• Êtes-vous fluent en français ?

    Êtes-vous fluent en français ?

    « À l'entrée en CM1, tous les élèves qui n'arrivent pas à lire un texte avec fluidité et expressivité, à une vitesse d'environ 90 mots par minute, doivent bénéficier d'une pratique quotidienne spécifique [...]. Durant les deux années du cours moyen, tous les élèves doivent lire chaque jour à voix haute pour entraîner leur fluence et atteindre la moyenne de 120 mots par minute à la fin du CM2. Aux évaluations de 6e de 2022, ils ne sont que 56 % à y parvenir. »
    (Bulletin officiel de l'Éducation nationale, le 12 janvier 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    « Fluence, c'est français ou c'est un affreux néo-anglicisme ? » s'enquiert un internaute sur le forum Neoprofs.org.
    Affreux ? Allez dire ça à Dupré ! Il vous rétorquera aussi sec que « tous [les mots] dont le groupe initial est fl » sont, au contraire, « fort agréable[s] ».
    Anglicisme ? Étiemble, pourtant grand pourfendeur du franglais devant l'Éternel, ne partage pas davantage cet avis. Ne prend-il pas le risque de faire couler un peu d'encre en déclarant, sans barguigner, à propos de l'emploi de l'adjectif correspondant comme terme de philosophie : « Fluent, voilà du bon français » (Le Babélien, 1959) ?
    Et pourtant, le doute subsiste : « Fluent est un anglicisme qui est petit à petit adopté par les neuropsychologues de langue française » (F. Michel, dans la revue Lyon médical, 1979), « Cet anglicisme [fluence] m'horripile. Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas utilisé simplement fluidité » (Twitter, 2020).
    Le sujet, ballotté par ce flux et reflux d'opinions contraires, mérite bien que l'on s'y attarde un instant.

    Première surprise : fluence est inconnu du Dictionnaire de l'Académie et du Dictionnaire historique de la langue française ; seul fluent y a ses entrées − et encore, depuis les années 2000 pour ce qui est du premier ouvrage. À tout seigneur tout honneur, c'est par l'adjectif que je commencerai donc :

    « XIVe siècle. Emprunté du latin fluens, de même sens, participe présent de fluere, "couler".
    1. MÉD. Se dit de lésions d'où s'écoule un liquide.
    2. Qui coule, qui bouge sans cesse, Des terres fluentes. Fig. et litt. Qui change sans cesse, au point de devenir insaisissable. Le caractère fluent du temps. Par ext. Se dit d'un style coulant, d'une manière de parler, d'écrire, qui a de l'aisance » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    « Fluent, tiré du participe présent [de fluer], s'applique à ce qui est fluide (XIVe s.), seulement en médecine (1800) ; il se dit en philosophie (XVIe s.) de ce qui s'écoule et au figuré pour "changeant, versatile" (1767), emploi rare » (Dictionnaire historique).

    Peut-on imaginer analyses plus dissemblables ? L'étymologie, d'abord : emprunt du latin fluens ou forme adjectivée du participe présent français fluant ? L'hésitation n'en finit pas de se refléter dans l'alternance (encore observée de nos jours) des graphies fluent / fluant, auxquelles Littré et le TLFi consacrent − bien artificiellement (1) − des entrées distinctes.
    Le sens, ensuite. Sans doute l'Académie aurait-elle été bien inspirée de se donner la peine de préciser les acceptions de l'étymon latin plutôt que de recourir à la formule de facilité « de même sens » ; cela lui aurait évité d'en oublier certaines, pourtant passées dans notre langue.

    Au propre, fluent se dit aussi bien de ce qui coule, s'écoule, glisse (fluide, matière malléable ou meuble) que de ce qui laisse s'écouler un fluide (plaie, hémorroïdes...) :

    « Plaies fluentes et liquides » (Martin de Saint-Gille, avant 1365), « Je vous meneray jusques a la terre fluente de laict et de miel » (Postilles et expositions des Epistres, 1508), « Le murmure des fluentes eaues » (traduction anonyme des œuvres de Virgile, 1529), « La langue de Nestor est comparee a myel fluent » (Geoffroy Tory, 1529), « Mes cicatrices puantes Sont fluantes De sang de corruption » (Clément Marot, 1542), « Clemens et amyables comme l'huille d'olive est doulce et fluente » (Nicolas Herberay des Essarts, 1550), « Plusieurs ont estimé que l'ambre jaune est une fluente liqueur terrestre » (Pierre Belon, 1555), « Desseicher les hemorrhoïdes fluentes » (Christofle Landré, 1558), « La fluante bourbe de la neige qui fondoit » (Jean de Hamelin, 1559), « Les mois [= menstrues] par trop fluents » (Jean Liébault, 1570), « La marne est une terre tendre et fluante. [...] lesquels sels ou matieres metaliques sont fluentes et se laissent couler avec les eaux qui entrent dans la terre » (Bernard Palissy, 1580), « Le flegme tempere la chaleur du sang, l'esclarcit, le rend legier et plus fluant » (Guillaume de Lerisse, 1608), « [Les peuples] du Sud ont le sang plus fluent » (Edme Gallimard, 1626), « Nez fluant, narines fluantes de morve » (Matthias Kramer, 1712), « L'aure fluante » (Diderot, 1765).

    Laisser entendre que cette acception de l'adjectif n'est désormais plus usitée qu'en médecine semble exagéré. Je n'en veux pour preuve que ces contre-exemples postérieurs à 1800 :

    « Les eaux [...] stagnantes, tombantes ou fluentes » (Jean-Marie Morel, 1802), « Des argiles [...] friables en temps sec et fluentes en temps humide » (Rapport au roi sur les canaux, 1823), « [Terres] où sont les eaux de sources fluantes » (Journal des annonces judiciaires de la ville de Lyon, 1826), « De bonnes potées grasses et fluantes » (Balzac, 1831), « Sources minérales toujours fluentes » (Isidore Bourdon, 1846), « Ces glaces se sont comportées non pas comme un liquide fluant [...], mais bien comme un liquide visqueux » (Albert Falsan et Ernest Chantre, 1880), « Lorsqu'enfin la fente est si mince que l'huile ne passe pas, le miel plus fluent peut passer » (Moïse Schwab, 1883), « J'ai goûté ces eaux fluentes, elles sont salées ! » (Victor-Eugène Ardouin-Dumazet, 1898), « Les délices de l'eau fluente » (Mathieu Varille, 1930), « Une longue oasis dit la fécondité des eaux fluentes » (Louis Artus, 1939), « Ceux qui voient dans le ciel immobile un liquide fluant, qui s'anime du moindre nuage » (Gaston Bachelard, 1943), « Ses eaux fluantes, bruyantes ou stagnantes » (Charles Gringoz, 1949), « L'épais de l'ombre et de l'eau fluente » (Philippe Beaussant, 1989), « Là où la terre est fluente de lait et riche en cyprine » (Jacques Cauda, 2020).

    Au figuré, fluent se dit pour « mouvant, ondoyant, flottant ; flasque, amolli » et, avec une valeur temporelle, pour « qui coule, qui passe, qui change sans cesse (au point de devenir insaisissable) ; qui s'écoule dans le devenir [selon la définition de Wartburg], qui n'est pas permanent » :

    (à propos d'une chose) « Ce monde labile et fluent plus que leaue dun ruisseau de fontaine » (Jehan Henry, 1516), « Or n'est la voix sinon un esprit fluant, perceptible a l'ouye par la verberation de l'air » (Jean Martin, 1547), « C'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en umbre avec la matiere coulante et fluente toujours, sans jamais demourer stable ny permanente » (Jacques Amyot traduisant Plutarque, 1572 [2]), « Causes instrumentales divinement instituées et vertus fluentes conjoinctement » (Jacques Severt, 1622), « Faute de l'ame vegetative, [un corps mort] est de nature fluante » (Vincent Wuillard, 1650), « Ce présent est un point indivisible et fluant » (Diderot, 1766), « L'artiste avoit su [donner à ses figures] ce contour mou et fluent » (Id., 1767), « Les vêtemens larges et fluents qui ne deformoient aucune partie du corps » (Guillaume-Thomas Raynal, 1792), « [Jules César Scaliger] a distingué le nom et le verbe en choses permanentes et en choses fluentes » (Séguier de Saint-Brisson, 1838), « Autant de têtes, autant d'opinions vacillantes et fluantes, coulant sur l'esprit sans y pénétrer » (Lamennais, 1843), « Le dos fluant d'un peut-être ou d'un il semblerait » (Barbey d'Aurevilly, 1860), « Héraclite [disait :] "Tout existe et tout n'existe pas", car tout est fluent, tout est dans une éternelle transformation, dans un éternel devenir et mourir » (La Revue socialiste traduisant Engels, 1880), « La transparence de ses chairs fluentes rebutait les plus rudes appétits » (Jean Lorrain, 1904), « Ce qu'il [= le temps] a de fluent » (Henri Bergson, 1907), « Tout ce qui est flasque et fluent, verbal et conventionnel, est dangereux » (Léon Daudet, 1923), « La notion phénoménologique de motivation est l'un de ces concepts "fluents" ["flieszende" chez Husserl] qu'il faut bien former » (Merleau-Ponty, 1945), « La fluante réalité » (Emmanuel Mounier, 1946), « Sous le nom d'adverbes, on groupe un ensemble très complexe et surtout très fluent de mots et de particules » (Albert Dauzat cité par le Grand Larousse, avant 1955), « Caractère irrationnel et fluent du milieu temporel » (Jankélévitch, 1957), « [Les] plis fluants de la brise » (Léon Laleau, 1973) ;

    (plus rarement, à propos d'une personne dont les formes sont flasques, molles, dont le caractère est changeant, versatile ou encore dont la fluidité d'esprit permet la compréhension de sujets variés) : « Une longue créature blondasse, larveuse, fluente » (Edmond de Goncourt, 1877), « Ce personnage indécis et fluent qui se promène, pareil à une ombre chinoise » (Huysmans, 1884), « Ce Gendarme appartient au répertoire fantaisiste d'Hervé : il est fluent et dérisoire » (Édouard Drumont, 1896), « [Des] bedeaux fluents et agités » (Bernard Lazare, 1897), « Personnage fluent et incapturable » (Manuel de Diéguez, 2001), « Le portrait à multiples facettes de cet écrivain fluent » (Pierre Masson, 2002), « Sainte-Beuve est présenté comme [...] un personnage fluent, "écrivain d'une souplesse remarquable, d'une élasticité rare" » (François-Marie Mourad, 2003).

    En particulier, il s'applique − en bonne ou en mauvaise part, à l'instar du latin fluens (3) − à une expression (orale ou écrite) coulante, aisée, facile, abondante ou bien trop uniforme, flasque, relâchée, et aussi, par métonymie, à une personne qui parle beaucoup et avec aisance (acception ignorée par nos deux dictionnaires) :

    (à propos de paroles, d'écrits, de style) « Ovide, fontaine de fluantes et doulces parolles » (Geoffroy Tory, 1529), « La copieuse et fluente eloquence de Cicero » (Étienne de Laigue, 1531), « Je n'ay veu de plus aisé langage Ne plus fluent » (Jean Bouchet, 1537), « Vostre eloquent parler Est si fluent qu'il volite par l'air » (Id., 1545), « Ta plume tant fluante » (Pernette du Guillet, 1545), « La rime riche et fluente » (Charles Fontaine, 1555), « Vostre fluante et douce poësie » (Id.), « D'une bouche fluante il profera ces mots » (Siméon-Guillaume de La Roque, 1597), « Ung stile si doux et si fluant » (Brantôme, avant 1614), « Un stile fluant de sapience » (Jean Balcet, 1636), « Elle [= une cantatrice] avait la langue fluente, ce qui lui donnait la facilité de prononcer les mots rapidement et distinctement » (Charles Brack traduisant l'anglais de Burney, 1810), « Son style mou et fluent » (Louis Marie de Lahaye de Cormenin, 1837), « Aucun d'eux ne possédait un style assez fluant pour aligner soixante vers d'une seule période » (Paul Lacroix, 1842), « Ces hommes illustres n'avaient pas tous la parole fluente, l'expression facile et le regard assuré » (Charles Dupin, 1847), « Un style fluent et mièvre » (Bernard Lazare, 1891), « [Elle a] le verbe fluent, parfois insolent, toujours facile » (Charles d'Héricault, 1893), « [Tel vers] est ductile, fluent, allégé » (Albert Mockel, 1894), « La plume fluente de Mme Craven » (Lucien Descaves, 1935), « Écriture romantique, fluente » (Albert Thibaudet, avant 1936), « Cerner d'un contour qui ne tremble pas la pensée fluente » (Julien Gracq, 1948), « Bonheur de dire quelques vers fluents et tendres » (Louis Jouvet, avant 1951), « Jargon pâteux, fluent, mou » (Lucien Thomas, 1965), « Une rudesse de langage différente de ce style fluent » (Jean Meyer, 1993), « Ce n'est pas le texte le plus fluent, c'est-à-dire le plus clair, le plus explicite, le plus facile à traiter, qui favorise toujours le meilleur niveau de compréhension profonde » (Joëlle Proust, 2021) ;

    (plus rarement, à propos d'une personne éloquente, volubile ou prolixe) « Les fluans orateurs rethoriques » (Jean d'Auton, avant 1528), « Et les ditez des fluens orateurs » (Id.), « [M. Poincaré] connaît bien la rhétorique ; il est fluent » (Charles d'Héricault, 1896), « Ce rhéteur vide et fluent » (Charles Maurras cité par Bruno Fuligni, 1910), « M. de Cadenet, parleur fluent et disert » (La Dépêche de Brest, 1939), « Des poètes fluents » (André Gillois, 1953).

    Et voilà poindre la deuxième surprise : la phrase « Mon (parler) anglais est fluent » n'aurait rien que de très correct − tout au plus son auteur risquerait-il de se voir taxer d'archaïsme ou de latinisme. De là à affirmer tout de go être soi-même fluent en anglais (au sens de « parler couramment une langue étrangère »), c'est une autre paire... de Manche !

    Signalons enfin, d'une part et à titre de curiosité, un emploi technique (XVIIe siècle) dans la papeterie : papier fluant « qui est confectionné sans colle et a tendance à boire l'encre » et, d'autre part, des emplois substantivés, le plus souvent avec valeur de neutre : « La fonction de la forme est précisément de saisir, de fixer, d'immobiliser ce que j'entends quelquefois appeler le "fluent" des choses » (Ferdinand Brunetière, 1893), « [Procéder] du fixé au fluent » (Jules Vuillemin, 1919), « Ce poète de l'Insaisissable et du Fluent » (Jean-Édouard Spenlé, 1935), lesquels nous conduisent tout droit au nom féminin associé.

    Fluence n'a pas attendu la bénédiction des académiciens pour se faire une (petite) place dans notre lexique : renseignements pris dans les dictionnaires d'ancienne langue (4), l'intéressé est attesté sous diverses graphies (fluence, fluente, fluance, fluante) depuis quelque... sept cents ans − et c'est là la troisième surprise ! Ce n'est pourtant qu'au début du XIXe siècle (si l'on excepte un emploi en mathématiques consigné dès 1756 dans l'Encyclopédie de Diderot sous la forme fluente) qu'il se verra ouvrir les portes des ouvrages de référence. Reconnaissance tardive et toute relative : présenté à tort comme un néologisme (5), ignoré par le Dictionnaire de l'Académie, fluence (encore parfois orthographié fluance) reste peu usité en dehors de la langue philosophique ou littéraire. Il n'en reprend pas moins la plupart des emplois de l'adjectif et s'entend, au propre comme au figuré, de l'action de fluer, du mouvement de ce qui coule ou s'écoule, à l'instar du bas latin fluentia (« écoulement » [6]) :

    (à propos d'un fluide, d'une matière malléable ou meuble) « La Mer de Grece i bat, dont li fluente est lés [= large] » (Les Continuations de Jérusalem, fin du XIIIe siècle selon le Dictionnaire étymologique de l'ancien français), « Comme eloquence bien ordonné soit si comme fluence de miel et sang du corps du parlant » (Christine de Pizan, 1413), « Les eaues [...] demouroient derriere en sy grant fluence et haulteur que les prez et hiretaiges [...] en estoient noyez et gastez » (Cartulaire de l'abbaye de Marquette, 1438), « La fluente des ruisseaux et rivieres » (Les Us et coutumes de la mer, édition de 1671), « [Le] soulphre n'est qu'une fluance terrestre eschauffée qui est comme feu » (Le Tombeau de la pauvreté, 1672), « La fluance des humeurs acres êtoit si grande » (François Deboze, 1682), « [Construire] des murs de soutènement pour s'opposer à la fluence des argiles » (Rapport au roi sur la situation des canaux, 1847), « La fluence chaude et aigrelette [...] du vin de Chablis » (Paul Adam, 1886), « Fluance du nuage » (Joséphin Péladan, 1889), « [Ils se tenaient] dans la fluence solaire presque horizontale » (Jean de La Varende, 1944), « La fluence des eaux et des airs » (Benoît Blihau, 1947), « Amélie regardait les œufs, pensait à ce qu'elle avait entendue, et des images de fluence et de viscosités se glissaient dans son esprit » (Henri Troyat, 1953), « Les Girlandenboden donnent bien l'impression qu'il y a eu fluence, écoulement boueux » (Étude des sols gelés, 1954), « La fluence du fleuve » (Jean-Paul Dollé, 1976), « Vénus, autre figure qui n'est pas sans affinité avec la fluence des flots » (Thierry Belleguic, 2000), « La fluance d'eau et de sang expulsée après [le nouveau-né] » (Pierre Pelot, 2003) ;

    (à propos du temps, de la parole...) « La fluence du temps » (Discours apollogetic pour monsieur le baron de Billehe et de Vierset, 1633), « Au moment que je parlais ainsi, l'éternité durait, la fluente du tems courait » (Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, 1771 ; on trouve fluence dans des éditions ultérieures), « Dans la fluente du tems qui engloutit tout » (Id., Correspondance, 1773), « Le tems [est] une fluence également uniforme et continue » (Charles de Nieuport, 1805), « La seule fluence des phrases dénouera sans effort la situation » (Paul Valéry, 1897), « Des flots de vocables. Des mots ! [...] une fluence verbale » (Henri d'Arles, 1926 ; le sens est ici proche de « logorrhée »), « Le devenir est lié à une image cinétique d'écoulement, de passage, de fluence ; [l'être] à une image de stabilité, d'immobilité » (Gustave Guillaume, 1942), « La hantise de la fluence du Temps » (Julien Teppe, 1946), « La fluence (nous ne disons pas la confusion) des contours » (Charles de Moré-Pontgibaud, 1955), « Toute Littérature [...] doit être un récit, une fluence de paroles au service d'un événement ou d'une idée qui "va son chemin" » (Roland Barthes, 1962), « La valeur de pour [chez Sainte-Beuve] est fluente et nuancée, et le critique joue précisément sur cette fluence » (Jean Chaillet, 1969), « La fluence du parler, les glissements verbaux mécaniques élargissent constamment la distance entre un discours significatif et justifié et un flot de paroles gratuites » (Paul Vernois, 1981), « Bloquer la fluence des mots pour faire naître de cette retenue la fleur magique du verbe » (Bernard Chouvier, 1994), « Refus de toute fluence lyrique » (Jean-Claude Pinson, 1994), « La fluence du discours cinématographique » (Freddy Buache, 1996), « La fluence généralisée des passions qui constitue "le cours général" des affaires humaines » (Jean-Pierre Cléro, 1998).

    Mais voilà que, sous... l'influence de leurs équivalents anglais, nos deux compères développent sur le tard de nouveaux emplois techniques. Comme terme de physique, fluence désigne notamment « la propriété que possède une poudre de s'écouler librement à travers un orifice » (La Banque des mots, 1977), « [l']intégrale d'une densité de flux de particules sur un intervalle de temps donné » (site France Terme, 1989). Dans le domaine de la neurolinguistique, les troubles de la fluence verbale, qui affectent le débit de l'expression orale, sont évalués à l'aide de tests, où le sujet doit énoncer des mots (commençant par telle lettre, appartenant à telle catégorie sémantique, etc.) en un temps donné ; sur le même principe sont élaborés des tests de fluence de lecture, pour mesurer (en nombre de mots correctement lus à la minute) la capacité des élèves à lire un texte à voix haute avec précision, fluidité et expressivité (7) :

    « Des épreuves de compréhension verbale, de fluence verbale » (J.-L. Laroche, Recherches sur les aptitudes des écoliers du Katanga industriel, 1960), « Rôle respectif des atteintes frontales et de la latéralisation lésionnelle dans les déficits de la "fluence verbale" » (Anne-Marie Ramier et Henri Hecaen, 1970), « On parle d'aphasie fluente de Wernicke chez le sujet dont la compréhension est plus atteinte que l'expression, d'aphasie non fluente de Broca lorsque l'expression est plus perturbée que la compréhension » (Véronique Sichem, 1995), « La fluence, ou fluidité de lecture orale (du terme anglais reading fluency), a d'abord été associée à la rapidité du débit de la parole » (Alain Desrochers, L'Approche de la réponse à l'intervention et l'enseignement de la lecture-écriture, 2022).

    Le piquant de l'affaire, cela dit, c'est que plus d'un spécialiste est persuadé que les formes fluence, fluency furent françaises avant d'avoir été anglaises : « Fluence, [altfrz. fluance, lat. fluo] » (Joseph Leonhard Hilpert, A Dictionary of the English and German Languages, 1828), « Fluency. [Lat. fluentia, Fr. fluence] » (Webster's Dictionary, édition de 1864), « Fluence. Early 17th cent., from French, from Latin fluentia, from fluere » (Oxford Dictionary of English, 2010), « The evolution of the word [fluency] looks like this : Latin fluere > Latin fluentem an accusative singular form of the present participle > Old French fluencie, fluency [!] > Modern French fluence > English Fluence » (Bill Casselman, Word Stash, 2017). Le phénomène, au demeurant, ne serait pas nouveau.
    Il n'empêche : quand bien même le flacon serait de facture française (et latine), l'ivresse, elle, s'abreuve désormais aux meilleures sources anglaises. De là à voir se soulever dans le pays une vague d'indignation contre les anglicismes rampants, beaucoup d'eau devrait encore fluer sous les ponts...

    (1) Comparez : « Fluant, qui ne dure pas » et « Fluent, qui coule, qui passe ; qui ondoie, qui flotte ; (figuré) qui semble couler » (Littré) ; « Fluant, qui change » et « Fluent, qui laisse couler le sang ; qui bouge, qui change sans cesse ; qui s'écoule, qui passe » (TLFi).

    (2) La formule sera reprise par Montaigne, grand admirateur de Plutarque et d'Amyot, avec la graphie fluante (Essais, 1580).

    (3) « [En parlant du style] : a) coulant, d'un cours égal ; b) coulant de façon trop uniforme [sans les temps marqués du rythme], ou bien lâche, flottant à l'aventure [sans les entraves du rythme] », lit-on dans le Gaffiot.

    (4) « Fluance. Écoulement, action de couler » (Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, Glossaire de la langue romane, 1808), « Fluente. Écoulement, action de couler » (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française, 1885 ; en 1895, l'auteur apporte la correction suivante dans les Errata : « Au lieu de fluente, lisez fluence »), « Fluence. Écoulement, flot » (Joël Blanchard et Michel Quereuil, Lexique de Christine de Pizan, 1999).
    Pour ne rien simplifier, la graphie fluance est également attestée avec le sens de « influence » : « Lune et Souleil et le vieil Saturnus Gouvernassent si par leur fluance Les corps humains » (Eustache Deschamps, avant 1404) et de « abondance, affluence » : « Parmy la fluence des grandeurs qui l'entourent » (Le Heraut et l'arrest des trois estats, 1649), « La grande fluance de monde et de bestail » (texte daté 1676). L'adjectif a connu la même évolution : « Le moys de may [...] Ou sont fluans [= abondants] tous fruictz ambrosiens » (Charles de Bourdigné, 1532).

    (5) « La fluence du temps qui court sans cesse comme un fleuve étonnamment rapide étourdit ma pensée » (Louis-Sébastien Mercier, Néologie, 1801), « Mot nouveau imaginé par Mercier. Il propose de dire la fluence du temps pour dire la rapidité du temps, la course rapide du temps » (Jean-Charles Laveaux, Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires, 1822), « Néologisme. Écoulement. Il s'est dit de la marche du temps » (Complément du Dictionnaire de l'Académie, 1842, qui écrit par ailleurs : « Fluance (vieux langage), écoulement, action de couler »).
    La mention « néologisme » disparaît à partir de 1845 : « Marche du temps. La manière dont il s'écoule » (Bescherelle, Dictionnaire national, 1845), « Au propre et au figuré, état de tout ce qui s'écoule, de tout ce qui passe » (Ibid., édition de 1890), « État, mouvement de ce qui coule » (Littré, 1863), « État mouvementé de ce qui coule » (Camille Flammarion, Dictionnaire encyclopédique, 1894), « Peu usité. Mouvement de ce qui coule ou s'écoule : fluence du temps » (Petit Larousse illustré, 1906), « Action de couler, mouvement de ce qui coule » (TLFi, 1971), « Rare. Action de fluer, de couler, de glisser » (Grand Larousse, 1973), « Littéraire. Manière de parler facile, style plein d'aisance » (Larousse en ligne).

    (6) « Fluentia loquendi [= flux de paroles] » (Ammien Marcellin, historien, IVe siècle), « Fluentiam retinere [=  arrêter l'écoulement (des humeurs, du sang)] » (Célius Aurélien, médecin, Ve siècle).

    (7) Selon l'universitaire Roland Goigoux, « le ministère de l'Éducation nationale conserve les deux termes fluence et fluidité, mais au prix d'une certaine confusion [...]. Pragmatiques, la plupart [des enseignants] considèrent que la fluence est ce que mesure le test imposé par le ministère : un nombre de mots lus correctement dans un temps imparti » (L'Engouement pour la fluence, 2022).

     

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  • Commentaires

    1
    Mercredi 25 Janvier 2023 à 19:00

    Une petite remarque : il y a à mon avis dans le mot "fluidité" une connotation positive absente de "fluence", bêtement neutre, qui me pousse à apprécier qu'il y ait 2 mots distincts.

    Et, ce qui n'a rien à voir : l'esprit critique à l’affût quand je lis vos (excellents, flagornerie traditionnelle) billets, je note que "plus d'un spécialiste est persuadé..." me titille : plus d'un, c'est au moins 2, et je verrais bien le verbe au pluriel. Tout en reconnaissant que j'aurais écris la même chose que vous.

      • Mercredi 25 Janvier 2023 à 20:26

        Détrompez-vous, fluide et fluidité peuvent aussi se prendre en mauvaise part :
        "Caractère de ce qui échappe à toute saisie, en raison de l'instabilité. La fluidité de la situation politique" (TLFi), "Fluide ne se dit pas seulement de ce qui, au propre ou au figuré, coule facilement (une encre, un style, une circulation fluide), mais de ce qui est difficile à saisir (une pensée, une situation fluide)" (Hanse).

      • Mercredi 25 Janvier 2023 à 22:03

        Instabilité, difficulté : je découvre... Mais quand on parle d'une pensée fluide, comment savoir s'il s'agit d'une pensée qui coule facilement ou d'une pensée difficile à saisir ?

      • Jeudi 26 Janvier 2023 à 13:29

        Le contexte doit nous y aider. Comparez : "Un ordre mal transmis, une idée mal exprimée, une pensée trop fluide , un message mal écrit déchaînaient ses colères" (Bernard Simiot) et "Jouissant d'une parole aisée, d'une pensée fluide..., l'Athénien est heureux" (Jean Revel).

    2
    Chambaron
    Mardi 31 Janvier 2023 à 21:56
    Chambaron

    En résumé, si l'usage du mot est très convenable pour une matière ou une abstraction, il devient abusif appliqué à une personne. 

     

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