• Cent ans de malheur !

    Cent ans de malheur !

    « On sait les Français très attachés à leur légion étrangère avec ses traditions séculières et ses tenues vestimentaires originales. »
    (Sophie Babey, sur lindépendant.fr, le 23 juin 2019 )  

     


    FlècheCe que j'en pense


    La barbe de ces doublets paronymiques qui n'en finissent pas d'attirer les usagers dans leurs rets ! Car enfin, il m'étonnerait que notre journaliste ait voulu faire allusion au caractère profane ou laïque (!) des traditions de la Légion étrangère (notez la majuscule) plutôt qu'à leur ancienneté...

    Les ouvrages de référence, une fois n'est pas coutume, sont unanimes : si séculier et séculaire ont bien tous deux à voir avec siècle, ils se sont rigoureusement réparti ses deux acceptions. À la valeur chrétienne de siècle (« la vie terrestre par opposition à la vie après la mort ; le monde temporel et profane par opposition au monde spirituel, à la vie religieuse ») correspond séculier : le vocabulaire ecclésiastique distingue ainsi le clergé séculier (dont les membres n'ont pas fait de vœux monastiques et vivent dans le siècle, dans le monde) du clergé régulier (dont les membres sont soumis à la règle d'un ordre religieux) ; quant au bras séculier, il désignait, sous l'Ancien Régime, l'autorité de la justice civile par opposition à celle de la justice ecclésiastique. À la valeur temporelle de siècle (« période de cent ans ») correspond séculaire : chêne séculaire, usage deux fois séculaire (« qui est âgé, qui date d'un ou de plusieurs siècles », d'où par extension « qui existe depuis longtemps ») (1).

    Seulement voilà, force est de constater que cette distinction sémantique a eu bien du mal à s'établir. La faute au latin sæcularis (ou secularis), qui en était venu à cumuler les deux valeurs : temporelle, uniquement en parlant de jeux (sæculares ludi) qui avaient lieu tous les cent ans, dans l'antiquité romaine, et de poèmes (hymnes, chants...) composés pour ces occasions (carmina sæcularia) ; religieuse et morale, en latin chrétien. Quand ledit adjectif passa en français dès la fin du XIIe siècle, il ne fut d'abord employé que dans son acception chrétienne − les jeux romains n'étant pas légion depuis plus de huit cents ans −, mais sous des graphies concurrentes qui ne différaient que par leurs suffixes (2) : « Seculeirs negosces [= les affaires de la vie matérielle, du monde terrestre] » (Guernes de Pont-Sainte-Maxence, vers 1175), « Les seculers costumes [= habitudes mondaines, par opposition à spirituelles] et les charnels affections » (traduction française des Sermons de saint Bernard, XIIe siècle), « Li chanoine seculer [par opposition à régulier] » (Guiot de Provins, vers 1204), « Est toute le gens seculaire » à côté de « De toute seculer fachon » (Reclus de Molliens, XIIIe siècle), « Gens seculares » (Estoire de Eracles, XIIIe siècle), « Juge [...] soit seculier [= laïque] ou soit d'iglise » (Roman de la Rose, vers 1270), « Justice seculaire » (Étienne Pasquier citant une ordonnance de 1277), « Personnes notaubles et seculares » (Cartulaire de l'abbaye Saint-Bénigne de Dijon, 1350). Les choses tournèrent en eau de boudin à la Renaissance, quand resurgirent les fantôme de l'Antiquité et, avec eux, nos fameux jeux romains. Quelle graphie retenir ? Les uns − par souci de distinguer les deux acceptions ? − optèrent pour le calque latin : « jeuz seculares » à côté de « poëte seculier », « bras seculier » (Rabelais, 1549) ; les autres gardèrent le même terme pour les deux sens, à la suite des Latins : « Les jeux seculiers qui se faisoyent seulement en chascun an centiesme » à côté de « Le commun peuple seculier » (Guillaume Michel, avant 1540), « Le poëte Horace a fait un carme qu'il appelle carmen seculare, carme seculier : pour ce qu'il le fit à la louange de ces jeux seculiers. Aucunefois les bon autheurs usent de ce mot pour signifier l'estat corrompu du monde » (Hubert Meurier, 1587), « Les jeux seculiers se celebroient de cent ans en cent ans » à côté de « On t'oste les vestemens seculiers pour te vestir de tes habits de religion » (Pierre Crespet, avant 1594) (3). C'est, semble-t-il, le XVIIe siècle qui entreprit de mettre un terme à la confusion : « Seculaire. Jeu seculaire. Seculier. Laïque, temporel » (Randle Cotgrave, 1611), « Il faut dire jeux séculaires, en parlant des jeux qui se faisoient anciennement à la fin d'un siècle, et non pas jeux séculiers, comme le dit un de nos bons écrivains : célebrer dans Rome les jeux seculiers [Louis Maimbourg, en 1673]. Séculier ne se dit en nostre langue que dans le figuré, et on l'oppose à chrétien, à ecclésiastique, à religieux : des divertissements séculiers et profanes ; une façon de vivre séculière et mondaine ; prince séculier, puissance séculière » (Dominique Bouhours, 1675), « On ne dit jeux séculiers qu'en parlant des jeux ordinaires [la chasse, le jeu de paume...] qui sont en usage parmi les personnes laïques et qui sont indignes des ecclésiastiques et de ceux qui par leur profession sont plus étroitement engagés à renoncer aux plaisirs du monde » (Nicolas Andry de Boisregard, 1692).

    Mais quid de la valeur temporelle courante de séculaire, me direz-vous ? Si l'on excepte quelques attestations isolées − à la fin du XVe siècle, avec un suffixe en : « Par tous les siecles et eages seculeres et transitores » (Le Somme abregiet de theologie, vers 1480), puis à la fin du XVIe siècle, avec un suffixe en a : « La vie eternelle, laquelle vie est appelee vie seculaire » (Jean de Frégeville, 1582) −, il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir se répandre le sens moderne de « qui est âgé, qui date d'un ou plusieurs siècles, très ancien », surtout dans la langue littéraire ou poétique : « Noblesse séculaire » (Nicolas Gueudeville, 1714), « Votre antique beauté, votre âge séculaire » (Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée, vers 1732), « Que feroit-on de ces hommes séculaires qui occuperoient assez inutilement des postes qui demandent de la force et de la vigueur ? » (Charles Porée, 1738), « Entre des bras octogénaires Des petits baisers séculaires » (Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, 1767), « Des visages presque séculaires » (Louis-Antoine Caraccioli, 1768), « Neiges séculaires » (Louis Ramond de Carbonnières ?, 1782), « Un plant d'arbres séculaires » (Charles-Joseph de Mayer, 1783) (4).

    Dans un souci de clarté, l'Académie s'en tiendra à cette répartition sémantique entre les deux graphies... pour les siècles des siècles ?
     

    (1) Selon Jean-Pierre Colignon, séculaire au sens de « qui a cent ans d'âge » ne se dit pas pour une personne : un chêne séculaire (ou centenaire), mais un (homme) centenaire. Cet emploi est pourtant attesté depuis le XVIIIe siècle : « Ces hommes séculaires » (Charles Porée, 1738), « Ce vieillard séculaire est sans ressource » (Le Courrier de l'égalité, 1794), « Je trouve dans le collègue que vous regrettez si justement un témoin presque séculaire des plus grands événements du monde de nos jours » (Pierre-François Tissot, 1833), « Encore au-dessus repose un homme séculaire » (Jean-Marie-Vincent Audin, 1836), « Vieillard séculaire » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1846). L'expression homme séculaire tend à prendre une signification plus complexe au XXe siècle : « L'Homme séculaire est, bien entendu, l'homme de cent ans, mais aussi l'homme du siècle » (Daniel Leduc, 1993).

    (2) Différence de traitement du modèle latin ? licence des copistes ? proximité phonétique entre les formes seculeir, seculere et seculaire ? Au XVIIe siècle, plusieurs grammairiens (dont Chifflet et Richelet) conseillaient même de prononcer seculier comme hier.

    (3) D'autres encore hésitent entre les deux graphies au sein du même paragraphe : « Les jeux, sacrifices et solennitez seculaires furent ainsi nommees de seculum, Siecle, qui signifie l'espace de cent ans [...]. Et la plus longue distance de jeux seculiers aux autres fut de cent et dix ans » (Antoine Le Pois, 1578).

    (4) Citons également cet exemple daté de 1725, avec le sens de « qui a lieu une fois par siècle » : « Une comette, dont les apparitions passageres sont tout au plus seculaires. »

    Remarque : Dans son Traité de la formation des mots composés (1874), Arsène Darmesteter écrit : « En somme, le mot grec ou le mot latin que l'on emprunte doit être francisé [...]. Que deviendra secularis en français ? La terminaison aris, au moyen âge, où le suffixe ier (quoique venant de arius) est dans toute la force de son développement, donnera ier : séculier. De nos jours [!], où ier tend à disparaître au profit de aire, elle donnera aire : séculaire. » La réalité historique, nous l'avons vu, est autrement complexe, les deux graphies − avec suffixe de formation populaire (ier) et suffixe de formation savante (aire) − étant attestées dans notre lexique... dès le XIIIe siècle ! 

        

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    On sait les Français très attachés à la Légion étrangère et à ses traditions séculaires.

     

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