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Une langue de vipère
« Cette façon de transpercer les apparences en faisait un portraitiste hors pair, parfois cruel, lorsqu’il montre Louise Bourgeois en araignée vénéneuse dans son atelier de New York, mais le plus souvent d’une grande justesse » (à propos du photographe Gérard Rondeau, récemment disparu).
(Luc Desbenoit, sur telerama.fr, le 14 septembre 2016)
Ce que j'en pense
Le partage des attributions entre les adjectifs vénéneux et venimeux empoisonne la langue depuis des lustres. La confusion entre ces deux termes est si courante que l'Académie a cru opportun de faire une piqûre de rappel sur son site Internet : « Les adjectifs venimeux et vénéneux sont de formes et de sens proches. Venimeux, apparu au XIIe siècle, est dérivé de [venim, ancienne graphie de venin, d'où l'absence d'accentuation] alors que vénéneux, qui date du XVe siècle, est emprunté du latin venenosus, "qui empoisonne", lui-même dérivé de venenum, "poison". Pendant longtemps ces deux termes ont été confondus et pouvaient s’employer l’un pour l’autre (*), mais on s’accorde à considérer aujourd’hui que vénéneux s’applique à ce qui contient du poison sans pouvoir l’inoculer, donc essentiellement aux plantes, alors que venimeux caractérise les animaux qui peuvent volontairement inoculer un venin. » Comparez : des champignons vénéneux, des plantes vénéneuses, mais des araignées venimeuses, des serpents venimeux.Pour autant, il ne faudrait pas en déduire trop rapidement que vénéneux serait exclusivement réservé au règne végétal et venimeux au règne animal. D'une part, vénéneux se dit de substances inorganiques toxiques (des sels de cuivre vénéneux) et, surtout, s'est employé en parlant de la chair des animaux qui, ingérée comme aliment, peut agir passivement comme un poison (les moules sont parfois vénéneuses, un fugu mal préparé peut être vénéneux) − de là la différence entre animaux venimeux (dangereux à côtoyer, car capables d'inoculer du venin) et animaux vénéneux (dangereux à consommer, car toxiques). D'autre part, venimeux s'emploie fort bien à propos d'un organe qui produit ou qui injecte du venin (une glande venimeuse, un dard venimeux) ou de ce qui est infecté de venin (la morsure de cet animal est venimeuse) ; partant, le Grand Larousse encyclopédique fait observer avec quelque apparence de raison qu'« on devrait [...] appeler plantes venimeuses celles qui, comme l'ortie, injectent leur poison à l'aide d'un organe spécial ; [mais] l'expression est encore peu usuelle ».
La distinction entre les sens figurés de nos deux paronymes est encore plus délicate à établir. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, venimeux correspondrait à « l'idée de haine malfaisante, souvent cachée, hypocrite » (des commères à la langue venimeuse), quand vénéneux signifierait « méchant, malveillant ». Avouez que la nuance est subtile ; si subtile que les spécialistes de la langue eux-mêmes ont bien du mal à accorder leurs violons : Dupré n'écrit-il pas de son côté que « dans l'emploi figuré, au sens de "méchant, malveillant", on ne rencontre que venimeux : des propos venimeux » ? Allez comprendre... Girodet, quant à lui, conseille d'employer vénéneux pour qualifier ce qui est dangereux pour la santé morale, ce qui est pernicieux (des doctrines vénéneuses contre lesquelles il faut prémunir la jeunesse) ou ce qui, par son aspect, évoque le poison, une chose malsaine, dangereuse (une obscurité vénéneuse) et venimeux pour caractériser une personne (ses paroles, ses écrits, ses actes) qui peut nuire gravement (des insinuations venimeuses, une critique venimeuse). Voilà qui, convenons-en avec Nicolas Beauzée, paraît mieux respecter la distinction observée au sens propre : venimeux, au figuré, caractériserait ainsi tout ce qui peut produire un grand mal, tout ce qui est mordant, piquant, malveillant, à l'instar des animaux venimeux qui font le mal par eux-mêmes (transmission active), quand vénéneux s'appliquerait aux choses dont on regarde la fécondité comme dangereuse, à l'instar des plantes vénéneuses qui ne sont toxiques que par l'usage que l'on en fait (transmission passive). Toujours est-il, observe le TLFi, que, dans les emplois figurés, si venimeux domine du XVIe au XXe siècle, vénéneux semble connaître depuis le siècle dernier un regain de vitalité.
Gageons que, devant une telle cacophonie, les langues les plus virulentes ne manqueront pas de faire remarquer que l'adjectif toxique, plus souple d'utilisation, a encore de beaux jours devant lui...
(*) La distinction entre les deux paronymes est récente, confirme Littré, « et auparavant venimeux se disait des plantes [comme des animaux] » : « Le suc de certaines herbes venimeuses, [...] dont le poison est mortel » (Fénelon). Charles Estienne (XVIe siècle) considérait ainsi que venimeux et vénéneux avaient le même emploi ; Bouhours (XVIIe siècle) était du même avis en ce qui concerne le sens propre (des serpens venimeux ou veneneux), mais ne reconnaissait que venimeux au sens figuré. Ménage et Richelet rejetaient carrément vénéneux au profit du seul venimeux. Furetière fut, semble-t-il, le premier à parler de plantes veneneuses et d'animaux venimeux, marquant par là le début d'une spécialisation d'emploi... « qui n'a cependant jamais été complètement réalisée », selon le TLFi.
Ce qu'il conviendrait de dire
Une araignée venimeuse (encore que vénéneuse puisse s'envisager dans un emploi figuré).
Tags : vénéneux, venimeux, paronymie
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