• Quand "je" nous la fait à l'envers...

    Il n'aura échappé à personne, et surtout pas aux auteurs de comédies, que le rejet du pronom je après certains verbes à l'indicatif présent prête facilement aux jeux de mots et aux effets comiques :

    « Miserable que je suis, ou cours-je ? à qui le dis-je ? » (Pierre de Larivey, 1579), « Je sers ; mais à quoi sers-je ? » (Paul-Louis Courier, 1820), « Qu'entends-je ? qu'ouïs-je ? » (Michel Delaporte, 1845), « Que ne vous assom'je, Mère Ubu ! » (Alfred Jarry, 1896), « — Pourquoi, m'étonne-je et tonne-je, envoyer [...] ? » (Luc Lang, 2003), « Le jeune prof fait rire les adolescents chaque fois qu'il se lance dans une de ses tirades pédagogiques préférées : — Que veux-je ? Vers où cours-je ? Vers quoi tends-je ? » (Josette Carpentier, 2015).

    C'est pourquoi il est d'usage de remplacer par un é euphonique (1) la voyelle finale de la forme conjuguée, quand celle-ci est un e muet : « Parlé-je ? [et, à l'imparfait du subjonctif,] puissé-je ? eussé-je ? dussé-je ? fussé-je ? » (Grevisse), ou, quand la forme verbale se termine par une syllabe sourde (en, on, ou...), une consonne liquide ou les sons [j], [ch] rendant la prononciation difficile ou équivoque, de tourner la phrase autrement :

    « À la première personne du singulier de l'indicatif présent, l'inversion du sujet je, pronom atone, produit des locutions que l'usage n'admet pas en général, surtout quand il s'agit de monosyllabes. Ainsi on ne dira pas : Cours-je ? Prends-je ? Sors-je ? Romps-je ? Mens-je ? Pars-je ? etc. On élude ces formes en recourant à la périphrase est-ce que : Est-ce que je cours ? Est-ce que je prends ? etc., ou à quelque autre tour : Croyez-vous que je prenne ? Me voit-on courir ? etc. Toutefois l'usage admet l'inversion de je après quelques verbes très usités : Ai-je ? Dis-je ? Dois-je ? Fais-je ? Puis-je ? Suis-je ? Vais-je ? Vois-je ? etc. » (Grevisse).

    « Il n'est pas d'usage de dire, interrogativement : ris-je ? dors-je ? cours-je ? etc. Il faut employer le tour est-ce que je ris ? est-ce que je dors ? etc. Cela est valable pour les verbes dont la première personne du singulier est monosyllabique et se termine par plusieurs consonnes. (On dit bien : qu'entends-je ? que réponds-je ?, mais non rends-je ? prends-je ?) Il en est de même pour les verbes dont la première personne du singulier se termine par -ge : est-ce que je songe ? » (Thomas).

    « L'inversion de je dans l'interrogation directe [...] ne peut se produire avec certains verbes en raison des risques de calembours involontaires ou de cacophonies, tels que cours-je ? mens-je ? etc. » (Jean-Paul Colin).

    « Au présent de l'indicatif, l'inversion du sujet je est de rigueur avec les formes verbales monosyllabiques suivantes : ai, dis, dois, fais, puis, sais, suis, vais, veux, vois. L'inversion n'est en revanche pas possible avec les autres formes monosyllabiques (dans une interrogation directe, on pourra avoir recours à la forme est-ce que). Si le verbe se termine par un e, il convient de changer ce e final, habituellement muet, en é (que l'on prononce è) : pensé-je, ajouté-je, dussé-je. Depuis les rectifications de l'orthographe de 1990, la graphie avec accent grave est également admise : aimè-je, puissè-je, trompè-je » (site Internet de l'Académie).

    Seulement voilà : le é (ou è) euphonique s'est étendu − « par confusion ou par commodité », écrit René Georgin − aux formes conjuguées qui n'avaient pas de e final. Pour preuve ces (nombreux) exemples trouvés jusque chez de bons auteurs :

    (accomplir) « Accomplissé-je un acte selon lequel [...] ? » (Natalie Depraz et Pol Vandevelde, 1998), à côté de « Aussi accomplis-je ma marche » (Jules Gourdault, 1895),

    (agir) « Aussi agissé-je en tout avec la plus grande circonspection » (Jean-Augustin Amar du Rivier, 1831), « En quoi agissé-je à l'image du Christ [...] ? » (Hubert Aupetit, 2023), à côté de « N'agis-je pas conformément à mon état [...] ? » (Armand Boisbeleau de La Chapelle, 1725),

    (aller) « Qu'allé-je faire, hélas ! » (Nicolas-François Guillard, 1788), « Par quelle force inconnue, Allé-je infiniment mieux ? » (Verlaine, 1894), à côté de « Que vais-je rapporter à ma femme ? » (Jules Renard, 1897),

    (apercevoir) « Quel terme y apercevé-je ? » (Jean-François Bareille, 1879), « Du moins ne m'en apercevè-je pas » (Jean-Pierre Cléro, 2000), à côté de « Mais qu'aperçois-je ? » (Voltaire, 1763),

    (attendre) « Qu'attendé-je [...] ? » (Robert Garnier, 1573), « Qu'attendé-je pour sortir ? » (Charles Le Quintrec, 1996), à côté de « Aussi attends je d'elle le semblable » (Charles IX, 1569),

    (boire) « Ainsi mangé-je et buvé-je par procuration » (Albert Bensoussan, 1996), à côté de « Mais que bois-je ? » (Eugène Scribe, 1829),

    (combattre) « Ne combatté-je pas aussi pour une sainte cause ? » (Eugène des Essarts, 1838), à côté de « Et qui combats-je ici ? » (Claude-Prosper Jolyot de Crébillon, 1734),

    (concevoir) « Encore concevé-je [que...] » (Jacques Saurin, avant 1730), à côté de « Que conçois-je quand je pense à vous ? » (Nicolas Malebranche, 1683),

    (conclure) « Donc, conclué-je, [...] » (Joseph-Adrien Lelarge de Lignac, 1760), à côté de « Aussi conclus-je que [...] » (Adolphe d'Avril, 1886),

    (confondre) « Sans doute confondé-je [...] ces circonstances » (Philippe Jaccottet, 1994), à côté de « Ne confonds-je point des choses distinctes [...] ? » (Robert Arnauld d'Andilly, 1649),

    (connaître) « Combien en cognoissé-je à qui tout est de mise [...] ? » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Connaissé-je le catholicisme ? » (René Bazin, 1921), « Qui connaissé-je dans ce service ? » (Frédéric Hoffet, 1954), « Et encore ne me connaissé-je que sur le moment » (Robert Pinget, 1993), à côté de « Aussi connais-je bien mon monde » (Jean-Baptiste Gresset, 1747),

    (coudre) « Ai-je cousu, cousé-je, coudrai-je dans du cuir ? » (Colette, 1949), à côté de « Mais que couds-je ? » (Louis Mermaz, 1969),

    (courir) « Parcouré-je avec vous ces bords où [...] ? » (Anne-François-Joachim Fréville, 1810), « Où couré-je, haletant ? » (Joseph Gaucet, 1842), à côté de « Ne cours-je pas le risque de [...] ? » (Philippe Schneider, 2017),

    (craindre) « Encore craigné-je que [...] » (Maximilien de Béthune, 1606), à côté de « Que crains-je donc ? » (Chateaubriand, 1836),

    (croire) « Aussi ne croyé-je pas aux mères qui [...] » (Balzac, 1841), « Peut-être me croyé-je en bien meilleure santé » (André Daniel Tolédano, 1965), « Du moins le croyé-je » (Charles Morazé, avant 2003), à côté de « Que crois-je entendre ? » (Boris Vian, 1950),

    (dire) « La pluie, que disè-je, la grêle » (Revue des Basses-Pyrénées et des Landes, 1885), à côté de « C'est un cap ! Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule ! » (Edmond Rostand, 1898),

    (dormir) « — Veillé-je, ou dormé-je disait-il » (Mlle Motte, 1775), « Dormé-je ? Non, je ne dormais pas » (Antonin Artaud, avant 1948), à côté de « Veillay-je, ou dors-je ? » (Jean Loret, 1651),

    (écrire) « Et encore presentement ne vous escrivé-je rien de particulier » (Henri IV, 1602), « Pourquoi écrivé-je toujours de la même manière [...] ? » (François Guizot, 1862), « Il est des "négligences souveraines", écrivè-je » (Bernard Grasset, 1954), « Aussi écrivé-je un roman aérien » (Queneau, 1968), « — [...], écrivé-je à Kennedy » (De Gaulle, avant 1970), à côté de « Pourquoi écris-je cela ? » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2011),

    (s'enquérir) « — Quelle concurrence ? m'enquéré-je » (Alain Clouet, 1970), à côté de « — Il était coiffeur de profession ? m'enquiers-je » (Yasmina Khadra, 1997),

    (entendre) « Quel tumulte entendé-je entre vous ? » (Robert Garnier, 1573), « Mais qu'entendé-je icy ? » (Christophe de Gamon, 1609), « Encore entendé-je tous les jours [...] » (Jean-Baptiste-Antoine Suard, 1806), à côté de « Qu'entends-je ? » (Voltaire, 1718),

    (interrompre) « Aussi interrompé-je mon travail » (Henri de Régnier, 1928), « — Et qui en vaillent la peine, interrompé-je » (Henry de Monfreid, 1933), à côté de « — Comment ! l'interromps-je » (Gustave Broussais, 1885),

    (lire) « — N'est-ce pas bien étrange, lisé-je dans une lettre [...] ? » (Louis Edmond Duranty, 1876), « Que vois-je !... Que lisé-je ! » (Georges Chauvin, 1877), à côté de « Que lis-je, page 39 ? » (René Étiemble, 1988),

    (mettre) « À quelles épreuves metté-je par ce récit votre sensibilité [...] ? » (Mlle de Morville, 1773), « Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure » (Balzac, 1831), « Aussi ne me permetté-je à son égard qu'une simple supposition » (Julie Delafaye-Bréhier, 1844), « Que diable prometté-je ainsi ? » (Henri Vernoy de Saint-Georges, 1863), à côté de « Aussi la mets-je à fort haut prix » (Philippe Néricault Destouches, 1737), « Aussi [...] me promets-je de le recevoir au mieux » (Élie Berthet, 1866), « — On peut dire aussi, me permets-je d'ajouter [que...] » (Gide, 1904),

    (perdre) « Mais encore ne les perdé-je pas » (Nicolas de Montreux, 1594), « Si ne perdé-je pas pourtant le souvenir » (Jean Godard, 1624), « Que ne perdé-je point ! » (Mme de Grignan, Correspondance, 1696 ; certaines éditions donnent la graphie perdai-je), « Perdé-je la tête ? » (Henry de Farcy de Malnoë, 1899), à côté de « Que n'en pers-je ainsi la souvenance » (Mellin de Saint-Gelais, avant 1558), « Perds-je la tête ? » (Edmond Rostand, 1917),

    (plaire) « Ô Jupiter, vraiment, vous plaisé-je ? » (Giraudoux, 1929), à côté de « Aussi me plais-je très peu dans l'accomplissement d'un devoir si violent » (Louis Veuillot, 1867),

    (poursuivre) « — Je ne suis qu'un pauvre être comme vous, poursuivé-je » (Pierre Nothomb, 1922), à côté de « Aussi bien ne poursuis-je d'autre but [que...] » (Michel del Castillo, 1966),

    (pouvoir) « Pouvé-je penser à celui qui [...] ? » (P.-A. Michel, 1854), à côté de « Qu'en peux-je mais, quoy ce soit ? » (Jean Godard, 1594), « Puis-je vous déposer quelque part en passant ? » (Blaise Cendrars, 1948) (2),

    (prendre) « Aussi comprené-je à merveille que [...] » (Julien Munier-Jolain, 1890), « Aussi prené-je délibérément la parole » (Natalie Depraz, 2014), à côté de « Où pren-je mon espoir ? » (Olivier de Magny, 1557), « Aussi comprends-je les télégrammes de Pierre Louÿs » (Henri de Régnier, 1894),

    (prétendre) « Aussi ne prétendé-je point en faire la matière d'une discussion » (Pierre Nicolas Anot, 1821), « Ne prétendé-je point être écrivain ? » (André Brincourt, 1957), à côté de « Mais de quoi m'entretiens-je ? et que prétens-je faire ? » (Antoine Houdar de La Motte, 1723),

    (punir) « Ne la punissé-je pas assez ? » (Louis Edmond Duranty, 1873), à côté de « Ne les punis-je pas assez [...] ? » (Claude Jordan, 1709),

    (recevoir) « Quel prix recevé-je de toi ? » (Charles Potvin, 1846), à côté de « Aussi reçois-je en ce sens tout ce que vous me dites » (Honoré d'Urfé, 1607), 

    (rendre) « Ne rendé-je pas témoignage pour la douleur même [...] ? » (Étienne Souriau, 1956), « Me rendé-je bien compte de ce que cela signifie...? » (Pierre Ancenis, 1967), à côté de « Rends-je bien mes eaux ? » (Mme de Sévigné, 1676), « Aussi lui rends-je quelques services » (Frédéric Dard, 1951),

    (répondre) « — Il est vrai, répondé-je d'une voix altérée par les sanglots » (Fanny Raoul, 1813), « — Je n'en doute pas, Jacques, répondé-je en souriant » (Henry de Monfreid, 1933), à côté de « — Rassurez-vous, réponds-je en souriant » (Rousseau, 1762),

    (rire) « Regardez-moi : rié-je vraiment ? » (Véra Volmane, 1964), à côté de « Et pourquoi ris-je ? » (Jean Cau, 1963),

    (rugir) « — En va-t-il ainsi ? rugissé-je » (Jacques Chastenet, 1961), à côté de « — Si, je peux quelque chose, rugis-je » (Gary Victor, 1998),

    (saisir) « Me saisissé-je, causa mei [...] ? » (Georges Poulet, 1971), à côté de « Peut-être ne saisis-je point toute la majesté des tragiques » (Auguste Germain, 1892),

    (sentir) « Aussi ne me senté-je avoir que bien petite part en leurs graces » (Robert Garnier, 1582), « De quelles passions me senté-je esmouvoir ? » (Mathurin Régnier, avant 1613), « Quel rude poil senté-je à ce menton » (Alexandre Hardy, 1623), « Aussi senté-je fréquemment le désespoir de l'impuissance » (Charles de Villers, 1803), « Pourquoi ressenté-je cette sensation de froid ? » (M. Maryan, 1877), « Senté-je plus qu'un autre [...] Tout ce qu'un petit pied peut avoir de charmant ? » (Jacques Normand, 1882), « Ainsi me senté-je et me trouvé-je » (Michel Rachline, 1965), « Aussi ne me senté-je nullement responsable » (Barbara Buick, 1971), « Me senté-je à l'intérieur de ce qui m'est extérieur ? » (Augustin Jeanneau, 1975), à côté de « Et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer ! » (Montesquieu, 1721), « Déjà ne ressens-je pas plus de plaisir à [...] » (Colette, 1922),

    (servir) « Dans un pacte infernal te servé-je d'otage ? » (Henry Marcel, 1886), à côté de « Comment sers-je Jésus-Christ [...] ? » (Jean-Baptiste Lasausse, 1819),

    (sortir) « Mais d'où donc sorté-je ? » (Queneau, 1937), à côté de « Aussi ne sors-je presque pas, si j'ose m'exprimer ainsi » (Lucien Aressy, 1923),

    (souvenir) « Peut-être me souvené-je de son Gringoire ? » (Philippe Andrès, 1993), à côté de « Aussi me souviens-je [que...] » (Charles Sorel, 1630),

    (tendre) « Quels pièges me tendé-je tout seul [...] ? » (Pierre Fayard et Éric Blondeau, 2014), à côté de « Aussi, ne tends-je point à l'Académie, mais à un siège directorial » (François Signerin, 1921),

    (tenir) « De qui, de quoi tené-je une conscience si dure [...] ? » (Pierre Guyotat, 2018), à côté de « De combien de nos Samson modernes ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! » (Pierre Choderlos de Laclos, 1782),

    (valoir) « Ne valé-je pas cet effort ? » (Jules de Glouvet, 1883), à côté de « Ne vaux-je pas mieux que toi ? » (Restif de la Bretonne, 1776),

    (vendre) « Aussi vendé-je une grande quantité de ces instruments » (Charles Desprez, 1858), à côté de « A qui vends-je mes coquilles ? » (Fleury de Bellingen, 1656),

    (venir) « Ne vené-je pas de commander une nouvelle bibliothèque [...] ? » (Agnès Siegfried, 1932), à côté de « Ne viens-je pas de voir son pere [...] ? » (Corneille, 1645),

    (vivre) « Pourquoi vivé-je encor ? » (Évariste Boulay-Paty, 1844), « Cornecul, pourquoi survivé-je ? » (Pierre Desproges, 1985), à côté de « Mais comment vis-je ? » (La Fontaine, 1657), « Pourquoi survis-je à tant de honte et de remords ? »  (Mme Roland, 1800),

    (voir) « Le voyé-je mieux ? » (Giraudoux, 1920), à côté de « Aussi ne vois-je pas la fin de cet état honorable qui appauvrit et abêtit l'Europe » (Anatole France, 1897),

    (vouloir) « Depuis combien de jours voulé-je te devancer ! » (Henri Ghéon, 1899), « Que voulé-je faire d'elle ? » (Giraudoux, 1931), « Où voulé-je en venir ? » (François Nourissier, 2000), à côté de « Aussi veux-je bien [...] » (Malherbe, vers 1590). (3)

    Ces formes analogiques, pourtant attestées depuis au moins la seconde moitié du XVIe siècle, « sont considérées comme des barbarismes », lit-on à l'article « je » du TLFi. C'est oublier un peu vite que la position des grammairiens sur ce sujet a longtemps été très confuse. Jugez-en plutôt :

    « Il y a des verbes qui, prononcez selon les vrayes reigles, sont fort rudes et font des equivoques comme cours-je, qui se rapporte à courge ; vends-je, qui sonne comme venge de venger. Et toutefois il est mieux d'observer la netteté du langage, ou de se servir plustost de circonlocutions [que d'écrire couré-je, vendé-je] » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « Plusieurs disent menté-je pour dire ments-je, perdé-je pour dire perds-je, rompé-je pour dire romps-je. Nous n'avons pas un seul autheur ny en prose, ny en vers, je dis des plus mediocres, qui ayt jamais escrit menté-je, ny perdé-je, ny rien de semblable » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, 1647 ; le grammairien pouvait-il ignorer les œuvres de Robert Garnier ?).

    « J'ay changé d'avis, particulierement à l'égard de quelques-uns de ces mots, qui sont si rudes de la façon que les Provinciaux les disent qu'on a peine à les prononcer, comme romps-je, ments-je, et qui d'ailleurs sont equivoques, car romps-je et ments-je se prononcent comme ronge et mange ; et presentement j'aimerois mieux dire [à la Parisienne] rompé-je et menté-je [...]. Mais pour ces autres mots sens-je, perds-je, etc. qui ne sont pas si difficiles à prononcer, et qui ne sont point d'équivoque [...], je ne puis encore blâmer ceux qui s'en servent » (Gilles Ménage, Observations sur les Poësies de Malherbe, 1666).

    « On ne dit pas senté-je, perdé-je, entendé-je, etc. [pour sens-je, pers-je, entens-je ? Mais] on peut inserer é, dans certains mots qui sont trop rudes autrement, et qui d'ailleurs sont équivoques, comme rompé-je, menté-je, servé-je, dormé-je » (Jean d'Aisy, Le Génie de la langue française, 1685).

    « Pour ments-je, perds-je, romps-je, sents-je, dors-je, ceux qui parlent bien ne les peuvent souffrir, non plus que menté-je, perdé-je, rompé-je, senté-je, dormé-je, qui sont tous formez contre les regles de la grammaire, ils veulent que l'on prenne un autre tour » (Thomas Corneille, Notes sur les Remarques de Vaugelas, 1687).

    « [On ne dit pas :] pourquoi ne sens-je pas. On dit : pourquoi ne senté-je pas » (Dominique Bouhours, Critique de l'Imitation de Jésus-Christ, 1688).

    « Je ne suis point de l'avis de la Remarque, et l'usage est au contraire, si en joüant à la boule vous demandiez le perds-je on ne vous entendroit pas » (Olivier Patru, Remarques sur les Remarques de Vaugelas, édition posthume de 1692).

    « Perdé-je mon argent n'est point du bel usage » (Edme Boursault, Lettre à Esprit Fléchier, 1697).

    « Le sens-je me dévorer de M. Malherbe n'a point plû, il est grammatical mais dur à l'oreille et plusieurs [académiciens] ont dit que s'il falloit choisir necessairement entre ments-je, perds-je, romps-je, dors-je et menté-je, perdé-je, rompé-je et dormé-je, ils diroient plustost le dernier contre la regle, parce qu'il y a beaucoup de personnes qui parlent ainsi. Cependant le plus seur est de chercher un autre tour » (Observations de l'Académie françoise sur les Remarques de Vaugelas, 1704).

    « Il ne faut pas dire sens-je, dors-je, romps-je, parois-je ; mais senté-je, dormé-je, rompé-je, paroissé-je. Et même ceux qui ont de la délicatesse pour la langue condamnent aussi ces façons de parler. Il vaut mieux se servir d'un autre tour, et dire est-ce que je sens, etc. » (Pierre-Charles Berthelin, Abrégé du Dictionnaire universel françois et latin, 1762).

    « Si je, après le verbe, fait un son dur, ou équivoque, l'usage le condamne : il ne faut point dire cours-je, perds-je, mens-je, dors-je, sors-je, ni courré-je [sic], perdé-je, menté-je, dormé-je, sorté-je ; mais il faut prendre un autre tour, et dire : est-ce que je cours, est-ce que je perds ? » (Féraud, Dictionnaire critique, 1788).

    « Ne dites pas dormé-je ? mouré-je ? c'est des barbarismes » (André Bonté, Grammaire françoise, 1788).

    « Je crois que cette expression ne sens-je ne serait plus admise aujourd'hui, et qu'il faut dire : Ne senté-je pas » (Jean Edme Serreau et François-Narcisse Boussi, La Grammaire ramenée à ses principes naturels, 1824).

    « Ne dites pas : sens-je, dusse-je, dors-je, etc., mais : senté-je, dussé-je, dormé-je » (Les Omnibus du langage, édition de 1833).

    « On dit : sens-je, qui se trouve dans quelques auteurs, ou est-ce que je sens. Senté-je est un grossier barbarisme [même remarque à propos de lisé-je] » (Littré, Dictionnaire, 1863).

    « Ne dites pas : sens-je, dors-je ? mais senté-je, dormé-je ? [ou mieux] est-ce que je dors ? » (Raoul Rinfret, Dictionnaire de nos fautes contre la langue française, Montréal, 1896).

    Et si, depuis le XXe siècle, la position de Vaugelas et de Littré semble l'avoir emporté chez les spécialistes de la langue :

    « Les barbarismes tels que : sentè-je, perdè-je, que certains grammairiens n'eussent pas répugné à substituer à sens-je, etc., n'ont pu s'introduire [!] » (Ferdinand Brunot, La Pensée et la langue, 1922),

    « De nos jours, cette formation [analogique en -é-je] est exclue de la langue littéraire [!] » (Jacques Damourette et Édouard Pichon, Des mots à la pensée, 1935),

    « Ce pis-aller [= le é euphonique] a fait commettre plus d'un barbarisme » (les Le Bidois, Syntaxe du français moderne, 1935),

    « À la forme interrogative, la première personne du singulier de l'indicatif présent est : Sens-je ? ou Est-ce que je sens ? Il faut se garder de dire : Senté-je ? » (Hanse, Dictionnaire des difficultés grammaticales et lexicologiques, 1949),

    « Malgré l'autorité de leurs auteurs, ces emplois [analogiques] peuvent être considérés comme barbares » (Dupré, 1972),

    « Certains auteurs ont commis des barbarismes [suivent deux citations de Giraudoux] » (Jean-Paul Colin, 1994),

    « [Les tours interrogatifs avec inversion du pronom je] frôl[e]nt la dérision [avec des verbes autres que être, avoir, aller... ou sont] déviants : *Cours-je ?/ ? ?Couré-je ?, *Pars-je ?/ ? ?Parté-je ?, *Sors-je ?/ ? ?Sorté-je ? » (Marc Wilmet, Grammaire critique du français, 1997),

    « Ce qui était une rareté considérée comme un barbarisme à l'époque classique [!] ne l'est pas moins de nos jours (cf. perdé-je ? dormé-je ? voulé-je ?) » (Hervé-Dominique Béchade, Syntaxe du français moderne et contemporain, 1986),

    « Non sans raison, on considère comme un "barbarisme littéraire" la solution consistant à modeler les verbes irréguliers sur les verbes en -er » (Goosse, Le Bon Usage, 2011),

    quelques voix discordantes se font encore entendre :

    « Ne pensez-vous pas qu'il eût été plus euphonique [...] d'écrire "Aussi attendé-je" que de sortir ce fort incongru "Aussi attends-je" [...] ? » (lettre du journaliste français Julien Buat à l'écrivain québécois Victor Barbeau, vers 1920).

    « Il est bien sûr qu'on ne dira pas, sans rire : Cours-je ? Prends-je ? Sors-je ? Pars-je ? Cependant reste, en l'occurrence, possible, rappelons-le, la postposition du sujet, en gratifiant le verbe de la désinence vocalique é [...]. Ainsi peut-on dire couré-je ? prené-je ? sorté-je ? parté-je ? » (Jean Tribouillard, Défense de la langue française, 1996).

    « [Dans certains cas,] la réalisation est incertaine : rendé-je ou rends-je ?, cours-je ou couré-je ? » (Pierre Le Goffic, Préalables morphologiques à l'étude du verbe français, 1998).

    « Je finis, finissé-je (forme interrogative) » (à l'article « finir » de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, 2000).

    C'est dire si tout cela est affaire d'oreille et d'époque... Mais arrêtons-nous un instant sur ce finissé-je de curieuse facture, qui ne laisse pas de surprendre sous les ors de l'Académie. Car enfin, la forme finis-je attendue est-elle à ce point ridicule − comme l'affirme Albert Dauzat dans Phonétique et grammaire historique de la langue française (1950) − ou imprononçable qu'elle n'ait pas droit de cité ? On la trouve pourtant sous quelques bonnes plumes : « Que ne finis-je alors mes jours dans ces flots irritez [...] ? » (Gilbert Saulnier Du Verdier, 1632), « — Ah ! ça, finis-je par lui dire impatienté » (Zola, 1880), « — Qu'avez-vous ? finis-je par lui demander » (Pierre Benoit, 1936), « Comment et pourquoi finis-je par me laisser prendre au piège ? » (Yves Gandon, 1968) et dans les tableaux de conjugaisons interrogatives de plusieurs grammaires : Grammaire françoise (1750) de Claude Roger, Abrégé de la grammaire française (1803) de Pierre-Claude-Victor Boiste, Nouvelle Grammaire française (1823) de François Noël et de Charles-Pierre Chapsal, Grammaire générale (1838) de Napoléon Caillot, Grammaire nationale (édition de 1841) de Louis-Nicolas Bescherelle, La Grammaire française pour les Nuls (2011) de Marie-Dominique Porée. Plus généralement, le rejet du pronom je après un verbe du deuxième groupe « [est possible] quand la forme n'est pas monosyllabique » selon Girodet, « [est à] évite[r] » selon les Le Bidois et René Georgin (4), « semble exclue » selon le TLFi, « n'est pas admise par l'usage : *Finis-je ? » selon Goosse. Quand on vous dit qu'il n'y a pas d'unanimité dans toute cette affaire...
    Il n'empêche, tâchons de comprendre, à travers l'exemple de finissé-je, sur quel modèle exact ces graphies en -é-je sont formées. Ne souriez pas : la chose n'a rien d'évident, et ce n'est pas l'explication donnée à l'article « je » du TLFi qui va nous aider à y voir clair : « Par analogie, avec les verbes du 1er groupe, on ajoute quelquefois un é aux radicaux du 3e groupe. » Mais à quel radical précisément ? se demande-t-on en pensant à tous les verbes qui en ont plusieurs (boire, coudre, devoir, pouvoir, prendre, tenir, venir, vouloir...).

    Là encore, les grammairiens − ceux, du moins, qui ne tiennent pas ces formes pour des barbarismes − ont bien du mal à parler d'une seule voix. Les uns (5), glosant lesdites combinaisons par « est-il possible que je coure ? que je perde ? etc. », penchent pour le radical de la première personne du singulier du présent du subjonctif ; les autres (6), soupçonnant une confusion homophonique entre (aim)é et (aim)ez, optent pour le radical de la deuxième personne du pluriel de l'indicatif présent. Avec finir, me direz-vous, le résultat est le même : finissé-je, dans les deux cas. Mais des anomalies se font jour, en particulier avec l'analyse par le subjonctif. Je pense à tous les verbes du premier groupe présentant une altération du radical au présent de l'indicatif et du subjonctif :

    acheter > (est-il possible que) j'achète > acheté-je,
    appeler > (est-il possible que) j'appelle > appelé-je,
    employer > (est-il possible que) j'emploie > employé-je,
    jeter > (est-il possible que) je jette > jeté-je,
    préférer > (est-il possible que) je préfère > préféré-je, etc.,

    et aux formes allé-je (par exemple chez Verlaine), prené-je (par exemple chez Depraz), tené-je (par exemple chez Guyotat), voulé-je (par exemple chez Giraudoux), etc., qui ne correspondent ni à une première personne de l'indicatif présent ni à une première personne du subjonctif présent − du moins, en français moderne (7).
    Même l'analyse par le pluriel de l'indicatif présent, qui semble mieux rendre compte de l'usage, se heurte à deux exceptions : dire (vous dites, en regard de disé-je) et faire (vous faites, en regard de fesé-je) − encore qu'il s'agisse là de deux exceptions théoriques, ces verbes figurant dans la courte liste de ceux, monosyllabiques, après lesquels le rejet de je est traditionnellement admis : dis-je, fais-je.

    À la réflexion, une troisième analyse est possible, plus séduisante encore que les deux autres. Elle m'est inspirée par une remarque de Vaugelas : « [Il ne faut pas escrire] aimay-je au lieu de aimé-je. Car qui ne voit qu'aimay-je fait une équivoque avec la première personne du preterit simple ou defini [= notre passé simple], et qu'en escrivant aimé-je, il fait le mesme effet pour la prononciation [...] sans qu'on le puisse prendre pour un autre ? » Tout porte ainsi à croire, comme l'écrit Lucien Foulet, que la langue, guidée par une fausse analogie, s'est d'abord servie du radical du passé simple : « Sur le modèle de aimé-je [qu'on écrivait souvent aimai-je], on créa menté-je, perdé-je, rompé-je. Comme nous l'avons indiqué, on avait le sentiment d'une vague parenté avec la forme du prétérit : de là allé-je pour vais-je » (Comment ont évolué les formes de l'interrogation, 1921). Mais ce que nos deux spécialistes oublient de prendre en compte, c'est qu'à l'oral les formes aimé, aimai, aimay sont également très proches de aimois, aimais (8). Autrement dit, à l'équivoque avec le passé simple est venue s'ajouter celle avec l'imparfait (qui explique par exemple les formes buvé-je, lisé-je, finissé-je). En témoignent cette mise en garde de Féraud : « [Plusieurs] donnent en cette occasion au présent la terminaison de l'imparfait ou de l'aoriste [= notre passé simple], et écrivent oubliois-je ou oubliai-je, au lieu de oublié-je. Ce sont des fautes grossières » (Dictionnaire critique, 1788), cette remarque de Georgin : « Chanté-je sonne comme un imparfait » (Difficultés et finesse de notre langue, 1952) et ces exemples de confusion de conjugaison qui ne cessent de se multiplier à l'écrit :

    « — Je voulais [...] que nous restassions avec mon père. Quelle folie, leur disai-je [sic] à tous les deux, de perdre sa liberté » (Élisabeth Guénard, 1816).

    « Et je sais par cœur votre histoire. Mais où pensez-je [sic] en venir En m'en jetant le souvenir ? » (Clovis Michaux, avant 1874).

    « [Mon père] m'a maudit à peine sortai-je [sic] de l'enfance » (Victor Tissot, 1880).

    « Je serrai la main du Corse [...]. — Et les maris ? car il y a souvent des maris, interrompai-je [sic] énervé » (Jean Lorrain, 1904).

    « Je présentais à peu près en ces termes l'un des aspects [...] de cette philosophie historique. "Le point de départ de M. Spengler, écrivai-je [sic], est [...]" » (Ernest Seillière, 1927).

    « Je l'interrompis [...]. — Pour vous reconnaître, poursuivai-je [sic], il faudrait que je vous aie connu » (Jean Lasserre, 1939).

    « — Je ne sais pas ce que je dis ! m'écriai-je [...]. — Pourquoi m'inquiétez-vous ! gémissai-je [sic] » (Jacques Robert, 1951).

    « J'attendai [sic] l'invitation à me mettre en route mais rien ne venait » (René-Jean Clot, 1953).

    « — [...] tu le sauras toujours à temps, me défendai-je [sic] contre ses remontrances. Elle avait bazardé [tel objet] » (Arthur Bernard, 1993).

    « Puis il toussota. — Je suis vraiment confus, dit-il. J'aurais dû y penser. — À quoi ? soupiré-je [sic] » (Catherine Clément, 2000).

    « Elle me demanda [...]. — Vous voulez dire que [...], répondai-je [sic] » (Michel Fauquier, 2009).

    « J'écris un roman au présent et à la première personne, ce qui est un vrai calvaire lorsque je souhaite introduire des incises. À part le "dis-je", je ne sais pas quoi mettre d'autre [...]. Est-ce que je peux mettre "demandais-je" ? » (forum consacré aux écrivains en herbe, 2015).

    Aussi est-il permis de supposer que les combinaisons en -é-je ont été forgées sur le radical de la première personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif, par confusion homophonique entre les finales , -ai, -ois et -ais.

    Mais laissons là ces querelles d'experts et terminons notre tour d'horizon. Qu'en est-il de l'inversion du pronom je de nos jours ? Quasiment absente de la langue parlée, qui l'évite autant que possible en marquant l'interrogation par la seule intonation ou par le tour est-ce que ? afin de maintenir l'ordre sujet-verbe dans la suite de la phrase, elle serait réservée, à l'écrit, au seul registre littéraire ou archaïsant, nous assure-t-on :

    « Ces formes inversées de la première personne se rencontrent surtout dans la langue littéraire classique. [Elles ne sont] cependant pas proscrite[s] de la langue littéraire moderne : Parlé-je ainsi pour moi ? (Michelet). Mais dans la langue parlée on préfère interroger à l'aide de est-ce que ? » (René Georgin, Difficultés et finesse de notre langue, 1952).

    « Les formes correctes, mais peu usuelles que voici : Ne parlé-je pas d'eux comme d'autant d'adversaires ? (Colette, 1941), Causé-je trop longuement avec un ami ? (Georges Duhamel, 1922) [...] ont quelque chose d'affecté qui "sent la littérature" » (Robert Le Bidois, L'Inversion du sujet dans la prose contemporaine, 1952), « Seule la langue littéraire recourt encore occasionnellement à ce pis-aller » (Id, Le Monde, 1964).

    « On sait que l'usage contemporain, qui manifeste une tendance générale à éviter l'inversion, n'emploie qu'exceptionnellement et toujours avec une tournure ironique les expressions chanté-je, et même puissé-je, dussé-je, etc. Sens-je et tiens-je sont impossibles de nos jours. Dors-je et sers-je qui n'ont jamais été fréquents sont complètement disparus » (Dupré, 1972).

    « Lorsque la voyelle finale du verbe était un e muet, on l'accentuait dans la langue littéraire ancienne [...] ; la langue actuelle ne pratique plus guère cette forme que dans certaines formules figées de souhait ou de concession : Puissé-je... Dussé-je... » (Grand Larousse, 1973).

    « Signalons, pour mémoire, le caractère souvent non naturel de l'inversion du pronom de 1re personne du singulier, à l'indicatif présent (*sors-je ? *réponds-je ?), qui n'est pas spécifique aux interrogatives et apparaît par exemple en incise » (Nelly Danjou-Flaux et Anne-Marie Dessaux, L'Interrogation en français, 1976).

    « Toutes ces tournures [avec é euphonique] appartiennent exclusivement à la langue littéraire » (Grevisse, Le Bon Usage, 1980).

    « Si la 1re personne se termine par e, l'inversion de je est théoriquement possible, mais exceptionnelle, qu'il s'agisse ou non d'une phrase interrogative, à condition de changer e en é » (Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1983).

    « L'interrogation avec inversion du sujet [...] est surtout réservée à l'écrit, en particulier littéraire [...]. La possibilité [du é euphonique] est peu exploitée en français courant, car elle combine l'inversion et une forme verbale énigmatique pour un présent » (Grammaire méthodique du français, 1994).

    « The forms donné-je, aimé-je, parlé-je, prené-je, voulé-je are now considered archaic » (Monique L'Huillier, Advanced French Grammar, 1999).

    « La solution [du é euphonique] est aujourd'hui tombée en désuétude » (Jesse Tseng, L'inversion pronominale, 2008).

    « Des tournures telles que aimé-je, puissé-je, veux-je, etc. ne se rencontrent plus guère que dans certains écrits littéraires et/ou archaïsants » (Encyclopédie grammaticale du français, 2015).

    « Cette construction, très littéraire, est peu attestée dans le registre oral » (Goosse, Le Bon Usage, 2016).

    « Il existe une forme spécifique chantè-je, mais elle est aujourd'hui archaïque » (La Grande Grammaire du français, 2021).

    « La forme en é employée avec je à la première personne de l'indicatif présent [de certains verbes], dans l'interrogation ou l'exclamation avec inversion du pronom, appartient au registre littéraire ou très soutenu » (Larousse en ligne).

    « Cette construction [en -é-je] reste cependant très littéraire et est peu employée dans le langage courant si ce n'est justement pour provoquer un effet de moquerie vis-à-vis du "beau langage" » (site Le Conjugueur du Figaro).

    Et pourtant... Il n'est que de consulter la production de « romances » et de « fantasies » qui inondent le marché du livre (papier et numérique) depuis les années 2010 et l'apparition de sites d'autopublication pour constater que la situation actuelle est autrement complexe : la langue écrite contemporaine se trouve tiraillée entre deux tendances contraires.

    D'un côté, le recours décomplexé à l'inversion de la première personne du singulier et à ses formes accentuées :

    (formes régulières) « aboyé-je », « accentué-je », « accepté-je », « accordé-je », « l'accueillé-je », « l'accusé-je », « m'acharné-je à leur rappeler », « achevé-je », « acquiescé-je », « affirmé-je », « m'agacé-je », « l'agressé-je », « ajouté-je », « l'alerté-je », « allégué-je », « m'amusé-je », « m'angoissé-je », « annoncé-je », « l'apostrophé-je », « l'appelé-je », « approuvé-je », « argué-je », « argumenté-je », « arrivé-je à articuler », « articulé-je », « assené-je », « assuré-je », « attaqué-je », « avancé-je », « l'avisé-je », « avoué-je », « bafouillé-je », « balancé-je », « balbutié-je », « baragouiné-je », « bégayé-je », « biaisé-je », « blagué-je », « bougonné-je », « le bousculé-je », « me braqué-je », « bredouillé-je », « le brocardé-je », « calculé-je », « cautionné-je », « certifié-je », « changé-je de sujet », « chantonné-je », « cherché-je à savoir », « chevroté-je », « chouiné-je », « chuchoté-je », « cinglé-je », « clamé-je », « lui commandé-je », « commencé-je », « commenté-je », « lui communiqué-je », « complété-je »,  « compté-je », « concédé-je », « confessé-je », « lui confié-je », « confirmé-je », « le conforté-je », « lui conseillé-je », « considéré-je », « le consolé-je », « constaté-je », « continué-je », « le contré-je », « le corrigé-je », « couiné-je », « le coupé-je », « craché-je », « crevé-je d'envie de lui souffler », « crié-je », « me crispé-je », « débité-je », « débuté-je », « décidé-je », « déclaré-je », « découvré-je », « décrété-je », « me défilé-je », « demandé-je », « démarré-je », « dénoncé-je », « déploré-je », « me désespéré-je », « désigné-je d'un doigt », « me désolé-je », « détaillé-je », « deviné-je », « lui dévoilé-je », « lui dicté-je », « divulgué-je », « lui donné-je raison », « douté-je », « éclaté-je de rire », « m'écrié-je », « m'efforcé-je d'admettre », « m'égosillé-je », « éludé-je », « m'embrouillé-je », « m'emporté-je », « m'empressé-je de répondre », « enchaîné-je », « l'encouragé-je », « m'énervé-je », « enfoncé-je le clou », « m'entêté-je », « m'enthousiasmé-je », « entonné-je », « entré-je en matière », « énuméré-je », « envisagé-je », « envoyé-je », « épelé-je », « m'époumoné-je », « éructé-je », « m'esclaffé-je », « espéré-je », « essayé-je », « estimé-je », « m'étonné-je », « m'étouffé-je », « m'étranglé-je », « évalué-je », « évoqué-je », « m'exclamé-je », « m'excusé-je », « l'exhorté-je », « exigé-je », « explicité-je » (rare), « expliqué-je », « explosé-je », « lui exposé-je », « lui exprimé-je », « m'extasié-je », « extrapolé-je », « me fâché-je », « fanfaronné-je », « le félicité-je », « feulé-je », « me forcé-je à lui dire », « formulé-je », « fredonné-je », « fulminé-je », « lui glissé-je à l'oreille », « gloussé-je », « grimacé-je », « grincé-je », « grogné-je », « grommelé-je », « grondé-je », « haleté-je », « hasardé-je », « le hélé-je », « hésité-je », « hoqueté-je », « hurlé-je », « imaginé-je », « l'imploré-je », « lui imposé-je », « m'indigné-je », « lui indiqué-je », « l'informé-je », « m'inquiété-je », « insinué-je », « insisté-je », « m'insurgé-je », « l'interrogé-je », « lui intimé-je », « l'invectivé-je », « l'invité-je à poursuivre », « ironisé-je », « jugé-je », « lâché-je », « laissé-je échapper », « me lamenté-je », « lancé-je », « le manipulé-je », « manqué-je de m'étrangler », « marmonné-je », « martelé-je », « le menacé-je », « mentionné-je », « me moqué-je », « me morigéné-je », « murmuré-je », « nié-je », « noté-je », « nuancé-je », « objecté-je », « m'obligé-je à dire », « observé-je », « m'obstiné-je », « obtempéré-je », « offré-je », « m'offusqué-je », « opiné-je », « lui opposé-je », « ordonné-je », « osé-je lui demander », « lui ouvré-je davantage mon cœur », « le pardonné-je », « pensé-je », « percuté-je », « péroré-je », « persévéré-je », « persiflé-je », « persisté-je », « le persuadé-je », « pesté-je », « piaillé-je », « plaidé-je », « plaisanté-je », « pouffé-je », « précisé-je », « préconisé-je », « le pressé-je », « présumé-je », « le prié-je », « proclamé-je », « prononcé-je », « lui proposé-je », « protesté-je », « le provoqué-je », « quémandé-je », « questionné-je », « le rabroué-je », « raconté-je », « le raillé-je », « râlé-je », « lui rappelé-je », « lui rapporté-je », « le rassuré-je », « réalisé-je », « me rebiffé-je », « récapitulé-je », « récité-je », « lui réclamé-je », « recommencé-je », « lui recommandé-je », « le réconforté-je », « me récrié-je », « rectifié-je », « reformulé-je », « refusé-je », « réfuté-je », « regretté-je », « réitéré-je », « relaté-je », « relativisé-je », « relevé-je », « remarqué-je », « le rembarré-je », « me renfrogné-je », « le renseigné-je », « lui renvoyé-je », « répété-je », « répliqué-je », « le réprimandé-je », « lui reproché-je », « résumé-je », « rétorqué-je », « lui retourné-je », « révélé-je », « ricané-je », « rigolé-je », « riposté-je », « me risqué-je à lui demander », « ronchonné-je », « ronronné-je », « rouspété-je », « ruminé-je », « rusé-je », « le salué-je », « sangloté-je », « scandé-je », « le sermonné-je », « sifflé-je de rage », « le sollicité-je », « le sommé-je », « songé-je », « soufflé-je », « souhaité-je », « souligné-je », « le soupçonné-je », « soupiré-je », « suggéré-je », « le supplié-je », « supposé-je », « sursauté-je », « susurré-je », « le taquiné-je », « tempéré-je », « tenté-je », « tergiversé-je », « terminé-je », « tiqué-je », « tonné-je », « tranché-je », « trouvé-je à dire », « vociféré-je », « zozoté-je », etc., à côté de « dis-je », « fais-je », « lis-je »...

    (formes analogiques) « admetté-je » (ou, plus fréquemment, « admets-je »), « l'avertissé-je » (ou, plus fréquemment, « l'avertis-je »), « compatissé-je » (rare à côté de « compatis-je »), « conclué-je » (à côté de « conclus-je »), « consenté-je » (rare à côté de « consens-je »), « me défendé-je » (ou, plus fréquemment, « me défends-je »), « déglutissé-je » (rare à côté de « déglutis-je »), « l'enjoigné-je [sic] » (ou, plus fréquemment, « lui enjoins-je »), « m'enquéré-je » (ou, plus fréquemment, « m'enquiers-je »), « l'entendé-je déclarer » (rare à côté de « l'entends-je... »), « feigné-je de m'étonner » (ou, plus fréquemment, « feins-je... »), « finissé-je par murmurer » (ou, plus fréquemment, « finis-je... », n'en déplaise à Goosse et à l'Académie), « gémissé-je » (ou, plus fréquemment, « gémis-je »), « glapissé-je » (ou, plus fréquemment, « glapis-je »), « l'interrompé-je » (ou, plus fréquemment, « l'interromps-je »), « intervené-je » (ou, plus fréquemment, « interviens-je »), « menté-je » (ou, plus fréquemment, « mens-je », n'en déplaise à Grevisse...), « me plaigné-je » (ou, plus fréquemment, « me plains-je »), « poursuivé-je » (ou, plus fréquemment, « poursuis-je »), « prétendé-je » (ou, plus fréquemment, « prétends-je »), « le prévené-je » (ou, plus fréquemment, « le préviens-je »), « prometté-je » (ou, plus fréquemment, « promets-je »), « reconnaissé-je » (rare à côté de « reconnais-je »), « réfléchissé-je » (rare à côté de « réfléchis-je »), « me réjouissé-je » (rare à côté de « me réjouis-je »), « renchérissé-je » (rare à côté de « renchéris-je »), « répondé-je » (ou, plus fréquemment, « réponds-je »), « reprené-je » (ou, plus fréquemment, « reprends-je »), « requéré-je » (rare à côté de « requiers-je »), « me ressaisissé-je » (ou, plus fréquemment, « me ressaisis-je »), « réussissé-je » (ou, plus fréquemment, « réussis-je »), « rugissé-je » (ou, plus fréquemment, « rugis-je »), « me senté-je obligé de rectifier » (ou, plus fréquemment, « me sens-je... », n'en déplaise à Dupré), « sourié-je » (ou, plus fréquemment, « souris-je »), « soutené-je » (ou, plus fréquemment, « soutiens-je »), etc. (9)

    Cette longue liste d'exemples (tous authentiques) montre assez que, si l'inversion du pronom je revient en force sous certaines plumes, c'est d'abord en tant que procédé syntaxique permettant d'éviter la répétition lassante de dis-je (ou de pensé-je) dans les dialogues (ou les réflexions) rapportés à la première personne du singulier du présent de l'indicatif. Voilà pourquoi il s'agit essentiellement de verbes de parole (ou impliquant l'idée de parole, fût-ce au prix d'une ellipse : grimacé-je pour « dis-je en grimaçant », etc.) et de verbes de pensée (ou d'opinion, de jugement), employés en incise. Pour autant, les autres cas d'inversion ne sont pas absents de ces écrits :

    (dans une interrogation totale) « Ne subissé-je autant que vous ces désagréments ? » (Francis Thievicz, 2011), « Mais le pensé-je vraiment ? » (traduction de l'anglais de Mina Shepard, 2014), « Le connais-je seulement ? » (Ange Edmon, 2021), « Ne risqué-je pas de [...] ? » (Stefan Platteau, 2021), « Souhaité-je vraiment commencer [...] ? » (Kate Owyn, 2022), « Songé-je vraiment au bonheur de ma fille ? » (Corentine Dumaine, 2022 ; n'en déplaise à Thomas...), « Ne prends-je pas le risque [que...] ? » (Alice Lipsey, 2023 ; n'en déplaise à Grevisse et à Thomas...),

    (après un mot interrogatif) « Pourquoi ne mouré-je pas ? » (Benoit P. Thomas, 2012), « Pourquoi songé-je à lui ? » (Éloïse Averty, 2014), « Qui sers-je en premier ? » (Davy Artero, 2017 ; n'en déplaise à Dupré...), « Qu'attendé-je de lui ? » (Jessica Hailey, 2019), « À quoi pensé-je [...] ? » (Linda Catherine, 2021), « Quels risques prends-je en t'accompagnant ici ? » (Angel Arekin, 2021), « Mais de quelle clef parlé-je ? » (Franz Woland, 2022), « Où me trompé-je ? » (Laurie Alice Dumas, 2022), « Pourquoi, chaque semaine, m'enfoncé-je un peu plus dans le mensonge ? » (Mady Flynn, 2022), « Pourquoi douté-je autant ? » (Julie Will, 2023), « Qu'espéré-je au fond de moi ? » (Lila Collins, 2023), « Pourquoi finis-je toujours par [...] ? » (Plume D. Serves, 2023), « Depuis quand rêvé-je de cela ? » (Avril Morgan, 2023), « Pourquoi, alors, souffré-je toujours de cette faiblesse humaine ? » (Jacques Collin traduisant l'anglais de Namina Forna, 2023), « Pourquoi ne parviens-je pas à me conduire comme un être civilisé ? » (Pierrette Lavallée, 2023), « À quoi m'attends-je réellement pour la suite ? » (Mel D., 2023), « Depuis quand envisagé-je de faire entrer de plain-pied une femme dans ma vie ? » (Gwen Delmas, 2023),

    (après un adverbe ou une locution adverbiale) « Aussi ne réponds-je rien » (Emma Paule traduisant l'anglais de Kayla Perrin, 2013), « Peut-être me trompé-je » (Cécile Chomin, 2015), « Aussi tiens-je à les asssurer [que...] » (Claude Mamier traduisant l'anglais de D. Nolan Clark, 2018 ; n'en déplaise à Dupré...), « Aussi tenté-je de retrouver un ton badin » (Jenny Rose, 2020), « Aussi trouvé-je normal de lui demander franchement » (Angel.B, 2020), « Du moins essayé-je de m'en convaincre » (Mélodie Smacs, 2022), « Aussi m'enquiers-je d'une voix douce [...] » (Karine Marcé, 2022), « Peut-être ne lui plais-je pas autant que je m'en étais fait l'idée » (Lhattie Haniel, 2022), « Aussi m'attends-je à ce qu'il s'explique » (Clara Nové, 2022), « À peine pensé-je cela que les bruits [...] s'estompent » (Laëtitia Danae, 2023), « Aussi prends-je la direction de l'ascenseur » (Frédérique de Keyser, 2023), « Peut-être laissé-je échapper un gémissement étranglé » (Odile Carton traduisant l'anglais de Meg Clothier, 2023).

    Aucune intention humoristique ici (si ce n'est, peut-être, dans le choix des pseudonymes...), seulement l'application mécanique d'une règle débarrassée de toute restriction euphonique : postposition du pronom je à la forme conjuguée (quel que soit le verbe envisagé), avec accentuation de la voyelle finale quand il s'agit d'un e et, dans la plupart des autres cas (à l'exception notable de avoir, dire, faire, etc.), possibilité d'opter pour la variante analogique en é (formée sur le radical de la première personne du singulier de l'imparfait de l'indicatif).
    Les mauvaises langues ne manqueront pas de voir dans cette mode (ou ce retour de mode) une tentative aussi artificielle que dérisoire pour donner un semblant de cachet à un genre littéraire qui en est trop souvent dépourvu. Les esprits plus indulgents préféreront invoquer les limites de la solution préconisée par les grammaires traditionnelles. Il est vrai que la périphrase est-ce que ? ne brille ni par sa légèreté : « Elle alourdit sensiblement l'énoncé interrogatif » (Robert Le Bidois, 1952), « [Elle donne même] une impression de vulgarité ou de négligence après les adverbes interrogatifs (pourquoi, quand, où, etc.) » (Dupré, 1972), ni par son aptitude à rendre précisément la pensée : « Sens-je ? et Est-ce que je sens ? ne sont pas deux interrogations identiques. La première exprime plus positivement le doute et s'emploie, en outre, dans les interrogations implicites : Suis-je assez malheureux ! Tombez-vous dans le malheur, chacun vous abandonne » (Jules Dessiaux, Examen critique de la Grammaire des grammaires de M. Girault-Duvivier, 1832), « Rigoureusement parlant, l'interrogation directe et l'interrogation faite par la circonlocution est-ce que n'ont pas le même sens. Celui qui dit : pleut-il ? est dans le doute sur l'existence de la pluie. Celui qui dit : est-ce qu'il pleut ? croit au contraire qu'il ne pleut pas, et il exprime sa surprise relativement à la pluie » (Charles-Pierre Chapsal, Syntaxe française, 1842). Surtout, son emploi n'est acceptable que dans les interrogations directes, en dehors desquelles le scripteur n'a souvent d'autre choix que de recourir à l'inversion du pronom je.

    De l'autre, le désir instinctif de conserver l'ordre canonique sujet-verbe (en dehors des traditionnels dis-je, fais-je...), jusque dans les incises de narration : « — Vous faites quoi ? je demande en désignant la lampe » (Ruberto Sanquer, 2018), « — T'es qui au juste ? je lâche avec ce ton antipathique que je maîtrise à la perfection » (CS Quill, 2018), « — Peut-être ? je fais » (Angie Thomas, 2022), « — Hum, hum, je lui réponds à mon tour » (Louisiane Reignier, 2023), « — Un accent ça ne s'entend que par les autres, je lui explique avec logique » (Nina Leroy, 2023). Le procédé n'est pas nouveau ; on le trouve, par exemple, chez Léo Malet : « — Pourquoi dites-vous cela ? je lance, brutalement » (Casse-pipe à la Nation, 1957). Mais il était jusque-là réservé au registre familier, voire, avec l'introducteur que, franchement populaire : « — Pauvre bête, que je lui dis » (Sand, 1849), « — J'ai ma dignité moi ! que je lui réponds » (Céline, 1932), « — Et c'est comme ça que vous parlez, non ? que je fais » (Roger Nimier, 1950), « — T'as tout de même pas fait ça, qu'il s'écrie » (Raymond Queneau, 1959). Qui plus est, il est source d'amphibologie : « Dans [certains] passages, les verbes en incise pourraient très bien s'interpréter comme appartenant aux paroles rapportées », observe avec raison l'auteur de La Grammaire de Forator.

    Parfois, les deux tendances se manifestent chez un même auteur et dans un même texte, de façon aléatoire (?) : « — Vous avez besoin de jeux martiaux, je rétorque » à côté de « — Je suis homme de cordes, non d'épée ! rétorqué-je » (Stefan Platteau, 2014), « — Mon loup fait des siennes, je finis par dire » à côté de « — J'ai préféré la ménager, finis-je par répondre » (Samantha Morgan, 2022), ou de manière plus raisonnée : « — On dirait une galaxie, dis-je », « — La ferme, fais-je en rougissant », à côté de « — Qu'est-ce qu'on va faire ? je lui demande », « — Soph..., je l'interromps » (Alexandra Maillard traduisant l'anglais de Sara Wolf, 2017).

    Et que dire encore de ces exemples de graphie non accentuée qui défient les lois de la prononciation : « — Analyse par toi-même, renchérisse-je » (Adeline Léo, 2018), « À peine envisage-je de clore ce paragraphe [que...] » (Rick Fapatello, 2018), « Pourquoi pense-je que c'est vrai ? » (Julia Noyel, 2021) ?

    On le voit : en l'absence de solution pleinement satisfaisante, l'usage n'en finit pas d'hésiter entre les différents procédés à sa disposition, dès lors que se profile l'éventualité d'une inversion du pronom je à l'indicatif présent : est-ce que je veux, veux-je, voulé-je, voulè-je, veuillé-je, veuillè-je, je veux... Elle n'est pas belle, la langue française ?
     

    (1) L'ancienne langue a d'abord dit aim jou ou aim jié, avec l'accent tonique sur le pronom personnel. Mais, après le changement de aim en aime et l'affaiblissement du pronom en je, on a dit aime-je, avec l'accent sur le radical du verbe. La syllabe accentuée était ainsi suivie de deux syllabes atones, « fait de prononciation que le français ne pouvait tolérer longtemps » (selon Hatzfeld et Darmesteter). Aussi en est-on venu à déplacer l'accent sur le premier des deux e. La transcription de ce phénomène se révélant malaisée en l'absence d'accents graphiques, on a d'abord eu recours à des terminaisons en ai, -ay, -ei : « Et fussei ge à Tours » (Chanson du XVe siècle, citée par Nyrop), « Ce cuiday je » (Le Franc-Archer de Bagnolet, 1470), « Sy portai ge assez d'yeulx » (Sottie de la fin du XVe siècle), « Comment le puissay-je sçavoir ? » (Farce de George le Veau, vers 1500). Condamnées par Vaugelas en raison de l'équivoque évidente avec le passé simple, elles furent remplacées progressivement (mais non sans résistance) par un é euphonique.

    (2) En français moderne, précise le Dictionnaire de l'Académie, on emploie toujours puis au lieu de peux, à la première personne du présent de l'indicatif, quand le pronom je suit le verbe.

    (3) Et aussi, avec les graphies parasites en -ai, -ay : « Or entenday je dire par ce lieu [...] » (Gabriel Dupréau, 1557), « Cela voy-je et sentay-je tous les jours » (François II, 1560), « Que pretenday-je dans ma passion ? » (Madeleine de Scudéry, 1654), « Mais pourquoi perdai-je Saint Louis de vue ? » (Esprit Fléchier, 1681), « Te paroissai-je ainsi ? » (Philippe Néricault Destouches, 1710), « Ne lisai-je pas que vous êtes encore enrhumée [...] ? » (Diderot, 1760), « Aussi [...] me sentai-je plus d'envie de rire que de pleurer » (Julie Delafaye-Bréhier, 1825), « À quelle profondeur ne sentai-je pas que [...] » (Charles Du Bos, 1931), « Heureuse, écrivai-je imprudemment » (Solange de Bressieux, 1960), « Lorsque Maurice Clavel se fait attaquer [...], pourquoi me sentai-je concerné ? » (Claude Mauriac, 1978).

    (4) « On évite d'invertir je après les formes verbales se terminant par un e muet ou contenant dans leur désinence la voyelle i. Ainsi, cette phrase de Montaigne ferait, de nos jours, un effet légèrement comique : "Rougis-je ? escume-je ? [...] tressauls-je ? fremis-je de courroux ?" » (Georges et Robert Le Bidois, Syntaxe du français moderne, 1935), « Dans les verbes des deuxième et troisième groupes, l'inversion aurait un son étrange et même bouffon. On évitera de dire : Fuis-je ? Perds-je la tête ? Réponds-je bien ? Lui tends-je la main ? » (René Georgin, Difficultés et finesse de notre langue, 1952).

    (5) Citons :

    « Quand les verbes terminent à la premiére personne singuliére du présent de l'indicatif par deux ou trois consonnes, comme je dors, je sors, je sers, je perds, etc. s'ils sont suivis de je, alors au lieu du présent de l'indicatif on se sert du présent du subjonctif dont on ouvre l'é final. Dormé-je aussi longtemps que vous ? Servé-je aussi mal que lui ? Perdé-je ? Sorté-je autant qu'eux ? » (Joseph Valart, Grammaire françoise, 1744).

    « Cependant, on ne dit pas cours-je ? couds-je ? Il faut se servir de est-ce que je cours, est-ce que je couds, ou bien de la première personne du présent du subjonctif, et dire couré-je ? cousé-je ? et ainsi de beaucoup d'autres verbes ; cette dernière manière n'est pourtant pas encore très généralement adoptée » (Pierre-Claude-Victor Boiste, Abrégé de la grammaire française figurant à la fin de son Dictionnaire, 1803).

    « [Tous les grammairiens] veulent qu'on interroge par est-ce que ? les verbes qui, par raison d'euphonie, ne peuvent s'interroger par un é fermé. Je ne partage nullement cette opinion ; car, en interrogeant ces verbes par est-ce que ? la phrase devient dubitative. Je crois donc que, par raison d'euphonie, et pour généraliser la règle, on doit interroger la première personne du singulier du présent de l'indicatif par la première personne du singulier du présent du subjonctif, en changeant l'e muet en e fermé » (Jean-Noël Blondin, Manuel de la pureté du langage, 1823).

    « Je crois pouvoir établir en principe que, dans tous les verbes en ir et en re qui se terminent par plus d'une consonne, à la première personne du singulier, présent indéfini, mode absolu, il faut, lorsqu'il y a interrogation, substituer à cette forme du présent absolu celle du présent du subjonctif [...]. Si ces expressions [dormé-je, rendé-je, etc.] sont usitées, je soutiens qu'elles n'ont pu être introduites qu'à la faveur d'une ellipse [...] ; c'est comme si je disais : Est-il présumable, croit-on, est-il vraisemblable, est-il possible, y a-t-il apparence, est-il supposable, peut-on dire que je dorme, que je rende ? etc. » (Jean Edme Serreau et François-Narcisse Boussi, Grammaire ramenée à ses principes naturels, 1824).

    « [Il est d'usage de dire :] est-ce que je dors ? etc. Mais nous croyons qu'il est beaucoup mieux de prendre la personne du temps causatif présent, ou futur, de la tourner interrogativement, et, changeant l'e muet en é aigu, de dire : dormé-je ? couré-je ? sorté-je ? craigné-je ? etc. » (Napoléon Caillot, Grammaire générale, 1838).

    « Quelques grammairiens [prétendent qu'il faut] dire, avec le subjonctif : Couré-je ? perdé-je ? senté-je ? dormé-je ? vendé-je ? etc., locutions qu'ils analysent ainsi : Est-il possible que je coure, que je perde, que je vende, etc. Aussi, séduits par ce raisonnement autant que gênés par la mesure des vers, quelques poètes se sont-ils permis cette licence » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1846).

    (6)  Citons :

    « Apprenez aussi que le vulgaire, et beaucoup de personnes d'esprit, forment inconsiderément des pluriers au lieu de singuliers aux verbes terminez en consonnes à la premiere personne du present de l'indicatif, et le font pour la commodité de la liaison du pronom personnel : perdez-je pour pers-je, attendez-je pour attens-je, dormez-je pour dors-je, allez-je pour vay-je. Et cet erreur est si avant dans l'usage qu'il eschappe à quantité de bons discoureurs » (Antoine Oudin, Grammaire françoise, 1632).

    « Cette licentieuse maniere de prononcer et d'écrire [parlé-je, prononcé-je, deussé-je], autorisée de l'usage pour la douceur et la facilité de la prononciation, a donné lieu à quelques Parisiens, et même à quelques gens de la Cour, de dire menté-je, rompé-je, senté-je, pouvé-je, fesé-je, etc. pour dire ments-je, romps-je, sents-je, puis-je, fais-je, croyant peut-être que lorsqu'on avoit commencé à prononcer parlé-je, au lieu de parle-je, pour faciliter la prononciation de ces deux e voisins, on se servoit de la seconde personne pluriere de ces temps presents, qu'on joignoit au pronom je, en retranchant le pronom vous [...] : parlez-je, prononcez-je, marchez-je, et qu'ainsi on pouvoit dire sentez-je, mentez-je, pouvez-je, de même [...]. Je n'ai commencé à faire cette remarque qu'en Alemagne, où des curieux, mais mal instruits, se récriant sur l'irregularité de notre langue, assuroient qu'on joignoit une seconde personne d'un temps present avec un pronom personnel de la premiere personne, comme parlez-je pour parle-je, ce qui m'a donné lieu de croire que, puisque les étrangers ont pu se faire une fausse regle là-dessus, il pourroit être qu'autrefois parmi nous quelques-uns s'en seroient aussi fait une de même » (Jean Hindret, L'Art de prononcer parfaitement la langue françoise, 1696).

    « Par analogie, on a pu voir au XVIIe siècle des verbes terminés par consonne adopter la finale é : perdé-je ?, dormé-je ?, sur le radical du pluriel » (Hervé-Dominique Béchade, Syntaxe du français moderne et contemporain, 1986).

    (7) Les anciennes formes du subjonctif présent (que) j'alle, (que) je prene, (que) je tiegne ont pu favoriser les graphies analogiques inversées allé-je, prené-je, tené-je. Le cas du verbe vouloir est plus complexe, dans la mesure où voulé-je entre parfois en concurrence avec une autre graphie analogique inversée : « Parce que, veuillé-je bien vous expliquer [...] » (Alphonse Allais, 1901), « Mais le veuillé-je bien [...] ? » (Pierre Borel, avant 1963), « C'est, veuillé-je dire, exactement au même endroit » (Fernand Combet, 1971). Les anciennes formes du présent de l'indicatif et du subjonctif (vueil[le], veuil[le]) ne sont sans doute pas étrangères à cette situation.

    (8) Précisons à ce sujet que, d'après Goosse, l'ancienne désinence -ois de l'imparfait « était devenue [ε] dès le XIVe siècle », prononciation courante au XVIe siècle et « qui s'est tout à fait imposée au XVIIe siècle ».
    Pour ce qui concerne l'épineuse question de la prononciation des formes en -é-je, voir le billet Dussé-je.

    (9) Force est de constater que la proposition du Conseil supérieur de la langue française de privilégier la graphie avec accent grave n'a été suivie d'aucun effet, en dépit de la caution de plus d'un excellent auteur : « Encore ne parlè-je ainsi que pour la commodité du langage » (Proust, avant 1922), « Je ne partirai pas de la cabane sans en avoir le cœur net, dussè-je y passer une seconde nuit » (Henry Bordeaux, 1923), « — Comme une mère, répétè-je » (Pierre Mille, 1930).

     

    Séparateur


    Remarque 1
     : On lit çà et là sur la Toile que « la forme -é-je vaut pour les verbes du premier groupe ». Elle vaut en réalité pour tous les verbes dont la première personne du singulier se termine par un e muet : « À peine cueillé-je une fleur [que...] » (Poisson de La Chabeaussière et Raboteau, 1802), « Je dois vivre, fussé-je accablée d'ignominie ! » (Sand, 1832), « Qu'offré-je ? » (Henri-Frédéric Amiel, 1849), « De quoi souffré-je ? » (Edmond Jaloux, 1932), « Dussé-je en crever de honte, je le confesserai bien haut » (Marcel Aymé, 1950), « Que découvré-je, en page 8 ? » (Pierre Merle, 2007), etc.

    Remarque 2 : Les exclusions évoquées dans cet article ne concernent-elles que le présent de l'indicatif ? Chez Girodet, il faut, pour le savoir, lire entre les lignes : « Dans l'interrogation directe et dans l'exclamation, on ne peut employer je postposé après une forme monosyllabique d'un verbe du deuxième ou du troisième groupe, sauf ai-je ?, dis-je ?, dois-je ?, puis-je ?, suis-je ?, vais-je ?, vois-je ? » Hervé-Dominique Béchade se montre plus explicite : « On ne dit pas [au passé simple] fus-je ?, fis-je ?, mais est-ce que je fus ?, est-ce que je fis ? Ces refus dont dus essentiellement à la forme monosyllabique prise alors par ces verbes et qui entraîne des difficultés de prononciation. » L'ennui, c'est que les exemples contraires ne manquent pas : « Helas ! fus-je jamais si cruel que vous l'estes ? » (Racine, 1667), « Pourquoi fus-je en un jour si las de ses attraits ? » (Voltaire, 1736), « Que fis-je en cette occasion ? » (Rousseau, avant 1778), « Comment pus-je en voir approcher l'heure [...] ? » (Id., 1782), « Ne fus-je pas moi-même un parnassien » (Verlaine, 1893), « Que fis-je, braves gens ? » (Romain Rolland, 1919), « Ne fus-je pas initié à la règle du Carmel [...] ? » (Henry Bordeaux, 1943), « Comment fis-je pour l'oublier ? » (Henri Bosco, 1945), « Fus-je sensible à cette promiscuité ? » (Beauvoir, 1958), « Que lus-je ! » (François Giroud, 1973), « Pourquoi fus-je à ce point bouleversé ? » (Robert Sabatier, 1995). Il se trouve même des spécialistes qui affirment, tout de go, que « l'inversion du pronom je est toujours possible aux temps autres que le présent » (Charles Müller, OrthoTELjeux, 1985 ; mais aussi Anne Abeillé, Grande Grammaire du français, 2021). Entre ces deux extrêmes se situe un René Georgin : « Aux autres temps [que l'indicatif présent], ces formes inversées ne laissent pas de rendre aujourd'hui un son un peu insolite : Mais, crus-je pouvoir faire observer (Marcel Aymé, 1949). Que devins-je certain jour [...] ? (Gide, 1924) » (La Prose d'aujourd'hui, 1956).

    Remarque 3 : Les grammairiens signalent également des exclusions relatives à l'inversion du pronom ce : « Des formes comme *furent-ce ou *fussent-ce sont rejetées. Mais on dit : sont-ce, fut-ce, etc. » (Hanse), « Pour des raisons d'euphonie, l'inversion de ce et du verbe n'est pas permise avec les formes du verbe être se terminant par [le son e muet : *furent-ce, *fussent-ce. Mais] les formes est-ce, était-ce, serait-ce, fût-ce, fut-ce, etc., sont tout à fait correctes ; il en est de même pour sera-ce, qui est cependant très rare » (Office québécois de la langue française).

    Quand "je" nous la fait à l'envers...
    (Albert Uderzo, Le Fils d'Astérix, 1983.)



     

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    1
    Terrade
    Vendredi 15 Décembre 2023 à 02:04

    Vous le mentionnez tout au début mais ensuite n'y revenez pas ; pourtant, c'est un exemple fameux d'emploi fantaisiste de l'inversion du "je" (mais le problème n'est pas vraiment le pronom) : qu'ouïs-je? Du reste, la forme correcte n'est-elle pas plutôt "qu'ois-je ?". 

      • Vendredi 15 Décembre 2023 à 10:07

        En fait, qu'ouïs-je ? est la forme au passé simple et qu'ois-je ? celle au présent (de l'indicatif).

    2
    Jean
    Vendredi 15 Décembre 2023 à 09:52

    Il nous l'a fait à l'envers est presque aussi insupportable qu'impacter ou bah à la place de ben...

    3
    Lundi 1er Janvier à 11:08

    Submergé par le flot de vos sources, j'avoue que je n'ai pas lu la totalité de vos exemples.

    Je remarque néanmoins avec un grand plaisir que vous "ratissez large", en lisant une citation de Louis Mermaz.

    Quel éclectisme, bravo !

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