• Nom d'un petit bonhominem !

    Nom d'un petit bonhominem !

    « Les attaques ad nominem, même si aucun nom n'a été prononcé, peuvent être mal perçues, surtout au sein d'un même camp. »
    (Ariane Kujawski, sur bfmtv.com, le 29 août 2016) 

     
     

    FlècheCe que j'en pense


    Placer une locution latine dans la conversation, ça fait chic, c'est sûr ! Encore faut-il en maîtriser la forme et le sens, sous peine d'être accusé illico de faire du latin de cuisine... Las ! avec le déclin précipité de l'apprentissage des langues anciennes, qui sait encore que le neutre nomen, nominis (« nom » en latin) fait son accusatif en nomen, quand homo, hominis (« homme »), qui est du masculin, devient hominem(1) Vous l'aurez deviné : ad nominem est un barbarisme de la plus belle espèce, né de la confusion phonétique avec la locution latine ad hominem, littéralement « (dirigé) vers l'homme » − en l'espèce contre la personne visée et non contre son nom, comme semble le croire notre journaliste.

    Le tour, repris tel quel du latin, n'est attesté en français qu'à partir du XVIIe siècle : « [Les athéistes] argumentent ad hominem, comme on parle dans l'eschole [...] ; ils pensent avoir gain de cause quand ils croyent avoir combattu Dieu avec ses armes » (François Garasse, 1623), « Et c'est là le plus fort argument qui s'appelle en termes d'école ad hominem ; parce qu'il est tiré des paroles ou des faits de l'adversaire même, contre lequel nous disputons, et que nous convainquons par ses propres principes » (Jean Deslyons, 1694), « Telle est la nature d'un argument ad hominem, où un auteur quitte son propre langage et où il emprunte celui d'un autre homme, pour tâcher de le persuader à sa mode et en suivant ses préventions » (Bossuet, 1699). Le sens est clair : l'argument ad hominem − qui se rapporte à l'homme, spécialement développé pour l'homme auquel il est adressé − consiste, grosso modo, à se placer sur le terrain de l'adversaire pour mieux lui opposer ses propres paroles ou ses propres actes afin de le discréditer. Un exemple souvent cité dans les ouvrages de rhétorique est celui de Cicéron − le nec plus ultra des orateurs romains − plaidant la cause de Ligarius, accusé par Tubéron de s'être battu contre César en Afrique : « Mais, je vous le demande, qui donc prétend faire un crime à Ligarius d'avoir été en Afrique ? C'est un homme qui a lui-même [...] pris les armes contre César. Car enfin, Tubéron, que faisiez-vous, le fer à la main, à la bataille de Pharsale ? Quel sang vouliez-vous répandre ? Dans quel flanc votre arme voulait-elle se plonger ? Que désiriez-vous ? Que souhaitiez-vous ? [Bis repetita placent, comme chacun sait...] Je suis trop pressant. Mon jeune adversaire se trouble ! » Plutarque rapporte qu'à ces mots César laissa tomber les papiers qu'il tenait à la main et qui renfermaient l'acte de condamnation...

    Mais voilà, politiques et journalistes ne semblent pas beaucoup plus familiers des concepts de la rhétorique que des déclinaisons latines, et nombreux sont ceux qui, à trop vouloir faire savants, versent in fine dans l'approximation. Un détour par L'Art d'avoir toujours raison de Schopenhauer s'impose de facto : « Pour réfuter une thèse, il y a deux méthodes possibles. Nous pouvons montrer ou bien que la proposition n'est pas en accord avec la nature des choses, c'est-à-dire avec la vérité absolue et objective [ad rem], ou bien qu'elle est incompatible avec d'autres déclarations ou affirmations de notre adversaire, c'est-à-dire avec la vérité telle qu'elle lui apparaît [ad hominem]. » Et le philosophe d'ajouter ex professo cette subtile distinction : « Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu'on a perdu la partie) pour passer à l'adversaire, et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec l'argumentum ad hominem. Ce dernier s'écarte de l'objet purement objectif pour s'attacher à ce que l'adversaire en a dit ou concédé. » En d'autres termes, quand le recours à des preuves et à des observations logiques  [argument ad rem] ne permet pas d'avoir raison sur une question donnée, on peut tenter in extremis de faire porter l'attaque non plus seulement sur les idées en débat, mais sur la personne qui les défend. Il convient alors de chercher à confondre l'adversaire sur la base de sa propre argumentation, par exemple en adoptant son point de vue pour mieux en souligner les éventuelles contradictions et incohérences, en lui opposant ses paroles ou ses actions antérieures : c'est l'argument ad hominem ; ou bien de l'attaquer personnellement (sur ses mœurs, ses origines, son physique, et cetera), de le discréditer non seulement en tant qu'interlocuteur dans le débat du moment, mais en tant qu'individu : c'est l'argument ad personam − que l'on songe au « petit roquet » (de Chirac à Fabius), au « Flanby » (de Fabius à Hollande), au « sale mec » (de Hollande à Sarkozy), au « mec de gauche de 72 ans » (de Sarkozy à Juppé) et à tous les jurons du capitaine Ad hoc... (2)

    Force est de constater avec Proust que ces subtilités échappent le plus souvent au « vulgum pecus » (3) : « Bien entendu, dit le duc de fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild [...] sont dreyfusard dans l'âme, comme tous les Juifs. C'est même là un argument ad hominem (le duc employait un peu à tort et à travers l'expression ad hominem) qu'on ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs » (À la recherche du temps perdu). Et de fait, la formule − quand elle serait rétablie manu militari dans son intégrité orthographique − se trouve employée ad nauseam, dans le jargon politico-journalistique, comme synonyme savant de « insulte, coup bas, attaque personnelle (sans rapport avec l'objet du débat) », par confusion avec ad personam. Jugez-en plutôt : « Les candidats des Républicains à la primaire ont visiblement compris qu'il n'était pas utile d'user entre eux de l'anathème et des attaques ad hominem » (Le Figaro), « Trump continue les attaques ad hominem contre Hillary Clinton, la "corrompue" » (Direct Matin), « Jean Ping, lui, a tapé principalement "sous la ceinture", autrement dit ad hominem, contre la personne du candidat Bongo plutôt que sur son action » (Atlantico), « "Un fils de pute !" C'est la dernière fleur offerte ad hominem par Duterte [à l'ambassadeur américain aux Philippines] » (RFI). C'est, stricto sensu, ad personam qui eût convenu à chacune de ces situations.

    Le mal n'est pas bien grand, me rétorquerez-vous. Il n'empêche : errare humanum est, perseverare diabolicum !

     

    (1) Même les latinistes ne connaissent plus leurs déclinaisons : dans son livre Minus, lapsus et mordicus : Nous parlons tous le latin sans le savoir, Henriette Walter n'écrit-elle pas — horresco referens ! — « Nominem rosae datur "on donne un nom à la rose" (où nominem est à l'accusatif, rosae au datif) » ? Quant à Jean-Pierre Lacroux, il n'hésite pas à présenter dans son ouvrage Orthotypographie la caricature à côté de l'original : « Ad hoc, ad hominem, ad libitum, ad litteram, ad nominem, ad patres, ad vitam æternam. »

    (2) En guise d'illustration, voici quelques exemples trouvés sur la Toile : « Un étudiant en médecine casse un verre et y voit le présage qu'il va échouer au concours. Pour le convaincre du contraire, on peut utiliser un argument ad rem : "Casser un verre et rater le concours sont deux événements indépendants voyons, rappelle-toi ton cours de biostats !" ou bien un argument ad hominem : "Tu as cassé un verre en verre blanc, pas en cristal ; ça porte bonheur !" » (page anonyme sur les arguments) ; « Dans le premier cas [ad hominem], il s'agit de démontrer que l'interlocuteur n'est pas cohérent avec son propos ("si les banlieues c'est si bien, pourquoi n'y habites-tu pas au lieu d'occuper un grand appartement dans un quartier bourgeois protégé de tout problème ?"). Dans le deuxième cas [ad personam], on oublie le raisonnement et les arguments pour devenir "désobligeant, hargneux, offensant, grossier" ("tu es un bien-pensant, tu es un bourgeois, tu n'as jamais rencontré les difficultés de la plupart des Français, [...] donc tu ne comprends rien") » (Aymeric Caron) ; « Le célèbre médecin écossais Pitcarn disputait avec Astruc, médecin français, de l'action des muscles du bas-ventre dans la digestion. Celui-ci niait fortement cette action, je ne sais trop par quelles raisons. Son adversaire, impatienté par la discussion, [lui opposa cet argument ad hominem] : Il faut que tu n'aies jamais ch... » (Histoire générale des proverbes, 1828) ; « Si [l'adversaire] défend le suicide, on peut lui répondre : "Alors pourquoi ne te pends-tu pas ?" Ou encore, s'il soutient qu'il ne fait pas bon vivre à Berlin, on peut rétorquer : "Pourquoi ne prends-tu pas le premier express pour la quitter ?" Tel est le genre [d'arguments ad hominem] que l'on peut utiliser » (traduction anonyme de L'Art d'avoir toujours raison de Schopenhauer).

    (3) Et parfois même à certains spécialistes ! Pourquoi diable le Dictionnaire historique de la langue française entretient-il l'ambiguïté en se contentant d'écrire que « l'expression [ad hominem] qualifie un argument dirigé contre la personne même de l'adversaire », quand le Robert illustré − qui fait pourtant partie de la même écurie − s'empresse d'ajouter : « et a une valeur toute particulière dans son cas (en lui opposant notamment ses actes ou ses déclarations) » ?

    Remarque 1 : D'après le Cours complet de rhétorique (1871), « l'argument qu'on appelle ad hominem ou personnel est d'une grande force, parce qu'il met l'adversaire en contradiction avec ses paroles ou ses actes, et qu'il le condamne honteusement au silence. Mais il peut bien n'avoir aucune valeur par lui-même, et généralement il n'a de force que contre la personne avec laquelle on discute. Ainsi l'argument de Cicéron, si victorieux contre Tubéron, n'aurait rien prouvé contre tout autre : la conclusion qu'on en aurait tirée, c'est que Ligarius et Tubéron étaient l'un et l'autre coupables [d'avoir pris les armes contre César] ».

    Remarque 2 : La locution se prête de longue date à tous les jeux de mots : « La pauvre fille [...] avait espéré entraîner son oncle dans un discussion matrimoniale par un argument ad omnipotentem [= pour le Tout-puissant] » (Balzac), « C'est ce que l'on appelle un argument ad canem [= pour les chiens] » (Solution de grands problèmes, 1844), « Les attaques ad hominem ou ad feminem n'honorent guère ceux qui les déclenchent » (Bruno Frappat, La Croix).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les arguments ad hominem (ou, plus exactement, ad personam).

     

    « Il y en a de belles...Monsieur Loyal »

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 11 Septembre 2016 à 10:46

      Pour éviter ce malencontreux ad nominem, on pourrait conseiller l'adjectif adnominal si son usage n'était pas limité à la linguistique.

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