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De l'abus de « abuser »
« Un élu de l'Oise condamné pour avoir abusé sexuellement une ado de 12 ans pendant plusieurs années. »
(paru sur ouestfrance.fr, le 30 janvier 2023.)
Ce que j'en pense
Le sujet du jour ne peut que paraître dérisoire au regard de la gravité des faits relatés. Il n'en est pas moins digne d'intérêt pour le chroniqueur de langue. Abuser fait partie de ces verbes qui admettent tantôt un objet direct, tantôt un objet indirect introduit par de. Et gare à ceux qui, à l'instar de notre journaliste, confondraient les deux constructions : à chacune correspond un sens différent, nous assure le Larousse en ligne. Abuser quelqu'un, c'est le tromper, l'induire en erreur : « Il l'a abusée par de fausses promesses » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; abuser de quelqu'un, c'est user avec excès (d'où profiter) de la complaisance, de la bonté, de la naïveté ou de la patience de cette personne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (Id.) et, par euphémisme, lui faire violence, la violer : « Déshonorer une femme, une fille, abuser d'elle » (Id.).Mais voilà que se multiplient avec ce dernier sens les emplois à l'actif sans préposition et − « depuis peu », dixit Goosse en 2011 − au passif : « Il a été abusé par son père dès cinq ans » (Le Monde, 2004), « À l'époque, [Polanski] est soupçonné d'avoir abusé une adolescente de 13 ans » (Le Figaro, 2009), « Andréa Bescond a été cette petite fille fragile, blessée, abusée » (Danièle Sallenave, 2016), « M. Polanski aurait dû demander à la jeune fille abusée si elle y consentait ? » (Patrick Rambaud, 2020), « Vanessa Springora raconte dans Le Consentement comment elle a été abusée [par Gabriel Matzneff] » (Michel Onfray, 2021).
Les uns crient à l'abus de langage :
« La faute la plus fréquemment commise [est] le tour être abusé par, quand abuser a le sens de "profiter, exploiter [sexuellement]" » (Andrée A. Michaud, 2000), « L'homme, présumé avoir abusé sept enfants, aurait lui-même été abusé dans son jeune âge. On voit, par ces exemples de plus en plus courants de transitivation "abusive", à quel contresens majeur peut conduire l'emploi impropre du verbe abuser » (Jean Brua, Défense de la langue française n° 209, 2003), « [Abuser au sens de "violer"] a été transitif indirect pendant des siècles : on abusait d'une femme. En l'espace de quelques semaines, sans qu'on puisse savoir comment c'est arrivé, le voilà devenu transitif direct : on abuse une femme [...]. Par voie de conséquence, on ne peut plus faire la différence entre "tromper" et "violer" [*]. Toute violence faite à la grammaire se paie d'ambiguïté » (Jacques Drillon, 2014).
Les autres, à l'anglicisme :
« D'après l'anglais to abuse, abuser (par exemple un enfant) se dit en français du Canada (depuis 1913) pour "maltraiter", et (1973) "entraîner à des activités sexuelles (en profitant de la faiblesse physique ou psychologique de la personne objet de l'abus)". Cet anglicisme tend à s'employer en français d'Europe » (Dictionnaire historique de la langue française, 2011), « Abusé. Ce mot est un anglicisme au sens de "maltraité, violenté, agressé" » (Lexique des difficultés du français dans les médias, 2010), « On en est venu, sous l'influence de l'anglais, à lui [= le verbe abuser] donner une connotation sexuelle qu'il n'avait pas [!] » (André Racicot, 2013), « Être abusé physiquement ou sexuellement sont des calques de l'anglais to be physically/sexually abused » (Clefs du français pratique), « [Abuser employé au sens de "faire subir des violences sexuelles, violer" est] une importation frauduleuse de l'anglo-américain to abuse » (site barbarisme.com), « [Par la faute de traducteurs négligents,] abuser un enfant ["lui faire croire des sornettes"] est souvent employé aujourd'hui au sens erroné de abuser d'un enfant ["le prendre de force pour partenaire sexuel"] » (site de la Mission linguistique francophone).
À y regarder de près, l'affaire est plus complexe qu'il n'y paraît.
1. D'abord, et n'en déplaise aux âmes sensibles, parce que abuser est attesté de longue date au sens de « maltraiter, opprimer quelqu'un » (selon le Dictionnaire historique de l'Académie), « nuire à quelqu'un (en se servant de lui pour satisfaire ses désirs personnels [et spécialement sexuels]) » (selon le Dictionnaire du moyen français). Certes, le verbe, dans cette acception, appelle d'ordinaire un objet indirect :
« [Il] avoit concupiscence de le [= un enfant] mangier et concupiscence de abuser en par delectacion de luxure inconveniente » (Oresme, vers 1370), « Notez contre ceulx qui tournent a erreurs les femmes pour en abuser » (Jean de Gerson, 1402), « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Id., vers 1404), « [Ceux] qui ont mespris, abusé [= mal agi] ou autrement delinqué envers nous et justice » (Jean Le Clerc, 1502), « [Le tyran] abuse des personnes et des biens de ses subjects » (Pierre Charron, 1601).
Mais la construction directe se rencontre également :
« Vous prenez plaisir d'abuser femmes [...]. Et qui plus est vous ne pouvez pas ignorer qu'en ce faisant vous ne dampnés vostre ame » (Cent Nouvelles nouvelles, vers 1460), « Car de legier abuse et fourvoie en auctorité et puissance toute creature » (Guillebert de Lannoy, milieu du XVe siècle), « Et est bien raison quilz soyent persecutez de toutes creatures quant ilz ont abuse toute creature » (Guillaume Lemenand, 1487), « [Pierre Mossard] ne peult demorer a lescole [...] a cause quil abuse [= maltraite] les enfans » (Registres du Conseil de Genève, 1554), « Ils cherchent d'avoir leurs esbats et recreations a abuser femmes et filles mal avisees » (Michel Cop, 1556).
La belle affaire ! me direz-vous. Tout ça, c'était dans l'ancienne langue, il ne faudrait pas abuser ! Voire.
Goosse n'a pas manqué de relever que « l'Académie a enregistré de 1694 à 1878 abuser une fille "la séduire, la suborner" [ne vous laissez pas... abuser par le verbe séduire, qui s'entend ici au sens de « corrompre, débaucher »], qu'elle distinguait de abuser d'une fille "en jouir sans l'avoir épousée" − ce qui n'équivaut [toutefois] pas à "violer" ». Certes, mais ce que le continuateur du Bon Usage oublie de préciser, c'est que ladite distinction, pour le moins délicate à mettre en œuvre, était loin d'être strictement observée. Andreas Blinkenberg n'en veut pour preuve que ces exemples empruntés à Molière, où « le sens paraît être exactement le même » (Le Problème de la transitivité en français moderne, 1960) : « Vous autres courtisans estes des enjoleus qui ne songez qu'à abuser les filles » (Dom Juan, 1682), « Il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser des filles » (Ibid.) − on pourrait aussi bien citer le Dictionnaire (1690) de Furetière : « Il faut être bien malhonneste homme pour abuser de la femme de son amy, pour abuser la fille de son hoste. » L'Académie elle-même finit par en convenir dans son propre Dictionnaire historique (1865), où elle écrit : « Par une confusion des sens du verbe neutre [abuser de quelqu'un] et du verbe actif [abuser quelqu'un], le premier se prend, comme l'autre, pour Posséder un femme d'une manière illégitime, criminelle, la corrompre par artifice ou la déshonorer par violence » − ce qui inclut bien, cette fois, le crime de viol. Qui plus est, la formulation retenue par les académiciens donne le sentiment que la construction directe serait la tournure correcte (**). Le médiéviste Paulin Paris n'est pas loin de partager cet avis : « En général, la forme active s'emploie pour les personnes, la forme oblique pour les choses. Cependant on diroit abuser d'une fille, parce qu'on sous-entend toujours la foiblesse et l'inexpérience de cette fille. La forme elliptique est ici plus énergique », lit-on dans son Essai d'un dictionnaire historique de la langue française (1847).
Toujours est-il que l'analyse des textes confirme la concurrence des deux constructions au cours des siècles, même si celle avec de l'emporte nettement, si je ne m'abuse, dans le cas d'une relation non consentie. Qu'on en juge :
(avec de) « Vostre confesseur [...] m'a confessé avoir abusé de vostre personne [par acte villain et deshonneste] » (Marguerite d'Angoulême, 1559), « [Rodoaldus], surpris en adultere, fut tué par le mary de la femme dont il abusoit » (Pierre de La Primaudaye, 1577), « Il eut pour butin une jeune fille [...] par luy forcée [...], et puis l'envoya à ses officiers pour en abuser de mesme » (Conseil salutaire d'un bon Français aux Parisiens, 1589), « Ce ne furent plus que meurtres et que violemens. [...] quant aux jeunes filles et aux jeunes garçons, ils les ravirent [...] pour en abuser » (Nicolas Coeffeteau, 1621), « Accusé d'adultere avec Julie fille de Germanicus, et d'avoir abusé de mesmes d'Agrippine mere de Neron » (François de La Mothe Le Vayer, 1642), « Il se trouve divers historiens qui disent que Neron avoit abusé [...] de Britannicus » (Nicolas Perrot d'Ablancourt, avant 1664), « Ne se contentant pas de sa femme il abusoit avec violence de quelques filles » (Robert Arnauld d'Andilly, 1664), « Pour venger sa fille dont Roderic abusoit » (Bossuet, 1681), « Violer. Prendre une personne de force pour en abuser » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « [Alexandre VI] était accusé [...] d'abuser de sa propre fille Lucrèce » (Voltaire, 1756), « [Ils] ont abusé de quelques beaux garçons » (Id., 1762), « Cet homme, condamné pour attentat aux mœurs, avait abusé d'un enfant confié à ses soins » (Littré, 1863), « Ce serait mal d'abuser de cette enfant. [...] et l'image de la possession l'affolait » (Zola, 1887) ;
(sans de) « Tu m'as seduitte, abusee et perdue [dit une femme adultère et repentante] » (Jacques Amyot, 1572), « Abuser une femme, une amante Soubs ombre de l'aneau [= sous le prétexte d'une promesse de mariage] » (André de Rivaudeau, avant 1580), « L'ayant abusée [ici employé au sens étroit de "séduite" ?] et violée » (Pierre Crespet, 1604), « Les amours d'une de vos présidentes veuves, découvertes par l'enflure de son ventre, et celles d'une pauvre fille abusée [= déshonorée, à qui l'on a fait perdre la virginité] par un de vos conseillers, qui étoit en même état » (Malherbe, 1613), « [Il] avoit abusé deux filles et eu d'elles des enfans » (Antoine Despeisses, avant 1658), « Mais l'ayant abusée, entre nous, Vous estes obligé, monsieur, en conscience, A l'épouser » (Montfleury fils, 1673), « Seduire, débaucher, abuser une femme » (Das Grosse königliche Wörter-Buch, 1690), « En parlant d'un homme qui a fait violence à une fille, ou qui l'a abusée, on dit qu'Il est le ravisseur de son honneur » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Demoiselle Ignorance étoit grosse d'enfant. Demandez-moi qui l'avoit abusée » (Antoine Houdar de La Motte, 1719), « On [n'] entend parler que de peres irrités, de filles abusées, d'amans infidelles et de maris chagrins » (Montesquieu, 1721), « Je soussignée fille abusée par Etienne de Sainfroid » (Les Amours de Sainfroid et d'Eulalie, 1729), « Une femme esclave rendue vile par son maître, c'est-à-dire abusée par son maître, ou dont on fait que son maître abuse » (commentaire sur La Sainte Bible, 1743), « Une loi par laquelle une fille abusée étoit punie avec le séducteur » (Rousseau, 1762), « Elle avou[a] devant les juges avoir été abusée par son père » (Giovanni Ferri, 1788), « Vous l'avez abusée, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort là » (Marmontel, avant 1799), « [Les marques de violence] prouvent-elles toujours la résistance d'une femme contre un homme qui l'a abusée ? » (Joseph Capuron, médecin, 1821), « Si un garçon abusoit une fille [...], il étoit obligé de l'épouser » (Jacques-Pierre Fleury, avant 1832), « Quel misérable ! abuser une enfant, comme s'il n'y avait pas tant de femmes qui n'auraient pas demandé mieux que de satisfaire ce Lovelace ! » (Le Tribunal de famille, 1879), « D'aucuns disent qu'il n'est pas si grand péché d'abuser une femme publique et qui est déjà prête à mal faire, que d'aller débaucher une fille ou femme mariée » (Joséphin Péladan, 1884), « Une fille qu'un homme avait abusée après l'avoir endormie avec du punch » (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1886).
2. Ensuite, et c'est là la conséquence de ce qui précède, parce que l'argument de l'anglicisme perd singulièrement de son poids. « Cette construction transitive [directe ne] serait-elle [pas plutôt] un archaïsme ? » s'interroge Goosse à bon droit. Convenons, à tout le moins, que le tour anglais renoue avec un ancien usage français, de sens approchant.
3. Enfin, parce que ce ne serait pas la première fois qu'un verbe transitif indirect se construirait régulièrement à la voie passive : « Obéir ayant été autrefois transitif [direct], il s'emploie aussi à la voix passive. J'entends être obéi sur-le-champ », lit-on dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie. Tout aussi grande est la tentation, avec abuser, d'alterner construction active indirecte et construction passive avec le même sens :
« D'un sousdiacre qui avoit abusé d'une fille sous promesse de mariage [...]. Fille abusée par un sousdiacre sous promesse de mariage » (Journal des audiences du Parlement, 1678), « La promesse de mariage, sur la foy de laquelle une fille a été abusée [...]. Celuy qui a abusé d'une fille sous promesse de mariage » (Pierre-Jacques Brillon, avocat, 1711), « S'il est vrai que l'on désigne sous le nom de viol l'effort fait pour abuser d'une fille ou d'une femme malgré leur volonté, il est également certain que dans le plus grand nombre des cas, la personne abusée est une fille encore vierge » (Mathieu Orfila, médecin, 1823), « L'autre dame en deuil était sa fille, abusée par le fils du riche laboureur. [...] j'aurais désiré vous voir [...] le forcer d'épouser ma fille en accomplissement de la parole qu'il lui a donnée, avant que d'abuser d'elle » (Frédéric de Brotonne traduisant Cervantes, 1837), « Certains parents [pédophiles] bénéficiaient même d'une aide sociale pour abuser de ces enfants dont certains avaient six ans. Plus de mille enfants auraient été ainsi abusés pendant des années » (Michel Onfray, 2021).
Impossible de conclure ce billet sans évoquer le cas, tout aussi controversé, de l'expression abus sexuel. Selon Florence Montreynaud, il s'agit d'un calque de l'anglais « child abuse ou sexual abuse [...]. Or le nom anglais abuse a un sens plus large que le français abus : il peut signifier, comme en français, usage mauvais ou excessif d'une chose, mais il a aussi le sens de injure (à une personne), dégradation (d'un bien), ou le sens plus fort de viol. En français, abus d'alcool ou abus d'autorité sous-entend qu'il existe un usage bon ou raisonnable de cette chose. L'expression abus sexuel est donc absurde : elle signifierait qu'on peut user sexuellement, de manière bonne ou raisonnable, d'un enfant » (Le Roi des cons, 2018). Absurde ? Pas pour Mael Germain, qui soupçonne une confusion entre abus sexuel et abus de sexualité : « L'abus de sexualité [où le complément introduit par de précise l'objet de l'abus, comme dans abus d'alcool, abus d'autorité...] est le fait d'abuser de la sexualité, [alors que l'abus sexuel est] le fait de commettre un abus de pouvoir à des fins sexuelles » (Essai sur l'influence du pédophile à l'égard du silence des tiers, 2018). Les uns saluent l'élasticité d'une notion susceptible de recouvrir des situations très diverses : « L'expression "abus sexuel" a l'avantage de ne pas réduire le phénomène, ni aux sévices [...] ni aux violences » (Les Abus sexuels à l'égard des enfants, 1990), quand d'autres dénoncent le voile pudique qu'elle jette sur la réalité : « Ce terme consacré d'abus est bien curieux et presque indulgent pour désigner des viols ou en tout cas des violences sexuelles sous la contrainte » (site des correcteurs du monde.fr). L'Office québécois de la langue française considère, quant à lui, que l'anglicisme abus sexuel « s'intègre au système linguistique du français, puisque le terme abus a le sens de "fait d'user mal d'une position d'autorité ou d'une relation de confiance" ».
Bornons-nous, de notre côté, à rappeler que le mot abus possédait plus d'une acception dans l'ancienne langue : « usage mauvais, irrégulier, excessif ou injuste (d'une chose, d'un pouvoir, de la force...) », « excès, désordre », « tromperie », « erreur, divagation »... mais aussi « action abusive exercée contre quelqu'un, mauvais traitement, exaction », comme dans ce vers du Mystère de saint Laurent (1499) : « Sathan et Lucifer [...] aux pecheurs font maintz abus. » C'est à ce dernier sens que le Dictionnaire du moyen français rattache l'emploi de abus − parfois complété de l'épithète charnel − pour qualifier diverses activités sexuelles condamnables (viol, inceste, adultère, masturbation...) :« Abus de délit charnel avecques enfans masles » (Oresme, vers 1370 ; délit charnel désignant le plaisir de la chair), « Inceste [...] est abuz charnel de ses cousines, parentes et affines » (Noël de Fribois, 1459), « L'abus charnel entre le fils et la fille » (Jacques Severt, 1621), « [Il] advertissoit [son fils] d'eviter toute fornication et appelloit crime tout usage, ou plustost abus de femme hors de l'épouse legitime » (Étienne Molinier, 1641), « Que ce recit serve d'enseignement aux clercs, pour n'abuser pas des femmes d'autruy [ny] des femmes publiques de l'abus desquelles on ne peut pas dire absolument que ce soit un crime » (Michel de Marolles, 1668), « Abus de soi-même. C'est une expression dont se servent quelques auteurs modernes pour dénoter le crime de la pollution volontaire [= masturbation] » (Encyclopédie méthodique, 1751), « Abus d'une fille mineure » (François Dareau, avocat, 1775), « Abus charnel d'une fille au-dessous de dix ans » (Commentaires sur les lois anglaises, 1823) − à distinguer de : « Il fait crever Attila d'un abus [= usage excessif et immodéré] de femmes et de vin » (Alexandre Dumas fils, 1871).
Résumons. Abuser (comme abus) connaît depuis plus de six siècles des emplois ayant trait aux mœurs sexuelles. Sans doute est-il préférable, dans ce domaine, de s'en tenir à la construction indirecte, seule consignée désormais par les dictionnaires usuels au sens de « faire violence à, violer ». Mais se pose alors la question du bien-fondé de la forme passive : abusé serait d'un emploi régulier − quoique vieilli − « en parlant d'une femme séduite et déshonorée » (Dictionnaire historique de l'Académie), mais passerait pour un détestable anglicisme au sens de « violé, agressé sexuellement ». Avouez que la différence de traitement paraît un tantinet... abusive.
(*) Argument peu convaincant, puisqu'il vaut déjà pour le tour indirect, comme cela n'a pas échappé à Féraud : « Madame de Sévigné écrit à sa fille : "J'abuse de vous : voyez quels fagots [= nouvelles de peu d'importance] je vous conte." Si c'eût été un homme qui eût écrit à Madame de Grignan, il eût manqué à la décence » (Dictionnaire critique, 1787).
(**) Sinon, pourquoi ne pas avoir écrit : « les deux se prennent pour [...] » ?
Remarque 1 : Selon l'outil canadien Clés du français pratique, l'expression abuser de quelqu'un « implique nécessairement un abus de nature sexuelle ». Tel n'est pourtant pas toujours le cas, nous l'avons vu, ni dans l'ancienne langue : « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Jean de Gerson), ni en français moderne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Trop de bonté, de générosité de votre part inciteront les autres à abuser de vous » (TLFi).
L'ennui, c'est que cette méprise donne à croire que l'expression abuser sexuellement (charnellement, physiquement) de quelqu'un verse dans le pléonasme : « Abuser remplace souvent violer, ce qui donne le pléonasme abuser sexuellement » (Françoise Nore, 2021). Là encore, rien n'est moins sûr : « [Il] abandonna [une jeune femme] a tous ceulx qui en vouldroient charnellement abuser » (Claude de Seyssel, avant 1520), « [Il] abusoit charnellement du plus jeune des freres » (Jacques Amyot, 1559), « Celuy qui viole et qui abuse charnellement d'une personne » (Nicolas de Hauteville, 1657), « Cet ecclesiastique qui abuse charnellement de ses pénitentes » (Jacques de Sainte-Beuve, 1662), « [Absalon fait tuer Amnon], parce qu'il avoit abusé violemment de sa sœur Thamar » (François Le Tellier de Bellefons, 1695), « Lequel enfant, après que ledit Gilles en eut charnellement et criminellement abusé, fut tué » (Georges Bataille, 1959), « [Il] avait abusé sexuellement de plusieurs jeunes femmes » (Didier Decoin, 2014).Remarque 2 : D'après le Dictionnaire historique de la langue française, « le verbe abuser semble dérivé de abus mais est attesté antérieurement (1312) ; on peut supposer un latin populaire °abusare ». Abus, quant à lui, est emprunté du latin abusus (participe passé de abuti « user complètement de, détourner de son usage »), employé comme terme juridique au sens de « utilisation d'un bien fongible, usage suprême et définitif d'une chose ».
Ce qu'il conviendrait de dire
Condamné pour avoir abusé (sexuellement) d'une adolescente.
Tags : abuser quelqu'un, abuser de quelqu'un, abus sexuel, anglicisme
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