• « L'homme [...] s'était assis sur son séant et les regardait. »
    (René Barjavel, dans son roman Ravage)

     

     

     

    FlècheCe que j'en pense


    Les spécialistes de la langue, auprès de qui le maître de céans est allé s'enquérir séance tenante du bien-fondé de ladite locution, sont pourtant unanimes : « On évitera le pléonasme s'asseoir sur son séant » (Jean Girodet), « S'asseoir sur son séant [...] est du langage populaire » (Adolphe Thomas), « S'asseoir sur son séant est pléonastique » (Paul Dupré), « S'asseoir sur son séant est un pléonasme » (Louis Durrieu). C'est que, dans cette affaire, séant n'est autre que la forme substantivée du participe présent de seoir pris au sens de « être assis » (la variante moderne seyant jouant ce rôle quand ledit verbe est employé dans son acception plus courante de « convenir au physique, à la toilette »), laquelle est apparue à la fin du XIe siècle d'abord dans en seant, puis dans en son seant (« en position assise [en particulier à propos d'une personne qui est au lit] », par opposition à en son estant, « debout, sur ses pieds »), devenu sur son séant.

    Mais voilà : la redondance a beau être patente (s'asseoir en position assise...), le tour « se dit depuis des siècles », reconnaît Hanse. Jugez-en plutôt : « En sun seant se rest assis » (Le Roman d'Énéas, XIIe siècle), « En sun seant s'assist » (La Vie de saint Thomas le martyr, XIIe siècle), « En mon seant lores m'assis » (Le Roman de la Rose, XIIIe siècle), « En la chaere l'ont assis en séant » (Les Narbonnais, XIIIe siècle), « Chacun en son rang assis sur son seant » (Gabriel Sagard, 1636) et, plus près de nous, « Je viens d'être six nuits constamment assis sur mon séant » (Mirabeau), « Je m'assis sur mon séant » (Lamartine), « Il était gravement assis sur son séant » (Hugo), « Il put parler et s'asseoir un peu sur son séant » (Théophile Gautier), « Anna était assise sur son séant » (Paul Féval), « Il s'assit sur son séant » (Arthur de Gobineau), « [Les] folles de la Salpêtrière, assises sur leur séant dans leurs lits » (les frères Goncourt), « Il s'était assis sur son séant  » (Hector Malot), « Il la souleva, tâcha de l'asseoir sur son séant », « La vieille mercière, assise sur son séant », « [Les habitants] s'étaient assis sur leur séant (Zola), « Carhaix était assis sur son séant dans son lit » (Huysmans), « Il s'assit sur son séant » (Maupassant), « Lui dans ce lit, assis sur son séant » (Léautaud), « Elle s'assied sur son séant » (Colette), « Assis sur son séant comme ça » (Céline), « Il s'asseyait sur son séant » (Aragon), « Assis sur son séant, [il] chercha à tâtons le commutateur électrique » (Simenon), « Pierre était assis sur son séant » (Beauvoir), « Il s'assoit sur son séant » (Anouilh), « Le chien Horla, très noir, assis sur son séant au beau milieu de la rivière gelée » (Renaud Camus), « Macé, assis sur son séant, [...] se frottait la gorge » (Jean-Christophe Rufin), « Le groenendael se tenait face à lui, assis sur son séant » (Sylvie Germain). Avouez qu'il y a de quoi laisser le lecteur sur le c... !

    Dupré, dans une langue ô combien séante, plaide l'indulgence pour les contrevenants : « Nous ne condamnons pas trop sévèrement ceux qui emploient cette expression [car] le sens de séant n'est pas saisi par chacun comme le participe présent de seoir, verbe ancien défectif. » L'argument, que les mauvaises langues trouveront sans... fondement, prête à sourire : car enfin, qui peut croire que Hugo et consorts ignoraient cette parenté ? Dans le doute, mieux vaut encore s'en tenir aux formes être, se mettre, se (re)dresser sur son séant, irréprochables dans toutes les positions.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    L'homme s'était mis sur son séant.

     


    votre commentaire
  • « Un par un, les troisième année soumettent à ce jury d'exception un portfolio qui doit représenter leur univers » (à propos des élèves de l'école des Gobelins).
    (Victoria Gairin, dans Le Point n02292, août 2016) 

     

    FlècheCe que j'en pense


    Curieux attelage s'il en est que ce déterminant au pluriel suivi d'un adjectif et d'un nom au singulier. Peut-il s'agir d'une énième bizarrerie grammaticale qui aurait reçu la caution des ouvrages de référence ? Rien ne permet de l'affirmer à la lecture de l'article « année » du Dictionnaire de l'Académie ou des dictionnaires usuels.

    Pour savoir de quoi il retourne, il faut aller consulter le Robert à l'entrée « classe » : « Soldats de deuxième classe ; elliptiquement des deuxième classe » ou à l'entrée « pompe » : « Soldat de deuxième pompe ; elliptiquement un deuxième pompe : un simple soldat, un deuxième classe. Des deuxième pompe ». Vous l'aurez compris, l'invariabilité en nombre se justifierait par le fait que, dans ce type de substantivation, on a affaire à une ellipse : des (soldats de) deuxième classe, des (soldats de) deuxième pompe. Hanse, qui n'est pas un perdreau de l'année, confirme : « Un soldat de "première classe" s'appelle un première classe ; au pluriel, des première classe (il y a ellipse). » Curieusement, aucun de ces spécialistes de première classe n'évoque le cas, pourtant analogue, de des (élèves de) première, deuxième, troisième... année. Pour en avoir le cœur net, c'est vers le linguiste danois Kristoffer Nyrop qu'il faut finalement se tourner : « Un nom dont le sens spécial est dû à une ellipse peut parfois rester invariable. Comme exemple nous citerons l'emploi qu'on fait à l'École de Sèvres et aussi ailleurs des mots première année, deuxième année, troisième année pour élève de première année, etc. » (Grammaire historique de la langue française, 1925). Du reste, le fait que l'on prononce les première année sans liaison ne montre-il pas assez le caractère particulier de la combinaison ?

    Mais voilà, les auteurs ne l'entendent pas tous de cette oreille. Pour un Philippe Dessouliers qui revendique le singulier dans une des redoutables dictées dont il a le secret (« Dans nos régiments, les deuxième pompe ne recevaient au mieux [...] que de la semelle de bif fin comme du crêpe »), combien d'Olivier Todd, de Pierre Perret, d'Yves Courrière, d'Alain Badiou, de François Joly, de Didier Daeninckx pour prôner la graphie les deuxièmes pompes ? Pour un Jean-Paul Sartre qui décrit « des deuxième classe, fagotés, mal bâtis », combien de Raymond Queneau, de Lucien Rebatet, de Philippe Labro, de Jean-Michel Guenassia pour évoquer les deuxièmes classes ? D'autres, visiblement mal à l'aise avec ces constructions suspectes, se croient obligés de les placer entre guillemets : « Les "troisième année" ont joué M. Perrichon » (Gabrielle Réval), « Les "troisième année" fonctionnent en autonomie [...]. Les "première année" s'installent avec leur maître » (Marc Le Bris), ou de recourir au trait d'union pour mieux signifier qu'il s'agit là de véritables composés : « Les deuxième-année, les "carrés", rassemblèrent les première-année, dits "bizuts" » (Julie Ackerer). L'embarras est patent.

    Il faut dire que la langue, en la matière, ne brille pas par sa conséquence. Témoin, cette analyse de Jean-Charles Laveaux sur le pluriel des mots composés : « Quand un substantif est composé d'un substantif et d'un adjectif, il faut examiner si la phrase est pleine ou si elle est elliptique. Dans le premier cas, le sens tombant directement sur le substantif modifié par l'adjectif, l'un et l'autre sont susceptibles de recevoir la marque du pluriel : des bas-reliefs, des basses-cours, des plates-bandes, etc. Mais lorsque la phrase est elliptique, de manière que le substantif sur lequel tombe la pluralité est sous-entendu, il ne faut donner la marque du pluriel ni au substantif exprimé ni à l'adjectif qui lui est joint. Quand on dit un blanc-bec, on sent bien que le sens ne tombe point sur le substantif bec, mais [...] sur le mot jeune homme qui est sous-entendu ; c'est sur ce mot que tombe la pluralité et l'on doit dire des blanc-bec, et non pas des blancs-becs. Il en est de même du mot rouge-gorge. On ne veut point désigner par ce mot des gorges rouges, mais des oiseaux qui ont la gorge rouge ; et c'est sur le mot oiseau, qui est sous-entendu, que doit tomber la pluralité » (Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires, 1818). Force est de constater que l'usage en a décidé autrement : on écrit de nos jours des blancs-becs, des rouges-gorges. Partant, pourquoi irait-on refuser à des élèves de première année, des soldats de première classe ce que l'on a accepté pour des oiseaux à la rouge gorge ?

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (?) ou, plus sûrement, les élèves de troisième année.

     


    1 commentaire
  • « On n’est pas dans un club où il s’agit de savoir s’il a été loyal à son président. C’est le débat que j’ai entendu à propos de Macron. »
    (propos de François Fillon, photo ci-contre, rapportés par Amandine Réaux sur europe1.fr, le 2 septembre 2016) 

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Marie-Lan Nguyen)
     

    FlècheCe que j'en pense


    Avec quelle préposition l'adjectif loyal (et ses dérivés) est-il censé se construire ? La question pourra paraître anodine ; elle n'en est pas moins justifiée, tant les ouvrages de référence sont peu diserts sur le sujet.

    Aucune aide à attendre de la part de Littré − pourtant réputé pour ses bons et loyaux services lexicaux −, qui ne donne que des exemples où l'adjectif est employé absolument. L'Académie, de son côté, laisse le choix dans la dernière édition de son Dictionnaire entre les prépositions avec  et envers : « Je veux être loyal avec vous » (à l'entrée « loyal »), « Être déloyal envers son parti » (à l'entrée « déloyal »), « Il s'est montré loyal envers son rival » (à l'entrée « envers »), quand Larousse et Robert, dans une belle unanimité, s'en tiennent à la seule seconde préposition : « Agir déloyalement envers quelqu'un » (Grand Larousse), « Faire preuve de loyauté envers ses amis » (Larousse en ligne), « Elle est loyale envers ses amis » (Petit Larousse illustré), « Elle a été loyale envers lui », « procédés loyaux envers un adversaire », « loyauté envers quelqu'un », « être déloyal envers un parti, une cause » (Petit Robert). C'est encore envers qui a les faveurs du site Orthonet : « des sujets loyaux envers leur souverain, citoyens loyaux envers l’État. »

    Est-ce à dire que la préposition à est incorrecte après loyal ? Rien n'est moins sûr. Car enfin, me rétorquera-t-on avec quelque apparence de raison, ce n'est pas parce qu'une construction n'est pas consignée dans les dictionnaires qu'elle est nécessairement fautive. Et de fait, le tour (être) loyal à quelqu'un (puis à quelque chose) est attesté de longue date, notamment (au XIVe siècle) dans un texte sur l'affaire du cardinal Caetani : « Il est bon homme et loial a moi » et chez Jean Froissart : « Pour donner l'exemple aux autres [femmes] d'estre loyales à leurs maris », « estre loyal en tous services au roy d'Angleterre et au pays » (à côté de « estre bons et loiaux envers lui ») ; (au XVe siècle) dans un manuscrit anglais du roman de Ponthus :  « Vroy amoureux [...] doit estre loial a s'amie », chez Louis XI : « Avoir esté bons et loyaux à feu nostre très-cher seigneur et père », chez François Villon : « Belles armes, loyal au Roy », chez Simon de Phares : « Estre bons et loyaulx au roy Richard » et chez Octavien de Saint-Gelais : « Pour estre loyal à sa dame » ; (au XVIe siècle) chez Pierre Sala : « Le chien loyal au maystre », chez Clément Marot : « Et faut que tout homme périsse / Qui n'est loyal à ton service », chez Jean Le Clerc : « Le serement d'estre bon et loyal au roy », chez Jean Calvin : « Qu'il soit noté d'avoir esté desloyal à l'Evangile », chez Claude Fauchet : « loyal à son Seigneur » et chez Pierre de Bourdeille : « Il fut très-ferme et loyal à son maistre »  ; (au XVIIe siècle) chez Théodore Agrippa d'Aubigné, citant un psaume : « J'ai esté desloyal à la génération de tes enfans » et chez Jean Nicot : « Estre toujours loyal au peuple romain » ; et, plus près de nous, chez Jules Michelet : « Lui fut loyal », chez Prosper Mérimée : « Jamais on ne me reprochera d'avoir été déloyal à mon souverain », chez Louis Duchesne : « Tout en restant loyal à l’État républicain », chez Anatole France : « La voyant toute pleine de chevalerie et si loyale à Charles », chez Henri Bremond : « loyal à tous ses devoirs », chez Maxime Weygand : « des seigneurs loyaux au souverain », chez Paul Claudel : « Il trouvera une femme fidèle à la maison, [...] chienne de la maison, loyale à un, mauvaise aux ennemis », chez Jean Giraudoux : « Un visage resté loyal à soi-même », chez André Maurois : « Elle était loyale au Sud », « les Montmorency, loyaux à la Couronne mais rivaux des Guise », chez Paul Morand : « Le Londonien type, tel qu'il est resté, loyal à son roi et à sa reine », chez Jean Cocteau : « Je compte sur votre attachement à ma personne et sur votre loyauté à ma cause », chez Marcel Brion : « Rebelle à son amour et loyale à son devoir d'épouse », chez Louis Aragon : « [Hugo] a été étonnamment fidèle, loyal à la réalité et par elle, au peuple français », chez Raymond Aron : « loyal à son roi », chez Roger Peyrefitte : « Louis Racine était loyal à la mémoire de sa mère », chez François Nourissier : « Pour être loyal au jeu des questions et des réponses » et chez Jean-Christophe Rufin : « Être loyal à ses amis ». On trouve sa trace jusque dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (XVIIIe siècle) : « Un vassal doit être féal et loyal à son seigneur », dans le Complément du Dictionnaire de l'Académie française (1842) de Louis Barré : « Être loyal à son seigneur » et dans l'Encyclopédie Larousse en ligne : « très loyal à Hitler », « un village prospère et loyal au roi d'Angleterre ».

    Entendons-nous bien : envers reste, me semble-t-il, la préposition que les spécialistes de la langue emploient le plus volontiers pour introduire le complément de loyal, mais elle subit depuis belle lurette la concurrence − pas si déloyale − de à (et de avec). Rien que de très logique, en effet, quand on pense à l'analogie avec fidèle et, plus généralement, avec les adjectifs exprimant une disposition favorable ou défavorable envers autrui, dont la plupart ont longtemps été utilisés avec l'une ou l'autre préposition : « Affable, comptable, cruel, ingrat, indulgent [ainsi que responsable et rude] se construisent avec à ou envers », lit-on encore dans la Grammaire pratique (1837) de Gilar. Aussi le TLFi est-il fondé à écrire que loyal peut être « suivi d'un complément introduit par une préposition, par exemple à, avec, envers » (1). D'aucuns considéreront l'emploi de avec comme plus « standard », celui de à comme « plus littéraire » et celui de envers (ou de à l'égard de) comme « plus explicite quoique d'un registre un peu plus formel » (2). Peu importe, à dire vrai, tant que l'on met un point d'honneur à débattre... à la loyale.


    (1) Quelques exemples avec pour et à l'égard de sont également à signaler : « Le gouverneur est trop bon serviteur et loyal pour le Roy » (Mémoires de Guillaume de Villeneuve, 1495), « Le Français se montre loyal pour qui le combat, généreux pour qui l'implore, indulgent pour qui le hait, cruel pour qui le méprise » (Pierre-Édouard Lémontey, 1818), « Nous sommes entièrement loyaux à l'égard de nos alliés britanniques » (Charles de Gaulle), « sans loyauté à l'égard de l'information » (Georges Duby), « Il ne l'avait plus vue peut-être par loyauté à l'égard de Julien » (Max Gallo), « être loyal à l'égard de quelque collectivité que ce soit » (Jacques Attali).

    (2) Lire à ce sujet l'étude de Michèle Noailly intitulée Pour et la bienveillance, où sont reprises certaines analyses du linguiste danois Ebbe Spang-Hanssen.

     

    Remarque 1 : Témoin de l'hésitation de l'usage, ces exemples dénichés dans le Dictionnaire de l'histoire de France, sous la direction de Jean-François Sirinelli : « La France se voulait loyale à l'égard de la Suède », « tout en restant loyal à son roi », « loyal envers le roi », « par loyalisme envers la France », « un loyalisme sans faille vis-à-vis de la monarchie », « patriotisme et loyalisme à l'égard de la France », « sa loyauté envers le roi ».

    Remarque 2 : Selon le Robert, « envers a des emplois moins étendus que à l'égard de ou que pour. En premier lieu, il s'emploie après un mot marquant un sentiment ou une action. On dira indifféremment : Sa gentillesse envers moi ou à mon égard, mais on dira : Son opinion à mon égard, et non envers moi. En second lieu, envers a pour complément une personne ou une chose d'ordre moral : Une infirmière est pleine de sollicitude envers ou pour son malade, mais un banlieusard est plein de sollicitude pour et non envers son jardinet. »

    Remarque 3 : Le tour impersonnel il est loyal à quelqu'un de faire quelque chose se trouve sous quelques plumes avisées, sans que l'on sache trop dans quel sens l'adjectif doit être pris (« légitime », « raisonnable » ?) : « Nous verrons s'il est loyal à trois misérables de cette espèce de faire à trois enfans un procès criminel de six mille pages » (Voltaire) ; « J'ai donc cru, Messieurs, qu'il ne serait pas loyal à nous de vouloir résoudre sur-le-champ cette question » (Thiers) ; « Est-il bien loyal à vous de venir s'asseoir dans le cœur d'un pauvre poète ? » (Balzac).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Savoir s’il a été loyal envers (voire avec ou à) son président.

     


    votre commentaire
  • Nom d'un petit bonhominem !

    « Les attaques ad nominem, même si aucun nom n'a été prononcé, peuvent être mal perçues, surtout au sein d'un même camp. »
    (Ariane Kujawski, sur bfmtv.com, le 29 août 2016) 

     
     

    FlècheCe que j'en pense


    Placer une locution latine dans la conversation, ça fait chic, c'est sûr ! Encore faut-il en maîtriser la forme et le sens, sous peine d'être accusé illico de faire du latin de cuisine... Las ! avec le déclin précipité de l'apprentissage des langues anciennes, qui sait encore que le neutre nomen, nominis (« nom » en latin) fait son accusatif en nomen, quand homo, hominis (« homme »), qui est du masculin, devient hominem(1) Vous l'aurez deviné : ad nominem est un barbarisme de la plus belle espèce, né de la confusion phonétique avec la locution latine ad hominem, littéralement « (dirigé) vers l'homme » − en l'espèce contre la personne visée et non contre son nom, comme semble le croire notre journaliste.

    Le tour, repris tel quel du latin, n'est attesté en français qu'à partir du XVIIe siècle : « [Les athéistes] argumentent ad hominem, comme on parle dans l'eschole [...] ; ils pensent avoir gain de cause quand ils croyent avoir combattu Dieu avec ses armes » (François Garasse, 1623), « Et c'est là le plus fort argument qui s'appelle en termes d'école ad hominem ; parce qu'il est tiré des paroles ou des faits de l'adversaire même, contre lequel nous disputons, et que nous convainquons par ses propres principes » (Jean Deslyons, 1694), « Telle est la nature d'un argument ad hominem, où un auteur quitte son propre langage et où il emprunte celui d'un autre homme, pour tâcher de le persuader à sa mode et en suivant ses préventions » (Bossuet, 1699). Le sens est clair : l'argument ad hominem − qui se rapporte à l'homme, spécialement développé pour l'homme auquel il est adressé − consiste, grosso modo, à se placer sur le terrain de l'adversaire pour mieux lui opposer ses propres paroles ou ses propres actes afin de le discréditer. Un exemple souvent cité dans les ouvrages de rhétorique est celui de Cicéron − le nec plus ultra des orateurs romains − plaidant la cause de Ligarius, accusé par Tubéron de s'être battu contre César en Afrique : « Mais, je vous le demande, qui donc prétend faire un crime à Ligarius d'avoir été en Afrique ? C'est un homme qui a lui-même [...] pris les armes contre César. Car enfin, Tubéron, que faisiez-vous, le fer à la main, à la bataille de Pharsale ? Quel sang vouliez-vous répandre ? Dans quel flanc votre arme voulait-elle se plonger ? Que désiriez-vous ? Que souhaitiez-vous ? [Bis repetita placent, comme chacun sait...] Je suis trop pressant. Mon jeune adversaire se trouble ! » Plutarque rapporte qu'à ces mots César laissa tomber les papiers qu'il tenait à la main et qui renfermaient l'acte de condamnation...

    Mais voilà, politiques et journalistes ne semblent pas beaucoup plus familiers des concepts de la rhétorique que des déclinaisons latines, et nombreux sont ceux qui, à trop vouloir faire savants, versent in fine dans l'approximation. Un détour par L'Art d'avoir toujours raison de Schopenhauer s'impose de facto : « Pour réfuter une thèse, il y a deux méthodes possibles. Nous pouvons montrer ou bien que la proposition n'est pas en accord avec la nature des choses, c'est-à-dire avec la vérité absolue et objective [ad rem], ou bien qu'elle est incompatible avec d'autres déclarations ou affirmations de notre adversaire, c'est-à-dire avec la vérité telle qu'elle lui apparaît [ad hominem]. » Et le philosophe d'ajouter ex professo cette subtile distinction : « Si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu'on a perdu la partie) pour passer à l'adversaire, et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec l'argumentum ad hominem. Ce dernier s'écarte de l'objet purement objectif pour s'attacher à ce que l'adversaire en a dit ou concédé. » En d'autres termes, quand le recours à des preuves et à des observations logiques  [argument ad rem] ne permet pas d'avoir raison sur une question donnée, on peut tenter in extremis de faire porter l'attaque non plus seulement sur les idées en débat, mais sur la personne qui les défend. Il convient alors de chercher à confondre l'adversaire sur la base de sa propre argumentation, par exemple en adoptant son point de vue pour mieux en souligner les éventuelles contradictions et incohérences, en lui opposant ses paroles ou ses actions antérieures : c'est l'argument ad hominem ; ou bien de l'attaquer personnellement (sur ses mœurs, ses origines, son physique, et cetera), de le discréditer non seulement en tant qu'interlocuteur dans le débat du moment, mais en tant qu'individu : c'est l'argument ad personam − que l'on songe au « petit roquet » (de Chirac à Fabius), au « Flanby » (de Fabius à Hollande), au « sale mec » (de Hollande à Sarkozy), au « mec de gauche de 72 ans » (de Sarkozy à Juppé) et à tous les jurons du capitaine Ad hoc... (2)

    Force est de constater avec Proust que ces subtilités échappent le plus souvent au « vulgum pecus » (3) : « Bien entendu, dit le duc de fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild [...] sont dreyfusard dans l'âme, comme tous les Juifs. C'est même là un argument ad hominem (le duc employait un peu à tort et à travers l'expression ad hominem) qu'on ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs » (À la recherche du temps perdu). Et de fait, la formule − quand elle serait rétablie manu militari dans son intégrité orthographique − se trouve employée ad nauseam, dans le jargon politico-journalistique, comme synonyme savant de « insulte, coup bas, attaque personnelle (sans rapport avec l'objet du débat) », par confusion avec ad personam. Jugez-en plutôt : « Les candidats des Républicains à la primaire ont visiblement compris qu'il n'était pas utile d'user entre eux de l'anathème et des attaques ad hominem » (Le Figaro), « Trump continue les attaques ad hominem contre Hillary Clinton, la "corrompue" » (Direct Matin), « Jean Ping, lui, a tapé principalement "sous la ceinture", autrement dit ad hominem, contre la personne du candidat Bongo plutôt que sur son action » (Atlantico), « "Un fils de pute !" C'est la dernière fleur offerte ad hominem par Duterte [à l'ambassadeur américain aux Philippines] » (RFI). C'est, stricto sensu, ad personam qui eût convenu à chacune de ces situations.

    Le mal n'est pas bien grand, me rétorquerez-vous. Il n'empêche : errare humanum est, perseverare diabolicum !

     

    (1) Même les latinistes ne connaissent plus leurs déclinaisons : dans son livre Minus, lapsus et mordicus : Nous parlons tous le latin sans le savoir, Henriette Walter n'écrit-elle pas — horresco referens ! — « Nominem rosae datur "on donne un nom à la rose" (où nominem est à l'accusatif, rosae au datif) » ? Quant à Jean-Pierre Lacroux, il n'hésite pas à présenter dans son ouvrage Orthotypographie la caricature à côté de l'original : « Ad hoc, ad hominem, ad libitum, ad litteram, ad nominem, ad patres, ad vitam æternam. »

    (2) En guise d'illustration, voici quelques exemples trouvés sur la Toile : « Un étudiant en médecine casse un verre et y voit le présage qu'il va échouer au concours. Pour le convaincre du contraire, on peut utiliser un argument ad rem : "Casser un verre et rater le concours sont deux événements indépendants voyons, rappelle-toi ton cours de biostats !" ou bien un argument ad hominem : "Tu as cassé un verre en verre blanc, pas en cristal ; ça porte bonheur !" » (page anonyme sur les arguments) ; « Dans le premier cas [ad hominem], il s'agit de démontrer que l'interlocuteur n'est pas cohérent avec son propos ("si les banlieues c'est si bien, pourquoi n'y habites-tu pas au lieu d'occuper un grand appartement dans un quartier bourgeois protégé de tout problème ?"). Dans le deuxième cas [ad personam], on oublie le raisonnement et les arguments pour devenir "désobligeant, hargneux, offensant, grossier" ("tu es un bien-pensant, tu es un bourgeois, tu n'as jamais rencontré les difficultés de la plupart des Français, [...] donc tu ne comprends rien") » (Aymeric Caron) ; « Le célèbre médecin écossais Pitcarn disputait avec Astruc, médecin français, de l'action des muscles du bas-ventre dans la digestion. Celui-ci niait fortement cette action, je ne sais trop par quelles raisons. Son adversaire, impatienté par la discussion, [lui opposa cet argument ad hominem] : Il faut que tu n'aies jamais ch... » (Histoire générale des proverbes, 1828) ; « Si [l'adversaire] défend le suicide, on peut lui répondre : "Alors pourquoi ne te pends-tu pas ?" Ou encore, s'il soutient qu'il ne fait pas bon vivre à Berlin, on peut rétorquer : "Pourquoi ne prends-tu pas le premier express pour la quitter ?" Tel est le genre [d'arguments ad hominem] que l'on peut utiliser » (traduction anonyme de L'Art d'avoir toujours raison de Schopenhauer).

    (3) Et parfois même à certains spécialistes ! Pourquoi diable le Dictionnaire historique de la langue française entretient-il l'ambiguïté en se contentant d'écrire que « l'expression [ad hominem] qualifie un argument dirigé contre la personne même de l'adversaire », quand le Robert illustré − qui fait pourtant partie de la même écurie − s'empresse d'ajouter : « et a une valeur toute particulière dans son cas (en lui opposant notamment ses actes ou ses déclarations) » ?

    Remarque 1 : D'après le Cours complet de rhétorique (1871), « l'argument qu'on appelle ad hominem ou personnel est d'une grande force, parce qu'il met l'adversaire en contradiction avec ses paroles ou ses actes, et qu'il le condamne honteusement au silence. Mais il peut bien n'avoir aucune valeur par lui-même, et généralement il n'a de force que contre la personne avec laquelle on discute. Ainsi l'argument de Cicéron, si victorieux contre Tubéron, n'aurait rien prouvé contre tout autre : la conclusion qu'on en aurait tirée, c'est que Ligarius et Tubéron étaient l'un et l'autre coupables [d'avoir pris les armes contre César] ».

    Remarque 2 : La locution se prête de longue date à tous les jeux de mots : « La pauvre fille [...] avait espéré entraîner son oncle dans un discussion matrimoniale par un argument ad omnipotentem [= pour le Tout-puissant] » (Balzac), « C'est ce que l'on appelle un argument ad canem [= pour les chiens] » (Solution de grands problèmes, 1844), « Les attaques ad hominem ou ad feminem n'honorent guère ceux qui les déclenchent » (Bruno Frappat, La Croix).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Les arguments ad hominem (ou, plus exactement, ad personam).

     


    1 commentaire
  • Il y en a de belles...

    « Il y a-t-il un médecin près de chez vous ? »
    (paru sur corsematin.com, le 30 juin 2016) 

     
     

    FlècheCe que j'en pense


    Il y a des jours comme ça, où l'on ferait mieux de ne pas se promener sur la Toile. En l'espèce, cela m'aurait évité de tomber sur ce titre indigeste, résultat du télescopage entre la construction déclarative et la construction interrogative du gallicisme il y a.

    Rappelons à toutes fins utiles qu'audit tour impersonnel ne correspondent que deux formes interrogatives conformes aux règles de la syntaxe : y a-t-il... ? (avec inversion du pronom sujet et insertion d'un t euphonique, encadré par des traits d'union, pour éviter le frottement entre les voyelles a et i) et, dans le registre familier ou oral, est-ce qu'il y a... ?, à l'instar de ces exemples prescrits par les meilleurs spécialistes de la langue : « Y a-t-il quelqu'un ici ? Y a-t-il des acheteurs dans la salle ? Quel mal y a-t-il à cela ? Qu'y a-t-il de nouveau ? N'y a-t-il rien de nouveau ? » (Dictionnaire de l'Académie), « Où y a-t-il une pharmacie ? Qu'est-ce qu'il y a ? » (Robert illustré), « Quel grand mal est-ce qu'il y a à prendre le frais la nuit ? » (Molière, cité dans le Littré). Las ! c'est une troisième solution qui a été choisie par notre journaliste − celle, bien connue de la langue populaire, consistant à marquer l'interrogation en laissant le sujet à la place qu'il occupe dans la phrase déclarative tout en le reprenant par un pronom placé après le verbe : Ça va-t-il ? C'est-il pas malheureux de voir ça ? Il viendra-t-il ? (il étant alors souvent prononcé i).

    Le procédé est ancien et nombreux sont les auteurs à y avoir eu recours dès lors qu'il était question de faire parler des personnages du peuple : « Et combien il y a-t-il de jours de cela ? » (Xavier de Montépin, La Comtesse Marie, 1859), « Qu'il y a-t-il encore ? » (René Bazin, Baltus le Lorrain, 1926). Ce qui est surprenant, c'est son utilisation, en dehors de tout souci d'imitation, dans la presse écrite : « Pourquoi il y a-t-il un mais ? » (La Croix, 1886), « Il y a-t-il eu simple incident de route ou amerrissage ? » (Emmanuel Bourcier, Paris-Midi, 1928), « Qu'il y a-t-il sous la burqa ? » (Élie Arié, dans une chronique parue sur lemonde.fr, 2011), « Notre [journaliste] a voulu comprendre pourquoi il y a-t-il autant de grandes surfaces dans ce pays ? » (TF1), « Pourquoi il y a-t-il plus d'étoiles filantes en été ? » (Le Parisien), « Sur 180 pilotes engagés combien il y a-t-il de femmes ? » (Télé Star), « Il y a-t-il des bébés-volés argentins en France ? » (France Inter) « Il y a-t-il des vérités indiscutables ? » (sujet de philosophie publié sur le site cyberprofs.com), et jusque sous des plumes averties, d'hier et d'aujourd'hui : « Qu'il y a-t-il de plus mechant que la papauté ? » (Pierre Jurieu, 1681), « Aussi [...] il y a-t-il alors une affluence considérable » (Dictionnaire des dictionnaires, 1890 ; il s'agit là d'un cas d'inversion en dehors de l'interrogation), « Car il y a-t-il rien qui vous élève Comme d'avoir aimé un mort ou une morte ? » (Damourette et Pichon, 1934, citant [correctement ?] un vers d'Apollinaire), « Il y a-t-il autour de nous un événement qui [...] ? » (Michel Foucault dans Le Magazine littéraire, 1984, cité par Goosse) (*). C'est-y grave, docteur ? Avouez qu'il y a de quoi en faire une maladie.

    Pour ce qui est des médecins corses, je ne saurais dire, mais pour ce qui est des grammaires françaises, mon diagnostic est établi : tout porte à croire qu'il y a bel et bien pénurie.


    Remarque 1 : L'Académie précise sur son site Internet que les graphies avec apostrophe sont tout aussi incorrectes : « On n'écrit pas y'a-t'il ?, parce que ni le y ni le t ne sont des formes résultant d'une élision : le t n'est pas la forme élidée du pronom te, mais une lettre euphonique que l'on emploie pour éviter un hiatus disgracieux. On se gardera bien, en revanche, d'omettre les traits d'union qui signalent que les différents éléments de ce groupe forment une unité sonore. » (rubrique Dire, ne pas dire, 2017).

    Remarque 2 : Goosse voit plutôt une hypercorrection dans le redoublement du pronom impersonnel il : « Comme il y a est souvent prononcé [ia] dans la langue familière, un y a tout à fait régulier est remplacé par il y a » (Le Bon Usage, 2011).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Y a-t-il un médecin près de chez vous ?

     


    votre commentaire