• L'histoire de l'adjectif glauque est celle d'une étonnante succession de glissements sémantiques.

    À l'origine, glauque (emprunté du grec glaukos) désigne une couleur très particulière, comprise entre le bleu pâle et le gris clair : celle de la mer, en eau transparente et peu profonde (les Grecs parlaient ainsi de la « glauque mer »). Elle correspond également, dans un registre moins poétique, à celle, blanchâtre, du fond de l'œil.

    Sans doute en raison d'une certaine confusion à laquelle les descriptions de l'infinie complexité des reflets marins sont volontiers exposées (voir à ce sujet les conclusions du docteur Florent Cunier), la palette chromatique associée à glauque finit par s'enrichir d'une pointe de vert, détail qui peut paraître insignifiant à première vue, mais qui va avoir une influence décisive sur la destinée de notre adjectif. En effet, selon les connaissances de l'époque, on attribuait en médecine oculaire cette teinte verdâtre de la pupille ou du fond de l'œil à divers troubles de la vision, que l'on regroupa sous l'appellation glaucome en référence à la couleur glauque de la mer.

    Et voilà comment on est passé, en un clin d'œil, de l'idée de transparence à celle d'opacité.

    La suite coule davantage de source. Glauque, avec cette nouvelle valeur, fut naturellement associé aux eaux stagnantes et marécageuses, et l'on tient là, selon toute vraisemblance, l'origine du (second) glissement de sens dont il est récemment l'objet... et dont l'Académie se fait l'écho – pour ne pas dire le reflet – dans la dernière édition de son Dictionnaire : « Par ext. Sans éclat, terne. Une lumière glauque » (on appréciera, au passage, le raccourci de l'extension !).

    Ainsi affublé d'une connotation péjorative que les Anciens ne lui connaissaient pas, glauque en voit de toutes les couleurs : ne sert-il pas désormais à qualifier – dans la langue jeune et... verte, notamment – ce qui est trouble, lugubre, sordide, louche (Un film d'horreur particulièrement glauque) ? On peut le regretter. Mais après tout, les monstres – qu'ils soient marins, pour les amateurs de pêche en eau trouble, ou extraterrestres – ne sont-ils pas le plus souvent représentés en vert, la couleur des crapauds et des créatures malsaines ?...

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    Remarque 1
    : À la différence de la teinte claire originellement attribuée à glauque, l'adjectif pers (le s ne se prononce généralement pas, et le féminin perse est rare selon l'Académie) désigne une nuance de bleu plus foncée, tirant sur le violet. La mythologie grecque a retenu la figure d'Athéna dite glaukopis, formule que le français a traduit par « la déesse aux yeux pers ». À ne pas confondre avec les yeux vairons (= de couleur différente).

    Remarque 2 : La même mythologie grecque fait mention de plusieurs Glaucos, mais un seul compte parmi les divinités marines. Ledit Glaucos était un pêcheur (peut-être fils de Poséidon) dont on raconte qu'il surprit un jour un poisson revenant à la vie après l'avoir déposé sur une herbe. Une herbe magique, semée par Cronos, que Glaucos goûta à son tour avant de devenir immortel. Se jetant dans les flots, il prit l'apparence d'un vieillard protecteur à queue de poisson, dont la barbe et les cheveux avaient la couleur (glauque) de la mer. En vain, il courtisa la nymphe Scylla (celle-là même de l'expression tomber de Charybde en Scylla employée pour dire que l'on évite un danger pour en affronter un pire encore), qui fut transformée en monstre par une Circé ivre de jalousie. Désespéré, Glaucos demeura à jamais dans les profondeurs marines.

    Glauque
    Un œil bleu clair (ou vert clair), s'entend !

     


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  • Etant données que

    « "Oui" il y aura un enseignant dans chaque classe "même si ces dernières années nous avons eu beaucoup de difficultés étant données les suppressions de postes" » (propos du ministre de l'Éducation nationale, Vincent Peillon, au sujet de la prochaine rentrée scolaire).

    (dépêche AFP parue sur liberation.fr, le 23 août 2012)

     

    (photo wikipedia)

     

    FlècheCe que j'en pense


    On a tôt fait d'attribuer aux hommes politiques des propos qui ne sont pas les leurs... voire des graphies qui ne sont pas davantage de leur propre main. Ainsi de cet accord dont on a peine à concevoir qu'il puisse être imputable à Vincent Peillon étant donné... le ministère dont il a la responsabilité ! Rappelons en effet que, selon l'usage actuel le plus fréquent, la locution étant donné est censée rester invariable quand, placée avant le nom auquel elle se rapporte, elle joue le rôle d'une préposition (à l'instar de excepté, attendu, y compris, vu, etc.).
    Comparez ces exemples empruntés à Girodet : Étant donné les circonstances, nous devons agir énergiquement et Deux droites parallèles étant données, traçons la perpendiculaire.

    Pour autant, force est de reconnaître que l'usage a longtemps été hésitant et que l'accord naturel de donné avec le nom qui suit a pour lui la caution de plus d'une bonne plume : « Étant données les circonstances, familiales et patriotiques » (Jean Anouilh), « Étant donnés son aspect et sa tournure » (Pierre Loti), « Étant données les circonstances présentes » (Saint-Exupéry)... Il n'est pas rare, au demeurant, de trouver chez un même auteur des exemples avec accord et d'autres sans accord : « Étant donnée la modestie de mon grade » (Georges Duhamel, Civilisation), « Étant donné les circonstances » (Id., Les Voyageurs de "L'Espérance") ; « Étant donnés les usages locaux » (Jules Romains, Lucienne), « Étant donné l'urgence » (Id., Le Dictateur).
    Mieux vaut toutefois se garder de changer la donne à tout propos.


    Remarque 1 : L'Académie ne donne, dans la dernière édition de son Dictionnaire, que des exemples avec étant donné invariable : « Étant donné sa sottise, on ne pouvait attendre autre chose de lui. Étant donné les circonstances, il a choisi la meilleure solution. » Mais elle sème le trouble sur son site Internet, en écrivant : « Les participes approuvé, attendu, [...] excepté, passé, supposé, vu, ainsi que non compris, y compris, étant donné, excepté que, ci-joint, etc., placés immédiatement avant le nom précédé ou non d'un article, sont invariables », puis, quelques lignes plus loin : « Dans le cas des participes passés antéposés comme passé, mis à part, étant donné, etc., deux types d'accord sont possibles, selon que l'on donne à ce participe une valeur de particule invariable jouant un rôle de préposition (c'est le cas le plus fréquent) ou selon qu'on souhaite lui conserver sa valeur verbale. »

    Remarque 2 : Voir également le billet Locutions prépositives.

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou, plus fréquemment, étant donné les suppressions de postes.

     


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  • Ex-nihilo


    « La littérature ne s'écrit pas ex-nihilo, les auteurs se nourrissent les uns des autres et l'ont toujours fait » (à propos des soupçons de plagiat qui pèsent sur le livre de Joseph Macé-Scaron, photo ci-contre).

    (paru sur lexpress.fr, le 22 août 2012)

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Quitte à copier, autant éviter de prendre modèle sur quelqu'un qui confond manifestement les différents emplois de la particule ex.

    Quand elle exprime l'ancienneté, elle se joint au nom par un trait d'union : Mon ex-mari. Un ex-président. (On dit encore, substantivement et familièrement : Mon ex.)

    Quand elle exprime la provenance, elle n'est pas suivie de trait d'union dans les locutions adverbiales empruntées du latin : ex nihilo (= à partir de rien), ex abrupto (= de manière brusque), ex aequo (= sur le même rang), ex cathedra (= d'un ton doctoral). Mais on écrira les substantifs ex-libris et ex-voto avec un trait d'union. S'agirait-il d'ex-ceptions ?

    Remarque : On apprendra à varier les plaisirs en évoquant un ancien nègre, un précédent copiste, un ex-plagiaire...

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La littérature ne s'écrit pas ex nihilo.

     


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  • En dépit d'une étymologie commune (latin inclinatio) et d'une indéniable parenté paronymique, les substantifs féminins inclinaison et inclination ont longtemps fait l'objet de la distinction suivante :

    • inclinaison, employé au seul sens propre, devait être réservé à l'état de ce qui est incliné.

      L'inclinaison d'un toit, de la tour de Pise. Un angle d'inclinaison.
      Cette inclinaison de la tête sur la gauche lui donnait un air recueilli.


    • inclination devait être réservé à l'action d'incliner, au sens propre (pour marquer le salut, l'acquiescement ou le respect) comme au sens figuré (pour exprimer le penchant, naturel, pour quelque chose ou celui, plus coupable, pour quelqu'un).

      Il m'a salué d'une inclination de tête (sens propre).
      Avoir une inclination à mentir, de l'inclination pour quelqu'un (sens figuré).


    Force est de reconnaître que l'usage, parfois peu enclin à se soumettre aux règles, s'est aventuré sur des pentes bien trop inclinées pour conserver à l'édifice intellectuel sa cohérence originelle. Jusqu'à verser dans une relative confusion. En témoigne cette citation de Martin du Gard : « [J'éprouve pour elle] une inclinaison sentimentale, une sympathie... amoureuse » (au lieu du inclination attendu).

    À cette aune-là, on en viendrait à se persuader que notre ancien président ne s'était pas fourvoyé (sémantiquement parlant) en expliquant, le 6 septembre 2011, à des routiers penchés vers lui, le regard oblique : « Par inclinaison personnelle, j’ai plutôt envie de donner satisfaction à ceux qui disent "laissez-moi travailler plus", plutôt qu’à ceux qui disent "je veux travailler moins" »...

    Alors, sur le déclin, inclination ? Il semble bien que ledit substantif souffre de nos jours d'un déficit d'image, consécutif à un penchant trop marqué pour le désuet et le suranné (ne parlait-on pas autrefois de « mariages d'inclination » ?). À la rigueur le cantonnerait-on dans le seul sens moral, auquel le destinait sa formation savante. Est-ce une raison suffisante pour s'incliner sans réagir devant la suprématie annoncée de son prolétaire de concurrent, de formation plus ancienne ? Il ne tient qu'à nous d'inverser la tendance, tout du moins de la redresser.

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    Remarque : On notera que le verbe incliner cumule les deux sens, puisqu'il signifie à la fois « courber ; être penché » et « disposer à ; être enclin à ».

    Inclinaison / Inclination
    La carte du Tendre est parcourue par le fleuve Inclination.
    (source Wikipédia)

     


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  • Faire connaître son inclinaison à voter

    « Au sein d’Europe Ecologie-les Verts, une partie des dirigeants ont fait connaître cet été leur inclinaison à voter non au traité budgétaire européen. »

    (Mael Thierry, sur nouvelobs.com, le 22 août 2012)

     

    FlècheCe que j'en pense


    Que notre journaliste est sur une bien mauvaise pente ! Il est une époque pas si lointaine où l'on aurait crié, vert de colère, au barbarisme...

    Spontanément, je serais pourtant plutôt enclin à une dose d'indulgence dès lors qu'il est question d'écologie. Après tout, n'aurait-on pas cherché, par cette métaphore « pentue », à faciliter l'introduction du bulletin dans l'urne « noniste » ?

    Plus sérieusement, si la confusion entre les paronymes inclinaison et inclination (qui partagent la même étymologie) est – à la rigueur – excusable au sens propre, elle l'est beaucoup moins au figuré. Seul inclination peut, en effet, décrire les penchants du cœur et de l'esprit, depuis la propension à agir d'une certaine façon (une inclination à la paresse) jusqu'aux élans amoureux les plus passionnés (avoir de l'inclination pour... sa voisine).

    Voir également le billet Inclinaison / Inclination.

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ils ont fait connaître leur inclination (ou plus simplement : leur souhait, leur envie, leur désir) à voter non.

     


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