• De l'intérêt du circonflexe

    De l'intérêt du circonflexe

    « Ce dernier a d'abord déroulé son discours bien rôdé » (à propos de l'entraîneur de l'équipe nationale de football d'Islande).
    (paru sur francetvinfo.fr, le 3 juillet 2016)   


     

    FlècheCe que j'en pense


    En 1990, on le sait, le Conseil supérieur de la langue française a jugé l'accent circonflexe superfétatoire sur i et u (à quelques exceptions près, notamment dans la conjugaison)... mais pas sur a, e et o, où ledit signe apporte d'ordinaire une distinction de sens utile. Que l'on songe à cote / côte, à foret / forêt, à tache / tâche et, pour en venir à l'affaire qui nous occupe, à roder / rôder.

    Le premier verbe, emprunté du latin rodere (« ronger, miner, user »), exprime en mécanique l'action de polir, d'user une pièce par le frottement pour qu'elle s'adapte à une autre, spécialement en parlant d'un moteur (et, par métonymie, d'une voiture) que l'on soumet à un premier usage prudent afin que les pièces de contact s'ajustent parfaitement. « Ce sens, devenu le plus courant, a produit familièrement la valeur figurée de "mettre au point (une chose nouvelle) par la pratique des essais" et "faire acquérir à (une personne, un groupe) l'expérience permettant d'accomplir correctement un tâche nouvelle" » précise le Dictionnaire historique de la langue française : roder un spectacle, une émission, une organisation, un système, un discours ; une équipe bien rodée à des opérations délicates, à des méthodes de travail. Rien à voir, vous l'aurez compris, avec rôder coiffé de son accent : vraisemblablement emprunté de l'ancien provençal rodar (« tourner, aller en rond »), lui-même dérivé du latin rotare (« mouvoir circulairement, faire tourner »), l'intéressé ne s'emploie plus de nos jours que dans son acception intransitive de « errer çà et là, vagabonder (le plus souvent avec de mauvaises intentions) » : « Deux témoins l'avaient vu rôder autour de la ferme dans la nuit du crime » (Anatole France).

    La confusion entre roder et rôder se comprend d'autant plus aisément que les deux verbes n'ont pas toujours été distingués par l'orthographe. Rôder s'est ainsi longtemps écrit sans circonflexe, notamment à l'époque où il s'employait transitivement au sens de « promener, diriger (quelque chose) çà et là » ou de « parcourir (un lieu) à l'aventure » : « Roder. Rodeur. Roder le païs » (Robert Estienne), « Nous rodons plustost, et tournoyons çà et là sur nos pas » (Montaigne, cité par Littré), « Apres avoir rodé les yeux par tout » (Montaigne, cité par Godefroy), « Roder les rues. Roder les yeux » (Randle Cotgrave), « Roder le pays » (Jean Nicot). L'Académie elle-même ne se résolut à lui offrir un toit qu'à compter de la quatrième édition de son Dictionnaire : « Ces yvrognes ont rodé toute la nuit » (1694), puis « Il y a des voleurs qui rôdent dans la forêt » (1762). Pourquoi cette évolution, vous demandez-vous ? « L'explication est difficile », concède André Goosse dans Le Bon Usage. S'agissait-il, à l'époque, de distinguer deux verbes qui, sans cela, auraient été homographes ? L'argument, en l'espèce, est aussi séduisant que difficilement recevable : d'abord parce qu'à cette aune-là les variantes raudir, rauder, attestées au XVIe siècle, paraissaient plus indiquées ; ensuite et surtout parce que roder (au sens de « user par le frottement ») ne sera reçu dans ledit ouvrage que... cent soixante-dix ans plus tard ! L'illustre assemblée ne cherchait-elle pas plutôt à signifier que rôder se prononçait avec un o long, depuis la chute de l'un des deux d de la forme première rodder (1) ? Les spécialistes n'en finissent pas de... rôder autour de la question.

    (1) « Null ne savoit en quel port estoie, tant avions roddé et tournoié le mer » (Nompar de Caumont, 1418).

    Remarque : « Purement fantaisiste » (Essai de grammaire de la langue française de Damourette et Pichon, 1930), « tout à fait superflu » (Revue critique d'histoire et de littérature, 1868), « non justifié » (Grammaire de la langue d'oïl, 1856), « d'introduction moderne et [sans] raison d'être » (Dictionnaire d'étymologie française de Scheler, 1862) : le circonflexe de rôder est loin de faire l'unanimité dans les (anciens) ouvrages de référence. Son étymologie est tout aussi discutée ; ainsi le linguiste roumain Lazare Sainéan croit-il pouvoir rattacher le verbe rôder à l'état... du chat en chaleur : « Dans le Maine, rauder, rouauder, et raudir, rouaudir, signifient "courir le monde", proprement "courir comme le chat en rut", de rouaud, raud, "matou en chaleur" (Mayenne, Yonne). La forme parallèle lorraine, raouer, "courir le guilledou", signifie également "rôder en miaulant comme le chat (raou) en rut". » De là à écrire miaoû...

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Il a déroulé son discours bien rodé.

     

    « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !Quand les poules auront des clefs... »

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