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Histoire de couple
« Un couple retrouvé noyé dans leur piscine. »
(vu sur yahoo.com, le 1er août 2022.)
Ce que j'en pense
Nul doute que mon propos paraîtra bien dérisoire en regard de ce tragique fait divers. Il n'empêche : j'en connais plus d'un que le choix du pronom leur a dû plonger dans une profonde perplexité. C'est que le mot couple, ici employé au singulier, n'est pas censé être repris par un déterminant pluripossessif (i.e. qui se rapporte à plusieurs possesseurs) ni, du reste, par un pronom personnel au pluriel tel que ils. Les règles de la grammaire normative demandaient sa : Un couple noyé dans sa piscine (= la piscine du couple), à l'instar de « Un couple et ses enfants » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Le couple vit dans l'illusion, mais il connaît très bien sa situation » (Office québécois de la langue française).L'ennui, c'est que certains de nos auteurs, et pas des moindres, ne semblent pas autrement perturbés par cette discordance de nombre entre l'antécédent et le pronom de reprise ou l'adjectif qui s'y rapporte. Qu'on en juge : « C'était d'ailleurs un fort joli couple, et leur famille [...] ne les déparait en aucune façon » (Edmond About, 1867), « Ce couple tenait peu de place dans leur coin » (Louis Aragon, 1942), « Je pense à un couple que je connais depuis quarante ans. Ils ont lutté tous les deux » (Georges Simenon, 1970), « Près de la porte un couple attend, ils sont pâles » (Joseph Joffo, 1973), « Le couple quitte le petit deux-pièces qu'ils louaient » (Bernard Leuilliot, 1997), « Enlacés dans l'eau tiède, un couple faisait l'amour » (Michel Houellebecq, 2001), « Nous nous trouvions derrière le couple vedette, à leur gauche » (Patrick Besson, 2007), « Ce couple et leurs enfants étaient ses voisins » (Jean-Christophe Rufin, 2018), « Au cœur du domaine résidait un couple invisible, calfeutré dans l'une de ses plus belles villas [...]. Ils était belges » (Frédéric Vitoux, 2020). Bourdes de la plus belle eau ? (1) Coquilles d'imprimeur ? Simples fautes d'étourderie ? Que nenni ! Il s'agit là de « syllepses occasionnelles », comme l'explique Goosse : « Ce qui reste dans l'esprit, c'est l'idée de pluriel incluse dans l'antécédent. » Il ne vous aura pas échappé, en effet, que le mot couple, bien que morphologiquement singulier, possède un sens pluriel, puisqu'il désigne l'ensemble de deux personnes unies par un sentiment ou un intérêt commun ; l'accord peut donc se faire soit avec la valeur collective (au singulier, donc) soit avec la valeur de pluralité (on parle alors de syllepse de nombre).
Je devine votre moue dubitative. La syllepse a bon dos, pensez-vous ; car enfin, la possibilité de l'accord au pluriel avec un nom collectif (ou générique) au singulier n'est-elle pas réservée au seul cas où ledit nom est suivi d'un complément au pluriel précisant les êtres ou les objets dont il s'agit, comme dans les exemples suivants : « Rien ne sépare un couple d'isards, sinon la mort. Ils se choisissent, s'aiment, s'accouplent » (Joseph de Pesquidoux, 1921), « Le ménage Wasselin m'apparaît comme un couple de cabotins jouant leur vie à la façon d'une pièce tragi-comique » (Georges Duhamel, 1933), « Un couple de chats et leurs petits » (Albert Camus, 1958), « Un couple de moujiks portant une caisse sur leurs genoux » (Jean Mistler, 1981), « Un couple de Scandinaves aux jambes rouges se désharnachait de leurs sacs à dos » (Jean-Marie Rouart, 1989), « On pouvait même croiser un couple de jeunes Parisiens, debout près de leur break » (Philippe Delerm, 2016) ? Eh bien, détrompez-vous... en révisant vos classiques : « Jamais couple ne fut si bien assorti qu'eux » (La Fontaine), « Qui pourroit souffrir un Asne fanfaron ? Ce n'est pas là leur caractère » (Id.), « Le reste [= celui des adorateurs] pour son Dieu montre un oubli fatal [...] Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères » (Racine), « Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il [...] » (Montesquieu), « Tout le peuple au devant court en foule avec joie ; Ils bénissent le chef que Madrid leur envoie » (Voltaire) (2). La syllepse est même devenue la norme avec la plupart : « La plupart sont persuadés que le bonheur est dans la richesse ; ils se trompent » (huitième édition du Dictionnaire de l'Académie).
Nouvelle moue d'incrédulité. L'accord au pluriel du déterminant possessif, du pronom personnel ou du participe passé au nom de la syllepse, passe encore ; mais l'accord du verbe ? m'objecterez-vous. Irait-on jusqu'à écrire : un couple... se noient ? Les grammairiens du XVIIIe et du XIXe siècle distinguent deux cas :
« Un couple, au masculin, se dit de deux personnes unies ensemble par amour ou par mariage, ou seulement envisagées comme pouvant former cette union ; il se dit de même de deux animaux unis pour la propagation.
Une couple, au féminin, se dit de deux choses quelconques d'une même espece qui ne vont point ensemble nécessairement et qui ne sont unies qu'accidentellement ; on le dit même des personnes et des animaux, dès qu'on ne les envisage que par le nombre [...].
Couple, dans les deux genres, est collectif : mais au masculin il est général, parce que les deux suffisent pour la destination marquée par le mot ; au féminin, il est partitif, parce qu'il désigne un nombre tiré d'un plus grand. La syntaxe varie en conséquence et l'on doit dire : un couple de pigeons est suffisant pour peupler un volet ; une couple de pigeons ne sont pas suffisants pour le dîner de six personnes » (Nicolas Beauzée, Synonymes françois, 1770).« On dira toujours, au singulier : un couple de pigeons suffit pour repeupler un pigeonnier ; mais on dira au singulier, ou au pluriel, suivant l'idée de celui qui parle : une couple de poulets suffira bien ou suffiront bien pour notre dîner » (Littré, Dictionnaire de la langue française, 1863).
Autrement dit, couple est un nom collectif qui, employé au masculin, se charge clairement de l'idée principale et détermine donc l'accord du verbe, mais qui, dans son emploi (vieilli ou littéraire) au féminin, joue le rôle d'un simple déterminant numéral (équivalant à deux) et doit laisser (selon Beauzée) ou peut laisser (selon Littré) l'accord se faire avec le complément au pluriel.
Dans la pratique, l'esprit de la règle semble plutôt bien respecté lorsque notre substantif est employé seul : l'accord du verbe au pluriel, impossible avec un couple sous peine de passer pour le dernier des incultes (3), est attesté avec une couple − par exemple sous la plume de Louis-Augustin-Aimé Marquet-Vasselot (1835) parlant de prisons : « une couple suffisent », comme on dirait deux suffisent.
Les choses se compliquent quand le masculin couple est suivi d'un nom complément au pluriel. Certes, le plus souvent, le verbe reste au singulier : « Un couple de danseurs jetait sur eux [...] un regard furtif » (Maupassant, 1882), « Un couple de sarcelles se promenait » (Germaine Guèvremont, 1945), « Un couple de tourterelles [...] roucoulait » (Maurice Genevoix, 1954), « La discussion aurait pu durer longtemps si un couple d'amoureux n'était passé par là » (Jean Dutourd, 1964), « Un couple de touristes américains photographiait cette scène surréaliste » (Frédéric Beigbeder, 2018), « Un couple de Français vient de laisser sa voiture » (Dany Laferrière, 2019). Mais force est de constater là encore, n'en déplaise à Beauzée et à Littré, que certains auteurs font volontiers couple, pardon bande à part : « Un couple de vieux époux [...] célèbrent leur jubilé de cinquantaine » (Alexandre Dumas, 1859), « Un couple de bœufs roux s'avançaient dans la large avenue des vignes » (François Mauriac, 1914), « Un couple de vieilles gens habitaient là » (Marcel Brion, 1966), « Un couple de paons poussent leurs cris perçants » (Pierre Combescot, 1974), « Un couple de commerçants sans scrupules spéculent sur les malheurs qui frappent leur pays » (Michel Jacquet, 2000), « Un couple de Britanniques, amis de Jean-Marie, ont aménagé un splendide jardin » (Marc Lambron, 2022) (4). De là la remarque prudente de Goosse : « Avec [des noms] collectifs qui ne sont pas de simples indications de quantité, l'accord se fait ordinairement avec le nom complété. Toutefois, l'accord avec le nom complément se rencontre aussi, quand ce dernier est senti [...] comme le véritable noyau du syntagme. Cela paraît moins naturel quand le nom complété est accompagné de l'article défini [ou d'un adjectif démonstratif ou possessif]. » On comprend surtout que la tentation de l'accord au pluriel est d'autant plus grande que les deux termes du couple nom collectif - complément sont clairement exprimés...(1) Jean-Pierre Colignon va jusqu'à parler de « grossière faute grammaticale » à propos d'une phrase comme « Le couple s'éloigne. L'enfant n'entend plus les propos qu'ils échangent » ou comme « Le couple a laissé la moitié de leurs bagages ». Et il ajoute : « Ce n'est en rien une figure de style que d'aucuns justifieraient avec laxisme. » André Goosse appréciera...
(2) Renseignements pris, le phénomène est bien plus ancien : « Toute la compaignie, ja soit ce qu'ilz fussent bien desjeunez, si en furent ilz tres joieux » (Antoine de La Sale, XVe siècle), « Il n'était point en la liberté du clergé de choisir à leur plaisir » (Jean Calvin, 1541), « Ceste belle couple estant assise sur le seuil de l'huys de leur maison » (Pierre de Larivey, 1573). « En français médiéval, confirme Gaston Zink, tout nom singulier de sens collectif [ou générique] peut se reprendre par un anaphorique pluriel (et se faire rappeler par un possessif pluriel) explicite ou implicite » (Morphosyntaxe du pronom personnel non réfléchi en moyen français, 1997). Et encore en français moderne, à l'occasion : « Le personnel même de l'hôpital était divisé. Une partie avait refusé de donner leurs soins aux ennemis » (Romain Rolland, 1924), « Ma famille, qui m'a tout passé jusqu'ici, est résolue à ne point me passer ce qu'ils appellent ma folie » (Georges Duhamel, 1937), « Jamais il n'eût tourmenté un chat inutilement. Il les respectait » (Henri Troyat, 1963), « Je laisse le ménage et leur voyeur à leurs équivoques rêveries » (Jacques de Bourbon Busset, 1984).
(3) Inutile de vous précipiter sur la Toile pour mener l'enquête : vous risqueriez de pêcher en eau trouble...
(4) De même : « Une bande d'étourneaux aperçoivent un geai » (Paul Claudel, 1942), « Un troupeau de cerfs nous croisent » (Albert Camus, 1950), « Une autre famille d'idées sombres rôdaient autour de moi à la manière de guêpes qui attendent l'instant propice pour piquer » (Erik Orsenna, 2001), etc.
Remarque 1 : Emprunt savant au bas latin syllepsis, lui-même repris du grec sullêpsis (« action de prendre ensemble », d'où « compréhension » et spécialement « accord grammatical selon le sens »), le mot syllepse est introduit comme terme de grammaire pour désigner une construction syntaxique « qui s'accorde plus avec nos pensées qu'avec les mots du discours » (Grammaire générale et raisonnée, dite de Port-Royal, 1660). Vaugelas évoque cette notion grammaticale dès 1647, mais sans la nommer : « C'est une belle figure en toutes les langues, et en prose aussi-bien qu'en vers, de reigler quelquefois la construction, non pas selon les mots qui la signifient, mais selon les choses qui sont signifiées. » En rhétorique, la syllepse est la figure de style qui consiste à jouer sur la polysémie d'un mot, employé à la fois au sens propre et au sens figuré : « vêtu de probité candide et de lin blanc » (Hugo).
Remarque 2 : Il est à noter que la syllepse peut aussi affecter le genre, quoique plus rarement que le nombre : « Je ne nie pas qu'une personne qui ne liroit que de bons autheurs [...] ne peust luy mesme devenir un bon autheur » (Vaugelas, 1647), « C'est la sentinelle qui le premier s'inquiète » (Jacques Perret, 1947).
Remarque 3 : Voir également les billets Couple / Paire et Accord avec un collectif.
Ce qu'il conviendrait de dire
Un couple retrouvé noyé dans sa piscine (afin d'éviter de prêter le flanc à la critique).
Tags : couple, singulier, pluriel, syllepse, accord
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Commentaires
Merci pour ce billet très intéressant, encore une fois.
Je me permets les remarques suivantes :
- Vous écrivez « Toutefois, l'accord avec le nom complément se rencontre aussi, quand ce dernier est senti [...] comme le véritable noyau du syntagme ». (Goosse)
Ceci me paraît fondamental : toute la subjectivité qui nuance votre discipline est dans ce verbe sentir.
- Dans les phrases « Je pense à un couple que je connais depuis quarante ans. Ils ont lutté tous les deux », et « Près de la porte un couple attend, ils sont pâles », je ne sens aucune discordance, aucune syllepse, aucune ambiguïté. Je sens dans chaque exemple deux propositions grammaticalement distinctes.
J’ai l’habitude d’utiliser l’exemple suivant, qui me semble frappant :
Pour faire une omelette, une douzaine d'œufs sera utilisée. Une douzaine de minutes seront nécessaires pour la préparer.