• L'affaire Balka(go)ny

    « On a vu récemment nombre de comptes Twitter insulter, menacer, agonir d'injures à caractère antisémite un couple d'élus condamné par la justice dans une affaire de fraude fiscale » (à propos des époux Balkany).
    (Gaël Brustier, sur atlantico.fr, le 13 octobre 2019)  

    Patrick Balkany (photo Wikipédia sous licence GFDL par Matt92300 Dark Attsios)

    FlècheCe que j'en pense


    L'expression agonir quelqu'un d'injures relève-t-elle du pléonasme ? Plusieurs spécialistes de la langue ont la faiblesse de le croire : « Si agonir signifie à soi tout seul "accabler d'injures" [ainsi que l'écrit Littré], agonir d'un torrent d'injures serait un pléonasme » (José Vincent, chroniqueur littéraire au journal La Croix, 1929), « Agonir signifie "couvrir d'insultes, injurier" et, par conséquent, agonir d'injures est un pléonasme de la même eau que dune de sable ou prévoir à l'avance » (Jean-Pierre Colignon, 2018), « Un pléonasme a la vie dure : agonir d'injures. Pourquoi en rajouter, puisque le verbe monosémique agonir signifie "accabler d'injures" ou tout simplement "injurier" ? » (correcteurs du site lemonde.fr, 2019). Mais rien n'y fait, se désole Colignon : « La dégradation du niveau de français a entraîné les lexicographes du Larousse à entériner cette faute. » Colignon n'y va pas de main agonisante. Aurait-il une dent contre la grande Faucheuse, pardon contre la petite Semeuse ? Car enfin, renseignements pris, le Larousse n'est pas le seul ouvrage de référence en cause. Que l'on songe au Petit Robert (et au TLFi), qui propose une subtile distinction entre l'emploi « absolu » du verbe, au sens de « injurier, insulter » : « Rare. Il s'est fait agonir », et son emploi avec un complément − circonstanciel ou d'objet second, selon les analyses − introduit par de, au sens de « accabler » : « Par renforcement, courant. Elle s'est fait agonir d'injures. » Que l'on songe surtout au Dictionnaire de l'Académie, qui n'hésite pas à prendre l'exact contre-pied de la position défendue par Colignon : « Agonir ne s'emploie que suivi d'un complément circonstanciel, tel que de reproches, d'injures, de malédictions, et signifie Accabler. Il m'a agoni de sottises. » Qui croire ? Un retour aux sources s'impose.

    À l'origine était le nom agonie, ou plutôt ses formes anciennes : aigoine, agone, agoine... Emprunté du grec agônia (« lutte [dans les jeux publics] », d'où « agitation, angoisse ») par l'intermédiaire du latin chrétien agonia (« angoisse » et, dans la Vulgate, « angoisse de la mort »), le mot désignait un tourment, physique ou moral (1), avant de se spécialiser dans ceux accompagnant la dernière lutte d'un être vivant contre la mort : « Il passa la nuict en grande agonie et puis mourut » (Jacques Amyot, 1559). Quand l'ancienne langue entreprit de dériver un verbe dudit substantif, elle hésita entre plusieurs formes, mal attestées et donc mal définies : agoner (« jeter dans l'angoisse, dans une violente agitation », selon Godefroy et le Dictionnaire du moyen français(2), agonier (« vivre de grandes souffrances morales », selon le Dictionnaire du moyen français(3) et peut-être agonir (« être en agonie »), que Godefroy croit repérer dans un document de 1390 (4) et que Dauzat fait remonter au XVe siècle sans citer la moindre source. Ces formes ne réussirent pas à s'imposer face à être en agonie (attesté de longue date), puis à agoniser (surtout employé à partir de la fin du XVIe siècle), qui avait pour lui d'être dérivé du latin chrétien agonizare (« combattre ; souffrir le martyre ») et d'appartenir à la première conjugaison : « Et quand il agonisera et vendra a sa fin » (Philippe de Mézières, 1392 ; attestation semble-t-il isolée), « Et la derniere parolle qu'il dist [en] agonizant fut [...] » (Guillaume de La Perrière, 1539). Aussi ne s'étonnera-t-on pas de l'absence du verbe agonir (si tant est que le bougre ait jamais existé en moyen français) dans les dictionnaires anciens ; seul agoniser y avait droit de cité, au sens de « être dans un état d'extrême angoisse (spécialement celle qui précède la mort) » (5) : « Agonizar, agoniser, estre en agonie » (César Oudin, Thresor des deux langues française et espagnole, 1607).

    Il fallut attendre le milieu du XVIIIe siècle pour que le verbe agonir entrât officiellement en scène... par la porte de service : « Eh ! pourquoi voulez-vous qu'al' se laisse agonir ? » (Pierre Boudin, 1754), « J'étois agonie par ste femme » (Jean-Joseph Vadé, 1756), « Ne m'agonie [sic] pas de complimens, car je suis dans mon humeur massacrante » (Le Panier de maquereaux disputé, 1764), « Elles vont vous agonir de sottises » (Roger-Timothée Régnard de Pleinchesne, 1772), « Si bien que je fus si tourmentée, si agonie de sottises par les envieuses » (Restif de la Bretonne, 1783). Plus populacier, tu meurs ! Les uns − on les entend d'ici − crièrent au barbarisme aussi fort que nos barbares harengères : « Agonir n'est pas français. Ne dites donc pas : agonir quelqu'un de sottises ; dites : accabler quelqu'un d'injures » (Dictionnaire des locutions vicieuses, 1813 ; Manuel de la pureté du langage, 1835). D'autres crurent préférable de s'en tenir à la graphie agoniser pour les deux sens : « Agoniser, verbe neutre, être à l'agonie. Agoniser, verbe actif, quelqu'un de sottises, l'accabler d'injures ; populaire » (Joseph Planche, 1822), « Agonir quelqu'un d'injures, l'en accabler. S'agonir, s'invectiver. On devrait dire agoniser et s'agoniser » (Napoléon Landais, 1836)... et s'attirèrent les foudres de leurs confrères : « Agonir quelqu'un de sottises [...]. Quelques-uns disent agoniser. Ces deux manières de parler sont également vicieuses » (Jean-François Rolland, Dictionnaire du mauvais langage, 1813), « Agoniser ou agonir quelqu'un de sottises, expression ridicule adoptée par les dames de la Halle et par messieurs de la Correctionnelle » (Dictionnaire de tout le monde, par trois académiciens, 1842) − sans doute le contraste entre les amen prononcés au chevet d'un agonisant et les aménités échangées par les poissonnières était-il trop violent... D'autres, enfin, se demandèrent si le nouveau venu ne serait pas une altération, d'après agonie, du vieux verbe ahon(n)ir (« faire honte à, déshonorer, insulter », du francique haunjan, « railler, insulter »), attesté jusqu'au XVIIe siècle en français et survivant en normand (6) : « Ce mot, tout populaire, n'a point de rapport grammatical ou étymologique avec agoniser ; c'est tout simplement la corruption de l'ancien et très bon verbe ahonir [...] dont l'h s'est changée en g dur » (Maurice La Châtre, 1853). Voilà qui appelle plusieurs remarques.

    1/ Quoi qu'en dise La Châtre, l'origine du verbe agonir « n'est pas claire », de l'aveu même de Goosse (7). Mais l'étymologie par agonie et ahon(n)ir, généralement admise de nos jours, a ceci de séduisant qu'elle fait écho à l'expression mourir de honte. Agonir quelqu'un (de), c'est littéralement (et par exagération plaisante) « le mettre à l'agonie, le faire mourir de honte (en l'accablant de) ». Claude Duneton y voit une allusion à l'ancien pilori du quartier des Halles, à Paris : « Il faut savoir que les malheureux condamnés au carcan étaient alors copieusement ahonis − abreuvés d'insultes par une foule enchantée de pouvoir maltraiter ses malfaiteurs ! D'où l'amalgame inconscient entre le déshonneur et l'article de la mort » (Au plaisir des mots, 2004). Les premières attestations confirment, au demeurant, que le complément introduit par de − qui peut ou non accompagner le verbe agonir (en plus de l'objet direct), comme le rapportent le Robert et le TLFi − exprimait le plus souvent une idée d'agression verbale : sottises (au sens populaire de « injures ») ou injures (au sens restreint de « paroles offensantes »). Force est toutefois de constater que ce n'était pas toujours le cas : « Mutiler le fantassin [= le piéton] ou l'agonir de poussiere » (Michel Marescot, 1754), « [Il] l'agonit de coups de poing » (Bayard et Dumanoir, 1837), « Un enfant de quatre ans, qu'un M. Nicot avait agoni de sangsues » (Armand Trousseau, 1839), « C'est la vieille qui m'a agoni de coups » (La Correctionnelle, 1840), « [Elle] m'a agoni de coups de bâton » (Charles Charbonnier, 1847), « Il a eu grand' raison de vous agonir de coups de fouet » (Jean-Bernard Mary-Lafon, 1860), « Le premier titi venu vous agonirait de sottises, ou d'écorces d'orange, si vous étiez à quelque théâtre du Boulevard » (Charles de Saint-Julien, 1866), et encore de nos jours : « [Elle] l'agonissait de regards furibonds » (Daniel Cario, 2006), « Ils m'agonissent de coups de poing, de coups de pied » (Diniz Galhos, 2019), « J'étais agoni de coups » (Yann Moix, 2019). Même constat avec agonir employé « absolument » : « Dérangez-vous de là, vous autres, que j'agonisse ce damné voleur ! [...] Si tu avais mes deux mains pour carcan, tu serais bientôt étranglé ! » (Georges Touchard-Lafosse, 1833), où le contexte montre assez qu'il n'est pas seulement question de lutte orale mais aussi physique ; et, cela va sans dire, avec agoniser pris au sens de agonir : « Rev'là la bourgeoise avec son monsieur [...] qui m'ont agonisé de coups » (Journal des débats, 1834), « J'l'agonise de coups de fouet » (Alfred Fouquet, 1857), « Les sales camouflets dont chacun l'agonise » (Marius Allègre, 1879), « Ces malheureux chevaux [...] qu'on agonise de coups » (La Fronde, 1899), « Agoniser. Maltraiter en paroles ou autrement, quereller, tarabuster » (William Pierrehumbert, Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse, 1902), « Les parents [...] finissent par s'agoniser de coups » (Georges Hérelle, 1918). Et quand bien même l'agression se manifesterait par des paroles, celles-ci ne sont pas toujours injurieuses : « Les croyant riches, [...] on les agonise de demandes exigeantes » (Sainte-Beuve, 1864), « [Il s'était vu] agonisé de questions » (Marie Quinton, 1895), « [Elle] voudrait la rencontrer pour aussitôt l'agonir de conseils » (Jean-Michel Olivier, 2007). Aussi l'Académie est-elle fondée à présenter agonir comme un synonyme de accabler (avec une idée d'abondance ou de répétition) − et non pas seulement de « accabler (en paroles) », ainsi que l'écrivent abusivement André Goosse et Michèle Lenoble-Pinson. Les chasseurs de pléonasmes en seront pour leurs frais.

    2/ « Agoniser de sottises. Exemple intéressant de corruption. Agoniser n'a ici aucun sens. Il est pour agonir, qui est lui-même pour ahonir. Le populaire a changé agonir pour agoniser qu'il connaissait mieux », lit-on dans Le Littré de la Grand' Côte (1897). Nous aurions donc affaire à une double corruption populaire : ahon(n)ir > agonir, puis agonir > agoniser. Las ! pas plus que sur la première, nous allons le voir, les spécialistes ne s'accordent sur la seconde... Au chapitre des arguments plaidant en faveur de l'attraction de agonir par agoniser, notons tout d'abord le fait que ce dernier verbe « ne s'emplo[yait] guère dans le sens "être à l’agonie" en langage populaire », selon Henri Bauche (8) ; autrement dit, la graphie agoniser était sémantiquement disponible pour le bas peuple, en plus d'être « paronymiquement admissible » (si j'ose dire). Ensuite, elle satisfaisait le « besoin factice et déraisonnable d'allonger avec des suffixes mille mots qui s'en passeraient bien » (Paul Stapfer, 1909) et, plus encore, la tendance de la langue à ramener tous ses verbes à la première conjugaison : « Le nouveau sens octroyé à certains verbes ne saurait s'expliquer autrement que par le fait qu'ils servent à éliminer par assonance un verbe à radical variable : agonir > agoniser » (Henri Frei, La Grammaire des fautes, 1929). Ajoutez à cela « l'analogie de verbes comme brutaliser, martyriser, tyranniser » ou encore « l'analyse sémantique de verbes comme humaniser, immortaliser "rendre humain, immortel" (d'où agoniser "rendre agonisant") » (TLFi), et tous les ingrédients étaient réunis pour précipiter agonir, la mort dans l'âme, dans les bras de son concurrent. Seulement voilà : d'autres observateurs font entendre un son de glas quelque peu différent. Ainsi de l'écrivain Gustave Le Vavasseur, qui présente agoniser « accabler (à plusieurs reprises) » comme « le fréquentatif » de agonir « combattre » (Remarques sur quelques expressions usitées en Normandie, 1884), et du linguiste Alphonse Juilland, qui y voit plutôt « le résultat d'un jeu de mots qui combine la forme du verbe courant agoniser "être à l’agonie" avec le sens du verbe familier agonir » (Les Verbes de Céline, 1985). La chronologie et le sens de l'influence entre nos deux paronymes en viennent même à être remis en question. Je pense au linguiste Paul Ackermann, qui soutient que le peuple tend plutôt à enlever de certains verbes le suffixe -iser, de formation savante : « D'agoniser ["être à l'agonie"], verbe neutre, il a fait agonir, verbe actif [...]. C'est que le peuple forme ses verbes simplement en er ou en ir, et non point en iser » (Discours sur le bon usage de la langue française, 1839) − pourquoi venir ensuite rallonger ce que l'on s'est évertué à raccourcir, je vous le demande ? Plus inattendue est la thèse défendue par Walther von Wartbug, selon laquelle c'est agoniser « accabler » qui aurait été simplifié dans les milieux populaires en agonir (sous l'influence probable de ahonnir), et non l'inverse. Le peuple a bon dos et il est facile, dans cette histoire qui s'est surtout jouée à l'oral, de lui faire dire tout et son contraire... Contentons-nous donc d'observer, avec le Dictionnaire historique de la langue française, que agonir et agoniser sont tous deux attestés dans ce sens populaire au milieu du XVIIIe siècle, et, avec Lazare Sainéan, que « l'une et l'autre formes sont encore usuelles aussi bien dans les parlers provinciaux (Berry, Poitou, Normandie, etc.) [9] que dans le langage parisien [du XIXe siècle] ».

    3/ Jean-Joseph Vadé, l'inventeur du genre dit « poissard », n'hésitait-il pas lui-même entre « Ne l'agonisons plus » (1743) et « J'étois agonie par ste femme » (1756) ? C'est là que les choses se corsent (et pas seulement pour les Maures...). Car, tenez-vous bien, certains observateurs, et pas des moindres, tiennent cet agonisons-là pour une forme conjuguée du verbe... agonir : « Les deux verbes possèdent des formes communes : nous agonisons, j'agonisais… Mais il en est suffisamment pour les différencier : j'agonis et j'agonise, j'agonirai et j'agoniserai... » (André Moufflet, 1929), « Les verbes agonir et agoniser ne se distinguent guère qu'à l'infinitif et au participe passé (agoni en face de agonisé). Mais la conjugaison de agoniser a contaminé celle de agonir ; ainsi, l'imparfait de agonir est agonisait (et non agonissais) » (Grand Larousse encyclopédique, 1960) (10), « Agonir : Il l'agonisait de sottises » (Thomas, 1971), « Il faut reconnaître que ces deux verbes ont tout pour être confondus, jusqu'à leur participe présent, agonisant » (Claude Duneton, 2004) et, de façon plus nuancée, « On trouve agoniser notamment aux formes où l'emploi de agonir obligerait l'emploi des formes en -iss-, que la langue a probablement cherché à éviter, qui en tout cas ont pu servir de point de départ à l'attraction paronymique » (TLFi), « Agonir se conjugue en principe comme finir [comme abonnir, selon Bescherelle, 1843] ; pourtant, on trouve assez rarement les formes avec l'affixe -iss-. À leur place, des formes en -is- empruntées à agoniser, qu'il vaut mieux éviter » (Goosse, 2011). On voudrait mettre les usagers à la torture, sinon à l'agonie, qu'on ne s'y prendrait pas autrement...
    Qu'il me soit ici permis de faire remarquer à ces éminents spécialistes que c'est le phénomène d'attraction exactement inverse qui s'est d'abord observé dans la langue. Je n'en veux pour preuve que les graphies agonissoit, agonissant qui s'invitèrent, dès le XVIIe siècle, dans la conjugaison du verbe agoniser « être à l'agonie » à côté des agonisoit, agonisant attendus, accréditant par là-même l'idée d'une forme verbale en -ir du deuxième groupe de même sens (11). De là, la confusion gagna les autres modes et temps : « Vous n'entendez donc pas ce vaisseau qui agonit [pour agonise] là-bas ? » (Frédéric Soulié, 1838), « Après avoir longtemps agoni [pour avoir agonisé], l'enfant avait perdu tout sentiment de froid et de faim » (Cornélius Holff, 1852), « On y entend gémir des voix, semblablement à celles des malades qui agonissent [pour agonisent] » (Henri de Lacretelle, 1859), « Voir couler son sang... le voir agonir [pour agoniser] sous ma main » (Ernest Capendu, 1862), « La Démocratie pacifique agonira [pour agonisera] jusqu'au 2 décembre, et mourut » (Eugène de Mirecourt, 1867), « Des constructions en bois dans lesquelles ont agoni [pour ont agonisé] par milliers de malheureuses victimes de la guerre » (Le Populaire, 1935), « Ma grande rivale c'est la musique, elle est coincée, elle se détériore dans le fond de mon esgourde... Elle en finit pas d'agonir... » (Céline, cherchant à reproduire la langue populaire, 1936), « Le Marais n'a pas oublié la masse grise du donjon du Temple où agonit [pour agonisa] le Dauphin » (Jean Prasteau, 1973), « Combien furent blessés et agonirent [pour agonisèrent] sans soins ? » (Éric Lebreton, 2012) (12). Parallèlement à ce phénomène, des formes propres à la conjugaison de agoniser (n'en déplaisent aux incrédules) commencèrent à être employées au sens de « accabler », dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : « On ricane, on se fâche, puis on s'agonise en relais » (Les Porcherons, 1773), « Voir la canaille de cette ville l'agoniser de sottises » (Claude-René Guezno de Penanster, vers 1812), « Ce sont trois perronnelles [sic] qui m'ont agonisée » (Sewrin, Dumersan et Merle, 1813), « De sottises chacun viendra m'agoniser » (Dame-Jane, 1824). Côté agonir, les formes en -iss- n'étaient pas aussi rarement observées qu'on voudrait nous le faire croire (13). Quant à celles en -is-, prétendument « ambivalentes », force est de reconnaître que les exemples relevés dans Le Bon Usage ne prouvent rien à eux seuls. Certes, il semble bien que Maupassant, qui connaissait le patois de sa Normandie natale, ait écrit : « La mère Tuvache les agonisaient d'ignominies » (1882), mais que faut-il en déduire ? Qu'il avait pour habitude de conjuguer le verbe agonir sur un modèle plus proche de dire que de finir ? qu'il cherchait à éviter les formes en -iss- en leur substituant celles en -is- empruntées à agoniser, comme semble le croire Goosse ? ou, plus simplement, qu'il assumait le choix du verbe agoniser dans cet emploi, à l'instar de cette autre phrase placée dans la bouche de « la mère aux monstres » : « J'sais t'i c'que vous avez tous à m'agoniser comme ça ? » (1883) ? De même, l'exemple emprunté à la comtesse de Ségur (« Les Léonard nous agonisaient d'injures », 1861) ne peut s'analyser qu'à l'aune des suivants : « Il m'interrompait dès les premiers mots pour m'agoniser de sottises », « Je l'agonise d'injures » (1866). Parfois, guillemets ou italiques nous renseignent sur l'intention de l'auteur ; comparez : « C'était des petits mendiants qu'il avait agonisés de sottises » et « Est-ce que par hasard vous vous imaginez, madame, que je me laisserai agonir de sottises par votre cuisinière ? » (Eugène Sue, dont on peut supposer qu'il tenait agoniser dans ce sens pour plus populaire que agonir). Mais, là encore, chacun voit midi à sa porte : « Elle m'a presque agonie de sottises » (Balzac, 1847), « Il "agonit" tout le temps la pauvre fille [...] de sottises » (Jules Lemaître, 1889). Vous l'aurez compris : dans cette affaire, mieux vaut ne pas tirer de conclusions trop hâtives de l'analyse des formes verbales. Entre les inévitables coquilles d'éditeur, les erreurs franches de conjugaison, les formes prétendument susceptibles d'être rattachées à l'un et à l'autre verbe et celles volontairement confondues pour imiter la langue populaire, l'exercice s'apparente à un authentique parcours de l'agonisant...

    4/ L'argument généralement opposé par les détracteurs de agoniser « accabler » est celui de l'intransitivité : « Agoniser est un verbe neutre qui signifie "être à l’agonie" » (Jean-François Michel, Dictionnaire des expressions vicieuses, 1807), « Agoniser est toujours neutre et ne peut jamais, par conséquent, signifier "mettre à l'agonie" » (Louis Platt, Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux, 1835). À y bien regarder, la réalité est plus complexe qu'il n'y paraît. Le Dictionnaire du moyen français ne relève-t-il pas, parmi les anciens sens de agoniser, celui, transitif, de « tourmenter (quelqu'un) » (en parlant d'une chose, il est vrai), indirectement attesté par la construction passive agonisé de : « Regarde [...] ton filz humble et humain, Agonizé d'un ennuy tres grevain [= pénible à supporter] » (Jean Michel, 1486) ? « Tourmenter » ! N'est-ce pas peu ou prou la signification du verbe agonir ? (14) Qui plus est, fait valoir Sainéan contre l'avis de Platt, « le passage du neutre à l'actif [est] un phénomène courant dans le développement historique de la langue » ; « être à l'agonie » devient « mettre à l'agonie » : « Il est livré à une inquiétude qui l'agonise » (Martin-François Thiébault, Homélies sur les épîtres, 1766) et, avec un complément introduit par de, « Ses fils [...] l'agonisent de chagrins [en parlant d'un mourant] » (Journal général de la littérature de France, 1824), d'où « mettre à l'agonie à force d'injures, de reproches, de coups... ».

    Le piquant de toute cette affaire, c'est que agonir est parvenu, par un tour de force que l'on s'explique mal, à s'extraire des bas-fonds (Littré le trouvait « du plus mauvais langage ») pour s'imposer − un comble ! − dans le registre soutenu : « "Agonir quelqu'un" est devenu une manière huppée, voire légèrement précieuse, de dire "le traiter de tous les noms", note Claude Duneton, alors que "l'agoniser" est perçu comme une faute, un vulgarisme, une bourde de concierge ignorante. » Réservé à la langue populaire et aux parlers régionaux, agoniser quelqu'un ? Le Robert se montre plus nuancé : « Le verbe s'entend et se lit chez des auteurs reflétant la langue parlée, mais on le trouve [aussi] chez des écrivains sans caractère "populaire" » ; et Charles Maurras, étonnamment bienveillant : « [Les puristes] me font de la peine quand ils refusent à la fruitière ou à la boulangère le droit d'agoniser leurs clients de sottises ; agonir est pédanterie qui fait mal au cœur… » (Dictionnaire politique et critique, 1932). Qu'importe ! L'Académie, dans un louable souci de clarté, entend soigneusement distinguer les deux acceptions et les deux conjugaisons : à agoniser, verbe du premier groupe (il agonisait), le sens de « lutter contre sa fin toute proche » et à agonir, verbe du deuxième groupe (il agonissait), celui de « accabler ». Et gare à l'effronté qui s'imaginerait que « agoniser pour agonir, ce n'est pas la mort » : il se verrait aussitôt opposer... une tête d'enterrement.
     

    (1) « E tot lo mont mist en si grant aigoine » (Alexandre le Grand, vers 1160), « Th[e]ophilus est en agoine » (Gautier de Coinci, début du XIIIe siècle), « Quant elles sont en agonie D'enfanter » (Le Bestiaire et le lapidaire du Rosarius, vers 1330), « [Agonie] est excercitation pour faire les corps agiles et fors [sens grec]. Agonie est pris aucunes fois pour labeur de pensee fort et angoisseux [sens latin] » (Oresme traduisant Aristote, vers 1374).

    (2) « Pour moy seulement agoner Et en merencolie mettre » (Guillaume de Machaut, 1349).

    (3) « Mon ame s'agonye si fort Qu'elle est triste jusq'a la mort » (Jean Michel, 1486), « L'ame des Catholiques agonians » (Philippe de Marnix, avant 1598).

    (4) « Ledit Geoffroy leur avoit promis en agonnir [= à l'article de la mort, au moment de mourir ?] a cause de sadite fille bailler et aseir [la somme de...] en ses heritages » (Archives de Talhoet, 1390). S'agit-il de la forme verbale, comme le croit Godefroy, ou d'une graphie déformée de en agonie ?

    (5) Le verbe agoniser est également attesté au sens grec de « combattre, lutter » : « Ne agonizeroit ou emprendroit soy combatre en aucun bon peril » (Oresme, vers 1374) et au sens latin de « souffrir, endurer le martyre » : « Sans vesteure agoniseray vaillamment en defendant et soustenant la vraye foy » (La Vie de sainte Febronne, XVe siècle).

    (6) Selon Alfred Delvau, ahon(n)ir, attesté dès le XIIe siècle − « Ains se laissascent tot morir Qu'il me soufrissent ahonir [= Ils se laisseraient plutôt mourir que de me voir déshonorer] » (Partonopeus de Blois) − est « un vieux verbe français encore employé en Normandie » (Dictionnaire de la langue verte, 1867).

    (7) On ne compte plus les pistes explorées par les spécialistes : le gallois achwyn « accuser, blâmer » (Louis-Nicolas Bescherelle, 1845), le bas latin acanizare « crier comme un chien après quelqu'un » (Glossaire français polyglotte, 1846) ou le latin (ad)gannire « criailler, grogner, gronder » (Jean-Baptiste Jouancoux, 1880), le breton ankenia « chagriner » (Édélestand et Alfred Duméril, 1849), le celtique gonu « devenu gonir [« frapper »] et augmenté du préfixe a pour ad » (Pierre Malvezin, 1903), etc. Citons encore Jean Fleury, pour qui « la racine ahonnir est inacceptable. L'o de honnir est bref, et l'h normande, qui passe très bien à r, ne passe jamais au g, au moins n'en connais-je pas d'exemple » (Essai sur le patois normand de La Hague, 1886).

    (8) On trouve toutefois : « Pour nou faire agonisé d'faim » (Haguinettes, 1774), « On za que des chiffons en magnière d'écus que sont déjà agonisés à moitié » (Jean Fenouillot, La Table d'hôte à Provins, 1792).

    (9) « Agonir (arrondissement de Bayeux et Orne), Agoniser (arrondissement de Valognes ; employé aussi dans le Berry) » (Dictionnaire du patois normand, 1849), « Agoniser, verbe actif. Insulter, injurier, outrager de paroles. Après avoir agonisé sa femme, il l'a chassée du logis. Terme suisse, savoisien, comtois, lorrain, etc. Nous disons aussi, avec un complément indirect, agoniser de sottises, agoniser d'injures. Dans le langage parisien populaire on dit : Agonir, Agonir quelqu'un de mauvais propos » (Jean Humbert, Nouveau Glossaire genevois, 1852), « Agonir de sottises, accabler d'injures. On dit à Paris (langage populaire) : agoniser de sottises » (Eugène Robin, Étude sur le patois normand en usage dans l'arrondissement de Pont-Audemer, avant 1864).

    (10) Dix ans plus tard, le Grand Larousse de la langue française s'en tiendra prudemment à cette seule remarque : « La conjugaison de [agonir] a été parfois contaminée par celle de agoniser. »

    (11) « Le Sauveur agonissant au destroit de sa passion » (Louis Richeome, 1601 ; « agonisant », 1628), « Sur le point qu'il agonissoit » (Denis de la Mère de Dieu, 1618), « Agonisant et mourant » (François Bourgoing, 1635 ; « agonissant », 1649), « Philippe Crivelly [...] agonissoit à la mort » (Vincent Willart, 1636), « Les larmes du cerf, agonisant aux abois » (Jean-Pierre Camus, 1619 ; « agonissant », 1636), « Comme elle agonissoit » (Louis de Sainte-Thérèse, 1662) et même « Agonissant, mourant, expirant, décédant, trépassant. Je l'ai vu agonissant » (Recueil des sinonimes françois qui entrent dans le beau stile [!], 1745).

    (12) Et aussi : « Telle est la réponse de la femme à son mari agonissant » (Pierre Capelle, 1810), « Il revenait sanglant Agonir à mes pieds » (Marius Ledoux, 1864), « Son père blessé grièvement, agonissant peut-être » (Paul Féval, 1866), « Ce doit être un coup bien rude pour un mourant que de voir un autre homme agonir auprès de lui » (Henry Ratel, 1872), « La lampe agonissait » (Raoul de Navery, 1876), « [Le cerf], livré à une meute de chiens dévorants, agonira lentement sous leurs morsures » (Georges Eekhoud, 1896), « Une image [...] où se voyait Jésus au Jardin des Olives agonir sous le poids de nos fautes » (Maria Biermé, 1901), « C'est d'abord l'écrasement de la solitude et l'impatiente angoisse de songer qu'il va y agonir si longtemps » (Ernest Delahaye, 1923), « Comme au champ d'Austerlitz agonissaient les braves, Je me meurs » (Annie Spillebout, 1977), « Un corps qui, trop chauffé, risque d'agonir si on le plonge brutalement dans l'eau froide » (Philippe Claudel, 2012).

    (13) « Ne l'agonissons plus » (dans des éditions posthumes des œuvres de Vadé), « Agonissez-moi » (Adolphe Salvat et Charles Henri, 1837), « Croyez-vous qu'elles m'agonissent depuis la rue Montorgueil ? » (Charles Dupeuty et Louis-Émile Vanderburch, 1838), « Les poissardes s'agonissent » (Laurent Joseph Remacle, 1839), « Voilà qu'on va m'agonir maintenant... Eh bien ! oui, je veux bien... Agonissez, mes braves gens, agonissez... » (Adolphe Lemoine et Henri Horace Meyer, 1840), « Tous, ils m'agonissent » (Laurencin, Cormon et Grangé, 1852), « Ils l'agonissent de sottises et de coups de bec [en parlant d'oiseaux] » (Le Petit Parisien, 1908), « Les deux amants s'agonissent » (Revue musicale de Lyon, 1910), « Une vieille femme qui [...] l'agonissait de sottises » (Charles Silvestre, 1929), « Les mêmes officieux qui l'agonissaient d'injures » (Léon Blum, 1930) et aussi « Un agonissement d'injures » (Antoine-Alexandre-Henri de Poinsinet, 1758).

    (14) « Ne dites pas : Il l'agonise du matin au soir. Dites : Il le tourmente, il le vexe du matin au soir » (Jean-François Rolland, Dictionnaire du mauvais langage, 1813).

     

    Remarque 1 : On lit chez Thomas : « Après le glissement de sens vers "insulter", agonir a été remplacé, à la fin du XVIe siècle, par agoniser [...], qui signifie à son tour "être à l'agonie". » Et aussi chez Pierre Guiraud : « C'est le vieux mot agonir "être en agonie" qui s'est croisé avec ahonnir pour prendre, en moyen français, le sens de "insulter" » (Cahiers de lexicologie, 1967). Agonir employé au sens de « insulter » avant 1600 ? Voilà une affirmation qui mériterait d'être étayée de quelques références...

    Remarque 2 : Agonir est parfois présenté comme un verbe défectif : « Plusieurs temps du verbe agonir sont inusités » (Colignon), « Ne s'emploie qu'à l'infinitif, aux temps composés et au singulier de l'indicatif présent » (Girodet), « Du fait des hésitations sur la conjugaison, agonir est en réalité un défectif, employé au présent de l'indicatif, aux temps composés et à l'infinitif, parfois au futur et au conditionnel, presque jamais à l'imparfait » (Robert). Il n'est pourtant que de consulter la production littéraire de ces cinquante dernières années pour se convaincre que l'indicatif imparfait (en -iss-) de notre verbe n'est pas encore à l'agonie : « Ils s'étaient levés et m'agonissaient d'injures » (Jean-Pierre Attal, 1962), « J'agonissais indistinctement le mâle et la femelle » (Gaston Cherpillod, 1969), « Ils agonissaient les mouflets d'injures » (Pascal Bruckner, 1986), « La même foule haineuse qui l'agonissait d'injures » (Gerald Messadié, 2006), « Je l'agonissais d'injures » (Andrea H. Japp, 2007), « [Il] l'agonissait alors d'injures » (Jean Diwo, 2008), « Toi qui agonissais les curés » (Nicolas d'Estienne d'Orves, 2011), « Ces "plumitifs" qu'agonissait Voltaire en son temps » (Éric Dussert et Éric Walbecq, 2014), « Les gosses nous agonissaient de bêtises » (Marie Charrel, 2017), « Elle l'agonissait de jurons » (Marcu Biancarelli, 2018).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose (selon l'Académie).

     

    « Aussi curieux que cela puisse paraîtreOrages, ô désespoir ! »

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :