• Ils peuvent bien se brosser !

    Ils peuvent bien se brosser !

    « Qui est donc Cécile Bourgeon, la mère de Fiona ? [...] Des experts ont dressé le portrait psychologique de l’accusée. »
    (paru sur francetvinfo.fr, le 7 février 2018)

     

     

      FlècheCe que j'en pense


    Un récent avertissement publié sous la rubrique Dire, ne pas dire de l'Académie française me laisse pour le moins perplexe : « On se gardera de confondre ces deux verbes [brosser et dresser] et l’on se souviendra que l’on ne dresse pas un portrait mais qu’on le brosse. » Que la commission du Dictionnaire de l'Académie ne s'applique-t-elle à elle-même ses propres recommandations ! Car enfin, ne lit-on pas dans les archives de ladite rubrique : « Martial dans ses Épigrammes (II, 7) dresse le portrait railleur d’un plaisant ardélion » (article Ardelions et fâcheux, daté du 5 décembre 2013) et « Dans Le Rhin, Hugo dresse un portrait peu flatteur des bedeaux » (article Bouddha, bedeau, publié le 1er décembre 2016) ? Le tour dresser le portrait (ou le tableau) se trouve, du reste, à l'entrée « présentation » de la neuvième édition du Dictionnaire lui-même : « Un discours [...] qui dresse le portrait rapide d'une personne, d'un invité » et jusque sous la plume (j'allais écrire : le pinceau) de nombreux académiciens : « Ce tableau de l’Univers physique et moral, dressé soi-disant d’après elle » (Paul Bourget, 1914), « Il y a peut-être là-haut quelque officier supérieur [...] qui dresse le tableau d’ensemble » (Louis Gillet, 1939), « Elle a ainsi dressé un portrait complet, plein de nuances. de ce vaillant soldat » (Georges Lecomte, 1955), « J’admire que [...] vous en ayez dressé un portrait d’une telle vie, d’une telle ressemblance » (Jacques Chastenet, 1962), « La loi du genre veut [...] que je dresse de vous, avec votre consentement, un portrait auquel vous aurez désormais l’obligation de ressembler » (Maurice Druon, 1977), « Félix Houphouët-Boigny, dont Pierre Messmer, dans ses mémoires, a dressé un portrait chaleureux » (Simone Veil, 2010), « Elle dresse le portrait de son "oncle Charles" » (Max Gallo, 2011), « Mme Aubenas dresse un portrait de la France telle qu’elle existe loin de tout rêve » (Jean-Christophe Rufin, 2015), « [Ils] ont dressé le 21 juillet, dans l’église Saint-Étienne-du-Mont, un magnifique portrait de cette force de la nature » (Pierre Rosenberg, 2017) (*). Allez comprendre...

    Que l'on ne se méprenne pas : loin de moi l'intention d'émettre la moindre réserve sur l'expression consacrée brosser le portrait, où brosser − qui signifie proprement, en termes de peinture, « peindre à la brosse par larges touches », puis « faire une ébauche rapide » − est employé au sens figuré de « décrire dans les grandes lignes, à larges traits » : « Je me chargerais, si je n'avais pas des choses moins importantes à faire, de "brosser", comme eût dit M. Cuvillier Fleury, d'après Sainte-Beuve, un "Tableau de la Littérature Française au XIXsiècle" » (Proust), « La peinture qu'il brossait de la bourgeoisie paysanne » (Maurois). Il se trouve simplement, et c'est là mon propos, que je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas aussi bien dire : dresser le portrait. Rappelons ici que le verbe dresser, quand il aurait d'ordinaire pour complément d'objet « un bilan, un constat, une liste, un inventaire » (avec le sens de « exécuter, établir »), « un acte, un contrat, un procès-verbal, une contravention » (avec le sens de « rédiger dans la forme prescrite »), ne dédaigne pas à l'occasion la compagnie d'un plan, d'une carte ou de toute représentation, écrite ou dessinée, exigeant soin et précision dans son exécution : « Tracer ou mettre par écrit. Dresser le plan d'un ouvrage, une carte de géographie, un tableau statistique » (Littré), « Dresser le plan d'un ouvrage, une carte de géographie, un arbre généalogique » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie). Rien que de très compatible, vous en conviendrez, avec le mot portrait, dont les dictionnaires historiques nous apprennent qu'il s'est dit autrefois (disons, en brossant large, entre la fin du XIVe siècle et le milieu du XVIIe siècle) pour « plan, projet » (Dictionnaire de l'ancienne langue française de Frédéric Godefroy), « forme, figure, plan, disposition » (Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle d'Edmont Huguet). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de trouver des attestations du tour dresser le portrait dans la langue des architectes, des sculpteurs et des peintres du XVIe et du XVIIe siècle : « [Un présent] où il y aura une Royne, assize en une chaire [...], et au-devant il y aura un lyon, le tout en or, selon les pourtraictz qu'en ont esté dressez et baillez audit Jean de la Barre, orfèvre de Lyon » (Archives municipales de Lyon, 1548), « Le roi ayant vu le pourtraict dressé par Jean Portinaris des murs qu'il entend faire construire » (Registre des délibérations de la ville de Paris, 1551), « Le 5 juin 1559, les consuls ordonnèrent la construction du pont "suyvant le portrait dressé par Me Olivier Rolan, maître ingényeur du Roy" » (Bulletin de la Société de l'histoire de l'art français, 1875), « Palingene [...] en vers latins en dressa le portrait » (Pierre Tamisier, XVIe siècle), « Afin de dresser le pourtraict entier de la deesse Venus » (Les Amoureux brandons, avant 1606), « Un trou rond de remplissaige de pierre de taille bien accommodé et eslabouré avec ouvraige en la mesme forme qu'a esté dressé le pourtraict par [l'architecte] » (Bulletin de la Société d'agriculture de la Lozère, 1865, citant un texte daté de 1608), « Praxitele dressa le pourtraict de Venus Gnidienne, sur la ressemblance d'une Cratine son amoureuse » (Sébastien Roulliard, 1609), « C'est imiter l'ignorance d'un peintre malavisé, qui ayant entrepris de dessigner le visage d'une dame excellente en beauté [...] attendroit qu'elle fust avancée en aage, pour en dresser le pourtraict » (Denis Pétau, 1645). Autant dire que le terrain était préparé de longue date pour l'entrée en scène de l'emploi figuré moderne.

    Récapitulons d'un trait : voilà une expression qui est attestée (au sens propre) depuis au moins 1548 − quand brosser le portrait date au mieux du milieu du XIXe siècle −, qui est d'usage courant (par métaphore, dans le domaine de l'expression verbale) en français contemporain, qui a la caution de nombreux académiciens... et qui continue d'être ignorée par les ouvrages de référence ! Est-il besoin de vous faire un dessin ?

    (*) Et plus largement : « Les chapitres 8 à 11 dressent le portrait linguistique actuel du français en Belgique » (Le Français moderne, 1998), « Nul chroniqueur n'a éprouvé le besoin de nous en dresser un portrait [de Jeanne d'Arc], même fort peu détaillé » (Colette Beaune), « Un livre [...] qui dresse le portrait savoureux des politiques et des écrivains de son temps » (Luc Ferry), « Jarry, [...] dont j'ai à deux reprises dans mes ouvrages dressé le portrait » (Yann Moix), « Dans un livre de souvenirs [...], Théodore de Banville dresse un portrait en pied de la négresse Jeanne, la maîtresse de Baudelaire » (Simon Liberati).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Des experts ont brossé le portrait psychologique de l’accusée (selon le Dictionnaire de l'Académie).
    On dira aussi bien : fait ou (selon moi) dressé.

     

    « Faux voir...À poil, poil et demi »

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  • Commentaires

    1
    Michel Jean
    Samedi 10 Février 2018 à 12:36

    Bonjour M. Marc, même la police criminelle et scientifique dresse le portrait robot (nouveauté) d’une personne grâce à quelques résidus d’ADN brossés sur/sous le tapis. Merci. Bye.

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