• Chausse-trap(p)e

    Il est des débats qui enflamment toujours les spécialistes : chausse-trap(p)e prend-il un p ou deux p ? Un, si l'on en croit le Robert illustré 2013 (qui donne toutefois chausse-trappe comme variante orthographique) ; au choix, si l'on s'en tient à la position consensuelle du Petit Larousse, qui admet les deux graphies.

    Que nous enseigne l'étymologie ? Selon le Dictionnaire historique de la langue française, ledit substantif féminin est emprunté « de l'ancien français canketrepe (v. 1180), chauchetrepe (av. 1220), lui-même fréquemment altéré, notamment en caude treppe ». L'hésitation sur l'orthographe du second terme ne date donc pas d'hier : treppe – qui évoque immanquablement l'allemand treppe, « marche » (racine de trappiste) et le vieil anglais treppe, « trappe » – concurrençait trepe dès le XIIIe siècle ! Ainsi le poète français Eustache Deschamps recourut-il à plusieurs variantes dans ses Ballades (fin du XIVe siècle) : « Je voy l'ortie et le chardon, / Le jonc marin et la sicue, / La cauppe treppe et le tendon » (Ballade des mauvaises herbes) ; « Mais d'orties et ronces y a tant, / Cauppetrapes et lierre qui pourprant » (Ballade du Jardinier).

    Toujours selon Alain Rey, connu pour aller au fond des chausses, chauchetrepe – composé de deux anciens verbes de sens voisin : chauchier (« fouler aux pieds ») et treper (« marcher sur » ou « sauter », que l'on retrouve dans trépigner) – est attesté en latin médiéval par la forme calcatripa (ou calcitrapa), « chardon ». Voilà qui éclaire notre lanterne : le mot désigne à l'origine une sorte de chardon étoilé, dont les épines ne manquent sans doute pas de faire bondir le va-nu-pieds. C'est par analogie d'aspect que le sens s'est étendu, dès la fin du XIIIe siècle, à la pièce de fer garnie de pointes qu'on jetait sur les routes et où hommes et chevaux s'enferraient. L'orthographe de ce cousin de la herse de nos barrages policiers n'en demeura pas moins un sujet toujours aussi épineux : « Caton de son temps [...] conseilloit que la court judiciaire feust de chausses trappes pavées » (Rabelais) ; « [Des soldats] avoient semé des chausse-trapes soubz l'eau » (Montaigne). L'idée de piège désormais attachée à ce mot va se voir confortée par l'attraction de trappe et l'effacement du verbe treper : au cours du XIVe siècle, chausse-trap(p)e s'enrichit du sens de « piège pour prendre les animaux sauvages ». Partant, on s'interroge avec Littré : « Trappe s'écrivant avec deux p, on ne voit pas pourquoi, dans chausse-trape, il n'y en a qu'un. » Et pour cause : Littré voyait (un peu vite) derrière la formation de ce mot l'image d'une trappe qui chausse, entendez un piège qui chausse en quelque sorte les pattes de l’animal dès lors que ce dernier marche dessus.

    Au sens figuré, de loin le plus fréquent de nos jours, le mot s'entend d'« un piège que l'on tend à quelqu'un », d'« une difficulté cachée à dessein » : Une affaire pleine de chausse-trap(p)es dangereuses. L'Académie aura attendu la neuvième édition de son Dictionnaire (1992) pour enregistrer ladite acception et, surtout, pour rétablir les deux p à chausse-trappe tout en signalant la nouvelle orthographe chaussetrappe, qui, comme toutes les rectifications orthographiques de 1990, reste soumise à l'épreuve du temps. Si cette position peut encore sembler à certains contestable du point de vue de l'étymologie (malgré l'existence de l'ancienne forme treppe), elle paraît fort légitime du point de vue de la sémantique et du bon sens. À tel point que feu l'académicien Jacques Laurent, un rien provocant, prit un réel plaisir à enfoncer le pieu dans Le Français en cage (1988) : « C'est sans doute à la suite d'une erreur due à l'ignorance de l'orthographe de trappe ou à un culte excessif de l'étymologie que l'un des deux p a disparu. » La « gaffe » (sic) est depuis réparée.

    À moins de parler du chardon ou de l'engin de défense (et encore...), sans doute est-il préférable d'écrire, selon la logique, chausse-trappe.

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    Remarque 1
    : Il faut bien reconnaître que la suggestion de Littré, intellectuellement satisfaisante, est grammaticalement contestable. En effet, quand un mot composé est formé d'un verbe et d'un substantif, celui-ci est traditionnellement énoncé après celui-là : un chausse-pied. La chausse-trappe de Littré « serait donc normalement un appareil destiné à chausser une trappe, comme un chausse-pied est un appareil destiné à chausser le pied. C'est absurde », fait justement remarquer André Rigaud.

    Remarque 2 : La véritable incohérence réside plutôt dans le fait que les dérivés et les composés de trappe (attraper, attrapade, attrape-nigaud, etc.) ne prennent qu'un p. Cette anomalie orthographique mériterait d'être à son tour régularisée.

    Remarque 3 : Si le pluriel aujourd'hui retenu par l'Académie est chausse-trappes (chaussetrappes, en orthographe rectifiée), l'ancien pluriel caudes treppes a pu favoriser la forme chausses-trappes rencontrée chez de nombreux auteurs  (Rabelais, Diderot, Mirabeau, Chateaubriand, Balzac, Hermant, Frison-Roche, etc.).

    Chausse-trap(p)e

    « Manuel anti-chausse-trappes », en guise de sous-titre.

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