• Un billet tout de biais

    « Ce n'est pas l'avis de la Turquie qui, par le biais de son président Recep Tayyip Erdogan, a déclaré mardi que la ville est "en train de tomber" aux mains des djihadistes. »
    (paru sur lemonde.fr, le 6 octobre 2014)

     

    « Les candidats ne sont pas tenus de fournir les documents et renseignements que le pouvoir adjudicateur peut obtenir directement par le biais d'un système électronique de mise à disposition d'informations. »
    (extrait du décret du 26 septembre 2014 modifiant le Code des marchés publics)

     

     

    FlècheCe que j'en pense

    Vous fallait-il une illustration des incohérences et des contradictions de nos ouvrages de référence ? En voici une nouvelle.

    À l'entrée « biais » de la dernière édition de son Dictionnaire, l'Académie n'enregistre, comme locutions, que de biais et en biais, avec le sens de « en oblique » : Couper une étoffe de biais, en biais. Regarder de biais, en biais. Faut-il en déduire que le tour par le biais de n'a pas droit de cité chez les Immortels ? Rien n'est moins sûr... puisque le bougre fait son apparition à l'entrée « onde » (« La guerre des ondes, se dit de la rivalité qui oppose, par le biais de messages radiodiffusés, des États, des partis, des personnes »), à l'entrée « portrait » (« Le portrait chinois, où l'on essaie de deviner l'identité du personnage choisi, par le biais d'analogies qu'on lui prête avec des animaux, des plantes, des lieux, etc. »), à l'entrée « presse » (« Délit de presse, commis par le biais d'écrits publics ou de tout autre moyen de communication ») et à l'entrée « psychothérapie » (« Méthode thérapeutique visant à soigner les troubles psychiques ou somatiques par le biais d'un travail psychique »). Partant, on ne peut s'empêcher de se demander pourquoi notre locution prépositive ne figure pas en toutes lettres à l'entrée « biais »...

    Encore faut-il s'entendre sur l'étymologie et le sens dudit nom. Biais est vraisemblablement emprunté du provençal biais (« détour »), lui-même dérivé, selon l'Académie, d'un latin biaxus (« qui a deux axes »), quand le Petit Larousse illustré 2005 le rattache au grec epikarsios (« oblique »). Autant dire que le bougre est d'origine incertaine. Ce que l'on sait, en revanche, c'est qu'il a d'abord signifié « direction oblique », avant de développer « une valeur figurée péjorative (fin du XVIs.) sortie d'usage mais continuée par le dérivé biaiser », selon le Dictionnaire historique de la langue française. Parallèlement, le substantif s'est employé avec le sens neutre − curieusement ignoré par Larousse − de « chacun des différents aspects sous lesquels se présente une affaire » (Il y a plusieurs biais pour aborder cette question. Prendre une affaire du bon biais) ; de là l'acception enregistrée dans le TLFi : « Par le biais de. Sous l'aspect, du point de vue de. Aborder une étude par le biais de la linguistique, de la sociologie. » (On trouve dans le Robert illustré 2013 l'exemple : C'est par ce biais qu'il faut considérer le problème.)

    Mais biais a également pris le sens − d'après l'idée initiale de direction oblique et sans doute aussi sous l'influence de la connotation péjorative précédemment évoquée − de « moyen habile, indirect ou détourné pour arriver à ses fins » (Il faut trouver un biais pour sortir de cette situation) ; de là l'acception mentionnée cette fois dans les dictionnaires usuels... mais pas dans le TLFi : « Par le biais de : par le moyen détourné de » (Petit Larousse illustré) ; « Par le biais d'accointances politiques » (Petit Robert). À ce sujet, l'Office québécois de la langue française apporte la précision suivante : « Le moyen détourné qu’évoque la locution par le biais de n’est pas nécessairement malhonnête, mais il est forcément rusé, hypocrite ou habile »... de quoi marquer − en théorie, du moins − la différence avec les locutions voisines par le moyen de, au moyen de, de sens neutre. Comparez : L'État perçoit des recettes auprès des ménages soit directement, au moyen de l'impôt sur le revenu, soit indirectement, par le biais de la TVA. Mais voilà que cette subtile distinction vole en éclats au détour d'une note dans La force de l'orthographe. André Goosse, à la suite de Grevisse, n'y écrit-il pas à propos d'un texte d'Ibrahim Nafie : « Biais : moyen ingénieux, indirect ou détourné ; ici, simplement, moyen, intermédiaire » ? Certes, Goosse ne dit pas s'il cautionne cet usage qui tend à se répandre, mais le trouble est semé : une chatte, si ingénieuse fût-elle, n'y retrouverait pas ses petits, par des voies directes ou détournées.

    Vous l'aurez compris : devant de pareilles nuances sémantiques, sur lesquelles même les spécialistes de la langue ont du mal à s'accorder, seul le contexte permet de savoir à quel biais on a affaire. Ainsi, dans le premier des deux exemples qui nous occupent, ni le sens neutre de « aspect, point de vue » ni celui « connoté » de « moyen détourné » ne peuvent s'appliquer à une personne ; aussi la locution par le biais de est-elle ici inappropriée et doit être remplacée par, au choix, par l’intermédiaire de, par l’entremise de, par le truchement de, par la voix de. Le second exemple, où l'idée est clairement celle de « moyen d'atteindre un but », est plus délicat à apprécier : les uns considéreront que les mots associés, directement et biais, ont des sens incompatibles ; les autres − à l'instar de Bruno Dewaele, qui n'hésite pas à écrire sur son excellent site À la fortune du mot : « [Un] droit de réponse dont l'intéressé aurait d'ailleurs pu user plus directement, par le biais d'un commentaire » − n'y trouveront rien à redire.

    Et que penser encore des tournures telles que « par le biais de moyens informatiques », voire « par le biais de moyens détournés » (trouvé dans Les cahiers de droit) ?... Inutile de me jeter un regard de biais.

    Remarque : En termes de statistiques, le substantif biais désigne, chez Larousse, la distorsion systématique d'une évaluation ou d'un échantillon choisi par un procédé défectueux. En tant qu'adjectif (emploi curieusement ignoré du Robert illustré 2013), il signifie « qui est oblique par rapport à une direction donnée » (Une porte biaise, un regard biais) et, au figuré, « qui emprunte des voies détournées » (Une démarche biaise).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Ce n'est pas l'avis de la Turquie qui, par l'intermédiaire (ou par la voix) de son président, a déclaré que la ville est "en train de tomber" aux mains des djihadistes.

    Les candidats ne sont pas tenus de fournir les documents et renseignements que le pouvoir adjudicateur peut obtenir directement au moyen (ou à l'aide) d'un système électronique.

     

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  • Commentaires

    1
    Droopy
    Samedi 11 Octobre 2014 à 00:30

    "les uns considéreront que les mots associés, indirectement et biais, ont des sens incompatibles".
    Ne serait-ce pas plutôt directement et biais qui sont incompatibles ?

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    2
    Samedi 11 Octobre 2014 à 09:54

    Bien vu ! Merci de votre vigilance.

    3
    Mercredi 15 Octobre 2014 à 18:24

    Bonsoir.

    Pourquoi "le bougre" à chaque que vous évoquez un mot? Les seules acceptions que j'ai rencontrés sont péjoratives ou grossières. J'imagine que vous l'utilisez dans un autre sens. Mais quel est-il?

    Merveilleux site, merci de continuer.

    cordialement.

    4
    Mercredi 15 Octobre 2014 à 19:03

    Il s'agit ici d'un emploi affectueux, comme dans un bon bougre (pour "un brave homme"). Cet artifice me permet surtout d'éviter les répétitions...

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