• Faute de car

    « L'UE ne déclare pas la guerre à la Russie et ses Etats membres n'envoie[nt] pas leurs armées défendre l'Ukraine. Pourquoi ? Car le coût d'un conflit entre l'Europe et la Russie pourrait être incommensurable. »
    (Sylvain Kahn, sur tnova.fr, le 1er mars 2022.)  


    FlècheCe que j'en pense


    Bel exemple, s'il en est, de la confusion persistante entre car, conjonction de coordination, et parce que, locution conjonctive de subordination. Car enfin, contrairement à ce que pense plus d'un usager de la langue, les deux intéressés ne sont pas interchangeables en français moderne : en particulier, car ne peut remplacer parce que comme réponse à la question pourquoi ?.

    « Car ne peut introduire une phrase répondant à la question pourquoi ? » (Goosse, Le Bon Usage).

    « En dehors des cas où il s'impose pour exprimer la cause, parce que est seul permis pour répondre à la question pourquoi ? » (Hanse, Dictionnaire des difficultés du français moderne).

    « On peut répondre par parce que à la question pourquoi ? mais non par puisque ni car » (Danielle Leeman, Remarques sur puisque et sur car).

    Pourquoi pareille restriction, me demanderez-vous ? Parce que ! serais-je d'abord tenté de vous répondre, avant d'ajouter, un rien énigmatique : P, car Q ne présente aucune unité de contenu, contrairement au bloc P parce que Q. Goosse se montre heureusement plus explicite : « Ce qui est introduit par car ne fait pas partie de la phrase, n'a pas une fonction dans la phrase (ce qui est le cas de la proposition introduite par parce que), mais est une phrase autonome, ou plus exactement une sous-phrase », séparée de ce qui précède par une pause (virgule, point-virgule ou point, à l'écrit). Et pour cause, renchérissent Riegel, Pellat et Rioul. « [La proposition introduite par car] n'a rien d'une subordonnée. Elle constitue en effet un acte d'énonciation [1] distinct prenant appui sur celui de la proposition précédente. Ainsi s'explique qu'elle ne soit pas mobile (*Car il n'a pas l'âge requis, Pierre n'est pas éligible), ne se prête pas à l'extraction (*C'est car il n'a pas l'âge requis que...), ne puisse pas constituer la réponse à une question (— Pourquoi P ? — *Car Q), ni être coordonnée à la façon d'une conjonction de subordination (*Jean était absent car il était malade et car il n'avait pas été autorisé à sortir) et surtout reste hors de portée de la négation de la proposition coordonnée qui la précède » (Grammaire méthodique du français, 1994). 

    L'ennui, c'est qu'il en allait tout autrement en ancien et en moyen français, où car − emprunté du latin classique quare (agglutination de qua re, littéralement « par [ou pour] laquelle chose »), lui-même d'abord employé comme adverbe interrogatif (« pourquoi ? pour quel sujet ? ») et comme adverbe causal (« c'est pourquoi, donc ») avant de devenir synonyme de quoniam (« parce que ») par glissement du sens conclusif au sens explicatif − était tantôt adverbe, tantôt conjonction de coordination, tantôt conjonction de subordination commutable avec parce que (por ce que) et avec que : il pouvait s'antéposer, être mis en relief par l'introducteur c'est, être repris par que dans une coordination, répondre à pourquoi ?, etc. (2) Aussi le linguiste allemand Peter Blumenthal avoue-t-il ne plus très bien savoir s'il faut considérer, de nos jours, les emplois irréguliers de car « comme un archaïsme ou un néologisme ».

    Mais revenons à la distinction entre car et parce que en français moderne. C'est un euphémisme que de dire que les spécialistes ont éprouvé les plus grandes difficultés à la dégager (sans doute à cause de l'ambiguïté étymologique de car et de son statut intermédiaire entre coordination et subordination, hérité de l'ancienne langue), comme le montre assez ce survol historique de la question :

    « Car [est une conjonction] qui signifie à cause que, parce que, et qui ne doit s'emploier que de loin à loin » (Dictionnaire de Richelet, 1680).

    « Car est renfermé dans ce qui regarde la ratiocination et parce que s'estend à marquer la raison, la cause, le sujet et le motif qui porte à agir » (Régnier-Desmarais, Grammaire française, 1706).

    « La conjonction car est d'une telle subtilité et d'une telle finesse que peu de personnes savent l'employer à propos, et qu'il y en a qui passent leur vie entière sans en faire aucun usage [...]. Le mot car remplace cette proposition : la raison est que » (abbé Sicard, Élémens de grammaire générale, 1798).

    « Car et parce que marquent tous deux une idée de cause ; mais le premier se rapporte à celui qui parle, le second à l'action, quel qu'en soit l'agent », « Car et parce que peuvent-ils quelquefois s'employer indifféremment l'un pour l'autre ? Nous ne le pensons pas. Cependant, quand celui qui parle est aussi celui qui agit, car et parce que peuvent se substituer quelquefois l'un à l'autre » (Pierre-Alexandre Lemare, Cours de langue française, 1819).

    « Car sert à marquer que l'on va donner la raison d'une proposition énoncée, ou l'énoncé d'un fait », « Parce que sert à marquer la raison de ce qu'on a dit, le motif de ce qu'on a fait, la cause d'un événement, d'un fait » (Dictionnaire de l'Académie, 1835-1935).

    « S'il y a une différence entre la conjonction car et la locution conjonctive parce que, c'est que la première est moins énergique que la seconde » (E. Galtier, Nouveau cours de langue française, 1845).

    « On emploie indistinctement les conjonctions car et parce que pour assigner la raison d'une chose qui est ou doit être. Cependant lorsqu'il s'agit de faire ressortir une raison de préférence à d'autres ou par opposition avec elles, c'est parce que qu'il faut employer » (Grégoire Girard, Cours éducatif de langue maternelle, 1846).

    « Parce que [a] rapport aux idées et [son] objet est de faire concevoir, [d'expliquer], de répondre à un pourquoi », « Car a rapport aux jugements, aux propositions, et ser[t], non pas à faire concevoir, mais à faire croire ou admettre, à convaincre : [il annonce] la raison, non pas d'un fait, mais d'une assertion, non pas une explication, mais une preuve » (Pierre-Benjamin Lafaye, Dictionnaire des synonymes, 1858).

    « On traduit [l'anglais] as par "car" quand ce qui suit exprime l'opinion, l'intention de la personne qui parle. On traduit as par "parce que" quand ce qui suit est un simple énoncé, une explication, une raison, quel qu'en soit l'agent » (Paul Baume, French manual of grammar, 1872).

    Les dictionnaires usuels modernes, tout particulièrement, ont longtemps été à la traîne sur le sujet, se bornant le plus souvent à illustrer le mot car par des exemples trompeurs : « Je ne viendrai pas ce soir, car j'ai du travail » (Bordas 1973), « Il ne viendra pas aujourd'hui, car il est malade » (Petit Robert 1987), « Il est parti car il avait un rendez-vous » (Petit Larousse 2005). Trompeurs, car... ledit car (employé au demeurant sans ponctuation chez Larousse) y est permutable avec parce que : à s'en tenir à ces exemples, on aurait tôt fait de croire que car et parce que, c'est bonnet blanc et blanc bonnet !

    Soucieux de mettre un peu d'ordre et de clarté dans cette affaire, Hanse releva à son tour le défi, dans une présentation intitulée « Car, comme, parce que, puisque » (1973). En voici la conclusion (qui, soit dit en passant, découle en droite ligne de celle de Lafaye) : « Car n'exprime pas proprement la cause du fait qui vient d'être énoncé, mais sa justification subjective, qui peut être parfois une preuve. Il dit pourquoi on vient de s'exprimer de la sorte. Il fait donc intervenir personnellement le locuteur ; il ajoute librement une justification de la totalité ou d'une partie de l'énoncé précédent, qui se suffit à lui-même. Parce que, au contraire, exprime la cause réelle, objective, du fait qui a été énoncé ou qui va l'être. Placé après l'énoncé de ce fait, ce qui est le cas de loin le plus fréquent, il peut intervenir au lieu de car lorsqu'il est indifférent pour le sens que le locuteur exprime la cause du fait ou justifie l'énoncé de ce fait. Mais il subsiste normalement une différence due à la mélodie de la phrase. Celle où intervient parce que a pour objet d'exprimer la cause du fait, la phrase forme un bloc ; au contraire, car laisse à ce qui le précède comme à ce qui le suit son autonomie » (3).

    Ce qui est en jeu, vous l'aurez compris, c'est :

    - la différence entre explication (causale) et justification : dans les phrases du type [P parce que Q], parce que Q répond à la question pourquoi P ? ; dans les phrases du type [P, car Q], Q n'est plus la cause de P, mais un argument suffisant donné pour l'énonciation de P (comme si le locuteur répondait à une contestation qui n'a pas le temps d'être formulée) (4) ;

    - le degré de complétude du sens de P : l'emploi de car implique que le sens de P est complet et autonome, contrairement à l'emploi de parce que ;

    - le degré d'implication du locuteur dans la relation causale : car présente l'argument comme vrai mais subjectif, alors que parce que l'érige en vérité objective (5).

    Illustrons les propos de Hanse par quelques exemples.

    I. Cas où car ne peut être remplacé par parce que.

    Et le voleur, car c'en était un, s'empressa de disparaître (Académie) : l'incise permet au locuteur de justifier, en une intervention personnelle et subjective, le choix du terme qui précède. Car Q équivaut ici à : « Je peux le qualifier de voleur parce que c'en est un. »

    Nous allons partir, car que faire sinon ? : le locuteur, anticipant une éventuelle contestation, exprime sur le mode de l'interrogation oratoire une justification à sa proposition de partir. Parce que ne pourrait introduire une telle interrogation (mais on pourrait dire : Nous allons partir parce qu'il n'y a plus rien à faire).

    Le chat a faim, car il miaule : le locuteur dit pourquoi il est autorisé à déclarer que le chat a faim ; Q n'exprime évidemment pas la cause de P (jusqu'à preuve du contraire, le miaulement ne donne pas faim), mais bien plutôt ici sa conséquence (cet emploi réactive en français la valeur de l'étymon latin quare, au sens de « c'est pourquoi »). On notera que la logique exige d'inverser les propositions pour pouvoir substituer parce que à car : Le chat miaule parce qu'il a faim.

    Elle est à Paris en ce moment, car je l'ai aperçue dans le métro : Q n'est toujours pas la cause de P (on ne dira pas : Pourquoi est-elle à Paris ? Parce que je l'ai aperçue) ni la conséquence de P (on ne dira pas davantage : Elle est à Paris, donc je l'ai aperçue), mais une preuve suffisante permettant d'affirmer P.

    Pour autant, Hanse reconnaît que « dans la langue parlée et dans la langue écrite qui veut reproduire le style oral, parce que peut toutefois se substituer à car pour une justification de l'énoncé qui précède (comme si l'on disait : "je dis cela parce que") », mais à deux conditions : que Q n'énonce pas une conséquence de P et que parce que emprunte à car la pause qui le précède (6). Hanse rejette donc comme artificiels les « glissements occasionnels » observés par certains spécialistes (Il est malade, parce qu'il a de la fièvre. Il est content, parce qu'il sourit. Il a plu, parce que la route est mouillée) où Q, conséquence de P, est présenté comme un argument prouvant la validité de P.

    II. Cas où parce que ne peut être remplacé par car.

    Je suis ici parce que j'ai torturé ma femme (Sartre) : il ne s'agit pas de preuve ni de justification, mais de cause produisant un fait. Supprimer parce que j'ai torturé ma femme, c'est rendre P incompréhensible.

    Pierre me croit coupable parce qu'on m'accuse : remplacer parce que par car reviendrait ici à considérer que si je peux affirmer que Pierre me croit coupable, c'est qu'on m'accuse ! Il ne s'agit donc pas d'une justification, par le locuteur, de l'opinion de Pierre, mais de la cause qui produit dans l'esprit de Pierre cette opinion.

    Vous n'allez pas manquer une affaire pareille parce que vous êtes tous les deux de mauvaise humeur (Pagnol) : Dans cet exemple, où l'on présente une cause absurde qu'il convient d'écarter, parce que porte sur manquer (une affaire) : Vous n'allez pas / manquer une affaire pareille parce que vous êtes tous les deux de mauvaise humeur. Avec car (qui, rappelez-vous, reste hors de portée de la négation de la proposition coordonnée qui précède), l'analyse serait différente : Vous n'allez pas manquer une affaire pareille, / car vous êtes tous les deux de mauvaise humeur. Cela reviendrait à expliquer la réflexion Vous n'allez pas manquer une affaire pareille par le fait que les deux protagonistes sont de mauvaise humeur, ce qui n'a pas de sens (mais on pourrait dire : Vous n'allez pas manquer une affaire pareille, car vous êtes tous les deux des personnes avisées).

    Je vous sens agacé. Est-ce parce qu'il ne vous a pas répondu ? : parce que (qui suppose un seul acte de parole) s'impose quand la proposition causale est l'objet d'une interrogation, mais aussi, nous l'avons vu, pour répondre à la question pourquoi ?, ou encore après c'est, après un adverbe (précisément, justement, seulement, surtout, non...) ou après une conjonction de coordination. Cela dit, là encore, les exemples de substitution irrégulière ne sont pas rares dans la langue courante (7).

    III. Cas où le choix est possible entre car et parce que, mais avec une nuance.

    Paul ne viendra pas ce soir, car il est malade : la phrase a pour objet de justifier l'affirmation Paul ne viendra pas.
    Paul ne viendra pas ce soir parce qu'il est malade : la phrase a pour objet de donner la cause objective, le motif réel de l'absence de Paul.

    De l'aveu même de Hanse, il peut être indifférent que l'on donne la cause du fait ou la justification de l'énoncé − les deux pouvant même se confondre à l'occasion. L'indifférence entre parce que et car ne réduit pourtant pas leur différence significative : celui-ci (toujours selon Hanse) donne à la proposition qui le précède plus d'autonomie, plus de relief, quand celui-là fait bloc avec elle (8). Dupré dit à peu près la même chose : « La proposition introduite par car pourrait être exprimée isolément (sans car), alors que la proposition introduite par parce que n'a de raison d'être que comme l'explication d'une autre. » Girodet, quant à lui, se contente de noter que « le tour avec parce que ne fait que souligner plus fortement le lien causal ».

    Plusieurs spécialistes s'attachent de surcroît à distinguer les deux formulations selon le critère de la nouveauté de l'information introduite... mais aboutissent à des résultats parfois contradictoires.
    Pour Georges Gougenheim, « si l'on emploie parce que, le contenu de la subordonnée [Q] est présenté comme nouveau à l'auditeur » (Système grammatical de la langue française, 1966).
    Pour Oswald Ducrot (dans Car, parce que, puisque, rédigé en collaboration avec le groupe « Logique et langage », 1975), dans les phrases du type [P parce que Q], « si P doit être déjà connu de l'auditeur, et si Q peut l'être, le lien [de causalité] entre P et Q doit, en revanche, être présenté comme un apport d'information nouvelle » ; avec car, si Q peut être nouveau ou pas, « il est impossible que P présente un fait déjà connu et admis par l'auditeur » puisque P appelle une justification (9).
    Pour Maurice Lévy et Sylvie Persec, l'information introduite par parce que est présumée connue des deux interlocuteurs, contrairement à celle introduite par car, qui n'est connue que du seul locuteur : « Je ne peux pas sortir, car (je vous l'annonce) il pleut vs Je ne peux pas sortir parce que (comme vous le savez) il pleut » (Grammaire du français, 2000).
    On retiendra, pour en revenir à notre exemple, qu'avec car l'affirmation Paul ne viendra pas est conçue comme pouvant être l'objet de quelque contestation, alors qu'avec parce que l'absence de Paul est supposée connue et admise.

    D'autres se fondent enfin sur des considérations (plus ou moins subjectives) de style ou de registre, que Voltaire ne renierait pas (10) : « L'emploi de car est surtout littéraire » (Kristian Sandfeld, Syntaxe du français contemporain, avant 1942), « Certains auteurs préfèrent la forme littéraire car à la conjonction familière parce que » (Knud Togeby, Grammaire française, 1984), « Car est d'un style plus soutenu que parce que. Il se rencontre rarement dans la langue parlée ordinaire » (Jacques Colson, Les Propositions de cause, 1993), « À l'écrit, car est préféré pour ses qualités stylistiques : il est ressenti comme moins lourd, moins contraignant et plus polyvalent que le subordonnant [parce que] » (Caroline Masseron, Les Paradoxes de car, 2004), « Car est un synonyme plus soutenu de parce que » (Manon Grimaud, La Grammaire au quotidien, 2020).

    On le voit : quand bien même car et parce que seraient interchangeables dans certains contextes, il subsisterait entre les deux une nuance d'intention (11).

    À la décharge des contrevenants, force est, hélas ! de constater, avec les Le Bidois, que « cette distinction de sens et de valeur n'est pas toujours observée par nos écrivains ». C'est ainsi qu'on s'étonne de lire sous la plume du jeune Flaubert : « Les femmes l'aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint, parce qu'il se venge ; on lui fait place, parce qu'il bouscule ; on va au-devant de lui, parce qu'il attire » (première Éducation sentimentale, 1845). Il est clair que parce que s'imposait, dans les deux premières phrases comme dans les suivantes, pour exprimer la cause de chacun des faits énumérés. De même, car aurait dû être remplacé par parce que dans les textes suivants : « Je suis ici car ma fonction exige que j'y sois ! » (Paul Léautaud), « On nous distribuait la quinine, qu'on nous faisait prendre sur le rang, à raison de deux comprimés par soldat, car la drogue valait cher et que l'idée fixe des soldats était de la revendre » (Paul Vialar, cité par Thomas). Profitons de ce dernier exemple pour rappeler que car − contrairement à parce que − ne peut normalement pas être repris par que en français moderne : on dira fort bien que Paul ne viendra pas parce qu'il est malade et qu'il attend le médecin, mais on ne saurait dire qu'il ne viendra pas, car il est malade et qu'il attend le médecin (que est de trop). Cette construction (archaïque ou néologique ?) tend toutefois à se répandre, même à l'écrit (12), malgré les mises en garde répétées des spécialistes : « Que, conjonction de subordination, peut représenter parce que, mais non car, conjonction de coordination, qui est un lien plus faible » (René Georgin), « Si l'on est tenté de commencer la seconde [proposition] par et que et non par et [...], c'est la preuve qu'on aurait dû employer parce que au lieu de car » (Dupré) (13).

    Allez vous étonner, après pareil déluge de subtilités syntaxiques, sémantiques et énonciatives, que le commun des mortels soit tenté de passer son chemin et de remplacer ces traîtresses de conjonctions par une simple juxtaposition de phrases ou de propositions (Il ne viendra pas. Il est malade ou Je n'ai pas besoin d'insister, vous m'avez compris), voire, à l'écrit, par deux points (Il ne viendra pas : il est malade) ! À quand une grammaire sans car ni parce que ? Gomberville s'était bien mis en tête, au début du XVIIe siècle, d'écrire tout un roman où il se passerait de ce car qu'il abhorrait (il n'y parviendra pas tout à fait)... En attendant, il n'y a guère que la linguiste Mireille Ruppli pour sembler croire que, sur le terrain de la syntaxe du moins, la confusion entre car et parce que, en français moderne, est « tout à fait restreinte, et circonscrite à un certain stade de connaissance de la langue » (L'Opposition car/parce que, 1990). Sylvain Kahn, professeur agrégé à Sciences Po, appréciera...

    (1) Ainsi distingue-t-on le dit du dire, le fait de son énonciation (« production individuelle d'un énoncé dans une situation donnée »). Précisons encore que, selon Émile Benveniste, les trois principales opérations énonciatives sont l'interrogation, l'intimation (ordres et vocatifs) et l'assertion (positive ou négative).

    (2) « Car biaux estes sor toute gent, onc ne vi mes houmes tant gent » (Roman de Thèbes, 1150), « Le bataille estoit droituriere, car il estoient traïteur et mordrisseeur, et qu'il estoient desloial » (Robert de Clari, avant 1216), « Elle estoit beneite entre toutes les femmes. Pour quoy ? Car avec sa virginité fu ajointe fecondité » (Miracle de la Nativité, 1343), « C'est car l'en fait son devoir » (Nicole Oresme, vers 1370).
    Citons également cette remarque intéressante d'Annie Bertin à propos de l'ambivalence originelle de car : « Parfois, car semble connaître un double fonctionnement, tout à la fois réponse à la demande d'information de l'allocutaire (coment ? car) et justification de la réplique précédente du locuteur : "Lasse, con m'est mal avenu ! — Coment ? font-il. — Car j'ai perdu Mon coc que li gorpil enporte" (Roman de Renart) » (L'Expression de la cause en ancien français, 1997).

    (3) Deux ans plus tard, le linguiste Oswald Ducrot et un groupe de collaborateurs, considérant que « la classification traditionnelle qui oppose car, conjonction de coordination, à parce que, conjonction de subordination, est superficielle et inadéquate », entreprennent de caractériser lesdites conjonctions en s'appuyant sur la théorie des actes de parole, élaborée par Austin et Searle. Sans jamais faire référence aux travaux de Hanse, ils aboutissent à des résultats très proches : « Parce que sert à constituer, à partir de deux idées P et Q qu'il relie, une idée nouvelle [dans le cadre d'une phrase liée]. P parce que Q [accomplit donc] un seul acte de parole, qui consiste à affirmer (questionner ou ordonner) l'existence d'un lien de causalité entre P et Q. Au contraire, car ne sert pas à constituer une nouvelle idée [mais à relier] deux actes de parole successifs. Le premier consiste à énoncer P, et le second, à fournir une justification du premier : l'énonciation de Q se présente donc comme destinée à légitimer celle de » (Car, parce que, puisque, 1975).

    (4) Riegel, Pellat et Rioul écrivent plus simplement : « Il est nécessaire de bien distinguer la justification de la cause, même si les deux peuvent se confondre : la première fonde l'énonciation, alors que la seconde repose sur un lien entre les faits énoncés. »

    (5) En 2005, les linguistes belges Anne-Catherine Simon et Elisabeth Degand ont comparé l'usage, à l'écrit et à l'oral, des deux conjonctions en fonction du degré d'implication du locuteur dans la relation causale. Sandrine Zufferey résume les conclusions de leur étude : « À l'écrit, car est un connecteur plus subjectif que parce que. En revanche, à l'oral, parce que est utilisé pour communiquer tous les types de relations causales, en remplacement de car » (Introduction à la linguistique de corpus, 2020).

    (6) Sandfeld relève plusieurs phrases d'écrivains imitant ainsi « la langue parlée familière » : « Soyez bref parce que je suis pressé » (Henri Lavedan), « Tant mieux ! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire [...] » (Anatole France), « Une seconde, mon vieux, pas plus, parce que, vous savez, j'ai à faire » (Courteline). On peut encore citer : « Marchons donc vite à ta chaumière, parce que j'ai faim et que je suis fatigué » (Flaubert), « Savoure-les [= ces quelques heures] jusqu'à la lie, parce qu'après cela, il ne reste plus rien pour toi » (Mauriac), « Vous en avez pour longtemps avec lui ? — Non. — Parce que j'aurais pu vous attendre » (Jules Romains) et, plus près de nous, « Dépêche-toi parce que je vais pas rester là toute la journée dans le noir à te regarder » (Christine Angot), « Écoute-moi parce que c'est là que tout le monde se goure » (Alexis Michalik).

    (7) « Je suis certaine de vouloir une fille et un garçon. Pourquoi ? Car il me semble qu'ainsi je pourrai mieux gérer les alliances en cas de conflit » (Agnès Desarthe, 2006), « Nous pouvons connaître le rôle de la pluie qui tombe dans la croissance de la plante verte. Car nous pouvons rencontrer dans l'expérience une plante verte et la pluie qui tombe, et car nous disposons d'une catégorie intellectuelle − ici la causalité − pour penser la relation entre ces deux phénomènes » (Charles Pépin, 2010), « Paul refuse. Pourquoi ? Tout simplement car cela ne va pas l'aider à atteindre ses objectifs » (Pierre Raufast, 2011), « Si les historiens ont très tôt désigné le christianisme comme coupable, c'est sans doute car il est une survivance durable de l'empire » (Bertrand Lançon, 2015), « Il est responsable de ses ouvriers et de ses soldats, non car il est désirable de prendre soin de ceux-ci mais car il est le chef » (Kevin Iselin, 2018).

    (8) De même, la linguiste Claudine Normand observe que, dans certains contextes, « parce que serait possible à la place de car ; mais alors disparaîtraient ces pauses qui rythment la phrase et manifestent la présence d'un sujet, appelant le lecteur à le suivre dans le jeu comme dans la gravité d'une parole assumée ; il ne resterait qu'une explication objective et sans relief » (Allegro ma non troppo, 2006).

    (9) La différence entre parce que et car apparaît alors très nette : « En effet, P parce que Q, en tant qu'acte d'explication, suppose que le destinataire soit déjà au courant de P [contrairement à P, car Q, acte de justification]. On comprend, de ce fait, que car soit nettement privilégié par rapport à parce que lorsque l'énoncé est au futur et comporte la nuance d'incertitude liée à ce temps » (Ducrot et le groupe « Logique et langage »).

    (10) « Parce que est une conjonction dure à l'oreille et traînante en vers, [il] ne doit jamais entrer dans un vers noble » (Commentaires sur Corneille, 1764). Pour autant, l'avis de Voltaire ne saurait faire oublier la « persécution » (dixit La Bruyère) qu'essuya car au début du XVIIe siècle : « Certains − sans que nous sachions bien pourquoi − le taxaient de "vieux mot". D'autres, estimant que son sens en français était trop éloigné du sens classique de quare ("c'est pourquoi"), tentaient, depuis le XVIe siècle, de l'y ramener ; de là, une ambiguïté qui le rendait suspect. Il fut question de le bannir, en le remplaçant par son synonyme parce que. De chauds défenseurs, en particulier [Vaugelas et Vincent] Voiture, lui sauvèrent la vie » (les Le Bidois, 1934).

    (11) « Car et parce que peuvent se substituer quelquefois l'un à l'autre. Mais l'un ou l'autre est meilleur, selon l'idée qu'on a dans l'esprit » (Lemare), « On voit que, s'il est loisible, dans certains cas, d'employer car ou parce que, il y a même alors une différence entre les deux » (Hanse), « L'emploi de l'une ou de l'autre des conjonctions montre sur lequel des deux aspects le locuteur veut insister » (Ducrot et le groupe « Logique et langage »). Ainsi Hanse observe-t-il que Julien Green aurait pu écrire, dans Partir avant le jour : « Notre conversation était exemplaire bien que fort ennuyeuse, [parce que] nous n'avions pas les mêmes goûts », mais que son choix s'était porté sur car pour justifier l'adjectif ennuyeuse.

    (12) Exemples relevés par Fernand Bentolila dans Car en français écrit (1986) : « Je m'enfonçais dans une vie de secrets désordres – très secrets, car je commençais à plaider beaucoup, que "j'étais à mon affaire" comme disait maman, et qu'il s'agissait pour moi de sauver la face » (Mauriac), « Elle m'a envoyé [...] une singulière tablette de thé – c'est très gentil mais inutilisable – car il faut faire dissoudre dans de l'eau bouillante et qu'on n'a pas d'eau bouillante ! » (Apollinaire). Et aussi : « Des images que je ne peux décrire, car elles sont noyées dans le vague, et que je ne hais rien tant que l'imprécis » (Antonin Artaud, cité par Gérald Antoine).

    (13) Robert Le Bidois, de son côté, n'absout pas la reprise de car par « et que », mais lui accorde une certaine indulgence. Seul Jean-Paul Colin la qualifie de « naturelle ».

     
    Remarque 1 : L'ellipse du sujet et du verbe être est possible après parce que, pas après car : « La rue se faisait plus silencieuse, parce que déserte » (Octave Mirbeau). Cela n'empêche pas Pierre Schaeffer de parler d'« une embryogénèse tant soit peu ridicule a posteriori, car déjà désuète »...

    Remarque 2 : Car en effet − « qui cherche à rendre plus expressif le monosyllabe [car] », selon le TLFi − est condamné comme pléonastique quand en effet n'exprime rien de plus que car introduisant une justification de ce qui vient d'être dit. Mais le tour peut se justifier si l'on donne à en effet son sens premier de « dans la réalité, en fait, effectivement ». Reste à distinguer les deux emplois...

    Remarque 3 : On se gardera de toute confusion entre la locution conjonctive parce que et le groupe de trois mots par ce que (« par la chose que ») : Je suis révolté par ce que j'entends.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Pourquoi ? Parce que le coût d'un conflit...

     

    « Un accord qui laisse à désirerQuand dont fait son numéro... »

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    Michel Jean
    Mardi 22 Mars 2022 à 11:53

    Bonjour M. Marc, je me contente le plus souvent de substituer par deux points (:) un car et un parce que.

    2
    INES
    Mardi 22 Mars 2022 à 14:08

    J'ignorais toutes ces subtilités. Merci de les avoir mises en lumière. Je vais m'y intéresser.

    3
    Mardi 29 Mars 2022 à 11:50

    Fabuleuses subtilités ! Je ne sais pas si je dois plus m'émerveiller de la finesse de la langue ou de celle de l'esprit humain... Il y aurait peut-être un lien entre les deux...

    Il me reste à bien intégrer les trois explications introduites par "Ce qui est en jeu, vous l'aurez compris, c'est...", votre article pourrait se résumer à ces quelques lignes d'une grande densité.

    Bravo aussi pour votre titre ! (comme très souvent).

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