• Des vertes et des pas matures...

    Des vertes et des pas matures...

    « Le Président a montré, lundi soir, une communication plus mature, s'adressant à un peuple adulte et responsable. »
    (Arnaud Benedetti, sur atlantico.fr, le 14 avril 2020.)  

    (photo Wikipédia sous licence GFDL par Arno Mikkor.)

     

    FlècheCe que j'en pense


    À en croire le site de la Mission linguistique francophone, « en français, le contraire d'immature n'est pas mature (anglicisme) mais mûr » et réciproquement. Oserai-je avouer, après mûre réflexion, que cette affirmation me laisse un brin perplexe ? D'abord, dit-on d'un fruit encore vert qu'il est... immature ? Dans les ouvrages techniques, peut-être ; mais dans la langue courante, on dira bien plus sûrement qu'il n'est pas mûr, voire qu'il n'est pas parvenu à maturité. Ensuite, je ne vois pas bien en quoi l'adjectif immature serait moins suspect d'anglicisme que mature (si tant est que l'on ne confonde pas ce dernier avec le substantif chapeauté mâture, lequel désigne en bon français l'ensemble des mâts d'un navire).

    Dérivés de maturus (« mûr, parvenu à maturité ; prompt, hâtif ; qui a atteint tout son développement »), mature (XIIIe ou XIVe siècle, selon les sources) et son préfixé immature (fin du XVe siècle) sont deux latinismes, un temps passés de mode (contrairement à maturité, maturation, immaturité, qui se sont maintenus dans l'usage), puis repris à la fin du XIXe siècle sous l'influence de l'anglais technique, ainsi que le confirme le Dictionnaire de la langue française : « La reprise du mot [mature] à propos des humains n'a rien à voir avec l'archaïsme ; c'est un anglicisme, l'adjectif anglais mature, de même origine latine, étant resté usuel », « Par emprunt à l'anglais immature, l'adjectif [immature] a été repris en biologie (1897), puis (XXe siècle) en psychologie ». Tous deux ont essuyé le feu de la même critique : « L'adjectif mature a longtemps été considéré comme un anglicisme au sens de "qui a atteint une maturité psychologique" en parlant des personnes » (Portail linguistique du Canada), « Immature est le décalque du mot anglais immature, car mature n'existe pas chez nous alors qu'il existe en anglais (of mature years, "d'âge mûr") » (Étiemble, 1959), « Il ou elle est immature, pour employer cet anglicisme qui fait florès aujourd'hui » (Marie-Louise Audiberti, 2003), « [Il a longtemps craint] de passer pour puéril, immature comme disent si laidement les psychologues contemporains » (René Girard, 2005). Tous deux ont été logés à la même enseigne dans le Dictionnaire de l'Académie, à savoir... aux abonnés absents (du moins jusqu'au début des années 2000) ! Dupré relève toutefois une différence de taille entre les intéressés : « Il est indubitable qu'immature est un calque de l'anglais, où ce mot est le contraire de mature, "mûr". Mais on ne voit pas par quoi le remplacer ; l'existence en français de maturité lui donne une motivation suffisante pour qu'il soit parfaitement clair ; et il n'a rien d'étranger dans sa graphie ni dans sa phonétique (à condition de ne pas prononcer à l'anglaise). » Autrement dit, l'anglicisme immature serait admissible faute de mieux, contrairement à mature qui fait double emploi avec mûr. Et c'est là que les choses se compliquent.

    D'abord, Dupré oublie un peu vite qu'est attesté en français un antonyme morphologique de mûr : je veux parler de l'adjectif immûr. Certes, je vous l'accorde, son allure n'est pas très engageante − doit-il se prononcer im-mur, comme le préconisait Alexander Spiers en 1861, ou in-mur, comme indiqué dans le Wiktionnaire ? (1) −, mais enfin, il a le mérite d'exister (depuis le XVIe siècle, tout de même) et d'être bien de chez nous. Ferdinand Brunot, dans son  Histoire de la langue française (1930), y voit une « création isolée et peu viable » ; je vous laisse en juger par vous-même : « Les fruicts immeurs seront à grand esclandre » (Nostradamus, 1556), « Des prunes et des prunelles immeures » (Paul Bienassis, 1563), « Les espèces [de végétaux] les plus grasses et les plus douces donnent plus d'esprits que celles qui sont immeures, aigres et seiches » (Bernard Du Teil, 1659), « Un soufre immûr, immaturum, volatil, corrosif, selon le langage de l'ancienne chymie » (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1751), « Amiante verte immûre » (Barthélemy Faujas de Saint-Fond, 1778), « Mûr, ûre, adjectif. Immûr, ûre » (Vocabulaire de nouveaux privatifs français [pas si nouveaux que ça...], 1794), « Immature, adjectif. Immûr, qui n'est pas mûr ; au figuré, prématuré, précoce, qui arrive avant le temps » (A New Dictionary, 1805), « Les meilleures poires étant mures sont les plus méchantes étant immures » (Jean-Baptiste Van Mons, 1836), « Immûr, ûre, adjectif. Qui n'est point parvenu à maturité » (Louis Barré, Complément du Dictionnaire de l'Académie, 1842), « Immûr, ûre, adjectif. Qui n'est point mûr, qui n'est point parvenu à maturité. Fruit immûr » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1846), « La chrysalide est encore immûre [traduction de l'anglais The chrysalis is yet immature] » (L'Apiculteur, 1865), « L'état immûr des champignons » (C. A. J. A. Oudemans, 1876), « Leurs sucs sont aqueux et immûrs » (Jean Mavéric, La Médecine hermétique des plantes, 1911), « L'or philosophique est, en réalité, jeune et immûr » (Eugène Canseliet, 1945), « Cet aspect anti-idéologique, obscur, immûr, aveugle du phénomène » (Dominique de Roux, 1971), « Un sommeil immûr » (Yabda Amaghestan, 1981), « [Une] gousse verte contenant des graines immûres » (Daniel Gilliéron, 2016).

    Ensuite, nombreux sont ceux qui croient percevoir une nuance entre mûr et son doublet savant mature. À commencer par les académiciens eux-mêmes, lesquels semblent n'admettre mature que dans des emplois techniques : « Qui a atteint la maturité. Biologie. Une cellule mature. • Spécialement. Se dit d'un poisson prêt à frayer » (neuvième édition de leur Dictionnaire), contrairement à mûr et à immature, censés pouvoir se dire aussi des êtres humains (2). D'autres font valoir, à tort ou à raison, que mûr qualifie désormais plutôt le développement physiologique (un fruit mûr ; un homme mûr, « ayant atteint un certain âge »), et mature, le développement psychologique (un homme mûr pouvant faire preuve d'immaturité) (3)... à moins que ce ne soit l'inverse : un enfant mûr pour son âge et une femme à la peau mature. L'usage, vous l'aurez compris, est encore hésitant...

    Toujours est-il − et c'est là l'objet de mon propos − que rien ne justifie la différence de traitement que d'aucuns cherchent à introduire entre mature et immature. Les deux adjectifs ont suivi la même évolution dans notre langue, et plus d'une bonne plume contemporaine ne peut se résoudre à pratiquer le deux poids deux mesures qui consiste à refuser à l'un le statut de réfugié linguistique accordé à l'autre : « [Être] plus matures lorsqu'on se sent anéantis » (Yves Simon, 2007), « Adopter une attitude autrement mature » (Bruno Dewaele, 2011), « Mais je ne crois pas que nous soyons plus [...] matures que vous » (Bernard Pivot, 2012), « Le voilà aujourd'hui avec une tête d'homme mature dans un corps de gamin » (Louis-Philippe Dalembert, 2013), « Le véritable désir d'écrire est toujours l'expression mature d'une douleur longtemps fermentée » (Thierry Cohen, 2014), « Des amitiés [...] plus matures et plus équilibrées » (Patrick Besnier, 2015), « M. Philippe n'est pas à l'aise dans ses années matures » (Yann Moix, 2018). Quant à ceux qui craignent de se voir taxer de snobisme (4) ou... d'amaturisme, ils pourront toujours ignorer en bloc ces latinismes doublés d'anglicismes, au profit des irréprochables : mûr (vert, pas mûr, voire immûr ?), adulte (jeune), (dé)raisonnable, (ir)réfléchi, posé, sage, qui fait preuve de maturité (d'immaturité), de maturité (de jeunesse), qui présente les premiers signes de vieillissement, développé, achevé, approfondi, etc. La langue française, convenons-en, n'est pas avare d'équivalents mûris sous nos latitudes.

    (1) Selon le TLFi, la prononciation [im] est de rigueur dans les dérivés formés dès le latin (immaculé, immuable, immanent, immerger...), et la prononciation [in], dans ceux formés à partir du français (immangeable, immanquable, immettable...).

    (2) « En parlant d'une personne. Qui a atteint l'âge où toutes les qualités, toutes les capacités sont pleinement développées. Homme mûr, femme mûre. Par métonymie. L'âge mûr, qui fait suite à la jeunesse et aux premiers temps de l'âge adulte. • Spécialement. Qui montre un esprit sage, posé et réfléchi. Une personne mûre et digne de foi. Cet enfant est mûr pour son âge. Par métonymie. Dans les expressions Mûre réflexion, mûre délibération, où l'on pèse toute chose avec soin. Nous ne pourrons nous décider qu'après mûre réflexion » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie, article « mûr »), « Qui n'est pas encore parvenu à maturité. Un organe immature. Des cellules, des individus immatures. Spécialement. Se dit d'une personne dont l'esprit n'est pas mûr, dont le caractère n'est pas affermi. Un adolescent immature. Un comportement immature » (Ibid., article « immature »).

    (3) « Si l'on dit d'un fruit qu'il est mûr, on dit désormais plus facilement d'un individu qu'il est mature, bien que cela s'applique surtout à son état psychique et mental » (Jean-Michel Lueza, Défense de la langue française, 2013).

    (4) « Fi donc du snobisme qui méprise l'adjectif mûr et le participe mûri pour leur préférer mature ! » (Jean-Michel Lueza, Défense de la langue française, 2013).
     

    Remarque 1 : Emprunté du latin maturus, mature est attesté en moyen français au sens moral de « posé, réfléchi » : « Manière mature » (Gilles Le Muisit, vers 1350), « Mature deliberation » (Charte de Lons-le-Saunier, 1364), puis au sens de « parvenu à son plein degré de développement, mûr » : (en parlant d'un fruit) « Cerizes doulces et matures » (Bernard de Gordon, édition de 1495), (en parlant d'un abcès) « Ce qui estoit non mature mais ferme Dedens le corps en part par pourriture » (Pierre Gringore, 1510), (en parlant de l'âge) « Aage mature » (Jean Bouchet, 1545). Souvent mal distingué du participe passé du verbe maturer − comparez : « Comment les pustulles sont rompues après que ilz sont maturees » (Le Guidon en français, 1490) et « [...] après que ilz sont matures » (Ibid., édition de 1503) −, l'adjectif a fini par sortir de l'usage courant au profit de son doublet populaire mûr (attesté quant à lui depuis le XIIe siècle sous les formes meur, maur). Selon le Dictionnaire historique de la langue française, mature « a été repris avec deux acceptions techniques, à propos d'un poisson prêt à frayer et, par emprunt à l'anglais mature, en biologie animale, végétale [individus matures, Maximilien de Chaudoir, 1869], parfois même en psychologie ». Quant au préfixé immature, emprunté ultérieurement du latin immaturus et lui aussi souvent confondu avec le participe passé associé, il fut d'abord employé aux sens de « qui n'est pas mûr » : (au propre) « [Pomes] inmatures » (traduction du Regimen sanitatis d'Arnaud de Villeneuve, 1480), (comme au figuré) « Gloire immaturee » (Jean Bouchet, 1522), « En sa verde et immature adolescence » (Pierre de Saint-Julien de Balleure, 1589) ; de « prématuré » : « Par mort immature » (Jean Lemaire de Belges, 1504), « La mort immaturee de sa dame » (Hélisenne de Crenne, 1538) ; et de « volatil » : « Substance immature du cuivre » (Richard Le Blanc, 1556).
    Selon Goosse, « immature peut être senti comme dérivé régressif d'immaturité. Il est attesté quelques fois au XVIe siècle comme emprunt au latin immaturus. Sous l'influence de l'anglais, il reparaît à la fin du XIXe siècle chez les biologistes pour entrer dans un usage plus général après 1950 ; l'Académie l'a admis depuis 1998 ». Le continuateur du Bon Usage aurait pu tout aussi bien écrire : « Mature peut être senti comme dérivé régressif de maturité. Il est attesté du XIVe au XVIe siècle comme emprunt au latin maturus. Sous l'influence de l'anglais, il reparaît à la fin du XIXe siècle chez les biologistes pour entrer dans un usage plus général après 1950 ; l'Académie l'a admis depuis 2011. »

    Remarque 2 : Dans le cadre de l'orthographe rectifiée, on peut écrire : mûrmuremursmures.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Une communication plus maîtrisée, plus adroite (en un seul mot...), plus efficace (?).

     

    « L'hôpital se fout-il de la charitude ?Même pas cap' ! »

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