• Quand dont fait son numéro...

    Quand dont fait son numéro...

    « [La culture du tournesol présente sur celle du colza] de nombreux avantages, dont un, qui retient particulièrement l'attention de la filière : l'économie en engrais. »
    (Perrine Ketels, sur francetvinfo.fr, le 29 mars 2022.)  

    FlècheCe que j'en pense


    « Faut-il dire J'ai deux filles, dont une est mariée ou J'ai deux filles, dont une qui est mariée ? » me demande un lecteur de ce blog(ue). La question est d'autant plus intéressante qu'elle n'est abordée, à ma connaissance, dans aucun de nos habituels ouvrages de référence. Tout au plus pouvons-nous observer que les huiles de l'Académie s'en tiennent à la seule première construction dans la neuvième édition de leur Dictionnaire − par exemple à l'article « panax » : « Plusieurs espèces d'arbres ou arbrisseaux, dont une fournit le ginseng ». Mais le doute est permis à la lecture du Grand Larousse du XIXe siècle (1867), qui sème le trouble à tout vent à force d'hésiter entre « Deux espèces, dont une habite l'Europe » (à l'article « eurypore ») et « Deux espèces, dont une qui vit en Lombardie » (à l'article « calyptobie ») (1).

    Analysons l'exemple de mon correspondant. Le pronom relatif dont représentant le plus souvent un complément nominal introduit par de, la première formulation équivaut à : J'ai deux filles et une d'elles est mariée. En déterminant de surcroît le pronom une par une proposition relative, on peut écrire : J'ai deux filles, dont une, qui vit à Paris, est mariée, autrement dit : J'ai deux filles et celle qui vit à Paris est mariée − notez au passage la ponctuation, qui indique que la relative qui vit à Paris peut être supprimée sans altérer le sens de la phrase. Rien que de très correct, jusque-là, sur le plan de la grammaire. Mais quid de J'ai deux filles, dont une qui est mariée, où qui est mariée ne peut décemment pas être retiré ? Pour justifier la présence de ce qui parasite, je ne vois qu'une explication : nous aurions affaire à l'ellipse du tour J'ai deux filles, dont (il y en a) une qui est mariée. Mais voilà que s'élèvent des cris d'orfraie : dont et en ne forment-ils pas un pléonasme ? Tel est, en tout cas, l'avis du grammairien Philippe Martinon :

    « Dont peut bien à la rigueur être complément d'un [pronom numéral cardinal] qui le suit immédiatement : voici des livres dont deux sont très remarquables. Encore n'est-ce pas fort élégant ; mais on ne dit pas : voici des livres dont je vous donne deux ou dont il y a deux qui sont très remarquables, parce que les [pronoms numéraux cardinaux] compléments directs, réels ou apparents, exigent impérieusement que le pronom en les précède : j'en ai deux, il y en a deux. Les pronoms indéfinis sont, il est vrai, dans le même cas ; néanmoins on peut dire dont il y a plusieurs, dont je vous ai donné quelques-uns ; encore n'est-ce pas fort élégant non plus, mais on ne va pas jusqu'à dont il y a deux. Pour la même raison, on ne peut pas dire dont il y a d'autres, pas plus que dont il y a deux autres. C'est pourquoi beaucoup de gens ne manquent pas de dire dont il y en a deux, dont il y en a d'autres : Buffon n'a-t-il pas dit dont il lui en jette un ? Malheureusement le remède est pire que le mal, et ce pléonasme de pronoms est absolument inadmissible » (Comment on parle en français, 1927) (2).

    Absolument inadmissible ? C'est oublier un peu vite, par exemple, que le tour dont il y en a + pronom numéral cardinal (en fonction de sujet réel d'un verbe impersonnel ou, pour reprendre la terminologie de Martinon, en fonction d'objet « apparent », donc) est attesté, jusque sous les meilleures plumes, depuis (au moins)... le XIIIe siècle (3) : « Ci commencent les chapistres de la seconde partie, dont il en y a xix » (Gautier de Metz, vers 1250), « 42 personnes, dont il en y a 10 pour le petit dauffinnet » (Ordonnances de l'hôtel de Philippe V le long, 1316), « Deux gardebraz, dont il y en a l'un a lames et a rondelles » (Inventaire de la grande écurie, 1421), « Onze grosses bombardes, dont il y en a six de trente-trois quartiers de long chascune » (Georges Chastelain, avant 1475), « [Il] fit des tragedies environ trente-sept, dont il y en a deux que lon contredit » (Jacques Amyot, 1567), « Deux courtisanes, dont il y en avoit une more » (Brantôme, avant 1614), « Deux choses, dont il y en a une absolument fausse » (Guez de Balzac, 1646), « Quatre grands fossés, dont il y en avoit deux que la rivière de l'Escaut formoit » (Racine, vers 1678), « Quatre espèces, dont il y en a une que les paysans mangent en Carême » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « Plusieurs fétus, dont il y en a un plus court que les autres » (Dictionnaire de l'Académie, 1694-1878), « Nous y vîmes les chambres des États, dont il y en a une assez belle » (Jean-François Regnard, avant 1709), « [Une voiture] à quatre places, dont il y en avait déjà trois de remplies » (Marivaux, 1734), « Deux n, dont il y en a une tout au moins d'inutile » (Dictionnaire de Féraud, 1780), « [Des] champignons, dont il y en a un jaune » (Ampère, 1795), « 26 pages in-folio dont il n'y en a pas trois de Du Camp » (Flaubert, 1853), « De toutes ces raisons, dont il n'y en a pas une qui résiste à l'examen, [on conclut...] » (Ferdinand Brunetière, 1891), « L'ingénieur a trois demoiselles très jolies, dont il y en a une qui me plairait assez » (André Beaunier, 1911), « Ces morceaux de toile, dont il y en a un qui est autour de vos épaules » (Charles Ferdinand Ramuz, 1932), « Ces épreuves, dont il y en a une que j'ai supportée difficilement » (Grevisse, 1973), « 504 paniers à mouches sur pied dont il y en aura 44 à détruire pour en prendre la dépouille » (Pierre Birnbaum, 2017) (4).

    Mais il y a plus intéressant : certains ouvrages anciens semblent distinguer ledit tour de celui sans en suivi d'un adjectif numéral cardinal (+ substantif). Comparez : « Cinquante plates dont il en y a cinq couvertes de drap de soie dorey » et « Quatre vins escuz, targez et pavois garnis, dont il y a trente escuz neufs » (Actes normands de la chambre des comptes sous Philippe de Valois, 1338) ; « Les Flamands [...], dont il en y avoit plus de soixante mille de la ville d'Ypres, de Poperingue, etc. » et « Les seigneurs d'Angleterre [...] et leurs gens, dont il y avoit plus de soixante mille hommes » (Jean Froissart, avant 1410) ; « Trois compaignons [...], dont il en y eult ung de noié » et « Quaitre mille hommes [...], dont il y avoit bien deux mille colevriniers et arbollestriers » (Chroniques de la ville de Metz, vers 1470). Quand bien même cette distinction serait loin d'être constante (5), elle tend à accréditer la thèse que les Le Bidois formulèrent en réponse à celle de Martinon : « Dont et en sont bien, dans [ces exemples], les représentants des mêmes noms, mais ils ne les représentent pas, pour le sens, de la même manière et sous le même rapport : tandis que dont signifie [ici] "parmi lesquels", en n'est que le simple desquels ; il n'y a pas réellement de superfétation » (Syntaxe du français moderne, 1935) (6). Dont acte.

    Rappelons enfin qu'avec ce sens partitif dont peut en outre introduire une relative sans verbe : « Nous avons eu des bals masqués, dont quatre charmants » (Stendhal, 1820), « Il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui » (Flaubert, 1869), « Trois filles, dont une mariée et une veuve » (Larousse, 1898), « J'ai déjà sauvé deux personnes, dont une en mer » (Sartre).

    Trois possibilités s'offrent donc à mon correspondant :

    • J'ai deux filles, dont une est mariée, où dont est complément d'un pronom numéral sujet ;
    • J'ai deux filles, dont une mariée, avec ellipse du verbe être de la relative ;
    • J'ai deux filles, dont il y en a une (ou dont il en est une) qui est mariée, où dont est complément d'un pronom numéral précisant le pronom il d'une forme impersonnelle.

    Le plus simple, vous l'aurez compris, est encore de s'en tenir à la première...
     

    (1) On trouve trace du tour avec qui au siècle précédent, par exemple dans un procès-verbal de l'Assemblée nationale, en date de 1791 : « De nouveaux amendemens ont été proposés, dont un qui avoit pour objet de déduire de la somme votée par le Comité de Constitution une somme égale à l'intérêt des brevets de retenue dont les ministres étoient ci-devant chargés. »

    (2) Il convient de distinguer entre l'adjectif numéral cardinal (qui détermine un substantif), le pronom numéral cardinal (qui équivaut à un substantif précédé d'un adjectif numéral cardinal) et le pronom indéfini (certains, plusieurs, quelques-uns, etc.)

    (3) Et pas seulement au XVIIe siècle, comme le laisse entendre Goosse quand il écrit : « L'usage classique admettait qu'un antécédent fût, dans une même relative, représenté à la fois par dont et par en, notamment lorsqu'il y a un numéral cardinal ou un indéfini » (Le Bon Usage).

    (4) De là la prudence de Grevisse dans Le Français correct (1973) : « Après dont, on ne peut avoir le pronom en renvoyant au même antécédent que le sien, − exception faite de il y en a, il en est. »

    (5) « Cent hommes de leur compaignie dont il en y avoit environ x hommes de cheval » (Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris, 1345), « Ces archiers, dont il y avoit bien deux mille » (Jean Le Bel, avant 1370), « Dix poz d'argent [...], dont il y a deux qui n'ont nulz fretelez » (Inventaire de Jean, duc de Berry, 1402), « Je vous envoye deux livres dont il y a un pour vous » (Racine, 1692), « Cinq cent mille livres comptant, dont il y en avait deux cent trente mille livres en brevet de retenue pour les créanciers » (Saint-Simon, avant 1755), « La diversité des vibrations psychiques que Racine émeut en nous, et dont il y a deux ou trois qui avancent de cent cinquante ans sur le siècle au ton duquel il a accordé sa lyre » (Jean-Jacques Weiss, 1893), « Les gens [...] dont il n'y a pas un sur cent mille à qui je voudrais ressembler » (Paul Vialar, 1949).

    (6) De son côté, Hanse reconnaît que l'emploi de en doublant dont est permis dans ces constructions avec un pronom numéral, mais il ajoute : « Si l'on n'éprouve aucun embarras à supprimer en lorsque le nom de nombre ou l'indéfini numéral est sujet (dont deux sont très rares ; dont quelques-uns sont perdus ; dont il y a un pour vous) ou lorsque l'indéfini numéral est complément direct (dont je citerais quelques-uns), certains écrivains sont encore tentés d'employer dont... en devant un nom de nombre complément, comme le faisaient les classiques (dont j'en citerais deux). Ils ne devraient pas craindre d'écrire : "On reparle de ce soupçon par dix fois, dont il faut citer au moins deux" (Gérald Antoine, 1982). »
    Frileux, nos auteurs ? Qu'on en juge : « Âgé de passé soixante-douze ans, dont il avait passé quarante au service des religieuses » (Sainte-Beuve, 1840), « Des bals dont Chérie manqua à peine un seul » (les Goncourt, 1884), « Quarante jeunes drôles dont je blessai deux ou trois » (Léon Bloy, 1887), « Des saphirs dont il fallut choisir quatre » (Maupassant, 1889), « Cent-trente ans, dont il passa soixante-quinze dans une pyramide » (Anatole France, 1893), « Les journaux, dont je lis quatre ou cinq chaque jour » (Jules Renard, 1895), « Ses éditions de midi, dont Nelly n'avait jamais acheté une » (Giraudoux, 1958), à côté de « Trois cents convives, dont je n'en connais pas un » (Édouard-Thomas Simon, avant 1818), « J'ai fait trois pièces de vers dont tu en verras deux dans La Presse » (Théophile Gautier, 1840), « Quelques petites aventures supplémentaires dont je n'en connais que deux » (Jacques Laurent, 1971). Il n'en demeure pas moins vrai que la langue courante moderne répugne à employer après dont un pronom numéral cardinal dans une position autre que celle de sujet.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    De nombreux avantages, dont un retient particulièrement l'attention de la filière.

     

    « Faute de carMieux vaut entendre ça que d'être sourd... »

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  • Commentaires

    1
    Bernard
    Vendredi 17 Juin 2022 à 17:33

    Je ne sais si je peux m'inviter tout seul à stigmatiser une faute à la mode (entre autres fautes à la mode) et si c'est bien le lieu (la page html) pour le faire :

    Il se développe depuis plusieurs années une drôle de mode, celle de remplacer le "à" de "participer à" par un "de". C'est d'autant plus étonnant que l'expression "participer de " est une expression pour intellectuels et qu'elle a un sens presque inverse par rapport à l'expression "participer à".

    Je note ainsi dans le Télérama N° 3772 du 30 avril 2022, p. 13 dans l'interview du politologue Loïc Blondiaux : "Un autre axe de réforme concerne les médias, tant leur concentration accélérée participe du malaise démocratique : [...]".

    Si l'on en croit M. Blondiaux (mais peut-être l'intervieweur a-t-il mal transcrit ses propos, apportant sans y prendre garde sa petite touche sirupeuse de mode), c'est le "malaise démocratique" qui entraîne la "concentration accélérée des médias" !

    Je ne savais pas que mes malaises avaient autant d'effet à la bourse !

     

    Amicalement,

    Bernuchon

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