• Adjectif, mais pas seulement...

    « Dans certains de ces pays, la vaccination [contre la COVID-19] est compliquée voire impossible pour les jeunes. "Le Brésil n'a pas de vaccin, donc pour l'instant seul les plus de 30 ans y ont accès", explique Eduardo, étudiant de 24 ans. »
    (Morgane Moal, sur franceinter.fr, le 22 juillet 2021.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Avez-vous remarqué comme nos contemporains rechignent à accorder l'adjectif seul quand, placé en tête de phrase ou de proposition, il prend une valeur d'exclusivité ? Témoin ces exemples dénichés sur la Toile : « Un prix que seul la tonnellerie [...] peut se permettre de débourser » (Le Point, 2015), « Seul importe la finesse de ces pièces » (Vogue, 2015), « Du grand art comme seul les grands toreros peuvent en exécuter » (La Dépêche du Midi, 2017), « Seul comptent pour lui les désirs de ceux qu'il aime » (Le Monde, 2017), « Seul importent l'audimat et la part de marché » (L'Express, 2018), « [Il] mène une vie tranquille, où seul comptent les moments en famille » (Le Parisien, 2019), « Seul une femme a répondu » (France Bleu, 2019), « Seul compte la qualité de la dramaturgie et le style » (RFI, 2021), « Seul une vraie période de calme et de repos prolongée permettra de vous remettre d'applomb [sic] » (Madame Figaro, 2021), « Un record que seul les Irlandais du Leinster ont depuis égalé » (Le Monde, 2021).

    Et pourtant, seul, en tant qu'adjectif, n'est-il pas censé s'accorder en genre et en nombre avec le nom ou le pronom auquel il se rapporte ? Nos auteurs, eux, ne s'y sont pas trompés : « Seuls les bouddhistes et les fondateurs du christianisme eurent souci de la prédication populaire » (Ernest Renan, 1877), « Seuls les hommes supérieurs devraient être appelés aux affaires » (Zola, 1882), « Elle a changé, physiquement ; seuls sont restés les mêmes ses yeux de chatte » (Romain Rolland, 1912), « Seule la table des enfants criait la joie » (Mauriac, 1922), « Seules restaient les difficultés professionnelles » (Martin du Gard, 1923), « À l'état sauvage, seuls les êtres robustes prospèrent » (Gide, 1925), « Seule l'impression [...] est un critérium de vérité » (Proust, 1927), « La France possède cette particularité d'avoir un destin si net que seuls des esprits chimériques peuvent s'imaginer la conduire » (Giraudoux, 1928), « Passer inaperçu ! [...] Seuls le pourraient espérer des fantômes entièrement transparents » (Jules Romains, 1932), « Seule a abouti à la gloire la colonne du temple » (Saint-Exupéry, 1944), « Seules les Chinoises [...] ont besoin du pédicure » (Roger Vailland, 1945), « Seuls les produits de luxe renchériront à volonté » (De Gaulle, 1959), « Seule compte l'approche du mystère de l'écriture » (Poirot-Delpech, 1973) « Mais ici, seule l’ancienneté de l'élection compte » (Jean-François Deniau, 1999), « Il y a toujours un mot, un sentiment [...], dont je me dis qu'ils sont là pour moi, que seuls lui et moi sentons ainsi » (Jacqueline de Romilly, 2012).

    Pourquoi la langue courante fait-elle cavalier... seul, dans cette affaire ? Pourquoi est-elle à ce point tentée par l'invariabilité, me demanderez-vous ? Parce que deux facteurs semblent l'y encourager, à en croire Éric Tourrette, professeur agrégé de lettres modernes : « D'une part, [seul exprimant l'exclusivité] est le plus souvent antéposé au nom auquel il est rattaché [1]. Or, il est toujours moins naturel d'accorder un terme avec ce qui suit qu'avec ce qui précède [...]. D'autre part, la position initiale incite l'usager à percevoir, même de façon floue, une inflexion adverbiale de seul [2] » (Seul en position initiale, 2016). C'est l'effet Canada Dry : on croit avoir affaire à un adverbe, mais il ne s'agit que d'« un adjectif qui occupe une position syntaxique propre aux adverbes » (Marleen Van Peteghem). La meilleure preuve en est que seul et seulement ne sont pas toujours interchangeables pour marquer l'exclusion : le premier ne peut modifier qu'un nom (ou un pronom) et non des éléments adverbiaux ou prépositionnels (3) − comparez : Ce livre est seul/seulement pour les adultes −, quand le second s'accommode mal de la position en tête de phrase pour signifier autre chose qu'une réserve, une opposition (4) − comparez : Seule ma mère ne nous a pas crus et Seulement (= toutefois, mais ?) ma mère ne nous a pas crus.

    Robert Le Bidois livre une description plus fine de la construction qui nous occupe : « L'adjectif seul, tout en se rapportant grammaticalement au sujet postposé avec lequel il s'accorde en genre et en nombre, prend en réalité la valeur d'un adverbe. Il marque que l'action verbale est faite exclusivement par le nom sujet » (L'Inversion du sujet dans la prose contemporaine, 1952). Ce qui est déclaré seul, commente Tourrette, ce n'est donc pas le sujet, mais bien l'articulation entre le sujet et le verbe. Et le professeur de conclure : « Une glose recevable du tour serait donc être seul à + infinitif. »
    Cela suffira-t-il à vacciner les récalcitrants contre l'invariabilité ? Dieu seul le sait...

    (1) D'autres positions sont possibles, mais peuvent prêter à confusion sémantique. Comparez : Seule une femme pourrait le consoler (ou, avec inversion du sujet, Seule pourrait le consoler une femme), Une femme pourrait seule le consoler et Une femme seule (non accompagnée ?) pourrait le consoler, Une seule femme (une seule parmi les femmes ?) pourrait le consoler.

    (2) D'autres spécialistes parlent d'adjectif employé avec une valeur « adverbiale » (Martin Riegel), « presque adverbiale » (Michel Glatigny), « quasi adverbiale » (Maurice Grevisse), « semi-adverbiale » (Robert Le Bidois) − qui dit moins ?

    (3) La remarque vaut pour le français moderne et non pour l'ancien français, où l'on relève des exemples où seul est séparé du nom déterminé par une préposition : « N'il n'ont que seul en Dieu fiance » (Gautier d'Arras, vers 1180), « Seul de leurs regars m'esbahissent [= leurs regards suffisent pour me troubler] » (Jean Froissart, fin du XIVe siècle). Voir également la Remarque 1 ci-dessous.

    (4) Des contre-exemples existent toutefois chez des auteurs qui n'ont pas reculé devant le risque d'ambiguïté : « Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre la profondeur du silence » (Balzac). Il n'empêche, Éric Tourrette observe le plus souvent une répartition des rôles entre seul et seulement placés immédiatement à gauche du nom support, selon que celui-ci est ou non sujet de la phrase. Comparez : Seule/Seulement cette mission concerne les militaires et Cette mission concerne seulement/seuls les militaires.

    Remarque 1 : Ce phénomène de « porosité » entre adjectif et adverbe n'est pas nouveau, comme le confirme le linguiste Albin de Chevallet :

    « Les Latins avaient certains adjectifs neutres dont ils se servaient comme adverbes : nimium, plurimum, multum, facile, breve, etc. Dans notre langue, vrai, faux, juste, clair, net, fort, bas, haut, court, menu, vite, fin, ferme, etc. font également fonction d'adverbes : dire vrai, chanter faux, parler fort, couper court, etc. L'ancien français avait un plus grand nombre de ces expressions que n'en possède le français moderne ; il employait sol, sul, seul, pour seulement ; petit, pour petitement, un peu ; grand, pour grandement, beaucoup, etc.

    Donez-mei sul le cors de lui. (La Résurrection du Sauveur, XIIIe siècle.)
    Sol une nuit sont en un leu [= ils ne restent qu'une seule nuit en un endroit]. (Le Roman de Tristan, vers 1170.) » (Origine et formation de la langue, 1857).

    Il est toutefois intéressant de noter : 1°) que la flexion de l'adjectif solus dans des emplois adverbiaux est attestée en latin − « Solos novem menses Asiæ præfuit [= Il gouverna l'Asie pendant neuf mois seulement] », « Sola sapientia in se tota conversa est [= Seule la sagesse est tout entière tournée vers soi] » (Cicéron) ; 2°) que la flexion de seul, dans ces mêmes emplois, avait déjà tendance, en ancien français, à dépendre de sa place par rapport au nom déterminé − comparez : « Que seul les penons et la floiche Ne donroie por Antioiche » (Chrétien de Troyes, vers 1175), « En seul cinq ans » (Floire et Blancheflor, XIIIe siècle), « Par seul beauté [= rien que par beauté] » (Jean Froissart, fin du XIVe siècle), « Et demeura seul la foy audit seneschal » (Philippe de Commynes, vers 1495) et « Je seule an doi estre blasmee » (Chrétien de Troyes, vers 1170), « Fors a cele meslee sole » (Id., avant 1190), « Dame, qui seule renlumines » (Un Miracle de Nostre-Dame de l'empereris de Romme, 1369) ; 3°) que l'emploi de seul en position initiale, qui était autrefois possible même quand celui-ci ne se rapportait pas au sujet de la phrase, reste rare avant le XIXe siècle − citons : « Seuls les Dieux reclamez ne m'ont pas abusé » (Philippe Desportes, 1585), « Seule la religion catholique les réunit » (François Para du Phanjas, 1767).

    Remarque 2 : Les grammairiens ont du mal à s'accorder sur la fonction de seul à valeur d'exclusivité : épithète détachée (Grevisse), adjectif en apposition (Damourette et Pichon), adjectif détaché (Glatigny), attribut indirect (Togeby) ? On se bornera ici à observer que la ponctuation des textes littéraires fait assez rarement apparaître la virgule de détachement après seul en tête de phrase (à cause du risque d'ambiguïté avec le sens « en l'absence de toute compagnie » ?). Signalons toutefois ces exemples : « Seuls, les génies hors de ligne de M. de Chateaubriand et de madame de Staël ne ressentirent nulle atteinte » (Sainte-Beuve), « Seuls, les fantassins grecs avaient des armures d'airain ; tous les autres, des coutelas au bout d'une perche » (Flaubert), « Seuls, les naturels du Cantal s'adonnent à la maçonnerie » (Bescherelle), « Seules, les femmes voient vraiment les choses » (Marcel Aymé).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Seuls les plus de 30 ans y ont accès.

     

    « La majuscule, c'est tous les jours sa fête !Le cercle de la discorde »

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