• Pas d'bol !

    « Les études actuelles montrent que les hommes noirs ont deux fois plus de chances de mourir d'un cancer de la prostate que les hommes blancs. »
    (paru sur usinenouvelle.com, le 3 juin 2019 )  

     


    FlècheCe que j'en pense


    Un correspondant m'interpelle en ces termes : « J'entends à longueur de journée sur toutes les chaines audiovisuelles parler d'une chance d'avoir une maladie, un accident, etc. Il me semble pourtant qu'en cas d'évènement malheureux on devrait plutôt employer l'expression avoir un risque, non ? »

    Tel est en effet l'avis de la commission du Dictionnaire de l'Académie, qui écrivait en 2015 sur son site Internet : « Le verbe risquer signifie "s'exposer à un danger éventuel ou à une situation désagréable". On ne peut donc l'employer qu'avec des termes appartenant à ces mêmes champs lexicaux. On dira très bien Il risque de se blesser, de perdre, il risque un accident, ou, si ce verbe est employé de manière impersonnelle, Il risque de pleuvoir. Mais on ne dira pas Elle risque de gagner ni Nous risquons d'avoir beau temps. De la même façon, avoir des chances ne peut s’employer qu'avec des termes ayant une connotation positive. On dira donc Il a des chances de réussir mais non Le blessé a des chances de ne pas passer la nuit. » En 1969, Maurice Rat dénonçait déjà ladite confusion entre risque et chance dans la revue Défense de la langue française : « Risquer de, c'est attendre d'une tentative hasardeuse un échec plus que probable ; avoir des chances de, c'est, au contraire, espérer que cette tentative soit couronnée de succès. Les deux formes, qui veulent dire exactement le contraire, sont aujourd'hui de plus en plus employées l'une pour l'autre. » Et le professeur d'ajouter : « Dans l'expression avoir des chances de, et sauf, bien entendu, quand elle est employée ironiquement, la chance s'emploie toujours en bonne part. » (1)

    Oserai-je faire observer à ces autorités linguistiques qu'en se montrant aussi catégoriques elles ont toutes les chances... d'être prises en défaut ? Prenons le cas de avoir des chances : « Dans la loterie de la vie humaine, [un ouvrier] n'a que des chances de malheur à attendre » (Nicolas Edme Restif de la Bretonne ou Charles Leclerc de Montlinot, 1789), « Si la démocratie a plus de chances de se tromper qu'un roi ou un corps de nobles, elle a aussi plus de chances de revenir à la vérité » (Tocqueville, 1835), « Isolés, nous avions de grandes chances d'échouer » (Jules Favre, 1871), « L'opinion du sens commun [...] a beaucoup de chances d'être fausse et injuste » (Jean Richepin, 1878), « Il avait plus de chances qu'un autre d'être renversé par une voiture ou mordu par un chien enragé » (Henri de Régnier, 1903), « Ils avaient des chances de rester ensevelis » (Louis Gillet, 1939), « Ce qui a été cru par tous, et toujours et partout, a toutes les chances d'être faux » (Paul Valéry, 1941), « Nous aurions bien des chances de vivre peu de temps » (Georges Duhamel, 1946). Nos auteurs auraient-ils définitivement perdu la boule ? Aucune chance, aussi surprenant que cela puisse paraître au commun des usagers de la langue moderne : si le mot chance « se prend le plus souvent aujourd'hui au sens de "hasard heureux", lit-on dans l'édition de 1975 du Bon Usage, il peut s'employer aussi au sens de "hasard défavorable, événement malheureux" » − ou avec la valeur neutre de « possibilité, éventualité ». Témoin ces autres exemples de fortune : « Et ta soif de l'or t'a empêché de calculer les chances auxquelles tu exposais ta tête » (Alexandre Dumas, 1834), « Une besogne de tyran, entouré de chances, de précautions, de terreurs » (Hugo, 1835), « Écrivez-nous toutes vos chances, bonnes ou mauvaises » (Lamartine, 1836), « Il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte : notre mort ou la sienne » (Chateaubriand, 1848), « La malveillance de certain parti [...] augmenterait vos chances de condamnation » (Sand, 1849), « Les chances de mort aux différents âges » (Littré, 1873), « Avoir une chance bonne ou mauvaise » (Id.), « Les chances d'erreur seront moins grandes » (Arsène Darmesteter, 1881), « Les chances de sa culpabilité diminuent » (Paul Bourget, 1889), « Elle avait accepté de franc jeu la chance d'une réclusion éternelle » (Ernest Renan, 1892), « Que n'as-tu alors [...] accepté de courir cette chance de mort ou de salut ? » (Maurice Barrès, 1922), « Un vol de nuit serait chaque fois une chance de mort » (Saint-Exupéry, 1931), « Éloigner les chances de mort » (Georges Duhamel, 1934), « Écarter les chances de guerre » (Roger Martin du Gard, 1936), « Quant à la jeunesse, toutes les chances de se tromper sont nécessairement avec elle » (Paul Valéry, avant 1945), « Il y a moins de chances de se faire tuer là-bas que d'avoir ici un accident de voiture » (Roger Ikor, 1961) (2). Voilà qui mérite que l'on y regarde de plus près.

    Chance, lit-on dans le Dictionnaire de l'Académie, serait emprunté du latin populaire cadentia, participe présent pluriel neutre du verbe cadere (« tomber ») qui s'employait en latin classique en parlant du jeu d'osselets et de dés (3). Avouez que le lien entre cadentia et chance ne saute pas aux yeux, tant du point de vue de la forme que du sens... D'aucuns supposent l'existence, au XIe siècle, des formes intermédiaires chadance, chedance, d'où, après la chute du d médial, chaance, cheance, graphies attestées dès la fin du XIIe siècle au sens littéral de « manière dont une chose, un événement tombe, échoit à quelqu'un » et, dans le domaine des jeux, au sens de « coup de dés » : « Qu'iloc est tote sa chaance Ou d'estre riche e honorez Ou d'estre vis deseritez », « E l'aventure des chaances », « Ele a le dé et la chaance » (Benoît de Sainte-Maure). Autrement dit, la chance est la manière aléatoire (4) dont nous tombent dessus les évènements de la vie, à l'instar de la chute des dés au jeu, laquelle peut être heureuse ou malheureuse. De là les tours « meillor cheance » (Chrétien de Troyes, vers 1180), « bele caanche » (Robert de Clari, XIIIe siècle), « laide cance » (Aiol, XIIe ou XIIIe siècle), « dure cheaunce » (La Vie de saint François d'Assise, vers 1275) et « male chaance » (Joufroi de Poitiers, vers 1250) devenu malchance. La langue moderne conserve, du reste, le souvenir de la neutralité de l'acception originelle : « À quoi au juste servirait-il de souhaiter bonne chance à quelqu'un si l'intéressée, par définition, était toujours bonne ? » s'interroge à bon droit Bruno Dewaele sur son excellent blog(ue). Que l'on songe également au dérivé chanceux qui, dans la langue classique ou littéraire, peut se prendre tant en bonne qu'en mauvaise part : « Il est chanceux à se blesser » (Dictionnaire de Trévoux, 1704), « Voyage chanceux, plein d'accidents et de dangers » (Pierre Maine de Biran, 1815). Alors bien sûr, il ne manquera pas de brillants esprits se réclamant du TLFi ou du FEW pour prétendre que chaance, dès l'origine, se prenait « généralement » ou « le plus souvent » dans son sens favorable − ce qui reste à confirmer. Mais il y a fort à parier que les mêmes seront surpris d'apprendre que Littré tenait pour abusif l'emploi absolu de chance au sens de « heureux hasard, bonne fortune », comme dans avoir de la chance, porter chance, par chance, quelle chance de vous rencontrer !

    Toujours est-il que la position de l'Académie, dans cette affaire, se justifie d'autant moins que c'est sous l'acception « possibilité qu'un évènement se produise » qu'elle a rangé l'exemple Il a des chances d'être nommé, à l'article « chance » de la dernière édition de son Dictionnaire. Que n'a-t-elle pris soin de préciser que ledit évènement devait impérativement être heureux ! Car enfin, vous conviendrez qu'avec une définition aussi générale rien n'interdit d'écrire : Il a des chances d'être... viré. Aussi bien lit-on dans le Larousse en ligne : « Il a une chance sur deux de réussir, d'échouer. » C'est que la langue tend à distinguer chance au singulier et précédé de l'article défini ou partitif, qui a pris le sens (abusif ?) de « hasard heureux, bonne fortune », de chance au singulier ou plus souvent au pluriel et précédé de l'article indéfini, qui exprime la simple idée de possibilité, d'éventualité ou, comme dans l'exemple emprunté à L'Usine nouvelle, de probabilité (5). Comparez : avoir de la chance, avoir la chance de gagner (sens favorable opposé à malchance) et avoir une chance ou des chances de gagner (sens neutre probabiliste, lequel autorise également avoir une chance ou des chances de perdre). Vous l'aurez compris : la mise en garde de l'Académie concernant l'emploi de avoir des chances risque fort de rester lettre morte, faute d'arguments probants. Il faut croire, ironiseront les mauvaises langues, que les Immortels sont meilleurs experts en prostate qu'en lancer de dés...

    Par chance, le cas de risquer paraît davantage faire l'unanimité. Jugez-en plutôt : « Risquer, c'est "courir un danger". [Ce verbe] est donc impropre s'il s'agit d'un événement heureux, à moins qu'il ne s'agisse d'un emploi ironique. On risque d'échouer et non d'être reçu » (Avertissement de l'Académie publié le 17 février 1965), « Faut-il rappeler une fois de plus que le verbe risquer, impliquant nécessairement l'idée d'un danger ou d'un événement fâcheux, ne doit pas s'employer au sens de "avoir des chances de" ? » (Robert Le Bidois, 1967), « C'est faire subir à ces deux mots [risque et risquer] un fâcheux glissement de sens et les rendre impropres que de les employer pour évoquer des conséquences heureuses, par exemple : Vous risquez de gagner le gros lot. Il y a, par ce moyen, risque de grands succès. Il faut dire : Vous avez des chances de gagner le gros lot ; ... chance de grands succès » (Grevisse, 1975), « Risquer, c'est courir un risque, s'exposer à un certain danger [...]. On ne peut donc pas appliquer risquer à un événement heureux qu'on désire » (Thomas), « Comme risque, risquer ne doit s'employer qu'à propos d'une chose fâcheuse : S'il continue ainsi, il risque de perdre son emploi. Dans le cas contraire, dire avoir des chances, une chance de : S'il travaille bien, il a des chances d'être reçu à l'examen, et non il risque d'être reçu » (Girodet), « Risque, risquer ne peuvent normalement s'employer que si l'issue envisagée est fâcheuse » (Hanse), « Ce verbe annonce une conséquence fâcheuse, voire funeste pour l'intéressé : il risque de glisser, d'échouer, de tout perdre, de se tuer. Il est donc impropre et illogique de dire : il "risque" de gagner, de s'enrichir, de connaître la gloire. Dans des cas de ce genre, on dira qu'il a des chances de... » (Capelovici, 1992), « Dans risquer ne doit pas se perdre l'idée très audible de risque, de péril, d'un danger quelconque couru. Si l'issue envisagée est heureuse, souhaitable, souhaitée, le verbe risquer est tout à fait inapproprié » (Renaud Camus, 2000).

    N'allez pas croire, à la lecture de ces avertissements, que l'emploi critiqué soit récent. Féraud s'en faisait déjà l'écho en 1788 dans son Dictionnaire de la langue française : « Courir risque, et risquer se disent du mal, et non du bien. Ceux-là parlent mal, qui disent d'un malade, il court risque, ou il risque d'échaper ; et d'un homme qui est en voie de s'enrichir, il court risque, ou il risque de faire fortune. » N'allez pas davantage vous persuader qu'il ressortisse à la seule « langue orale relâchée », comme le donne à penser le Larousse en ligne. Vous risqueriez d'être surpris : « Jouer, c'est risquer de perdre ou de gagner une somme d'argent » (Diderot, 1766), « [Les ardoisiers] courent risque de faire fortune ou de se ruiner, selon que l'ardoise se trouve bonne ou mauvaise » (Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers de Pierre Jaubert, 1773), « [Le jargon] court risque de réussir » (Théodore Pavie, 1864, par ironie ?), « On risque de découvrir un trésor » (Cocteau, 1926), « La seule chose qui risquerait de l'intéresser, ce serait mon flacon de rhum » (Jules Romains, 1933), « Les nécessités d'une enquête difficile l'obligent à interroger […] toutes les personnes du quartier qui risquent de fournir le moindre indice » (Alain Robbe-Grillet, 1953), « Il a fallu [...] retenir surtout les faits, les chiffres et les suggestions qui risquent d'être encore utiles » (Camus, 1958), « L'effort de compréhension n'a de sens que s'il risque d'éclairer une prise de parti » (Id.), « Ceux-ci risquaient fort de le renseigner utilement » (Roger Caillois, 1961), « Un tacticien qui savait qu'il risquait de perdre tout, mais aussi qu'il risquait de tout gagner » (Mauriac, 1968), « La présence d'un médecin risquait d'ailleurs d'être utile » (René Barjavel, 1968), « Ce travail risque d'intéresser une partie du public » (Montherlant, avant 1972), « Elle [= la gloire] risque même de vous prolonger, non seulement dans l'espace, mais dans le temps » (Jean d'Ormesson, 1976). Ces emplois de risquer au sens de « avoir des chances » sont-ils aussi illogiques que les spécialistes le prétendent ? Là encore, leurs certitudes risquent d'être mises à mal. Ne lit-on pas dans les Nouveaux Synonymes français (1785) de l'abbé Roubaud : « Le risque est un hasard : le hasard a deux chances, l'une favorable, l'autre contraire ; aussi l'on dit qu'un jeune homme court risque d'avoir cent mille livres de rente. M. d'Alembert a justement observé que ce mot se prend aussi en bonne part [6] ; et l'abbé Girard, qu'il n'indique que la possibilité de l'événement : j'aurois plutôt dit la probabilité » ? Et dans le Dictionnaire des synonymes (1858) de Pierre-Benjamin Lafaye : « Courir des risques ou des hasards, c'est avoir des chances pour être exposé dans la suite à des maux, qui laissent cependant espérer [...] un certain avantage. » Et encore dans le Dictionnaire étymologique de tous les mots d'origine orientale (1878) de Marcel Devic : « Risque n'est pas absolument synonyme de péril, danger. Un exemple de M. Littré, pris dans d'Aubigné, nous le montre dans le sens de coup de main, tentative hasardeuse ; presque partout, il signifie hasard, chance, il est vrai d'ordinaire en mauvaise part ; cependant on dit fort bien "Qui risque de gagner risque de perdre" ; courir le risque, tenter le risque (dans Brantôme). Le portugais risco, l'espagnol riesgo signifient de même hasard. Bref, le mot arabe rizq et le mot de nos langues convergent vers une même idée de chance bonne ou mauvaise. » (7) Allez parler, après cela, d'emploi à contresens du verbe risquer... (8) « La notion de risque est ambivalente, confirme le juriste Francis Kessler. Le risque est souvent lié à un événement malheureux, mais la qualification de risque peut également être donnée à un événement heureux » (survie, nuptialité, grossesse...). Aussi bien, les dictionnaires usuels n'ont pas longtemps hésité à donner sa chance à l'emploi condamné par les grammairiens : « Ce cheval risque de gagner la course » (Dictionnaire du français contemporain, 1967), « Ce bon élève risque de remporter la plupart des prix à la fin de l'année » (Grand Larousse, 1978), « Ce cadeau risque de lui plaire » (Petit Larousse illustré), « Ça risque de marcher » (Robert). Et risquer de en est venu à endosser les habits passe-partout d'un verbe modal, exprimant la possibilité sans jugement de valeur.

    Risquons une synthèse. Il fut un temps où la frontière entre chance et risque était particulièrement ténue, dans la mesure où les deux mots pouvaient désigner, selon le contexte, un hasard favorable ou défavorable (à l'instar de fortune, heur, succès, aventure, etc.). Alors que cette ambivalence originelle a perduré dans certains emplois spécialisés (chance a une valeur neutre dans le calcul des probabilités et risque peut être associé à une éventualité heureuse dans le vocabulaire des assureurs), une répartition sémantique s'est progressivement établie dans la langue courante entre les intéressés : à risque le sens de « danger, inconvénient éventuel » et à chance celui de « éventualité heureuse ». Aussi la plupart des spécialistes se sont-ils sentis fondés à exiger, au nom de la cohérence et de la clarté, la même répartition d'emploi entre risquer de et avoir une chance, des chances de. Et sans doute est-il prudent de s'y conformer, dans l'expression quotidienne, afin de ne pas risquer d'être mal compris. Pour autant, mieux vaudrait ne pas se montrer trop péremptoire dans cette affaire ; car enfin, convenons-en, les contrevenants ont toutes les chances... de ne pas avoir tort !
     

    (1) Citons encore le Suisse Édouard Vittoz, qui relevait dans la prose journalistique du début du XXe siècle « des cas plutôt fréquents d'erreur ou de négligence : Pour éviter toute chance de discontinuité (au lieu de risque) ; mais : Celui-ci risque de n'être pas battu (au lieu de il y a des chances pour que) » (Journalistes et vocabulaire, 1914) ; et le Belge G.-O. d'Harvé, qui ne voyait pas d'un meilleur œil les phrases du genre « Combien d'écrivains ont des chances d'être oubliés » (Parlons bien !, 1914).

    (2) Et aussi : « Je veux ainsi diminuer les chances de la guerre » (Isaac Le Chapelier, 1790), « Cette entreprise [...] ne présentoit que des chances de malheur » (Champollion, 1812), « Perdre. Avoir une chance malheureuse dans une chose qui dépend du sort, du hasard » (Nouveau Dictionnaire de la langue française de Jean-Charles Laveaux, 1820), « Pourquoi ne pas prévenir les chances défavorables ? » (Chateaubriand, 1827), « Des chances de malheur, d'inconduite, d'immoralité » (Prosper Enfantin, 1829), « Il y a sans doute des chances de défaite, de trahison, de ruine » (Louis Marie de Lahaye de Cormenin, 1833), « Ainsi, d'un côté, il y a pour l'État chance de malaise ; de l'autre chance de révolution » (Tocqueville, 1835), « Il y aura toujours des chances de collision entre les hommes » (Victor de Broglie, 1841), « Des chances inévitables de ruine » (Mathieu Molé, 1846), « Vous avez des chances de conflits très probables » (Mortimer Ternaux, 1849), « Ils ont des chances de perte » (Henri Peupin, 1851), « Si l'archiduc Charles eût marché sur Presbourg, [...] il se serait donné sans doute de belles chances de nous faire essuyer un désastre. Mais il aurait eu quelque chance aussi d'en essuyer un lui-même » (Adolphe Thiers, 1851), « À travers des chances d'erreur » (Abel-François Villemain, 1853), « Ceci est pour nous une nouvelle chance de mort » (Jules Lermina, 1876), « Des chances de joie ou de peine » (Jules Lemaître, 1880), « Neuf chances d'échouer pour une de réussir » (André Theuriet, 1885), « Une supposition des plus hasardées et qui a bien des chances d'être une erreur » (Léon Bénard, 1889), « Distinguer à première vue des chances de réussite ou d'insuccès » (Dictionnaire des dictionnaires de Paul Guérin, 1895), « Il y a beaucoup de chances pour que les autres enfants [...] le bafouent ou le martyrisent » (Paul Bourget, 1906), « L'homme [a eu] la mauvaise chance de descendre à l'âge ingrat du passé » (Proust, 1920), « Et cette atmosphère de bataille et ces possibilités de victoire et ces chances de défaite » (Albert de Luppé, 1928), « C'est à ma mauvaise chance que je dois d'en être là » (Albert Camus, 1953).

    (3) Soyons précis : ce n'est pas parce que le verbe cadere est attesté dans le contexte des jeux de hasard chez Térence (Ita vita est hominum, quasi cum ludas tesseris Si illud quod est maxime opus iactu non cadit [...], « La vie de l'homme, c'est comme quand on joue aux dés : si ce qui tombe n'est pas exactement ce qu'il aurait fallu lancer [...] ») et chez Cicéron (Qui ita talus erit jactus, ut cadat rectus, « Le dé qui aura été jeté de telle sorte qu'il tombe droit ») qu'il en allait de même de son participe présent à l'époque classique. Cadentia, en relation avec un neutre pluriel, signifie proprement « tombant, qui tombe » : cadentia sidera, « astres qui se couchent, en train de décliner » (Virgile), folia cadentia, « feuilles qui tombent » (Pline l'Ancien), poma cadentia, « fruits qui tombent » (Macrobe), etc. On le trouve sous sa forme substantivée comme terme de grammaire et de rhétorique pour désigner les terminaisons des mots : eodem pacto cadentia (Cicéron), similiter cadentia (Quintilien), « (mots) ayant les mêmes chutes, les mêmes désinences casuelles » − de là les « semblables fins » du poète Barthélémy Aneau (XVIe siècle) et les « bouts rimez » (extrema similiter cadentia) évoqués dans le Petit Apparat royal (édition de 1734), d'un côté ; le mot cadence (« terminaison d'une phrase musicale ; rythme »), doublet savant de chance, de l'autre. Mais voilà : il ne m'a pas été possible de mettre la main sur le moindre exemple d'emploi de cadentia au sens pourtant unanimement reçu de « chute, action de tomber (notamment en parlant des osselets, des dés) » avant le milieu du XIIIe siècle (dans De vetula, texte en vers latins attribué à Richard de Fournival). Que les Bescherelle, Grevisse, Dupré et consorts n'ont-ils pris la peine de citer leurs sources ! Robert Estienne a beau mentionner le tour « a cadentia (sive casu) aleæ » (Dictionariolum puerorum, 1557), Jean-Étienne-Judith Forestier Boinvilliers a beau préciser que « chance est formé de cadentia (puncta), points qui se rencontrent au premier coup de dés » (Dictionnaire universel des synonymes, 1826), je reste désespérément bredouille. La chance refuserait-elle de me sourire ? Il me semble que c'est bien plutôt le latin casus, participe passé du même cadere, qui désignait l'action de tomber, la chute, d'où l'arrivée fortuite de quelque chose, l'accident, l'occasion : casus plures habere, « avoir bien des chances de... » (Cicéron), felix infelixve tesserarum casus, « chute de dés heureuse ou malheureuse » (Philibert Monet, 1620).

    (4) Littré préfère parler de « façon d'advenir, suivant des conditions qui ne nous sont pas connues ».

    (5) Est-il besoin de préciser que les hésitations de l'usage ont été (et sont encore parfois) fréquentes : « Courir des chances, courir la chance de..., S'exposer à un risque dans l'espoir d'un avantage » (Dictionnaire de l'Académie, 1932), « Tenter la chance ou ses chances [ou, plus couramment, sa chance]. Ces tournures sont assez libres : possessif ou article n'introduisent que des nuances de style. Avec l'article défini, cependant, on ne trouve que le singulier » (Jean-Paul Colin, 2002) ? Selon Ingemar Boström, le pluriel insiste plus que le singulier sur l'intensité de l'idée verbale.

    (6) « Risque s'applique principalement aux cas où l'on a lieu de craindre un mal comme d'espérer un bien. Un général court le risque d'une bataille pour se tirer d'un mauvais pas » (Encyclopédie, 1754).

    (7) L'étymologie du mot risque a longtemps été controversée. L'abbé Roubaud le faisait descendre du celte ricq (« glisser »), bas-breton ricgla et risca, languedocien resquia, dans le même sens : « [Risque] désigne donc une situation glissante dans laquelle on peut tomber » ; Pierre Guiraud, du roman rixicare, par l'intermédiaire du latin rixa (« dispute, rixe ») ; d'autres, du latin resecum (« chose qui coupe » rappelant l'écueil) ; d'autres encore, du grec rhizikon (de rhiza, « racine ; écueil »). Mais c'est la thèse de Marcel Devic qui paraît désormais la plus vraisemblable : risque serait emprunté, par l'intermédiaire de l'ancien italien risco (aujourd'hui rischio), du néologisme latin resicum (et ses variantes risicum, resicu...), introduit par les marchands italiens du XIIe siècle à partir de l'arabe rizq (« bienfait potentiellement accordé par la providence divine », puis « lot, part heureuse ou malheureuse qui échoit à quelqu'un »). Employé comme terme de droit commercial maritime (puis terrestre) alors que se propageait l'idée d'assurance contre « la fortune de mer », « resicum n'exprime pas, de soi, une situation particulièrement périlleuse », selon Sylvain Piron (L'Apparition du resicum en Méditerranée occidentale, XIIe-XIIIe siècles, 2004), mais le caractère fortuit d'évènements à venir dont les contractants cherchent à évaluer et à partager les retombées, qu'elles soient positives (richesses à quérir) ou négatives (périls à éviter). Son usage initial, proche de celui de fortuna, « paraît avoir été bien plus neutre que ses emplois ultérieurs », comme le suggère cette attestation de l'équivalent dialectal alors en usage à Gênes : aver reisego bon, « avoir un bon risque, une bonne fortune » (poète anonyme de la fin du XIIIe siècle).
    Le mot est attesté en moyen français sous diverses graphies, d'abord pour désigner le risque commercial : « par grauntz risques et expenses » (King's Council, anglo-normand, 1379), « le resicq, assavoir gaing et perte et dommage [...], aventure de perte et gaing des biens et marchandises et de la valeur d'icelles » (Cartulaire de l'ancien consulat d'Espagne à Bruges, 1466), « a risicq, peril et fortune » (Procès entre des marchands portugais et des assureurs de Bruges, 1478), « sur le risc peril et fortunes des marchands » (Cartulaire de l'ancien consulat d'Espagne à Bruges, 1503), « courrera le risque sur lesdis asseureurs » (Ibid., 1546), « courir le risgue » (Ibid., 1568), « Qui vin ne boit apres salade est en rizique d'estre malade » (Gabriel Meurier, grammairien et lexicographe, 1568), « risc, et tout aultre dommage » (Gilles Hermite, négociant marseillais, 1578).

    (8) « Risquer, c'est, par définition, exposer au hasard, courir la chance [...]. Comme en témoigne l'expression pléonastique à vos risques et périls, l'idée de danger ou d'inconvénient grave est donc inhérente au sens de risquer. Il n'empêche que beaucoup de Français, oubliant cette notion de danger et ne retenant que celle de chance (qui peut être bonne ou mauvaise), emploient parfois ce verbe pour marquer la probabilité d'une issue heureuse [...]. Cet emploi à contresens du verbe risquer s'est répandu avec une étrange facilité sur les ondes de la radio et de la télévision, où il remplace constamment la locution avoir des chances de » (Robert Le Bidois, 1970). Michèle Lenoble-Pinson, quant à elle, se contente de qualifier ledit emploi de « maladroit »...
     

    Remarque 1 : Des spécialistes pourtant conciliants sur l'emploi de chance restent inflexibles sur celui de risque et de risquer de : « N'employez pas risquer à contresens : on risque de perdre à la loterie, mais non de gagner. En revanche, le mot chance est ambivalent : la chance peut être favorable ou non, et, bien qu'on utilise le mot surtout pour les événements heureux, il est licite de l’employer pour un hasard contraire, et même pour un malheur » (Jean-Pierre Colignon), « Chance peut avoir un sens général et se dire, dans un contexte non équivoque, de la manière, favorable ou défavorable, dont les faits s'enchaînent (La chance a tourné). Il signifie alors hasard et peut s'employer pour risque [...], tandis que risque et risquer ne se disent que dans la prévision d'un danger, d'un événement malheureux » (Hanse). Deux poids deux mesures ?

    Remarque 2 : Selon Dupré, « risque a assumé peu à peu les emplois péjoratifs de fortune, à mesure que ce mot devenait uniquement laudatif ». Est-ce à dire, comme le croit Isabelle Dervaux (Centre de recherche sur la culture technique, 1983), que les deux termes ont d'abord été synonymes avec le sens neutre de « hasard, heureux ou malheureux » ? L'argument avancé − à savoir l'analogie des expressions fortune de mer et risque de mer (« accidents auxquels sont exposés un navire et sa cargaison ») − nous laisse sur notre faim, dans la mesure où la synonymie n'est ici confirmée que dans un emploi en mauvaise part. Plus instructive paraît cette réflexion d'Henri Estienne : « Vous avez dict, Je le pren à ma risque. En bon françois il faudroit dire, Je le pren à ma charge ou Je pren le hazard sur moy. Et en parlant comme on parloit il n'y a pas longtemps, et encore quelques uns parlent pour le jourdhuy, il faudroit dire, Je le pren à mes perils et fortunes » (Deux Dialogues du nouveau langage françois italianizé, 1578). On y apprend d'un coup que risque pouvait être du féminin au XVIe siècle, qu'il était tenu pour un italianisme ayant à voir avec hasard (et charge) et que l'expression à ses périls et fortunes a dû subir bien des avatars avant de prendre sa forme moderne, au XVIIIe siècle : à ses risques et fortunes ; à ses périls et risques ; à ses risques, périls et fortunes ; à ses risques et périls (je vous épargne les variantes au singulier). Reste à savoir comment analyser ces constructions, vraisemblablement calquées, à l'origine, sur les formules latines ad suum periculum et fortunam, ad suum risicum et fortunam. Les uns y voient des attelages tautologiques, où le premier terme est explicité par le second (Rousseau considérait ainsi à ses périls et risques comme une expression assez impropre « où le mot péril ne sert qu'à renchérir sur celui de risque et ne passe qu'à sa faveur ») ; d'autres, des attelages antinomiques, où la (bonne) fortune vient balancer le (mauvais) risque, péril. Quelle que soit l'hypothèse retenue, il convient de garder à l'esprit que la notion de danger, dans ces emplois, ne doit pas occulter celle d'avantage escompté : « On dit en termes de pratique, Prendre une affaire à ses risques, perils et fortunes, pour dire, Se charger de tout ce qui en peut arriver, se charger du bon et du mauvais succés » (Dictionnaire de l'Académie, 1694).

    Remarque 3 : Selon Paul Roux, chance au sens de « danger, risque » est « un emprunt sémantique à l'anglais » (Lexique des difficultés du français dans les médias, 2004). Ne dit-on pas, dans la langue de Shakespeare, to take a chance pour « courir un risque » ? Argument fallacieux, rétorque Renaud Camus : « L'usage de chance au sens de "risque" nous paraît un anglicisme, mais c'est plutôt, en l'occurrence, un archaïsme, d'ailleurs conforme à l'étymologie » (Rannoch Moor, 2006). 

        

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (ou Les hommes noirs courent deux fois plus de risques de mourir d'un cancer de la prostate que les hommes blancs).

     

    « Cent ans de malheur !Vous parlez d'une (pré)histoire ! »

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