• « Fier de supporter l'équipe de France de basket. »
    (Publicité Amazon, diffusée en septembre 2019)  

     

    FlècheCe que j'en pense


    Il n'y a pourtant pas de quoi être fier − sur le plan de la langue, s'entend −, si l'on en croit le chroniqueur Alain Feutry : « Nos joueurs sont-ils si mauvais qu'il faille les supporter au lieu de les encourager ? » s'interrogeait-il non sans ironie dans les colonnes du Figaro, à la fin du siècle dernier. Saisissant la balle au bond, le service du Dictionnaire de l'Académie se fendit à son tour d'un curieux avertissement : « On évitera d'employer ce verbe [supporter au sens de "soutenir"], formé à partir de l'anglais to support, pour parler de rencontres sportives et, à plus forte raison, d'autres compétitions. Le substantif Supporteur peut être employé, sous cette forme francisée et non sous la forme anglaise Supporter, dans le langage sportif » (Dire, ne pas dire, 2011). Reconnaissons, à la décharge des contrevenants, que l'on a connu coup plus franc : l'arbitre de la langue vous donne sa bénédiction pour être supporteur de l'équipe nationale, mais vous risquez le carton rouge (si l'on me permet ce parallèle avec le football) en déclarant la supporter. Comprenne qui pourra... lire entre les mailles du filet ! Allez savoir pourquoi, mon petit doigt me souffle que la vieille dame du quai Conti, trop attachée à viser le dessus du panier linguistique, se refuse à préconiser le terme de souteneur, autrement connoté... Mais soutien ne pouvait-il trouver grâce à ses yeux ?

    Las ! les académiciens ne sont pas les seules pointures à faire preuve de maladresse dans cette affaire. Prenez les auteurs du Grand Livre de la langue française (2003) : « Le sens sportif du verbe supporter ("encourager une équipe") est tellement installé dans nos mœurs qu'on ne peut plus guère le récuser efficacement. Il est certain que ceux qui ont appris un français relativement classique ont du mal à admettre [c]es élargissements de sens », écrivent-ils sous la direction de Marina Yaguello (1). Il y a là, pour le moins, une formulation malheureuse, quand on sait que l'idée de soutien est bel et bien attestée − à côté des autres sens communs de supporter : « soutenir (une chose pesante) », « avoir comme charge (financière, morale) », « tolérer, endurer » − dans la langue classique du XVIIe siècle, ainsi que le confirme Littré : « Prendre le parti de, soutenir. "Supporter l'orfelin contre le meurtrier injuste du pere" (Agrippa d'Aubigné, 1630), "Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions" (Molière, 1668), "Celui-ci est un grand faux-monnayeur et qui supporte certains corsaires" (Tallemant des Réaux, avant 1692). » On pourrait encore citer Furetière : « Supporter, signifie encore, Donner appuy, secours, protection. Les gens d'un même corps se supportent les uns les autres. La fortune de cet homme est bien appuyée, les ministres le supportent, le protègent. Ce docteur supporte les hérétiques, il écrit en leur faveur, il les excuse » (Dictionnaire, 1690) et l'Académie elle-même : « Supporter, signifie figurément Favoriser, appuyer. Ce grand seigneur, ce ministre supporte, soustient un tel » (Dictionnaire, 1694) − alors pourquoi pas un joueur de paume ?

    À y regarder de près, cet emploi de supporter est encore plus ancien : « Mais les deffaillans supportoies » (Miracle de saint Jean le Paulu, vers 1372), « Car le seigneur en devient plus puissant ou plus riche, et pourra au tems advenir plus supporter et aider sez subjés » (Le Songe du verger, 1378), « Sens faire partie ne sorporteir [= favoriser, avantager] l'une partie encontre l'autre » (Jean d'Outremeuse, avant 1399), « [Ceux] qui sont riches et puissants, et qui doivent supporter les pauvres » (Enguerrand de Monstrelet, vers 1450), « Voz biens et monnoye Dont vous deussiez le peuple suporter » (Charles d'Orléans, avant 1457), « En flattant, favorisant et supportant les voullentez des seigneurs » (Jean de Bueil, 1466), « Qui pourra surporter Desormais nostre pauvre fait [...] ? » (Andrieu de La Vigne, 1496), « Et pour ce qu'entendons qu'ilz soient supportez en leurs droiz » (Charles VIII, 1496), « Saichez qu'il est requis Que supportez voz serfs et voz vassaulx » (Pierre Gringore, 1505), etc. (2) De là à affirmer avec le Dictionnaire historique de la langue française que « supporter a eu du XIIe siècle jusqu'à l'époque classique le sens d'“appuyer (quelqu'un), prendre son parti” et spécialement “subvenir à ses dépenses” (1543) », il y a un cadrage chronologique que je ne suis pas près de cautionner. Autant je renverrais bien au vestiaire les attestations antérieures au XIVe siècle, qui me paraissent en l'espèce peu pertinentes (3), autant je ne vois pas ce qui pousse Alain Rey à croire que cette idée de soutien se serait éteinte avec le XVIIe siècle. Car enfin, les faits sont têtus :

    « Se rendre partie, tant pour le soûtenement de ses droits que pour supporter ses sujets » (Augustin Calmet, 1728), « Obtenir un pouvoir suffisant pour supporter le prince et les mesures que prennent les ministres » (James de La Cour, 1744), « Les Marbuts [...] n'étant plus supportés par le roi de Maroc se trouvèrent trop foibles pour leur résister » (Antoine François Prévost, 1746), « Parmi les divines écritures, où on trouve écrit qu'il faut que les forts supportent les faibles » (Saint-Simon, avant 1755), « Un évêque [...] qui résiste aux méchans et supporte les foibles » (Bernardin de Saint-Pierre, 1784), « La Providence, qui supporte les faibles plantes et nourrit les petits oiseaux » (Chateaubriand, 1802), « Quand il verra qu'on le supporte dans son malheur » (Honoré de Tuffet, 1818), « J'ai trouvé peu de personnes [...] qui supportassent et compatissent » (Louis-Marie Baudouin, 1820), « Cette masse, éclairée et pacifique, […] qui supporte le parti de l'ancien régime à condition que ce parti supporte les institutions » (Le Courrier français, 1823), « Il est loisible de […] supporter le parti protestant » (François Pélier de Lacroix, 1830), « J'aurais, pour ma part, supporté les Bourbons eux-mêmes s'ils eussent exécuté la charte » (Étienne Cabet, 1832), « Je ne puis y rentrer [= dans ma patrie] que supporté et aidé par le parti national » (Louis-Napoléon Bonaparte, 1833), « Le régime militaire ne lui convient plus ; il n'est point assez robuste pour supporter le gouvernement constitutionnel » (Jacques Crétineau-Joly, 1843), « Quoiqu'ils eussent fortement supporté le roi dans ses prétentions à la suprématie » (Léon de Wailly, 1843), « Les principes qui fondent et supportent la thèse » (M. Malan, 1844), « Les richesses des couvents, qui avaient servi à supporter les pauvres » (Antoine-Martin Bureaud-Riofrey, 1846), « Quand le pays [...] sera disposé à la supporter, elle [= ma proposition] pourra devenir un grand acte définitif de réconciliation » (Jules Dufaure, 1849), « Il veut aussi que, par toute sorte de moyens honnêtes, on supporte le pauvre peuple qui est courbé sous le faix des impôts » (François-Armand de Gournay, 1852), « [La supérieure] doit recevoir et supporter les faibles » (Valérie de Gasparin, 1855), « Le marquis de Hartinhton a annoncé son intention de [...] supporter la demande d'autonomie en faveur de [...] » (Le Petit Parisien, 1876), « [Ce récit] qu'ils ont voulu soutenir et supporter à tout prix » (Léon Delbos, 1879), « Le voilà favori de Mme de Pompadour, et supporté du roi » (La Grande Encyclopédie, 1886), « Un allié est tenu de supporter la cause de son allié » (Antoine Pillet, 1892), « [L'Allemagne] a des agences de renseignements dans toutes contrées, des ligues de négociants qui supportent ces agences » (Paul Valéry, 1897), « [L'Italie] a, enfin, pour rester avec l'Allemagne, à supporter l'alliance avec l'Autriche » (Le Guetteur, 1902), « Les syndicats supportent le parti et en font la propagande dans les milieux ouvriers » (Rapport international sur le mouvement syndical, 1909), « J'ai songé un instant à supporter la cause des suffragettes » (Marc Logé, 1911), « Il y a ceux qu'il faut supporter et aider » (Mlle Le Bidan de Saint-Mars, 1925).

    Vous l'aurez compris : contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, le sens ancien de « encourager, donner aide, soutien (moral, matériel...) à (quelqu'un, une cause) », hérité du latin médiéval supportare (« aider, encourager ; supporter le coût de ») (4), n'est pas totalement tombé en désuétude au XVIIIe siècle. Il s'est maintenu tant bien que mal jusqu'à nous, notamment dans le vocabulaire de la morale religieuse et de la politique. Il n'est toutefois pas exclu, au vu du nombre d'occurrences issues de traductions de textes anglais, que ce supporter-là ait en partie dû sa survie dans notre lexique à sa propre acclimatation outre-Manche, depuis que les sujets de Sa Gracieuse Majesté nous l'avaient emprunté à la fin du XIVe siècle.

    Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est que notre verbe s'est offert une seconde jeunesse en passant dans le domaine du sport (5), au début du XXe siècle, sous l'influence − cette fois indéniable − de l'anglais : « Sport que désire "supporter" le candidat » (L'Auto, 1904), « Supporter l'équipe fanion » (Le Grand Écho du Nord de la France, 1922). Pour autant, il ne saurait s'agir à proprement parler d'une reprise du sens ancien, comme le laisse entendre le Dictionnaire historique (« Cette idée de soutien s'exprime à nouveau au XXe siècle par anglicisme »), mais plutôt d'une extension de son champ d'application, ledit sens n'ayant jamais disparu de nos contrées. Alors, me demanderez-vous, que reproche-t-on au juste à ce malheureux supporter ? Ses acceptions contraires ! (6) répondent en chœur les spécialistes : « Le verbe supporter au sens de "soutenir financièrement" ou "encourager" (anglais to support) doit absolument être évité, notre verbe supporter ("subir") signifiant quasiment l'inverse » (Jean-Paul Colin, 1994), « L'emploi, au sens sportif (et anglais) du terme, du verbe supporter prête pour le moins, dans certaines circonstances, à confusion. Non que ledit emploi constitue un péché mortel contre l'étymologie. Après tout, le bas latin supportare a eu, entre autres significations, celle de "soutenir, aider". [...] Mais pour peu qu'un journal se risque aujourd'hui à clamer en une : "La France supporte Domenech et les Bleus", comment s'y prendra-t-on pour distinguer entre ceux qui les encouragent et ceux qui se contentent de subir sans broncher leurs frasques ? » (Bruno Dewaele, 2010). Oserai-je avouer que les arguments allégués par ces deux champions des terrains linguistiques me laissent pour le moins perplexe ? Car enfin, les mots hôte et louer doivent-ils être sifflés hors-jeu au seul motif que le premier désigne aussi bien la personne qui reçoit que celle qui est reçue et que le second peut avoir pour sujet le propriétaire d'un bien immobilier tout autant que son occupant ? Le verbe soutenir lui-même n'est pas exempt de toute ambiguïté : La France soutient l'assaut (ou la concurrence) des États-Unis signifie-t-il qu'elle y résiste ou qu'elle l'encourage ? Surtout, le risque de confusion est à relativiser dans la mesure où il existe depuis l'origine (peut-être même dès le bas latin) et que nos aînés semblent s'en être accommodés. Comparez : « Supportéz l'un l'autre [= se tolérer, selon le Dictionnaire du moyen français] en patienche » (Jean Daudin, vers 1380) et « Si ne doit l'un l'autre mocquer, Mais doit l'un l'autre supporter [= s'aider mutuellement, selon le TLFi] » (Eustache Deschamps, 1385).

    Voilà donc un bien mauvais procès fait au verbe supporter employé non pas avec un sens spécifiquement anglais, comme on le croit souvent, mais − et la nuance est de taille − avec un sens français (hérité du latin et attesté sans discontinuer depuis le XIVe siècle) que la langue anglaise a étendu au domaine sportif. Que ses détracteurs se montrent beaux joueurs et laissent à l'usager le choix du terme qu'il juge le mieux approprié au contexte, tant que la clarté du propos n'en souffre pas ! La langue française est assez forte pour supporter en son sein ce rescapé-là.
     

    (1) D'autres spécialistes ont l'imprudence de se montrer plus catégoriques : « Supporter veut dire "endurer" et non "pourvoir aux besoins de" ou "prendre le parti de" » (Jean Darbelnet, Regards sur le français actuel, 1963), « Le verbe anglais [to support] a pris les sens de "encourager, donner son appui, son aide", sens inconnus du français avant d'être introduits dans les reportages sportifs, sans doute sous l'influence de l'emprunt supporte[u]r » (Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon, Dictionnaire des anglicismes, 1988).

    (2) Et aussi : « Jacquemart dartevelle qui les supportoit et honoroit en tout ce qu'il pouvoit » (Chroniques de Jean Froissart, édition de 1530), « Si nous avons affaire de secours [...] nous serons supportez de mon pere » (Nicolas Herberay des Essarts, vers 1540), « Tousjours seray ton humble serviteur, Et ton amy [...] Pour supporter ton bon renom et fame » (Jean Bouchet, 1545), « Supporter et favoriser » (Robert Estienne, 1549), « Nous jurons de ne jamais aider ni supporter l'empereur » (Journal du siège de Metz, 1552), « Car lors que tu estois serviteur, tu eusses bien voulu qu'on t'eust supporté » (Calvin, 1555), « Pource que Jean estoit supporté par l'empereur Maurice, on ne le peut destourner de son propos » (Id., 1560), « Ceulx qui favorisent et supportent mes plus grands et mortels ennemis » (Vincent Carloix, vers 1562), « Prince amoureux, tu n'as Besoin de guide : un Dieu qui te supporte, En lieu de moy te sert d'heureuse escorte » (Ronsard, 1572), « L'empereur Louys de Baviere supportant la cause de l'Anglois » (François de Belleforest, 1579), « Combien il avoit supporté la cause de la religion » (Théodore de Bèze, 1580), « Vostre evesque [...] supporte nostre party et deteste le vostre » (Dialogue d'entre le maheustre et le manant, édition de 1594), « Supporter et favoriser » (Jean Nicot, 1606), « Le prince avoit tort d'avoir voulu braver, bien qu'il fust assez supporté de messieurs de Guise » (Pierre de Bourdeilles, avant 1614), « Et le Ciel accusé de supporter tes crimes » (Malherbe, 1616).

    (3) En ancien français, les graphies so(r)porter, sou(r)porter... s'employaient surtout au sens de « emporter au-delà, entraîner ». On lit toutefois dans les Sermons de saint Bernard (vers 1180 ?) : « Sorportiens li uns de nos l'atre en tote pacience. » Le Dictionnaire historique se réclame-t-il de cet exemple ? Le sens y paraît pourtant plus proche de « tolérer, endurer », selon Godefroy, que de « aider ».

    (4) Et peut-être même hérité du bas latin supportare (« soutenir ; souffrir, tolérer, endurer », selon le TLFi), lui-même issu du latin classique supportare, composé de sub (« sous ») et de portare (« porter »), d'où « porter, transporter ».

    (5) Et aussi dans le domaine boursier : « Le marché [des mines australiennes] est plus actif. Les Lake Views ont été fortement supportés » (Journal des mines, 1899), « L'intérêt porté au marché par les spéculateurs était trop insignifiant pour supporter les cours » (La Liberté, 1911).

    (6) Les linguistes parlent à ce sujet d'énantiosémie.

    Remarque 1 : Dans un entretien accordé en 2016 au journal La Montagne, la linguiste Henriette Walter évoque le cas du verbe supporter en ces termes : « Il vient du vieux français dans le sens "soutenir positivement" – aujourd'hui "encourager (une équipe de football, de basket)". Ce sens-là, le premier donc, l'anglais nous l'a rapporté, plus tard, alors que supporter signifiait pour nous une action négative : "tolérer" ou "assumer une charge". » Voilà un raccourci qui donne à croire que supporter s'employait uniquement avec un sens positif quand il est apparu dans notre lexique et avec un sens négatif quand son avatar nous est revenu d'Angleterre. La réalité, nous l'avons vu, est autrement contrastée. À tel point que le doute s'immisce − enfin ! − dans l'esprit de certains observateurs : « Il y aurait peut-être lieu de se demander si les emplois [critiqués du verbe supporter], que l'on entend au Québec, sont réellement des calques de l'anglais, ou s'ils pourraient être une survivance du français d'origine consolidée sous l'influence de l'anglais » (site Internet de l'Université de Montréal, 2012). Nos cousins québécois ne sont pas loin du but...

    Remarque 2 : Le nom supporteur, quant à lui, est attesté vers le mitan du XVIe siècle avec le sens de « personne qui supporte, qui endure avec courage » : « Supporteur, endureur » (Christophe Plantin, Dictionnaire flamand-français-latin, 1573) et, plus fréquemment, avec celui de « personne qui apporte son appui, son soutien ; partisan, complice » : « Logeur, aydeur, sollageur, recepveur, supporteur et excuseur de toutz vivantz » (Guillaume Postel, 1553), « Supporteurs de larrons, trahistres et meschans » (Factum contre les Hamiltons, pamphlet traduit de l'écossais vers 1574), « [Il] s'est en fin monstré manifeste supporteur des heretiques » (Justification de la guerre entreprise sous la conduite du duc de Mayenne contre les hérétiques, texte anonyme de 1589), « Fauteur, supporteur » (James Howell, Dictionnaire français-italien-espagnol, 1660), en particulier dans le domaine militaire : « Supporteur d'enseigne » (Archives départementales du Nord, 1555), « Johan de la Court, son supporteur » (Cartulaire de la commune de Dinant, 1577), « Les supporteurs des portenseignes » (Cornille de Roosenbourg, traduction de l'espagnol, 1589). Contrairement au verbe supporter, ledit substantif semble bien avoir été expulsé de notre lexique au cours du XVIIe siècle... pour mieux y reparaître au milieu du XIXe siècle, sous l'influence de l'anglais, dans le vocabulaire de la politique : « La principale partie de ses supporters [ceux de l'Angleterre] » (Louis-Philippe, 1846), « Les supporters des orléanistes » (La Liberté, 1875), « [Il] avait bon nombre de supporteurs parmi les hommes et femmes » (L'Émancipation ouvrière, 1895), puis dans celui du sport : « Les "supporters" de son club [de football] » (L'Auto, 1907), « Les "supporteurs" des Lillois étaient moins nombreux » (Le Matin, 1913), « Demandez à une équipe dont tous les supporters "donnent" à pleine voix » (Montherlant, 1924), « Une aimable "supportrice" du Stade rouennais » (Match : l'intran, 1926). Notez les guillemets, l'italique et la variante en -er, qui soulignent le caractère nouveau et étranger que revêtait alors ce mot, pourtant bien français et déjà vieux de trois siècles − comment le fervent supporteur d'une équipe de foot aurait-il pu savoir qu'il chaussait là les crampons émoussés du « manifeste supporteur des heretiques » ? Suivirent dans la foulée le retour de l'acception liée à supporter « endurer » : « Le grand supporteur d'adversité » (Ernest Blum et Louis Huart, 1860), « Supporteur, euse. Personne qui supporte » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1875), « Son rôle de supporteur de toutes les pertes » (L'Économiste français, 1895) et l'apparition d'un sens technique médical, mentionné par Littré (supporteur abdominal, supporteur anal).
    Le terme supporte(u)r s'est d'autant plus facilement imposé dans le langage des sports que ses détracteurs peinaient à lui trouver un remplaçant satisfaisant. Que l'on songe à adepte, partisan (trop teintés d'idéologie), admirateur (trop passif), sympathisant (trop Bisounours), défenseur (trop ambivalent), voire fauteur (trop vieilli). Le sportif soucieux de sa langue (il en existe !) sera soulagé d'apprendre qu'il n'est pas obligé de recourir auxdits substituts... tant qu'il s'en tient à la graphie supporteur, considérée non pas comme la forme francisée de l'anglais supporter mais comme une forme anciennement et régulièrement dérivée du verbe français supporter et qui ne demandait qu'à reprendre du service. Tout au plus risque-t-il de se voir taxer... d'archaïsme !

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Fier de supporter (ou, selon l'Académie, de soutenir) l'équipe de France de basket.

     


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  • « Alexis se bloque le dos ; Vincent a des calculs biliaires ; Paul développe des problèmes auditifs ; Joël déclare une maladie cardiovasculaire... »
    (Jehanne Essa, sur latribune.fr, le 29 août 2019 )  

     

    FlècheCe que j'en pense


    « En voilà une belle brochette de bras cassés ! » ne manqueront pas de s'exclamer les esprits carabins. Las ! la langue ne semble pas en meilleure santé que les protagonistes de cette affaire. Car enfin, j'en étais resté pour ma part aux constructions pronominales une maladie se développe, se déclare (chez un patient, chez un animal...) : « Cette maladie se développe fréquemment chez les jeunes gens » (Grand Larousse du XIXe siècle), « Chez les bovins, la maladie s'est développée à partir de 1988 » (Larousse en ligne) ; « La maladie s'est enfin déclarée » (Dictionnaire de l'Académie), « La fièvre se déclara brusquement » (Robert illustré), « Une maladie du corps se déclare bien [...] chez quelqu'un qui nous paraissait en parfaite santé » (Jules Romains).

    D'où vient donc cette fâcheuse tendance à confondre le sujet et l'objet d’une action, celui qui l'accomplit et celui qui la subit, s'interroge à bon droit Renaud Camus dans son Dictionnaire des délicatesses du français contemporain ? Mais d'outre-Manche, pardi ! C'est du moins clairement le cas du tour développer une maladie, calque de l'anglais to develop a disease (« contracter une maladie ») (1). Seulement voilà : développer, en bon français, signifie « déployer ; faire croître » ; développer une maladie ne peut donc s'entendre sous nos latitudes qu'au sens de « lui donner de la force, de l'ampleur », à l'instar de cette citation prélevée dans La Vie littéraire d'Anatole France : « Elle souffrait depuis longtemps d'une maladie de foie que le chagrin avait développée. » Mais rien n'y fait. Le site Internet de l'Académie a beau mettre en garde l'usager contre l'emploi impropre de développer une maladie (2), le tour se répand comme une lèpre jusque dans les dictionnaires usuels : « Développer une maladie, en être effectivement atteint » (Larousse en ligne), « Personne qui développe une maladie, chez qui cette maladie s'installe et progresse [donc se développe !] » (Robert illustré). Pis, il surgit au détour de l'article « prédisposer » de la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie : « Rendre quelqu'un susceptible de développer une maladie ou d'être affecté par un dérèglement physiologique. » Un comble !

    Quant au verbe déclarer, il est certes attesté de longue date dans la langue médicale, mais sous sa forme pronominale : « Ce mot commence à se dire parmi les médecins polis, et il est usité en parlant des maux et des maladies. Il signifie paraître, se faire connaître, se montrer en quelque endroit du corps [j'ajoute : commencer à se manifester]. La maladie s'est déclarée au bras, le mal s'est déclaré à l'épaule », lit-on en 1680 dans le Dictionnaire de Richelet. Mais voilà que le bougre se voit à son tour contaminer par le mal anglais : à force d'entendre dire, sous l'influence de la perfide Albion, quelqu'un développe une maladie au lieu de une maladie se développe chez quelqu'un, le patient français en est récemment venu à dire de même quelqu'un déclare une maladie au lieu de une maladie se déclare chez quelqu'un. Pas de quoi en faire une jaunisse, pensez-vous ? Le hic, c'est que déclarer une maladie a une tout autre signification dans notre langue, à savoir « en faire état, en communiquer l'existence (en particulier auprès de l'Administration) » ; on peut aussi déclarer une maladie incurable (mortelle, contagieuse, etc.), comprenez : la reconnaître ouvertement comme telle. Pour preuve ces exemples que je soumets à votre examen : « On courut appeler le médecin, qui déclara la maladie sérieuse » (Eugène de Mirecourt), « Il lui déclare la maladie dont son œil est affligé » (François Guizot), « La victime doit déclarer la maladie à la Caisse primaire d'assurance maladie dans un délai de quinze jours » (Code de la Sécurité sociale).

    L'ambiguïté observée est d'autant plus regrettable que les constructions régulières ne manquent pas : contracter, attraper (3), avoir, couver une maladie ; souffrir d'une maladie ; être affecté, atteint, touché par une maladie. Mais il faut croire que les mauvaises habitudes sont plus contagieuses que les bonnes...

    (1) On notera que le patient anglais dit aussi to contract a disease (« gagner, contracter, attraper une maladie », selon le Royal Dictionary d'Abel Boyer, 1699).

    (2) « On évitera également d’employer l’anglicisme Développer un cancer » (rubrique Dire, ne pas dire, 2013).

    (3) Encore présenté comme familier dans la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie, le tour attraper une maladie est désormais donné sans marque d'usage. La langue soignée continue toutefois de lui préférer contracter une maladie, où ledit verbe reprend le sens latin de « tirer ensemble » (contrahere), d'où « faire venir à soi ».

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Paul souffre de problèmes auditifs, Joël a contracté une maladie cardiovasculaire.

     


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  • « Il y a, dans le monde des mots et des tournures, des espèces de têtes de Turc sur lesquelles certaines gens sont tout de suite disposés à asséner des coups de massue ; au nombre de ces expressions qu'on accable je vois le malheureux malgré que. Est-il bien si affreux, si condamnable que les gardiens du bon langage se sont plu à le dire ? » s'interrogeait Grevisse dans Problèmes de langage (1961). La question n'en finit pas de diviser les spécialistes depuis plus de deux siècles...

    La graphie malgré (et ses variantes maugré, maulgré, malgreit, maugreit, maugrei, etc.) est issue de la soudure de l'ancien adjectif mal (« mauvais », qui subsiste dans bon an mal an, malheur) et du substantif gré (« volonté, consentement, reconnaissance », que l'on trouve dans bon gré mal gré, de son plein gré). Il s'agissait donc à l'origine d'un nom, dont le sens varie, au gré des sources, entre « chagrin, peine, mécontentement » (selon Godefroy), « blâme, reproche » (selon Sainte-Palaye) et « insatisfaction, déplaisir » (selon le Dictionnaire du moyen français) : « Se maugrei nun » (Marie de France, avant 1189), « Il ne vousist mie volentiers avoir le maugré de Tristan » (Le Roman de Tristan en prose, fin du XIIIe siècle), « En leur maugré » (Guillaume de Saint-André, vers 1385), « Doubtant le malgré de ses amis » (lettre anonyme datée de 1401), « Sans vostre malgré desservir » (Alain Chartier, 1424). Ledit substantif s'imposa progressivement dans toutes les locutions verbales formées jusque-là avec mal gré (en deux mots et le plus souvent sans article), en particulier celles construites au subjonctif avec inversion du sujet qui marquaient une nuance concessive : (savoir mal gré à quelqu'un de quelque chose) « Maugré l'en a séu » (Le Roman de Rou, vers 1170), « Ne m'en saiches tu mie maugré [= Puisses-tu ne pas m'en tenir rigueur] » (Robert de Boron, début du XIIIe siècle), « Et maugre leur en sot » (traduction de l'Historia rerum de Guillaume de Tyr, XIIIe siècle), « Nule chose ou je quideroie dont vouz maugré me seüssiez » (Girart d'Amiens, vers 1280), « Ne ja cil maugré n'en sauront » (Le Roman de la Rose, vers 1280) et, encore au XVIe siècle, « Icelluy Pompee […] ne te sçait point de maulgré de ce que baillas les navires audict Cesar » (Claude de Seyssel, avant 1520) ; (avoir mal gré de quelque chose) « Mort le trebuche, malgré en aient il [= Il l'étend mort, dussent-ils en avoir mauvais gré] » (Garin le Loherain, XIIsiècle), « Ja ne deüst maugré aveir » (Marie de France, fin du XIIe siècle), « Maugrez en ait vostre visages » (Rutebeuf, vers 1260), « J'arai l'anel, vous en aiés maugré » (Huon de Bordeaux, fin du XIIIe siècle), « Que Dieux en puist avoir maugrez ! » (Miracle de l'enfant donné au diable, vers 1339), d'où, avec malgré antécédent d'une proposition relative, « Maugré que il en ait » (Doon de Mayence, vers 1250 ?), « Maugrez qu'il en puissent avoir » (Rutebeuf, vers 1260), « Malgré qu'elle en eust » (Registre criminel du Châtelet de Paris, vers 1390), « Malgré qu'ilz en eurent » (Les Cent Nouvelles Nouvelles, 1462), tour encore attesté de nos jours, quoique vieilli et littéraire : « Il attendit humblement, le cœur serré, malgré qu'il en eût » (Georges Duhamel, 1950), « Mathias, malgré qu'il en eût, appuya sur la droite » (Alain Robbe-Grillet, 1955), « La mesure à trois temps a quelque chose d'ensorcelant qui emporte, malgré qu'on en ait » (Julien Green, 1976) (1). Surtout, il servait à former avec l'adjectif possessif tonique les locutions adverbiales malgré mien, tien, sien..., littéralement « (à) mon, ton, son... mécontentement » : « Maugré suen » (Chrétien de Troyes, vers 1176), « Malgreit mien » (Guiot de Provins, vers 1180), « Maugré vostres » (Rutebeuf, vers 1260).

    L'emploi prépositionnel est plus difficile à dater. D'aucuns croient le déceler dès 1177 chez Chrétien de Troyes : « Maugré l'ainznee seror [= la sœur aînée] » (Yvain ou le Chevalier au lion) ; d'autres, « au moment où mau gré suen avec un adjectif possessif a été remplacé par malgré lui avec le pronom personnel » (Jean Chaillet, Études de grammaire et de style, 1969). Le doute est en effet permis en ancien français, où le complément du nom peut être introduit sans l'intermédiaire d'une préposition (de, voire à) quand, précise Olivier Soutet dans La Concession en français (1990), ledit complément est de classe humaine et précédé d'un déterminant singulier, à l'instar de « li filz le roi [= le fils du roi] » (Lancelot). Aussi la citation de Chrétien de Troyes est-elle susceptible de deux analyses : l'ainznee seror peut y être vu comme complément du nom maugré (avec ellipse de de) ou, déjà, comme complément de la préposition maugré. Il en va théoriquement de même des constructions avec un pronom (personnel, démonstratif...) ; comparez : « Maugré moi » (Guillaume d'Angleterre, XIIe siècle) et « Ja maugré de moi n'en avrez » (Le Roman de Cassidorus, XIIIe siècle) ; « Maugré le roi et maugré li » (Guillaume d'Angleterre) et « Partir malgré de lui » (Perceforest, vers 1340) ; « Maugré ceulx qui de leurs corps avoient la garde » (Garin de Monglane, XIIIe siècle) et « Maugre a ceus de la cite » (traduction de l'Historia rerum de Guillaume de Tyr, XIIIe siècle). Godefroy a beau opter sans ciller pour l'analyse prépositionnelle de malgré dans les exemples suivants : « Mais maugré eulz vous ai mon cuer doné » (Le Châtelain de Coucy, vers 1190), « Ils se partirent tout maugret yaus [= vous] » (Froissart, XIVe siècle), Olivier Soutet considère que l'ambiguïté n'est totalement levée, avant le XVe siècle, que lorsque le complément désigne un animé humain pluriel, voire un inanimé (2) : « Maugré les irois » (Le Roman de Renart, début du XIIIe siècle), « Malgré lor anemis » (Jean Sarrasin, 1249), « Maugré les princes d'Alemaigne » (Le Roman de la Rose, vers 1280), « Moulgré les dictes bonnes genz de Paris » (Charles V, 1358), « Malgré toutes contraliances » (Christine de Pizan, vers 1403). On trouve pourtant dans Le Roman de Tristan en prose : « Maugrés de tous ses anemis », ce qui laisse entendre que les deux valeurs, nominale et prépositionnelle, de malgré ont coexisté, bon gré mal gré, en ancien et moyen français. Toujours est-il que cette ambiguïté originelle disparaîtra définitivement au cours du XVe siècle, avec les dernières occurrences de construction directe du complément du nom : « Je veux, maugré les ans obscurs, Que tu sois des peuples futurs Cognu [...] » (Ronsard, 1552), « Et, malgré des soupirs si doux, si favorables, Mon père et mon devoir étoient inexorables » (Corneille, 1642) illustrent indiscutablement l'emploi prépositionnel.

    C'est sur la préposition malgré que la locution conjonctive malgré que a été formée, d'après le modèle de nombreuses locutions conjonctives correspondant à des prépositions (après que, avant que, depuis que, dès que, pendant que, pour que, sans que, selon que...), à des adverbes (ainsi que, alors que, aussitôt que, bien que, lorsque, puisque, tandis que...), à des participes (attendu que, étant donné que, excepté que, pourvu que, vu que...), etc. Elle est attestée dès le milieu du XVIIe siècle (3) au sens concessif de « bien que, quoique » : « Malgré que nous laissions les points indécis entre nous et l'Espagne » (Gaspard Coignet de La Thuilerie, ambassadeur de Louis XIV aux Pays-Bas, dans un document officiel daté de 1648), « C'est une qualité qui lui reste encore malgré qu'elle soit décheuë de son ancienne splendeur » (Charles Ancillon, 1686), « Maugré que je vous retienne par la bride » (Marivaux, dans la bouche d'un paysan, 1724), « Maugré que l'an la tyrannise » (Nicolas Jouin, écrivant au nom et à la manière des habitants de Sarcelles, 1733), « Malgré que tu tâches de te tromper » (Jean-Frédéric Nardin, Sermons édifiants sur tous les dimanches de l'année, 1735), « Malgré qu'il eût toutes les parties ordinaires » (Dictionnaire universel de médecine de Robert James, traduit de l'anglais par Diderot en collaboration avec Eidous et Toussaint, 1748 − notez l'imparfait du subjonctif), « Malgré qu'on écrive d'une façon » (Pipoulain-Delaunay, Alphabet pour les enfans, édition de 1750), « Malgré que l'on y eût inséré la clause » (Arrêts notables de la cour du Parlement de Provence, 1750), « Mais ce qui peut paroître obscur Et très difficile à comprendre, C'est que malgré que je sois tendre J'ai le cœur pourtant assez dur » (un certain Le Tellier de Château Fleury, 1750), « Malgré qu'il fût sçavant dans le dessin » (Jean-Baptiste Boyer d'Argens, 1752), « Malgré qu'il ait assuré simplement [la somme de] 1000 livres » (Mercure de France, 1756). Mais voilà que Jean-François Féraud s'en mêle : « Malgré, préposition, régit l'accusatif : malgré vous, malgré lui. Malgré que pour quoique est une faute » (Dictionnaire grammatical de la langue française, 1761). L'anathème est lancé... d'une façon pour le moins péremptoire ! Et le lexicographe d'enfoncer le clou dans l'édition de 1768 : « Malgré que et nonobstant que peuvent encore moins s'employer l'un pour l'autre ; car celui-ci n'a que le sens de quoique, nonobstant que je l'en eusse prié. L'autre a un sens plus dur : malgré que vous en ayez, c'est-à-dire malgré tous vos efforts. [Féraud ne fait là que reprendre à son compte le parallèle établi dès 1706 par l'académicien François-Séraphin Régnier-Desmarais (4) entre les deux constructions, de nature pourtant différente : nonobstant que, où que est conjonction de subordination, et malgré que + en avoir, où que est pronom relatif. Il réserve son avis personnel pour la fin :] De plus, [malgré que] ne peut suppléer pour quoique, et l'on ne doit pas dire, malgré que je l'en eusse prié. » La position de Féraud, dont Balzac se fera l'écho dans Un grand homme de province à Paris (5), ne laisse pas de surprendre. Malgré veut un régime direct (sous-entendu : et ne peut donc se construire avec le conjonction que) ? La belle affaire ! Nonobstant aussi est une préposition qui régit l'accusatif, et pourtant Féraud nous montre assez qu'il ne trouve rien à redire à nonobstant que... Comprenne qui pourra !

    À la même époque, l'analyse du grammairien Nicolas Beauzée est tout autre : « Il y a particulièrement ellipse dans les phrases où une préposition est suivie immédiatement d'un que : par exemple, malgré qu'il en ait, c'est-à-dire malgré le dépit qu'il en ait » (article « préposition » de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1765), « Quoique, c'est-à-dire malgré la raison ou la cause ou le motif que, ce que nous indiquons même assez souvent par la phrase elliptique malgré que, en supprimant le complément de la préposition malgré, afin de laisser à l'expression toute son indétermination à cet égard : il parle peu quoiqu'il soit habile, c'est-à-dire malgré qu'il soit habile » (Grammaire générale, 1767). Vous avez bien lu : malgré qu'il soit habile, sous la plume d'un grammairien − futur académicien, qui plus est − en 1767 ! Autrement dit, malgré que ne saurait être rangé de force parmi les solécismes : il s'agit, selon cette autorité, d'une locution conjonctive qui a été régulièrement formée sur la préposition malgré et qui doit s'interpréter comme l'ellipse de malgré (la raison, la cause, le motif, la preuve..., voire − la formule consacrée malgré qu'il en ait étant logée à la même enseigne − le dépit, le déplaisir) que. Qui croire ? Dans cette querelle de grammairiens, c'est Féraud qui l'emporta haut la main, et l'on ne compte plus les spécialistes qui lui emboîtèrent aveuglément le pas : « [Ne dites pas :] Malgré que pour quoique » (Jean Desgrouais, Les Gasconismes corrigés, 1766 ; Jean-François Michel, Dictionnaire des expressions vicieuses, 1807 ; Jean-Michel Rolland, Dictionnaires des expressions vicieuses dans les Hautes et les Basses-Alpes, 1810 ; Charles Nodier, Critique de la traduction du Vampire de Byron par Henry Faber, 1820), « Malgré que pour quoique, mal satisfait pour mécontent, voilà des barbarismes de mots » (Giovanni Ferri, De l'éloquence et des orateurs anciens et modernes, 1789), « Malgré que est une faute grossière » (Charles-Constant Le Tellier, Grammaire française, 1823), « Ce mot [malgré] ne peut être suivi de que » (Florimond Parent, Manuel de la conversation, 1831), etc. D'autres firent l'effort d'étayer leurs jugements ; voici les principaux arguments avancés :

    - « Les quatre locutions conjonctives à cause que, devant que, durant que et malgré que ont vieilli et ne s'emploient plus » (Noël et Chapsal, Nouvelle Grammaire française, 1824) (6). L'intéressé serait donc un archaïsme ; c'est toujours mieux qu'une faute grossière... Sauf que les faits sont têtus. Sorti d'usage, malgré que ? Qu'on en juge : « Malgré que vous ayez dit que je suis fausse » (Restif de le Bretonne, 1783), « Malgré que je me sois constamment attaché à n'aigrir personne » (Robespierre, 1793), « Malgré que l'empereur eût exigé [...] » (Beaumarchais, vers 1793), « Malgré que les ouvriers des faubourgs [...] les repoussent » (Rapport de la préfecture de police, 1800), « Malgré qu'elle [= cette manière d'orthographier] paraisse plus naturelle » (Gaspard Charlès, Grammaire française, 1806), « Malgré que cet acte demeure sans exécution » (Arrêt de la cour d'appel d'Aix, 1809), « Malgré que tout soit fini » (Chateaubriand, 1811), « Malgré que la nation n'aperçoive que [...] » (Saint-Simon, 1821), « Malgré que je fusse mal satisfait de mon arrestation » (Alfred de Vigny, 1826), « Malgré qu'elle ait épousé M. de Montléart » (Marie-Caroline de Bourbon-Siciles, 1833), « Malgré que mes yeux soit toujours dignes de rencontrer les vôtres » (Balzac, imitant une « orthographe ignoble », 1833), « Malgré que M. Vatinel n'ait pas le bonheur d'avoir votre estime » (Alphonse Karr, 1839), « Malgré que vous fassiez votre devoir » (Alexis de Tocqueville, 1842), « Malgré que le cheval se cabrât » (George Sand, 1842), « Malgré que la littérature soit moins en faveur que jamais » (Baudelaire, 1848), « Malgré que nous soyons très fort » (Arthur de Gobineau, 1850), « Malgré que nous soyons aujourd'hui dans toute cette tristesse » (Alfred de Musset, avant 1857), etc. Chacun peut le vérifier : la locution conjonctive malgré que est attestée sans discontinuer depuis le début du XVIIIe siècle (7).

    - « Malgré que n'a jamais été employé par nos bons écrivains dans le sens de quoique » (Charles Martin, Le Voleur grammatical, 1833), « Malgré que au sens de quoique [...] appartient au langage populaire et l'on n'en trouve pas d'exemples avant certains auteurs lâchés du XVIIIe siècle [...]. Jusqu'à nouvel ordre, malgré que est de la langue concierge » (André Thérive, Les Nouvelles Littéraires, 1926), « Pas un écrivain ayant le sens du français n'a encore consenti à s'en servir » (Philippe Martinon, Comment on parle en français, 1927). Chateaubriand et Vigny apprécieront... D'autres détracteurs y voient, au contraire, une forme de snobisme très parisienne : « Tout le XVIIe siècle, accompagné de tout le XVIIIe, suivi de tout le XIXe, se dressent indignés contre ce barbarisme exclusivement parisien et parisien de 1880 [!] » (Émile Faguet, La Revue latine, 1905), « Je n'y verrais pas grand mal si ce "glissement" [l'emploi de malgré que pour quoique] était le fait du peuple ; mais c'est une invention des gens à la fois sans culture et sans simplicité, qui se croiraient déshonorés s'ils parlaient comme tout le monde » (Abel Hermant, Le Temps, 1933) ; et ce dernier ajoute ailleurs : « Le plus parfait exemple de la fausse élégance est l'emploi de malgré que pour quoique. Certains vont jusqu'à en dépit que. Les deux ne doivent s’employer qu’avec le verbe avoir : malgré qu'il en ait, en dépit qu'il en ait [8]. On m'objectera que des écrivains qualifiés ont fait de malgré que une locution conjonctive : eh bien, c'est une faute avérée que des écrivains qualifiés ont commise, et ce n'est ni la première ni la dernière. Mais, dira-t-on encore, quoique, bien que, cela est si commun. Que m'importe que cela soit commun, si cela est correct ? » (Le Figaro, 1928). Alors, tour populaire ou littéraire ? provincial ou parisien ? vraiment relâché ou faussement élégant ? « Malgré que a peut-être appartenu d'abord à l'usage populaire, écrit prudemment Goosse, mais la locution n'a plus ce caractère, comme le montrent les exemples [au subjonctif imparfait ou plus-que-parfait]. » Les attestations les plus anciennes, quant à elles, montrent que c'est la graphie maugré que qui ressortit surtout à la langue populaire ; malgré que, de son côté, se rencontre dès l'origine dans tous les registres (courant, familier, populaire ou soutenu) et dans la plupart des domaines (politique, juridique et administratif, scientifique et technique, littéraire, etc.).

    - « Malgré qu'elle ait épousé est un lourd barbarisme qui a les deux vices rédhibitoires, la laideur et l'inutilité [...]. L'inélégant malgré que est plus long et paraît surtout plus long que tous ses substituts [...]. Quoique et bien que suffisent » (Paul Stapfer, Récréations grammaticales et littéraires, 1909) (9). Question de point de vue. Gide, à la suite de Régnier-Desmarais, considère au contraire que ladite locution « ne se confond pas avec bien que, qui n'indique qu'une résistance passive ; elle indique une opposition » (1923). Claudel la trouve phonétiquement excellente : « En vain la grammaire voudrait nous imposer comme corrects [...] des freins usés et claqués comme bien que ou quoique au lieu du solide malgré que, qui grippe et grince à la perfection » (1925). Djian ne saurait s'en passer : « J'ai longtemps essayé d'expliquer que, pour moi, malgré que et bien que, ce n'était pas la même chose. L'un me semblait plus fort, y compris du point de vue de la sonorité. [Si j'écris malgré que], c'est en connaissance de cause, pour rester au plus près de ce que je ressens » (1999). Philippe de Saint Robert salue les contrevenants dans sa Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français (1986) : « Ici, le vrai purisme est du côté de Gide [, de Claudel et de Djian] soucieux de justifier la moindre nuance d'expression, et non du côté de ceux qui prétendent interdire sans justifier. »

    Malgré conserve sa valeur étymologique de nom dans malgré que, qui ne peut donc se construire correctement qu'avec le tour verbal en avoir au subjonctif (Étienne Molard, 1792 ; Charles-Pierre Girault-Duvivier, 1812 ; Claude-Marie Gattel, 1813 ; Pierre-Alexandre Lemare, 1819 ; Louis-Nicolas Bescherelle, 1836 ; etc.) (10). « Dans tout autre emploi, [malgré que] serait une faute, renchérit Littré en 1874 ; et l'on ne peut dire : malgré qu'il ait agi ainsi, pour quoiqu'il ait agi ainsi. La raison en est que malgré que veut dire mauvais gré que, quelque mauvais gré que. [C'est pourquoi] il vaudrait mieux écrire en deux mots mal gré (que j'en aie). » Voilà qui appelle plusieurs observations. D'abord, il est inexact de prétendre que malgré que ne peut s'accommoder que de en avoir. On le rencontre aussi à l'occasion, quoique nettement plus rarement, avec en savoir (sur le modèle de savoir mal gré à quelqu'un de quelque chose) : « Quelque malgre que luy en aye sceu lempereur » (Pierre de Lambert, vers 1543), « Maugré que m'en sçaura l'italienne [= la langue italienne] » (Elcie Mellema, Dictionnaire flamand-français, 1591). Ensuite, il ne faudrait pas croire que le tour malgré qu'il en ait ait toujours paru irréprochable aux yeux des spécialistes. Jugez-en plutôt : « Malgré que est un adverbe [!], qui ne se dit plus maintenant que dans quelques provinces éloignées de la capitale. On doit dire quoique [...]. Cependant cet adverbe se trouve encore dans Vaugelas ["Malgré que vous en ayez, je passerai outre"]. C'est peut-être le dernier homme de lettres qui s'en soit servi [!!] » (Henri Dubois de Launay, Remarques sur la langue française, 1775), « Malgré que pour quoique. Cette faute grave échappe même à des écrivains [...]. Ainsi, il ne faut pas dire : Malgré que je lui eusse défendu cela, il l'a voulu faire ; dites : quoique je lui eusse, etc. L'Académie, dans ses exemples, dit cependant : Malgré que j'en eusse, mais ce n'est qu'une façon de parler familière qui ne fait pas règle » (Antoine-Fidèle Poyart, Flandricismes, wallonismes et expressions impropres dans le langage français, édition de 1821), « Malgré que ne se construit qu'avec le verbe avoir : Malgré qu'il en ait. On ne peut pas dire : Malgré qu'il fasse..., etc. Encore la première locution n'est-elle pas du bon usage » (Claude-Marie Gattel, Dictionnaire universel portatif de la langue française, 1813), « Malgré qu'on en ait, cette expression n'est pas française : on ne dit point malgré que, malgré qu'il, malgré qu'elle » (Félicité de Genlis, à propos d'une citation de l'Émile de Rousseau, 1820). Enfin, et surtout, l'argument étymologique a bon dos : les censeurs le brandissent à l'envi pour condamner la locution conjonctive, mais s'empressent de l'oublier aussitôt qu'il est question de la préposition. Là est le nœud de l'affaire : malgré étant unanimement reçu comme une préposition depuis Richelet (1680), il ne faut pas s'étonner que l'usager « moderne » n'y perçoive plus le nom gré ; « dès lors, il place malgré que exactement à côté de bien que ou de quoique au nombre des locutions conjonctives adversatives [ou concessives], et il le construit avec n'importe quel verbe », constate Grevisse dans Problèmes de langage (1961). Aussi l'auteur de l'article « préposition » de l'Encyclopédie méthodique (1786) − s'agit-il vraiment de Nicolas Beauzée, devenu académicien ? On peine à le croire ! − fait-il figure d'exception lorsqu'il écrit : « Malgré. C'est le substantif gré (volonté libre et franche) et l'adjectif mal (mauvais) [...]. Ce n'est donc jamais une préposition ; et quand cette locution, mise mal à propos en un seul mot, semble en faire la fonction, c'est qu'il y a ellipse. Il est sorti malgré son maître, c'est-à-dire contre le mal gré de son maître ; c'est le sens propre. Il est sorti malgré la pluie, c'est-à-dire, dans un sens peut-être figuré, contre le mal gré de la pluie, ou plus simplement, contre le mal gré que devoit inspirer la pluie. Il est sorti malgré que j'en eusse, c'est-à-dire quoique j'en eusse mal gré, volonté contraire. » Raisonnement impeccable (jusque dans l'analyse de l'emploi étendu de malgré devant un inanimé − la pluie est-elle douée de volonté ? −, qui, lui, n'est l'objet d'aucune condamnation...), quoique difficilement audible de nos jours. Mais ce n'est pas tout : il n'est pas rare que les spécialistes de la langue entretiennent eux-mêmes la confusion. Prenez Littré : « Malgré que, locution conjonctive signifiant quoique et usitée seulement avec le verbe avoir, de cette façon : malgré que j'en aie, malgré qu'il en ait, etc. en dépit de moi, en dépit de lui », lit-on à l'article « malgré » de son fameux Dictionnaire. Les bras m'en tombent. À quoi sert-il, je vous le demande, d'expliquer par le menu que malgré qu'il en ait veut dire « (quelque) mauvais gré qu'il ait de cela » (avec que pronom relatif, donc) si c'est pour présenter malgré que comme une locution conjonctive ? (11) Surtout, en quoi malgré que signifie-t-il « quoique » dans malgré qu'il en ait ? Allez vous étonner, après ça, de voir fleurir des quoiqu'il en ait, bien qu'il en ait de curieuse facture (par exemple, chez Verlaine, Gide, Cocteau...).

    Vous l'aurez compris, les arguments des détracteurs de malgré que, empêtrés dans leurs contradictions, peinent à convaincre... ou pêchent par leur subjectivité : après tout, les mêmes réserves seraient valables aussi contre « l'inexplicable bien que, illégitime lui-même avant le XVIIe siècle » (selon Paul Adam [12]), ou contre quoique, « qui est étymologiquement un relatif indéfini, et ne s'est employé comme conjonction que par "solécisme" » (selon Paul Dupré). Et ce dernier de conclure : plutôt que de s'en prendre à l'emploi de malgré que avec un autre verbe que avoir, « mieux vaudrait condamner fermement son emploi avec l'indicatif [au lieu du subjonctif] : là réside la véritable faute ». Voire. Car force est de constater, une fois de plus, que l'hésitation a longtemps prévalu : « Malgré que s'emploie [à l'origine] tantôt avec le subjonctif, tantôt avec l'indicatif », note Ferdinand Brunot dans son Histoire de la langue française (1939). Rien que de très conforme au principe établi par Malherbe sur le choix du mode dans les propositions concessives : « Bien que vous fussiez [subjonctif] s'entend d'une chose douteuse, bien que vous fûtes [indicatif], d'une chose certaine. » Et même si le subjonctif s'est finalement imposé dans l'usage moderne (fût-ce pour relater un fait réel), Goosse ne peut que constater que « l'indicatif (y compris le conditionnel) [...] n'est pas si rare dans la langue écrite. Certains auteurs peuvent subir l'influence de la langue parlée (cela est voulu dans les romans champêtres de George Sand), mais d'autres se réclameraient plutôt de l'usage classique et de la tradition ». Témoin ces exemples collectés au gré de mes recherches : « Malgré que les assiégés firent un grand feu » (Simon Lamoral, 1734), « Malgré que le tiers état est trop chargé d'impositions » (Cahier de doléances du tiers état de Lavanne, 1789), « Malgré que leurs revenus sont immenses » (Remontrances de la municipalité de Doncourt-aux-Templiers, 1790), « Malgré que j'avais l'intention de [...] » (Rapport Delabarre, 1792), « Malgré que tu répondais à leurs cris » (Céleste de Chateaubriand, 1847), « Malgré qu'ils se ressemblaient toujours comme deux frères » (Sand, 1849), « Malgré qu'Henri a la frousse » (Gyp, 1901), « Malgré que je lui promettais toujours d'être raisonnable » (Gaston Leroux, 1908), « Malgré que le temps était doux » (Louis Hémon, 1914), « Malgré qu'on m'gueulait : "Couche-toi !" » (Henri Barbusse, 1916), « Malgré que le petit était mort » (Pierre Mille, 1922), « Malgré que le ministre lui assurait un traitement annuel » (Maurice du Bos, 1934), « Malgré que d'habitude il n'était pas partisan non plus des pétarades » (Albert Simonin, 1953), « Malgré qu'il était convaincu » (Jorge Semprun, 1969).

    Et l'Académie dans tout ça, me direz-vous ? Partagée entre les censures de Féraud, Littré et consorts, d'un côté, et la caution d'autant de bonnes plumes (dont plusieurs sont issues de ses propres rangs...), de l'autre, elle a bien du mal à cacher son embarras : « Même si de nombreux écrivains ont employé Malgré que dans le sens de Bien que, quoique, il est recommandé d'éviter cet emploi », écrit-elle sans plus d'argument dans la dernière édition de son Dictionnaire. C'est que malgré que est devenu bien malgré lui un marqueur social : il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, les esprits distingués qui plissent le nez devant un tour ressenti comme fautif (ou qui feignent de le croire tel de peur d'être taxés d'ignorance par plus ignorant qu'eux) et les autres, qui contreviennent sans le savoir aux règles du bon usage. « Plus que de règles vraiment établies, écrit Philippe de Saint Robert, il s'agit souvent d'un code en usage entre gens se reconnaissant ainsi, se distinguant, et il n'est pas toujours désagréable d'en être, mais il en résulte parfois l'exercice abusif d'un savoir sans fondement scientifique réel, [où ceux qui prétendent interdire sans justifier puisent dans ce que leur thèse a d'inexplicable une autorité accrue]. Prenons [l'exemple] du malgré que banni au profit de bien que − sauf, ce qui ajoute un bonheur de plus à la règle, dans le cas où l'on dit malgré qu'il en ait. À y regarder de près, la condamnation est plus que douteuse, voire elle-même condamnable [...], mais il faut bien reconnaître et en partie admettre que nos cervelles d'enfants ont été encombrées de lois grammaticales de ce genre dont il n'est guère facile de se libérer. » Aussi l'usager scrupuleux, marqué par le souvenir de professeurs vitupérant cet « horrible » malgré que, lui préférera-t-il les conjonctions bien que, quoique (suivies du subjonctif), un équivalent nominal − quand cela est possible − introduit par la préposition malgré (malgré la pluie, de préférence à malgré qu'il pleuve), voire, en hommage à Beauzée, la formule malgré le fait que (suivie de l'indicatif ou du subjonctif, selon Bénédicte Gaillard), fût-ce au prix d'une certaine lourdeur... (13) Il n'empêche : malgré que est « devenu, en dépit des censures [des puristes], une locution conjonctive usuelle » (Ferdinand Brunot), est désormais « reçu par l'usage » (Grevisse), est « incontestablement correct au sens de bien que » (Hanse), est « parfaitement intégré au système grammatical » (Martin Riegel). De là à ce que j'en vienne à l'employer... « à l'insu de mon plein gré » !

    (1) Ledit tour est attesté au XVIe siècle sans le pronom en : « Malgré qu'il eust » (Beuve de Hanstone, édition Vérard de 1502), « Maugré qu'il eust » (Jean Calvin, 1560), « Maugré qu'on ait » (Henri Estienne, 1566). On le retrouve à l'occasion sous sa forme libre, en français moderne, avec malgré écrit en deux mots : « Mal gré qu'il en eût » (Jean Orieux, 1976), « Quelque mal gré qu'il en ait » (Pascal Quignard, 1979), « Mal gré qu'on en ait » (Christian Prigent, 1991).

    (2) Les constructions métonymiques du type malgré son nes, son visage et, surtout, ses dens ont sans doute favorisé le passage de malgré régissant un nom de personne à malgré régissant un nom d'inanimé.

    (3) Selon Goosse, la locution se trouve dans des documents juridiques du XVIIe siècle : « Malgré l'égalité des voix et malgré même qu'il y en ait une de moins pour luy » (texte du parlement de Dijon, cité par Louis Remacle, Notaires de Malmedy, Spa et Verviers. Documents lexicaux). Vérification faite, cette citation que Remacle a lui-même empruntée à Robert Mandrou (Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle) date de 1736.
    Signalons enfin cette attestation isolée : « Il me fault proceder tout oultre, Maugré que le dyable y ait part » (Moralité du jour de la Saint-Antoine 1426) qu'un éditeur s'est empressé de corriger en « maugré (moy) » − à tort ou à raison ?

    (4) « On ne peut guère non plus employer l'un pour l'autre avec la particule que devant les verbes. Toute la force de nonobstant que se réduisant alors à signifier quoyque, comme Nonobstant qu'il eust advis du contraire, Nonobstant que je l'en eusse conjuré ; au lieu que malgré que, devant un verbe, conserve presque toujours la dureté de sa signification, comme Malgré que vous en ayez, malgré qu'il en ait, etc. » (Traité de la grammaire française, 1706).

    (5) « Je puis vous y signaler plusieurs fautes de français. Vous avez mis observer pour faire observer, et malgré que. Malgré veut un régime direct » (Balzac, 1839).

    (6) Les auteurs parlent-ils de malgré avec que relatif ou conjonctif ? Si le doute est permis dans l'édition de 1824, il ne l'est plus dans le complément apporté par Chapsal : « Les quatre locutions conjonctives à cause que, devant que, durant que et malgré que ont vieilli et ne s'emploient plus [...]. Il est cependant un cas où l'on dit malgré que, c'est devant le verbe avoir, et alors malgré est un substantif et que un pronom relatif complément direct du verbe actif : malgré que j'en aie, malgré que j'en eusse, c'est-à-dire quelque mauvais gré que j'en aie, que j'en eusse. Cet emploi de malgré ne peut avoir lieu qu'avec le verbe avoir » (Syntaxe française, 1841).

    (7) Citons encore : « Malgré que je sois [...] blasé sur la souffrance » (Lautréamont, 1869), « Malgré que je ne le puisse imaginer » (Anatole France, 1881), « Malgré qu'on fût au déclin de la saison » (Alphonse Daudet, 1885), « Malgré qu'une partie de moi-même [...] résistât » (Maurice Barrès, 1889), « Malgré que tu aies grandement mérité... » (Paul Claudel, 1890), « Malgré qu'il garde les débris d'une grande fortune » (Paul Bourget, 1892), « Malgré qu'il n'entrât guère en ma chambre » (Maupassant, avant 1893), « Malgré qu'il fît nuit sur la terre » (Proust, 1896), « Malgré que je me gare d'image » (Mallarmé, 1897), « Malgré qu'elle soit déjà de trop » (Pierre Loti, 1897), « Malgré qu'il fût ponctuel » (Georges Lecomte, 1901), « Malgré que les troupes française eussent été vaincues » (Paul Adam, 1901), « Malgré qu'elle eût remarqué les yeux creusés et le teint blême d'Alice » (Henry Bordeaux, 1902), « Malgré que j'aie bien froid aux genoux » (Alain-Fournier, 1906), « Malgré que le soir tombe » (Jules Romains, 1908), « Malgré qu'il m'en coûte » (Paul Margueritte, 1908), « Malgré qu'il n'ait point pris le temps de finir de déjeuner » (Gaston Leroux, 1908), « Malgré que tous les débits fussent clos » (André Savignon, 1912), « Malgré que je reste assise » (Catherine Pozzi, 1913), « Malgré que j'aie quitté la scène depuis un an » (Colette, 1913), « Malgré que différents soient les points de départ » (Martin du Gard, 1913), « Malgré qu'il ait obtenu tous les prix de sa classe » (Mauriac, 1914), « Malgré que le menton fût un peu court » (Henri de Régnier, 1914), « Malgré que le secteur soit plus violent » (Apollinaire, 1915), « Malgré qu'il eût très chaud » (René Benjamin, 1915), « Malgré que je fusse rigoureusement tenu à l'écart de ce qui se préparait » (Joseph Joffre, 1917), « Malgré que Pierre Loti lui-même ait pris la peine de [...] » (Édouard Herriot, 1919), « Malgré qu'on soit trois » (Maurice Genevoix, dans la bouche d'un pêcheur, 1922), « Malgré que la mort civile soit distribuée à chacun de nous » (Cocteau, 1923), « Malgré qu'il eût vingt ans de plus que moi » (Gide, 1926), « Malgré qu'il fût peu physionomiste » (Marcel Aymé, 1927), « Malgré que j'aie tous les droits » (Pagnol, 1931), « Malgré que je fusse maladroit » (Céline, 1932), « Malgré que je sentisse ma tête tourner légèrement » (Francis de Miomandre, 1936), « Malgré qu'il servît ses propres desseins » (Charles Plisnier, 1937), « Malgré qu'on ne pût penser sans pleurer au traité de Francfort » (Aragon, 1942), « Malgré que rien ne puisse servir à rien » (Saint-Exupéry, 1942), « Malgré que sa voix très basse fût ferme » (Paul Morand, 1946), « Son caractère de village de colline qu'il conserve malgré qu'il soit attenant à la ville » (Giono, 1947), « Malgré qu'on eût chaîné les pneus » (Julien Gracq, 1958), « Malgré qu'elle soit d'un miyeu simple » (Albert Cohen, imitant un style parlé populaire, 1968), « Malgré que ce soit surtout médical et technique » (Annie Ernaux, 1977), « Malgré qu'il me jurât toujours le contraire » (Philippe Djian, 1989), « Malgré qu'on l'aimât trop » (Jean-Loup Dabadie, 2009) − est-il besoin de préciser que les exemples d'emploi de bien que sont encore plus nombreux ?... Signalons par ailleurs, avec Kristian Sandfeld, que « si la proposition est coordonnée à un substantif régi par malgré, celui-ci ne se répète d'ordinaire pas devant que, c'est-à-dire qu'on combine malgré avec deux régimes différents » : « Car malgré Scipion, les augures menteurs, La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve [...] » (José-Maria de Heredia, 1893), « Malgré mes larmes et que je puisse en mourir » (Maurice Donnay, 1895), « Malgré les comptes, le décolletage et qu'elle devienne très vieille » (André Lichtenberger, 1912). « [Des] phrase[s] pareille[s] nous f[on]t comprendre, pour ainsi dire, la genèse des conjonctions du type malgré que », fait observer Cornelis de Boer dans Syntaxe du français moderne (1954).

    (8) D'aucuns en viennent à se demander si, pour être conséquent, on ne devrait pas plutôt écrire : dépit qu'il en ait.

    (9) Même jugement esthétique chez André Thérive : « Un homme du monde n'eût pas alors [en 1870] employé l'horrible malgré que » (Le Temps, 1932) et chez Léon Karlson : « Malgré que est désagréable à l'oreille » (Parlez-vous correctement français ?, 2009).

    (10) Ci-dessous quelques analyses à charge trouvées dans des ouvrages du début du XIXe siècle :

    « J'y irai malgré qu'il y soit. Cette locution n'est pas française. Malgré [que] ne se construit qu'avec le verbe avoir. Malgré qu'il en ait. Quand je dis : Malgré que vous en eussiez, c'est comme si je disois quelque mauvais gré que vous en eussiez » (Étienne Molard, Dictionnaire grammatical du mauvais langage, 1792).

    « Cette préposition régit les noms sans le secours d'une autre préposition [...]. Malgré que ne peut se construire qu'avec le verbe avoir, précédé de la préposition [!] en ; ainsi, l'on dit : Malgré qu'il en ait, malgré que j'en eusse ; mais on ne dit pas : Malgré que je fasse, malgré que je sois » (Charles-Pierre Girault-Duvivier, Grammaire des grammaires, 1812).

    « On a dit que malgré que ne se met jamais que devant le verbe avoir, dans cette phrase malgré que j'en aie, c'est-à-dire mauvais gré que j'en aie ou quelque mauvais gré que j'en aie. Essayez avec un autre verbe la même résolution, vous verrez que le sens y résiste » (Pierre-Alexandre Lemare, Exercices de langue française, 1819) − toutefois, l'auteur ajoute plus loin : « Il ne faut pas confondre quoique, toujours traduisible par malgré que [!], qui n'est plus usité que dans malgré que j'en aie, avec quoi que écrit en deux mots. »

    « Dans aucun cas, malgré ne peut être suivi d'un que conjonctif. Il précède toujours ou un article, ou un pronom personnel » (Jean-Noël Blondin, Manuel de la pureté du langage, 1823).

    « Malgré doit toujours avoir pour complément un substantif [...]. Cependant cette préposition se construit avec que dans l'expression consacrée malgré qu'il en ait, c'est-à-dire mauvais gré qu'il en ait. Hors de là, ce serait une faute. En effet, si l'on construisait malgré que avec un verbe autre que avoir, on n'obtiendrait plus la même analyse » (Louis-Nicolas Bescherelle, Grammaire nationale, 1836).

    « Malgré que j'en aie déjà beaucoup [citation attribuée à madame de Maintenon] pour quoique j'en aie déjà beaucoup. C'est à tort que quelques écrivains se sont servis de malgré que pour quoique. La fonction de la préposition n'étant pas de marquer les rapports de propositions entre elles, mais seulement des mots, c'est empiéter sur les attributs de la conjonction » (Charles Martin et Louis-Nicolas Bescherelle, Leçons analytiques de littérature et de style, 1838) − on ne peut que s'étonner de l'argumentation : la langue n'a-t-elle pas formé nombre de locutions conjonctives à partir de prépositions ?

    (11) Goosse, conscient du paradoxe, écrit dans sa Nouvelle Grammaire française (édition de 1995) : « Le que [de malgré que j'en aie, qu'il en ait...] n'étant plus senti aujourd'hui comme un pronom relatif, il paraît préférable de ranger ces propositions parmi les conjonctives. » Dont acte. Mais alors malgré n'y est plus senti comme un substantif complément de en avoir et l'argument étymologique en défaveur de malgré que ne tient plus.

    (12) L'écrivain répondait là à une critique d'Émile Faguet : « Jadis vous m'avez aussi, cher Monsieur, blâmé d'employer : Malgré que. J'objecte ceci. Malgré lui, c'est : "quel que soit le mal gré qu'il en ait", ou : "contre le gré de lui". Soit cette phrase : "Malgré qu'il veuille t'aimer, tu te dérobes à sa tendresse." Analysons : "Quel que soit le mal gré qu'il en ait voulant t'aimer, tu te dérobes à sa tendresse, pourtant." Dans les deux exemples, malgré lui et malgré que lui veuille expriment exactement la même réserve, et selon la même logique. "Malgré qu'il veuille", c'est : contre le gré de sa volonté. "Malgré qu'il courût", c'est : contre le gré de sa course. Malgré que doit être réhabilité comme l'inexplicable bien que, illégitime lui-même avant le XVIIe siècle » (La Revue latine, 1905). Pas sûr que la démonstration soit de nature à emporter l'agrément de tout un chacun...

    (13) Selon Jacques Vassevière, « la tournure malgré le fait que + indicatif est lourde et maladroite ; elle trahit la difficulté de celui qui l'emploie à utiliser la construction bien que + subjonctif » (L'Orthographe, le lexique et la syntaxe, 2018). Bernard-Henri Lévy n'en a cure : « Malgré le fait qu'il aura été [...] l'un des vrais grands cinéastes de la seconde moitié du XXe siècle » (Pièces d'identité, 2010).

    Malgré que

     


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