• Ni sainte ni touche

    Inutile de chercher dans le calendrier officiel de l'Église catholique : sainte nitouche n'y figure pas. C'est que l'intéressée fait partie, avec glinglin, frusquin et quelques autres, de ces figures fantaisistes et facétieuses que l'imagination populaire a forgées de toutes pièces. Enfin de toutes pièces, c'est vite dit. À y regarder de près, le cas qui nous occupe, pour ne parler que de lui, était en oie de formation depuis le XVe siècle : laquo; Ton maistre faisant l'ignorant et le non-y-touche » (Georges Chastelain, vers 1460), laquo; Maiz il caquecte par derriere / Et sy fait semblant qu'il n'y touche » (Pierre Michault, 1466), « Quant elle marche sur espinettes [petites épines] / Elle faict ung tas de minettes [mimiques ?]. / On dit cette femme n'y touche » (Guillaume Coquillart, avant 1510), « Vous faites la discrète, / Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette » (Molière, 1669). Vous l'aurez compris, nitouche n'est autre que la corruption plaisante de la locution (qui) n'y touche (pas), ainsi que le confirme une note dans l'édition de 1785 de La Pucelle d'Orléans de Voltaire : « On disait autrefois sainte n'y touche, et on disait bien ; on voit aisément que c'est une femme qui a l'air de n'y pas toucher. »

    Mais qui a l'air de ne pas toucher à quoi ? « Essentiellement aux choses qui sont dans la braguette des messieurs », bref aux plaisirs de la chair, comme le prétend Claude Duneton dans La Puce à l'oreille (1978) ? Grand Dieu ! pas nécessairement ! Rappelons ici, avec le Dictionnaire du moyen français, qu'au XVe siècle faire le non-y-touche signifiait sans plus d'arrière-pensée « affecter un air d'innocence et de naïveté », et ne pas y toucher, « ne pas être concerné, se désintéresser de quelque chose, rester inactif » (avant de prendre le sens de « ne pas avoir de malice », selon Littré). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir la définition de nitouche varier au cours des siècles : « An hypocrite ; an over-scrupulous Puritain » (Randle Cotgrave, 1611), « Une femme qui fait la discrette ou retenue » (Antoine Oudin, 1640), « Un hypocrite, ou un homme simple et innocent, qui ne paroît pas [être] capable de faire aucun mal » (1) (Furetière, 1690), « Une femme dissimulée, dont il semble qu'elle n'y touche pas, et qui cependant nuit aux gens de fait et de paroles dans les occasions, ou bien qui faisant la dégoûtée, semble ne vouloir toucher de rien de ce qui a été mis devant elle » (Jacob Le Duchat, avant 1735), « Une femme qui fait la prude, la dégoutée, comme si elle ne daignoit toucher aux mets qu'on lui sert ; et aussi une personne dissimulée et patelineuse, pour dire qu'elle pince sans rire, et que quand elle raille, il ne semble pas qu'elle y touche » (Gilles Ménage, 1750), « Une prude, une fille hypocrite qui, tout en se permettant beaucoup de plaisirs clandestins, a soin d'éloigner toutes les apparences, en sorte qu'on croirait à la voir qu'elle n'y touche pas, qu'elle ne touche à rien d'impur, qu'elle ne goûte aucun plaisir profane » (François Noël, 1831), « Une personne qui contrefait la sagesse ou la dévotion, qui affecte des airs d'innocence, de simplicité, de modestie » (Dictionnaire de l'Académie, depuis 1835), « Une personne qui fait semblant de ne pas vouloir d'une chose qu'elle brûle d'avoir ; qui affecte un air de douceur et de réserve que son cœur dément » (Pierre-Marie Quitard, 1842), « Personne hypocrite, doucereuse, affectant la simplicité et l'innocence » (Littré, 1877), « Une fille excessivement modeste » (Michael Andrew Screech, 1970), « Personne qui se donne une apparence de sagesse, qui affecte l'innocence, et, en particulier, femme qui affecte la pruderie » (Larousse en ligne, 2008), « Une personne qui affecte l'innocence, et spécialement une femme de mœurs faciles qui affecte la pruderie » (Dictionnaire historique de la langue française, 2012). La nature ambivalente du mot touche − présenté, selon les sources, comme « indicatif ou impératif du verbe toucher » (Gilles Ménage, 1750), « troisième personne au singulier du présent de l'indicatif du verbe toucher » (Benjamin Legoarant, 1832), « 2e personne du singulier du présent de l'impératif de toucher » (Grand Larousse de la langue française, 1978), « forme conjuguée de toucher » (neuvième édition du Dictionnaire d'une Académie bien évasive) − n'arrange rien à l'affaire : « On peut comprendre de deux façons [l'expression "ne pas y toucher"] : une interdiction à celui qui voudrait tenter sa chance ("bas les pattes !") ou un certificat de bonnes mœurs pour la demoiselle qui ne saurait "manger de ce pain-là" ("je ne suis pas celle que vous croyez !") » (Jean Maillet, 500 expressions populaires décortiquées, 2017). Alors sainte nitouche : patronne imaginaire de l'hypocrisie, de l'austérité des mœurs, de la modestie ou de l'innocence ?

    Le sens, au demeurant, n'est pas le seul écueil que nous réserve notre expression. Que l'on songe aux innombrables variantes graphiques et syntaxiques attestées depuis le début du XVIe siècle : (au singulier) « Saincte Nytouche ! » (Rabelais, 1534), « Une vieille qui sembloit a veoir une sainte nytouche » (Antoine Le Maçon traduisant Boccace, 1545), « Te voyant si dévote et faire tant la sainte Nitouche » (Odet de Turnèbe, vers 1580), « Voyez un peu saincte Nitouche » (Jean-Antoine de Baïf, 1581), « Par saincte Nytouche ! » (Philippe de Marnix, 1601), « Faire de la saincte nitouche [également orthographié saincte-n'y-touche] » (2) (Randle Cotgrave, 1611), « Ces petits mignons / Qui font de la sainte Nitouche / Aussitôt que leur doigt vous touche » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Il monstre à la Bourgeoise tout ce qu'il porte de plus secret. Pour faire la saincte Nitouche en s'escriant, elle couvre soudain ses yeux avec sa main, dont elle entr'ouvre neantmoins les doigts, finement hypocrite qu'elle est » (Charles Sorel, 1623), « D'un air d'une sainte Nitouche » (Paul Scarron, 1648), « Air sainte n'y touche, veut dire un air hypocrite » (Philibert-Joseph Le Roux, 1718), « Défiez-vous de cette Sainte Nitouche » (Dictionnaire de Richelet, édition de 1732), « Sainte Nitouche ou Mitouche, comme on prononce aujourd'hui » (3) (Gilles Ménage, 1750), « Les jeunes filles, en dansant, / Faisaient un peu la nitouche » (Henri-Joseph Dulaurens, 1766), « Bonne sainte Nitouche, le malheureux est damné ! » (Pierre-Jean-Baptiste Nougaret, 1771), « Avec son petit air de sainte n'y-touche, la belle madame de la Baudraye est pleine d'ambition » (Balzac, 1831), « Voyez-vous la sainte n’y touche ! » (Pierre Tournemine, 1834), « Quand le docteur Minoret n'aura plus sa tête, cette petite sainte nitouche le jettera dans la dévotion » (Balzac, 1841), « Avec son air de sainte-nitouche, [...] on lui aurait donné le bon Dieu sans confession » (Eugène Sue, 1843), « Les prudes femmes, l’œil baissé sur la modestie, avec un air de Sainte N'y touche » (Théophile Gautier, 1863), « Avec son air de sainte n'y touche, elle est hardie, fière et entêtée » (Émile Gaboriau, 1866), « Quand on fait la sainte-nitouche [...] » (Huysmans, 1879), « Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche » (Guy de Maupassant, 1882), « D’une douceur de sainte-n'y-touche à lui donner le bon Dieu sans confession » (Zola, 1890), « Fais la sainte-nitouche ! Tu n'étais pas si bégueule à l'École ! » (Colette, 1901), « Elle faisait la nitouche à présent » (Céline, 1944), « Ma fille est une sainte... la Nitouche de mes vieux jours » (René de Obaldia, 1963) ; (au pluriel) « Les Jesuites [...] sont de francs hipocrites, qui font les saintes Nitouches pour penetrer par tout et pour en attraper » (Guy Patin, 1653), « Moi qui sais le tarif, voir ces saintes-nitouches / S'offrir dans l'ombre en vente et faire les farouches, / Ça m'assomme » (Hugo, 1881), « On se serait cru dans une assemblée de Saintes-n'y-touchent et de Tartuffes » (Paul Lafargue, 1891), « Je ne joue pas les saintes-nitouche [...] Mais à toutes mes plaintes elles répondaient, les saintes-nitouches » (Octave Mirbeau, pris en flagrant délit d'hésitation, 1900), « Réservez vos reproches pour d’autres personnes qui jouent les sainte nitouche » (Henri Mongault traduisant Gogol, 1925), « Il ne se moque jamais des choses religieuses comme font certaines saintes nitouches » (Henry de Montherlant, 1951), « Jouer les sainte-Nitouche » (Jean Maillet, 2017). Majuscule, trait d'union, i grec, pluriel : le commun des mortels ne sait à quel saint se vouer ! Aussi l'Académie entreprit-elle (en vain, semble-t-il) de mettre un peu d'ordre dans cette farce : « C'est une sainte nitouche. Il fait la sainte nitouche. Prendre un air de sainte nitouche », lit-on dans les dernières éditions de son Dictionnaire, avec la minuscule à saint (dans la mesure où il n'est pas ici question d'un nom de fête, de rue, de lieu, etc. [4]) et à nitouche (dans la mesure où le mot, traité comme un nom commun, désigne non pas à une personne canonisée par l'Église, mais un personnage fictif), sans trait d'union (5) et avec un i normal (le grec n'étant plus en odeur de sainteté depuis belle lurette). Girodet confirme : « Sans trait d'union et sans majuscule : une sainte nitouche, des saintes nitouches. » Mais voilà que l'académicienne Danièle Sallenave se prend les pieds dans le saint tapis en écrivant sur le propre site Internet de la vénérable institution : « "sainte Touche" [patronne imaginaire du jour où l'on reçoit ou touche son salaire] s’est évidemment forgé sur le modèle d’une autre sainte de fantaisie, beaucoup plus ancienne, et repérée dès le XVIe siècle, "sainte Nitouche" ("sainte n’y touche"). » Décidément, mieux vaut s'adresser à Dieu qu'à ses saints !

    (1) Selon François Noël (1831), « sainte-nitouche ne s'emploie qu'au féminin, et l'on ne dit pas un saint-nitouche en parlant d'un homme ». Même son de cloche dans Le Bon Usage : « On écrit : une sainte nitouche ("un ou une hypocrite"). » Force est de constater que tous les spécialistes ne l'entendent pas de cette oreille : « Il faut écrire saint-ny-touche. Un Hypocrite, un homme qui fait tellement du saint et du scrupuleux qu'il fait conscience de toucher, quand ce ne seroit que du bout du doigt, à rien qui soit souillé ou estimé profane » (Jacques Moisant de Brieux, 1672), « Comme c'est y toucher, employé négativement dans ce sens, qui a donné Nitouche, et que ce même verbe se dit indifféremment des deux sexes, je crois que si l'on emploie Nitouche précédé de sainte en parlant d'une femme, on doit logiquement employer ce mot précédé de saint lorsqu'on parle d'un homme » (Éman Martin, 1876). Ainsi trouve-t-on : « Et toi qui fais le sainte-nitouche, avec ton air sournois » (Eugène-François Vidocq, 1845), « Cette sainte nitouche de M. Tressilian » (Léon de Wailly traduisant Walter Scott, 1848), « Cette sainte nitouche de Silvère [un jeune républicain] » (Zola, 1870), « Que vous a-t-il donc fait, le petit Lagave ? Sans doute, ce n'est pas une sainte nitouche » (François Mauriac, 1928), à côté de « Cet homme [...] qui faisoit le Saint nitouche » (Pierre Lambert de Saumery, 1741), « M. de Bellegarde, qui jouait le saint Nitouche en ses lettres » (Mémoires de Gabrielle d'Estrées, 1829), « Le saint nitouche qui sans mot dire aura disqualifié d'avance deux générations d'impétrants sculpteurs et peintres itou » (Jean Frémon, 2016). Sacrée pagaille, par tous les saints !

    (2) Notez l'ancienne variante : faire de la sainte nitouche.

    (3) La graphie mitouche, attestée chez Voltaire, serait « une corruption de mie touche, ou plutôt de nitouche », écrivait Ménage en 1750. La première hypothèse ne paraît guère recevable, tant on sait que l'ancien adverbe de négation mie s'employait d'ordinaire après le verbe : « Ne me touche mie [= ne me touche pas] » (Le Bestiaire marial tiré du Rosarius, XIVe siècle). C'est bien plutôt sous l'influence de mite (du latin mitis, « doux ») − ancien nom populaire donné à un chat sournois et qui perdure dans chattemite pour désigner une personne affectant une contenance douce, humble et flatteuse pour tromper autrui − que le n de nitouche a pu se changer en m.

    (4) Voir le billet Saint.

    (5) Ce dernier point ne fait pas l'unanimité : « Une sainte-nitouche, des saintes-nitouches. On écrit aussi une sainte nitouche, des saintes nitouches, sans trait d'union » (Dictionnaire du français, Josette Rey-Debove). D'ordinaire, nous rappelle Dominique Dupriez, « saint ne prend pas la majuscule, mais est régulièrement suivi d'un trait d'union dans la formation des noms communs dérivés de noms propres (un saint-bernard [un chien] d'après le col du grand Saint-Bernard [nom propre géographique] ». L'expression sainte nitouche n'étant pas dérivée d'un nom propre, la graphie sans trait d'union paraît donc conforme à ladite règle. Reste à comprendre pourquoi les académiciens en mettent un à saint-frusquin...

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    Remarque
     : On dit d'une personne hypocrite qu'elle fait la sainte nitouche, mais qu'elle joue les saintes nitouches (plus souvent que la sainte nitouche), à l'instar de faire la prude / jouer les prudes.

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