• Une syntaxe qui a du chien

    Une syntaxe qui a du chien

    « Si vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? »
    (campagne publicitaire de l'association PETA pour la défense des droits des animaux)

    (photo petafrance.com)

     

      FlècheCe que j'en pense

     
    J'entends d'ici les cris d'orfraie que les âmes sensibles et les oies blanches ne manqueront pas de pousser à la vue de cette tête de chien rôtie en tenue de réveillon. J'entends surtout ceux, autrement péremptoires, que lanceront les esprits pénétrés de la fameuse phrase apprise sur les bancs de l'école : « Les si n'aiment pas les  », comprenez : l'usage du futur et du conditionnel (assimilés aux formes en -rai ou en -rais) est proscrit dans une proposition subordonnée de condition introduite par la conjonction si. Qu'on en juge : « La bêtise est décidément incommensurable et intarissable [...]. On relèvera cette impardonnable faute d’orthographe qui consiste à associer la conjonction "si" avec le conditionnel. Qui ne sait que, lorsqu’on emploie celle-là, qui exprime déjà une condition, il est redondant et inutile de la doublonner d’un verbe conjugué au conditionnel et exprimant, comme son nom l’indique… la condition », s'enflamme Aristide Leucate dans un article publié à ce sujet sur le site Boulevard Voltaire. Les dindes ont dû se retourner dans leur four ! Car enfin, nom d'un chien, où notre journaliste voit-il, dans cette affaire, l'expression d'une condition préalable à la réalisation du fait énoncé dans la principale ? Avouez que la chose ne saute pas aux yeux...

    Réduire la conjonction si à sa seule valeur conditionnelle, c'est oublier qu'elle peut aussi exprimer le doute entre deux actions (dans le cadre de l'interrogation indirecte) ou, quand la chose serait moins courante, l'opposition, la concession, la cause, la conséquence, la répétition, l'emphase... (dans des contextes où sont présentés comme hypothétiques des faits en réalité incontestables). Or, ce que le raccourci mnémotechnique évoqué en introduction ne précise pas, dans sa coupable concision, c'est... c'est... Vous donnez votre langue au chat ? C'est qu'il ne vaut que pour les emplois proprement hypothétiques de si. Pour une fois qu'une règle de français a le bon goût de marquer les esprits, persifleront les langues de vipère, il a fallu qu'elle soit mal simplifiée, donc mal comprise. Un comble ! Toujours est-il que l'indicatif futur ou le conditionnel se rencontrent très correctement (si si !) après le si de l'interrogation indirecte : « Dites-moi s'il nous accompagnera » (Hanse), « Je lui ai demandé s'il viendrait ce soir » (Girodet), comme après un si marquant, non plus une véritable condition, mais, selon les sources, « une opposition ou une concession » (Dupré, Girodet, Jouette, Pinchon), « une opposition, une concession, une cause ou une conséquence » (Hanse) : « Si un autre vous flattera, moi je vous dis la vérité » (Dupré), « Si on souhaiterait plus de clarté, il faut reconnaître que cet exposé ne manque pas d'intérêt » (Hanse), « S'il serait encore possible d'éviter le désastre, il n'est cependant plus temps de remporter la victoire » (Girodet), « Si nul ne dépassera Paganini, c'est qu'on ne dépasse pas la perfection » (Jouette), « Si cela vous fera plaisir, comme vous le dites, je le ferai » (Hanse). Ces phrases heurtent vos oreilles, plus habituées à entendre le présent ou l'imparfait de l'indicatif après si ? Elles n'en sont pas moins irréprochables aux yeux de nos grammairiens. C'est que, à y regarder de près, ces futurs et ces conditionnels, reçus plus souvent qu'à leur tour comme des chiens dans un jeu de quilles, apparaissent sous un jour nouveau pour qui sait flairer la piste... d'une supposition implicite (voire de plusieurs). Grevisse nous prend par le collier pour nous mettre sur la voie : « Dans des cas où un présent ou un passé n'exprimeraient pas la nuance adéquate (1) [...], on a parfois après si un futur ou un conditionnel, mais qui ne sont pas dans sa dépendance directe : la supposition porte [non pas réellement sur le verbe au futur ou au conditionnel, mais] sur un verbe sous-jacent (s'il est vrai que, si on admet que, si on estime que, si on considère que, si on met en fait que, etc.) » (2). Ainsi, pour expliquer la construction Si vous ne pourriez pas manger un chien, l'usager aux abois doit se donner un mal de chien pour remonter à la forme : Vous ne pourriez pas manger un chien − où l'emploi du conditionnel (d'atténuation ?) se justifie par l'hypothèse sous-entendue : si on vous le proposait, si on vous le demandait −, puis la combiner avec un si équivalant soit à s'il est vrai que, si on admet que, si vous dites que pour en faire la condition apparente de la proposition principale, soit, plus simplement ici me semble-t-il, à puisque pour introduire une proposition causale Si (= puisque, s'il est vrai que) vous ne pourriez pas manger un chien (si on vous le proposait), (alors) pourquoi manger une dinde ? Une chatte n'y retrouverait pas ses petits, mais un amateur d'ellipses, si !

    « Seulement voilà, observe Bruno Dewaele sur son excellent site Par mots et par vaux : parce que l'on a presque toujours tort d'avoir raison tout seul, combien de fois n'avons-nous pas renoncé à user du futur ou du conditionnel après ces "si"-là, de peur de nous le voir reprocher ? » Gageons, pour revenir à nos moutons, pardon à nos dindes, que les formulations « Puisque vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? » ou « Vous ne pourriez pas manger un chien, alors pourquoi manger une dinde ? », à la syntaxe moins insolite, seraient passées comme un chien à la niche. Mais là n'était sans doute pas le but recherché...

    Morale de cette histoire : c'est encore le meilleur ami de la langue qui, ballotté de raccourcis en ellipses, tient ici le rôle peu glorieux de... dindon de la farce.


    (1) Dans Syntaxe du français contemporain (1938), les Le Bidois père et fils commentent ainsi le vers souvent cité de Hugo Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ?, où l'auteur des Contemplations s'interroge sur les disparus : « V. Hugo aurait pu écrire : S’ils ne reviennent pas. La sûreté de son sens linguistique lui a fait préférer le futur ; de même qu’il lui a fait écarter puisque, qu’un autre peut-être, à sa place, eût préféré ici [...]. La vérité est que l’une ou l’autre de ces constructions eût trahi sa pensée, car le présent reviennent suggérerait l'idée d'une incertitude qui n'existe à aucun degré dans l'esprit du poète ; et l'emploi de puisque, tout à fait régulier devant un futur, ferait un contresens plus grave : la déclaration ainsi présentée paraîtrait énoncer une désespérance de l’écrivain visionnaire, alors qu’au contraire il est tout espoir, et même toute certitude, quant au retour des morts. [...] S’il place cette déclaration sous le signe de si, c’est simplement pour lui ôter ce que sans cela elle aurait d’un peu brutal. Mais, dans ce cas encore, si ne tombe pas directement sur le futur qui suit ; il porte [...] sur un il est vrai, ou un il faut croire, sous-jacent. »

    (2) Les Le Bidois observent que cette supposition « n'est qu'apparente, [dans la mesure] où, tout en paraissant supposer, en réalité on tient pour établi ou encore on admet ». De son côté, le Dictionnaire du moyen français évoque une « relation hypothétique de nature énonciative » : « L'hypothèse est énoncée comme telle pour la conséquence qu'on en tire, mais en fait ce qu'elle évoque est déjà le cas : "Si... − comme c'est le cas −, alors on peut dire que... ou alors on peut demander que..." », sans toutefois donner d'exemples au futur ou au conditionnel. D'autres explications sont encore avancées : « Ces propositions introduites par si nous semblent devoir être rapprochées des "interrogatives indirectes". La nature hypothétique est écartée dès le départ au moyen d'une question explicite ou implicite. À la base de la phrase de Paul Valéry : Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment, nous pourrions mettre : Si je pourrai le supporter indéfiniment ? Oui - Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment. Dans cette vue, qui implique simplement un enchaînement étroit avec la partie de contexte ou de situation qui ont précédé, l'explication de l'emploi du futur ou du conditionnel ne fait plus difficulté » (revue Travaux de linguistique, 1971).

    Remarque 1 : Un phénomène analogue est observé en anglais, où il est possible d'utiliser will/would dans une proposition introduite par if pour demander poliment à quelqu'un de faire quelque chose : I would be most grateful if you would be kind enough to... Il ne vous aura pas échappé, au demeurant, que « Si vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ? Devenez végan » (Végan ? « Végétalien intégral », équivalent longuet recommandé par l'association France Terme, n'est pourtant pas fait pour les chiens...) n'est autre que la traduction de la version anglaise If you wouldn't eat a dog, why eat a turkey ? Go vegan.

    Remarque 2 : Les exemples de futur ou de conditionnel après si (que l'on se gardera de confondre avec ceux de la langue populaire, du type « Si j'aurais su, j'aurais pas venu ! ») ne sont pas exceptionnels dans la littérature : « L'on pourra dire que s'il n'aura pas grande efficace, au moins ne fera-t-il pas de mal » (Jeanne de Chantal, début du XVIIe siècle), « Que te sert de percer les plus secrets abîmes [...] / Si [= puisque] ton intérieur, manquant d'humilité, / Ne lui saurait offrir d'agréables victimes » (Corneille), « Cela pourrait-il être, si [= puisque] lorsqu'il m'a pu voir il n'avait que sept ans, et si [= puisque] son précepteur, même depuis ce temps, aurait peine à pouvoir connaître mon visage » (Molière), « Si ta haine m'envie un supplice si doux, / Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée [= si tu penses qu'en me frappant ta main serait trempée d'un sang trop vil], / Au défaut de ton bras prête-moi ton épée » (Racine), « Si [= de même que] les plantes du midi ne sauraient croître au nord, celles du nord ne réussissent pas mieux au midi » (Bernardin de Saint-Pierre), « Je veux être foudroyé si [on pense qu'] elle n'irait pas remettre une lettre d'amour à la reine si je l'en priais » (Prosper Mérimée), « Qui donc attendons-nous s'ils ne reviendront pas ? » (Hugo), « Ce drame-ci n'est pas même italien, car s'il [est vrai qu'il] aurait pu, avec autant de vraisemblance, se dérouler à Venise ou à Florence, Nice lui eût convenu également » (Paul Bourget), « Si [la science] laisse, si elle laissera toujours sans doute un domaine de plus en plus rétréci au mystère, et si une hypothèse pourra toujours essayer d'en donner l'explication, il n'en est pas moins vrai qu'elle ruine, qu'elle ruinera à chaque heure davantage les anciennes hypothèses » (Émile Zola), « Pardon [...] si je ne puis t'aimer, si je ne t'aimerai jamais ! » (Romain Rolland), « Si jamais batailles auraient dû être gagnées, ce sont celles-là » (André Maurois), « Fais ce que tu veux si tu pourras le supporter indéfiniment » (Paul Valéry). Les textes anciens nous offrent même de rares attestations (empruntées à la Grammaire élémentaire de l'ancien français, 1918, de Joseph Anglade) de futur ou de conditionnel qui sont bien sous la dépendance directe de si : « Si je monterai el ciel, tu iluec iés ; si je descendrai en enfer, tu iés » (littéralement : « Si je monterai au ciel, tu es là ; si je descendrai en enfer, tu y es présent ») (Psautier d'Oxford, XIIe siècle), « Se tu ja le porroies a ton cuer rachater, / Volentiers te lairoie ariere retorner » (littéralement : « Si jamais tu pourrais le racheter avec ton cœur, volontiers je te laisserais revenir en arrière ») (Fierabras, XIIe siècle ?).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ou, plus couramment, Puisque vous ne pourriez pas manger un chien, pourquoi manger une dinde ?

     

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