• Coup de cent

    « Le président Trump a décidé [de se rendre] à pied jusqu'à l'église Saint-John [...]. Pour parcourir la quelque centaine de mètres jusqu'à l'édifice, la police a dû faire dégager les manifestants. »
    (Adrien Jaulmes, sur lefigaro.fr, le 2 juin 2020.)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Repéré sur le site du Figaro, au cœur d'un article consacré aux rassemblements en hommage à George Floyd, mort étouffé dans les circonstances que l'on sait : « la quelque centaine de mètres ». Voilà une formule qui n'aura pas manqué de susciter quelque interrogation chez des lecteurs déjà passablement troublés. Car enfin, que nous disent les grammairiens ? Quand quelque, adjectif indéfini, qualifie un nom singulier, il indique une indétermination portant sur l'identité ou la quantité, alors que, avec un nom pluriel, l'indétermination porte sur le nombre, toujours petit. Comparez : (avec le sens de « un certain, un quelconque ; un peu de » devant un nom singulier) Connaissez-vous quelque personne qui soit de cet avis ? Il a montré quelque agacement. Il y a de cela quelque temps ; (avec le sens de « plusieurs, un petit nombre de » devant un nom pluriel) Nous avons quelques amis communs. Il a commis quelques erreurs. Partant, est-on fondé à écrire, au singulier : quelque centaine de mètres comme on écrirait : « Je me trouvais à quelque distance [= à une certaine distance peu importante] de lui » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ? J'avoue ne pas bien en voir l'intérêt, dans la mesure où le nom centaine, qui a pris par extension le sens courant de « environ cent unités », exprime déjà une approximation. Mais enfin, il faut croire que l'on faisait moins la fine bouche, autrefois : « À quelque centaine de pas » (Paul-Émile Piguerre, 1582), « Quelque centaine de gens » (Élie Benoît, 1695) et, avec d'autres noms numéraux, « Votre marché à quelque cinquantaine de pistoles » (Voltaire, 1724), « Vous me survivrez de quelque quarantaine d'années » (Chateaubriand, 1827), « Depuis quelque vingtaine d'années » (frères Goncourt, 1852), « Un trajet de quelque soixantaine de millions de lieues autour du soleil » (Hector Berlioz, 1859) (*). Rien que de très régulier, même, selon Régnier-Desmarais, pour qui sait lire entre les lignes de son Traité de la grammaire française (1705) : « Avec les noms collectifs de nombre, comme dixaine, centaine, [quelque est adjectif indéfini] et il se construit en genre et en nombre avec le substantif. » Pour autant, précise Bénédicte Gaillard, « quelque avec un nom au singulier ne peut jamais être précédé d'un autre déterminant » (Pratique du français de A à Z), contrairement à quelques se rapportant à un nom pluriel. Autrement dit, pour en revenir à l'exemple qui nous occupe, Trump peut parcourir les quelques centaines de mètres (qui le séparent de l'église) ou la centaine de mètres (la distance est alors un peu plus courte), mais pas la quelque centaine de mètres.

    Qu'à cela ne tienne ! Des voix s'élèveront par centaines pour objecter, avec quelque apparence de raison, que quelque sans s peut être précédé d'un déterminant quand, devant un adjectif numéral, il est adverbe (et invariable) au sens de « environ, à peu près, approximativement » : Les quelque cent mètres qui séparent la Maison-Blanche de l'église Saint-John. Sauf qu'il ne vous aura pas échappé, même à cette distance, que centaine est − je vous le donne en cent − un nom numéral, pas un adjectif numéral ! Ce qui vaut pour dix, douze, vingt, cent, mille, etc. ne vaut donc pas pour dizaine, douzaine, vingtaine, centaine, millier, etc.

    Vous l'aurez compris, tout porte à croire que notre journaliste n'a pas su discriminer entre les constructions suivantes : les quelque cent mètres, les quelques centaines de mètres et la centaine de mètres. L'ennui, c'est qu'il n'est apparemment pas le seul : « La quelque centaine de radicaux qui font l'appoint de sa chancelante majorité » (Charles Le Goffic, futur académicien, 1919), « La quelque cinquantaine de politiciens » (Léon Daudet, 1926), « Il lui indiqua la quelque vingtaine d'hommes » (José Giovanni, 1969), « Mon regard balayait la quelque centaine de mètres de mon champ de vision » (Yves Simon, 2011), « La quelque centaine de clients » (traduction d'une nouvelle d'Arthur Miller, 2011), « Dans la quelque vingtaine de secondes » (Marc Trillard, 2016). De là à soumettre tous les contrevenants à quelque quarantaine...

    (*) On observe toutefois assez souvent une hésitation (ou une confusion) entre le singulier et le pluriel. Comparez : « quelque centaine de louis par mois » (Joseph Marie Piccini, Le Faux Lord, 1783) et « quelques centaines de louis par mois » (Ibid., édition de 1787) ; « à quelques centaines de toises de la terre » (Journal encyclopédique, 1790) et « à quelque centaine de toises de la terre » (L'Esprit des journaux, citant le Journal encyclopédique, 1790) ; « à quelques centaines de pas de la maison » (Jules Verne, Kéraban-le-Têtu, 1883) et « à quelque centaine de pas de la maison » (Ibid., édition de 1889).


    Remarque 1 : Centaine est emprunté du bas latin centena (« groupe de cent hommes »), forme féminine substantivée de l'adjectif centenus, d'abord attesté au pluriel comme distributif au sens de « chacun(e) cent », puis « cent ».

    Remarque 2 : Voir également le billet Quelque.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Pour parcourir la centaine de mètres (ou les quelque cent mètres) jusqu'à l'édifice.

     

    « Dis, tonton, pourquoi tu tousses ?Tous les coups sont-ils permis ? »

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