part de]", sens que l'on recense parfois maintenant pour le verbe anglais to share » (Office québécois de la langue française), « On ne doit pas donner [au verbe partager] le sens de "échanger des propos" ou de "discuter" » (site Internet de l'Académie), « Partager une opinion veut dire "[souscrire, adhérer à] l'opinion de quelqu'un d'autre", et non "communiquer sa propre opinion à quelqu'un d'autre" [sous l'influence de l'anglais to share] » (Jacques Desrosiers), « À l'ère du Web 2.0 [...], on voit de plus en plus souvent le verbe partager employé dans le sens de "diffuser des ressources ou les rendre accessibles à plusieurs internautes" » (Emmanuelle Samson). Nous aurions donc affaire à un anglicisme qui se serait récemment propagé dans le jargon de l'Internet et des réseaux sociaux. Voire. Car, à y regarder de près, tout porte à croire que cette valeur sémantique du verbe partager était déjà présente de longue date dans notre langue.

    Quand il est employé avec un complément d'objet abstrait désignant ce que l'on ressent ou pense (sentiment, opinion, goût...), partager prend le sens figuré général de « avoir en commun » : partager une grande joie, une vive douleur, des idées avec quelqu'un et, particulièrement, celui de « faire sien » : partager la joie, la douleur, les goûts, le point de vue de quelqu'un. Mais il arrive que le sujet du verbe se confonde avec l'unique possesseur du COD ; dans ce cas, nous dit l'Académie, on a recours au tour factitif faire partager : « Dans une conversation, on ne partage pas son point de vue, ses idées, son opinion, mais on cherche à les faire partager à son interlocuteur, c'est-à-dire que l'on fait en sorte que celui-ci les fasse siens », lit-on sur son site Internet (1). Lafaye partage cet avis : « Je partage une opinion déjà admise par un plus ou moins grand nombre d'hommes ; je fais partager mon sentiment [à quelqu'un] » (Dictionnaire des synonymes, 1858). Force est pourtant de constater que la construction partager ses (propres) sentiments, ses (propres) pensées avec quelqu'un est bel et bien attestée − et depuis fort longtemps −, comme elle l'est, au propre, avec un complément d'objet concret (biens, fortune...). Jugez-en plutôt : « C'estoit avec luy que je partageois mes pensées [et] mes labeurs » (Guillaume du Vair, avant 1621), « Je viens partager avec vous mon trop juste déplaisir » (Les Galanteries de Monseigneur le Dauphin et de la comtesse du Roure, 1696), « Que je suis à plaindre de ne point partager mes douleurs avec vous ! » (lettre anonyme citée par Richelet, 1698), « Mon impatience était violente de pouvoir partager mon secret avec vous » (Marie-Catherine d'Aulnoy, 1698), « Je voulois être heureux et partager mon bonheur avec deux personnes qui m'étoient chères » (abbé Prévost, 1739), « Il me pressa vivement à partager avec lui ma douleur [libre traduction de He importuned me to tell him what it was] » (Mémoires et aventures de Mlle Moll Flanders, 1761), « J'aime à partager avec toi mes plaisirs » (Rousseau, 1761), « Je veux partager avec vous mes pensées, ma vie et tout ce que je possède » (Marie-Louise Mignot, 1780), « Ceux avec qui je pourrai partager mes opinions et mes sentimens » (Corneille-François de Nélis, 1792), « [L'homme] avec lequel je pourrai communiquer et partager mes sentimens comme mes pensées » (Manon Roland, avant 1793), « Je me connaissais moi-même et j'étais parvenu à partager mes connaissances avec certaine petite paysanne » (C.-J. Sonnerat, 1806), « Je veux partager avec quelques-uns de ses amis mes impressions et mes souvenirs » (Prosper Mérimée, 1850), « Je partage avec vous mes idées qui mûrissaient longtemps avant de devenir paroles » (Stefan Buszczyński, 1867), « Mon père haussa les épaules, en homme qui renonce à partager son expérience » (Georges Duhamel, 1925), etc. Comme on peut l'observer dans ces exemples, l'inversion de la relation a probablement favorisé le glissement de sens de « avoir en commun, faire sien » à « exprimer, raconter, faire part de ». Comparez : Je partage sa joie (= je m'associe en pensée à la joie de quelqu'un d'autre, j'en prends pour ainsi dire une part) et Je partage ma joie avec vous (= je vous associe à ma propre joie, je vous en donne une part, d'où je vous la transmets, je vous la communique).

    Bref, cela fait au moins quatre siècles que partager lorgne du côté de communiquer − ce qui, soit dit en passant, n'a rien que de très conforme à l'étymologie quand on s'avise que le latin communicare a pris le sens de « entrer en relation, communiquer avec », après avoir d'abord signifié « mettre ou avoir en commun, partager » ! Aussi comprend-on mieux la confusion de Guegan : c'est parce que partager en est venu à partager un sens avec communiquer, transmettre que grande est la tentation de le soumettre à la même syntaxe. De là l'emploi fautif de partager quelque chose à quelqu'un, non plus au sens vieilli de « distribuer, répartir entre » mais au sens critiqué de « communiquer, diffuser, transmettre à ». Quant à l'anglais to share, sa fréquentation à l'ère de l'Internet et des réseaux sociaux − Ah ! Facebook et son fameux lien « partager » ! − a surtout eu pour effet de conforter l'acception controversée et de l'étendre à de nouvelles réalités : photos, vidéos et autres contenus numériques que d'aucuns préfèrent transmettre ou diffuser (2). À ce propos, est-il besoin de préciser que la photo d'une pochette de disque sera plus aisément partagée, sur Instagram, que la pochette elle-même ? Non, bien sûr : vous connaissez la musique ! 


    (1) À ce compte-là, la réserve ne devrait-elle pas aussi valoir pour cet exemple emprunté à l'article « répertoire » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie : « Personne toujours prête à partager avec les autres les souvenirs, les anecdotes qu'elle a en mémoire » ? Et pour cette définition trouvée dans le TLFi : « Secret. Qui garde pour lui ses sentiments, ses pensées, qui ne les partage pas naturellement ou volontairement » ?

    (2) Signalons également, dans le domaine informatique, l'utilisation de partager au sens de « utiliser (une imprimante, une application...) en commun via un réseau », qui rejoint un des emplois traditionnels du verbe (partager un appartement).

    Remarque 1 : Notre chanteur n'est apparemment pas le seul à s'emmêler les prépositions : « Je dois tenter de faire partager mes idées, mes convictions avec les autres » (Luc Ferry).

    Remarque 2 : Partager tendant à prendre le sens de « communiquer, transmettre », il ne faut pas s'étonner que le tour faire partager ne soit plus compris : « J'entends souvent la forme "faire partager" plutôt que "partager" [...]. Il me semble qu'on partage sa passion [avec quelqu'un d'autre] et que faire partager n'aurait pas de sens ici », s'interroge un internaute. Pas sûr, hélas ! que la consultation des ouvrages de référence l'aide à y voir plus clair. Comparez : « Faire partager ses idées, ses sentiments..., essayer de convaincre autrui de leur justesse » (Grand Larousse) et « Faire partager, communiquer » (TLFi).

    Remarque 3 : Il est cocasse d'observer que l'association Défense du français conclut un article consacré aux anglicismes par cette perle : « Merci de partager ce lien autour de vous » !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Je suis heureux de partager avec vous la photo de la pochette de mon disque (admis par Robert et l'Office québécois de la langue française).
    Je suis heureux de vous faire découvrir, de vous présenter la pochette de mon disque.

     


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