• Le coup de pompe

    Le coup de pompe

    « Une fois la porte d’entrée passée, on découvre un vestibule dans son plus simple apparat » (à propos du fort de Brégançon, photo ci-contre).
    (Guillaume Errard, sur lefigaro.fr, le 3 août 2018)  

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Patrub01)

     

    FlècheCe que j'en pense

    « J'aurais dit "un vestibule sans apparat" ou "dans son plus simple appareil" (et encore... la nudité d'une pièce se décrit-elle comme celle d'une personne ?) », m'écrit un correspondant, en sollicitant mon avis.

    D'ordinaire, la langue courante distingue nettement les deux substantifs : appareil désigne un assemblage de pièces (dispositif, instrument, machine pour effectuer un travail ou rendre un service déterminé), d'organes (appareil digestif) ou d'éléments divers qui concourent au même but en formant un tout (appareil d'État, d'un parti), quand apparat exprime le faste, l'éclat, la pompe solennelle (parfois avec une nuance péjorative). Mais il n'en fut pas toujours ainsi, et force est de constater que la confusion guette l'usager moderne au détour d'expressions où perdurent des sens anciens qui, selon toute apparence, méritent d'être précisés.

    À l'origine, appareil (milieu du XIIe siècle) et apparat (XIIIe siècle) avaient en commun le sens général de « préparatif, apprêt », comme action ou comme résultat (ce qui est préparé, en particulier la tenue, la toilette) : « Ne fist mie lung apareil » (Le Roman de Brut), « Bien avoit fet son apareil » (Jean Bodel), « De sa vesteure et abillement n'est mignot ne desguisé, quoy que son appareil soit propre et net » (Jean II Le Meingre), « Sanz apparat voit nen pucele [...] s'el est lede ou bele » (Vivien de Nogent), « Car en tel apparat que ont le homme et la femme qui sunt ensemble par mariage [...]. Ce est a dire que tel exces de cointise [= élégance, coquetterie] est laide » (Oresme) (1). Rien que de très logique, n'en déplaise à Littré (2), dans la mesure où les intéressés sont tous deux issus du latin apparare (« préparer ») : le premier par l'intermédiaire du bas latin appariculare (de même sens), lui-même à l'origine du français appareiller ; le second par l'intermédiaire de apparatus (« action de préparer ; ce qui est préparé ; solennité, pompe »). L'acception initiale de appareil, qui coexistait avec le sens moderne de « assemblage de choses préparées pour un but déterminé », eut beau se spécialiser en « déploiement de préparatifs en vue d'un évènement solennel (réception, cérémonie, opération militaire...) », apparat se tenait toujours en embuscade : « Li rois d'Engleterre faisoit son grant appareil pour rechevoir les signeurs » (Jean Froissart), « On a commencé en cette ville gros apparat pour le recevoir [l'empereur] » (Rabelais) ; « Les Anglois faisoient grant appareil de guerre »  (Nicolas de Baye), « Il avoit été donné ordre qu'il ne prit point d'alarme de l'apparat de guerre » (Jean de Serres) ; « Grant appareil de viandes » (Robert Estienne), « Magnifique apparat de mangeries » (Noël du Fail). Par métonymie, ils en vinrent également à désigner l'effet produit par lesdits préparatifs, à savoir l'éclat solennel, la pompe, la magnificence − « Magnifique. On le dit des choses qui ont de l'éclat [...], qui sont faites avec appareil » (Antoine Furetière), « Alleguer avec plus grand' splendeur et (comme on dit) apparat plusieurs autres raisons et auctoritez » (Louis Le Caron) ; « Sans luxe, sans pompe, sans appareil » (Rousseau), « C'est un roi sans apparat, sans pompe » (Jacques Necker) ; « Tous ces vains discours d'appareil » (Voltaire), « Discours d'apparat » (Académie, depuis 1694) ; « Toilette d'appareil » (Rousseau), « Sa toilette d'apparat » (Sainte-Beuve) −, sens que appareil abandonnera à son concurrent. Vous l'aurez compris, la confusion entre nos deux substantifs ne date pas d'hier, et les spécialistes eux-mêmes eurent bien du mal à en distinguer les acceptions, à l'instar de Pierre-Benjamin Lafaye dans son Dictionnaire des synonymes (1858) : ne se prend-il pas les pieds dans le tapis (du vestibule) en écrivant, à l'article « appareil, apparat », que « apparat indique l'effet, au lieu qu'appareil se rapporte aux moyens déployés pour produire cet effet », puis, à l'article « préparatifs, apprêts, appareil », que « appareil est relatif à l'apparence, à l'aspect des choses, à l'impression produite par leur ensemble » ?

    Venons-en à l'expression qui nous occupe : dans le plus simple appareil. Pour Alain Rey, qui n'a pas son pareil pour parler simplement des subtilités de notre langue, la cause est entendue : « L'association des mots simple et appareil est une figure de style, une formule antinomique (les érudits parlent d'oxymore) presque aussi remarquable que l'obscure clarté de Corneille » (200 drôles d'expressions, 2015). C'est oublier un peu vite, me semble-t-il, qu'un appareil peut en cacher un autre : Louis-Nicolas Bescherelle, dans son Dictionnaire national (1845), ne fait-il pas observer avec quelque apparence de raison que le substantif appareil, quand il est employé dans le sens de « chose préparée (en particulier ce qui contribue à l'apparence, justement : tenue, toilette, etc.) », « n'entraîne pas toujours l'idée de pompe et de solennité » ? Qu'on en juge : « Son gent appareil Qui simples fu n'avoit point de pareil », « Son cointe appareil, Simple et sans orgueil » (Guillaume de Machaut, milieu du XIVe siècle) ; « Quoy que son appareil soit propre et net » (Jean II Le Meingre, début du XVe siècle) ; « Estant en ce povre appareil, le duc de Lorraine [...] » (Philippe de Commynes, vers 1490) ; « Voyage en Asie en fort simple apareil » (Jacques Amyot, 1567) ; « Astrée dans le simple appareil où elle se fait voir aux hommes » (Mercure galant, 1702) ; « Dans un simple apareil la beauté peut seduire » (Louis Rustaing de Saint-Jory, 1735) ; « Le monarque François l'attendoit dans le plus simple appareil. Louis qui se picquoit de dédaigner la pompe extérieure, sembloit avoir affecté dans cette occasion d'outrer sa négligence ordinaire » (Claude Villaret, 1765) ; « Dans le modeste appareil D'une jeune et simple bergère » (Pierre Légier, 1769) ; « J'ordonne que mon corps soit porté à Saint-Denis dans le plus simple appareil que faire se pourra » (Louis XV, 1770) ; « Les Païens reconnoissoient avec étonnement dans ce simple appareil [un habit de deuil] le guerrier dont ils avoient vu les statues triomphales » (Chateaubriand, 1809) ; « [Il] était dans un assez piteux appareil. Dépouillé de sa cérémonieuse redingote [...] » (Pierre Benoit, 1930) ; « La princesse [...] semblait inquiète, presque honteuse de se trouver surprise ainsi, dans cet appareil » (Georges Duhamel, 1941) (3). Point d'oxymore dans tous ces exemples (les apparences, on ne le sait que trop, sont souvent trompeuses).

    Se présenter dans un simple appareil, c'était donc − et c'est encore, dans la langue littéraire − « paraître sans apprêts, sans recherche de toilette, en toute simplicité », à l'instar de la Junie de Britannicus : « Belle, sans ornement, dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil » (Racine, 1669) (4). L'expression est passée dans l'usage courant (surtout sous la variante dans le plus simple appareil) avec le sens culotté de « très peu vêtu, en négligé », voire « nu » : « Les nymphes d'honneur dans le plus simple appareil nocturne » (Théophile Gautier, 1858), « L'angoisse de la chaleur était devenue telle [...], que j'errais en vain dans mes sept pièces, étouffant encore, même dans le simple appareil » (Henri-Frédéric Amiel, 1866), « À mon arrivée, [elles] étaient encore dans le simple appareil du matin » (Claude Mauriac, 1974), « Le plus assidu au plongeoir était un vieux monsieur, [...] avec les manières les plus raffinées jusque dans le plus simple appareil » (Alain Peyrefitte, 1977), « Une jeune photographe t'avait proposé de poser nu pour une exposition. Toi, dans le plus simple appareil [...] » (Nathalie Rheims, 2009). Seulement voilà : le mot appareil est de nos jours si intimement lié à l'idée de technique (d'aucuns parleraient plus volontiers de technologie) que sa présence dans notre expression paraît aussi incongrue que celle d'Alexandre Benalla à côté du carrosse d'apparat des Bleus. Grande est alors la tentation de lui substituer son cousin paronyme, autrement poétique pour évoquer ce qui touche à l'apparence. La méprise, au demeurant, est d'autant plus excusable que apparat, dans son sens premier de « préparatifs de toilette », aurait tout aussi bien pu faire l'affaire ; l'usage en a toutefois décidé autrement. Aussi évitera-t-on d'imiter Régis Michel, conservateur en chef des arts graphiques au musée du Louvre, quand il évoque « trois créatures dans le simple apparat de beautés raciniennes en sommeil prolongé : nudité charnue et pose lascive ». À moins, bien sûr, de vouloir verser dans l'oxymore sur ce coup-là. 

    (1) Cette synonymie est encore attestée au XVIIe siècle : « Apparat. A preparation, decking, provision, furniture », « Appareil. Preparation, provision, readie-making ; a decking, dressing, trimming ; cooking, seasoning » (Dictionnaire français-anglais de Randle Cotgrave, édition de 1632).

    (2) « Ces deux mots n'ont rien de commun par l'étymologie, le premier [apparat] venant de parare, préparer, et le second de pareil, disposition des choses pareilles, appareil pour une opération. »

    (3) Quand il serait passé sous silence par tous les ouvrages de référence que j'ai consultés, le même phénomène est observé avec apparat, quoique plus rarement : « Le roi estoit bien mincement habillé et en povre apparant [mis pour apparat, selon André Mabille de Poncheville] pour un corps de roy » (Georges Chastelain, XVe siècle), « Le général déploya une pompe bien différente du modeste apparat dans lequel s'était présenté son prédécesseur » (Léopold Méry, 1854), « [Elle s'est avancée,] L'air humble et de simple apparat, Un voile en forme de rabat » (Jules Croissandeau, 1880), « Son corps fut porté à l'église de la petite ville et y fut inhumé dans le plus simple apparat » (Hector Fleischmann, 1908), « [La procession] parut très simple, en son modeste apparat » (Paul Adam, 1906), « Un portrait, de plus simple apparat, au crayon » (Charles Saunier, 1933).

    (4) Cette formule, « une des plus gracieuses de notre langue » selon Pierre Larousse, fut souvent reprise, voire plaisamment détournée : « Dans le simple appareil D'un kaiserlick qu'on vient d'arracher au sommeil » (Le Figaro, 5 juin 1862).

    Remarque 1 : À l'article « appareil » de la huitième édition (1932) de son Dictionnaire, l'Académie donnait la définition suivante : « Apprêt, préparatif, manière dont les personnes ou les choses se montrent à nous. » Rien (si ce n'est le goût de la simplicité...) ne s'oppose donc à l'emploi de l'expression dans le (plus) simple appareil à propos d'un objet ou d'une chose abstraite : « Je vous envoie ces vers dans leur simple appareil, et dénués de tout ornement » (Charles Palissot de Montenoy, 1747), « [L'Académie] présentera sa grammaire dans le plus simple appareil. Les exemplaires, même de luxe, ne seront pas scellés du grand sceau de cire verte sur lacs de soie rouge et verte » (Abel Hermant, 1930), « Pourquoi ne pas aborder la pensée dans le plus simple appareil de la langue, dans la beauté de ce qui reste quand on a tout expliqué ? » (Bertrand Poirot-Delpech, 1991).

    Remarque 2 : Apparat a aussi repris au latin apparatus son sens médiéval et spécialisé de « gloses et commentaires » pour désigner, dès le XVe siècle, un livre pédagogique rédigé en forme de dictionnaire, puis, sous l'influence probable de l'allemand kritischer Apparat, l'ensemble des annotations d'une édition de texte. Là encore, la concurrence avec appareil fait rage : « Appareil critique, dans l'édition savante d'un ouvrage, relevé des variantes fournies par les manuscrits et les éditions antérieures, ainsi que des corrections conjecturales (on dit aussi Apparat critique) » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    On découvre un vestibule sans apparat (ou, plus... simplement, dépouillé).

     

    « Peu s'en fautPerte d'équilibre »

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