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Un champ de ruines ?
« L'univers de nos parents − les Trente Glorieuses, la paix, la croissance, l'idée de progrès − est en ruines. »
(Raphaël Glucksmann, dans son livre Notre France, paru aux éditions Allary)
Ce que j'en pense
Doit-on écrire : en ruine ou en ruines ? Force est de constater que les spécialistes de la langue ne sont pas près de tomber d'accord sur le sujet.Selon Girodet et Thomas, ruine − vestige du latin ruina (« chute, écroulement ; catastrophe, désastre ») − est toujours au singulier dans (tomber, être, s'en aller) en ruine, ainsi que dans menacer ruine (« risquer de tomber en ruine »). C'est que, dans ces emplois, ledit substantif s'entend au sens propre de « dégradation, destruction d'un bâtiment (à la suite d'un manque d'entretien ou d'un sinistre) » ou au sens figuré de « déclin, chute, perte », comme l'attestent ces exemples anciens : « le demaine a esté si chargié que ses chasteaux sont en ruine » (Louis Ier d'Orléans, 1403), « en maniere que ladicte abbaye, par laps de temps, ne tumbe en ruyne et decadence » (Charles VIII, 1489).
C'est sous l'influence du pluriel ruines désignant concrètement, par emprunt au latin ruinae, les restes, les décombres d'un édifice partiellement ou totalement écroulé (les ruines d'un château fort) que la variante en ruines est apparue, opérant un glissement de sens de l'état de délabrement d'une chose (être en mauvais état, tomber en décrépitude) aux débris qu'il en reste (être, tomber en morceaux) : « mectre voz villes en ruynes », lit-on ainsi dans Le Mystère du siège d'Orléans (vers 1480-1500) à côté de « si elle n'est mise par voz mains en ruyne ». Nicot et Furetière, au XVIIe siècle, ont eu beau s'en tenir à la seule forme en ruine dans leurs dictionnaires respectifs, les deux graphies n'ont jamais cessé d'être en concurrence dans la littérature (quand elles n'alternent pas de façon arbitraire d'une édition à l'autre) : « Mon plancher pourri tombait en ruine » mais « D'immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête » (Rousseau), « des tours et des murailles en ruine » mais « La villa du cardinal d'Este tombe en ruines » (Chateaubriand), « Ton temple en ruine » mais « Le christianisme lui-même [...] laisse ses admirables basiliques tomber peu à peu en ruines » (Lamartine), « Un mur assez élevé, mal maçonné, et qui tombe en ruine aujourd'hui » mais « J'ai observé une maçonnerie en ruines » (Mérimée), « Puis elle se retourna vers sa maison en ruine » mais « Nous avions fait cinquante-quatre lieues dans un débris de cabriolet tombant en ruines » (Sand), « Une vieille église en ruine dont la voûte effondrée prenait au clair de lune un aspect romantique » mais « Mon pauvre castel tombe en ruines » (Théophile Gautier), « Le curé Peyramale était enterré dans la crypte de son église, inachevée et en ruine » mais « Des masures neuves en ruines » (Zola), « Vous avez vu sur la rue du village des maisons en ruine » mais « La plupart de ces maisons [...] sont tombées en ruines et n'ont pas été relevées » (Anatole France), « La comtesse avait fait [...] restaurer la chapelle en ruine » mais « La région industrielle de la Ruhr fut embrasée par les bombes incendiaires et réduite en ruines par des projectiles (Cendrars), « Devant une église en ruine, rongée de lauriers » mais « Le village apparaissait complètement en ruines » (Giono), « Vue d'ensemble d'immeubles en ruine » mais « Les deux Nieuport, en ruines, n'offraient plus que l'abri de leurs caves » (Cocteau). En 1837, Louis-Nicolas Bescherelle résumait la situation d'une phrase que le TLFi ne renierait pas : « Il est des noms qui, complément de la préposition en, s'écrivent indifféremment au singulier ou au pluriel : on dit en ruine ou en ruines... »
À propos, et ne voyez là aucune allusion irrespectueuse auxdites ruines, qu'en pensent nos chers académiciens ? Pas grand-chose, je le crains. Car enfin, ruinant mes derniers espoirs de trancher la question, ils font preuve d'une rare inconséquence en écrivant dans la neuvième édition de leur Dictionnaire : « en mauvais état, en ruine » (à l'entrée « délabré »), « tomber en ruine » (à l'entrée « ébouler »), « la façade écroulée d'un palais en ruine » (à l'entrée « écroulé »), « les voûtes effondrées d'un château en ruine » (à l'entrée « effondré »), « habitation misérable et qui tombe en ruine » (à l'entrée « masure »)... mais « Cette partie du monument tombe en ruines » (à l'entrée « partie ») et « Relever des murailles en ruines » (à l'entrée « relever »). Difficile dans ces conditions, vous en conviendrez, de venir faire la leçon aux partisans de la forme plurielle sur l'air rabelaisien de « langue sans conscience n'est que ruine de l'âme ». En guise de conclusion, je me contenterai donc de rappeler, avec Michèle Lenoble-Pinson, que « en ruine s'écrit au singulier de préférence [...] ; en ruines au pluriel est cependant acceptable ».
Remarque 1 : Le singulier a les faveurs des dictionnaires usuels : « Tomber en ruine. Château en ruine » (Petit Robert), « Tomber en ruine » (Petit Larousse illustré), ainsi que du Bescherelle pratique, n'en déplaise à Louis-Nicolas : « Ces maisons tombent en ruine, sont en ruine, menacent ruine ». Le Larousse en ligne concède toutefois que « le pluriel est fréquent de nos jours. Néanmoins, en ruine est considéré comme plus correct ». Seul le TLFi laisse clairement le choix entre les deux graphies : « En ruine(s). Tomber en ruine(s). »
Remarque 2 : Il ne faudrait pas croire que ruine dans en ruine prendrait la marque du pluriel en fonction du nombre du nom auquel il se rapporte : un château en ruine, des châteaux en ruines. Il n'est que trop clair que ce raisonnement n'a aucun fondement.
Ce qu'il conviendrait de dire
L'univers de nos parents est en ruine (de préférence à en ruines ?).
Tags : en ruine, en ruines, tomber en ruine
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Commentaires
Bonjour M. Marc, la formulation ou l'idée de vouloir "restaurer" des ruines au lieu de "reconstruire"sur
des ruines ne vas pas sans me surprendre dans l'usage quotidien. Bien après 14/18 la ville de Soissons était en ruine ainsi que de nombreux villages de la Picardie et du Nord de la France. Bye. Mich.