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Délivrez-nous du mal
« Le président du PSG n'a pas confirmé l'arrivée du Brésilien [Neymar], conscient de traiter un dossier délicat et épineux. Mais il a délivré quelques messages. »
(paru sur lefigaro.fr, le 1er août 2017)
Ce que j'en pense
Emprunté du latin deliberare (« mettre en liberté »), le verbe délivrer a d'abord signifié « libérer, rendre à la liberté », avant de voir son sens se spécialiser au XIIe siècle, d'une part, en « accoucher une femme » (pour la libérer de son fardeau ?), d'autre part, en « remettre après certaines formalités », par référence à celles accompagnant la remise de captifs libérés ou, plus vraisemblablement, à en croire le Dictionnaire historique de la langue française, sous « l'influence formelle et sémantique de livrer ». L'Académie confirme cette filiation dans la dernière livraison de son Dictionnaire : « Livrer ; mettre, remettre entre les mains de quelqu'un ; distribuer. » Partant, on comprend que délivrer ne s'emploie en ce sens qu'en parlant de marchandises, d'argent, de documents ou de tout objet susceptible d'être matériellement remis à quelqu'un (dans un contexte administratif, juridique ou officiel) : délivrer un colis, un paquet, un chargement, un médicament, une quantité déterminée d'un produit ; délivrer des fonds, des bons, des actions au porteur ; délivrer des papiers, un acte, la copie conforme d'un acte, un titre de propriété, une fiche d'état civil, un passeport, un visa, un agrément, une autorisation, une attestation, une licence, une quittance, un reçu, un récépissé, un mandat, un titre de transport, un laissez-passer, un permis, une carte grise, un certificat, un diplôme, une récompense, une ordonnance, etc. Et l'Académie de préciser dans les colonnes de son site Internet (à défaut de celles de son Dictionnaire) : « Rappelons donc qu'on ne délivre que des personnes ou des objets concrets et qu'il convient de ne pas ajouter à ces sens celui de "donner des informations", qui serait un anglicisme. » (1)Oserai-je livrer ici un sentiment que l'on aura tôt fait de prendre pour de l'irrespect ? Le coup de sifflet des arbitres de la langue prête à sourire. Car enfin, il n'est que trop clair que les membres de l'équipe du quai Conti ne sont pas les derniers à enfreindre leurs propres recommandations. Ne lit-on pas à l'article « distanciation » de la neuvième édition de leur Dictionnaire : « [...] afin que le spectateur donne priorité au message social ou politique que l'auteur a voulu délivrer » ? Tout aussi suspects sont ces emplois au sens de « donner, dispenser », trouvés quelques pages plus loin : « délivrer des soins médicaux » (à l'article « hospice »), « soins à domicile délivrés sous contrôle des membres du corps hospitalier » (à l'article « hospitalisation »), « délivrer [...] les premiers éléments d'un art, d'une technique, d'une science, les rudiments d'une discipline » (à l'article « initiation »), « délivrer les sacrements » (à l'article « pouvoir »), « délivrer [d]es prédictions » (à l'article « pythie »), « toute femme délivrant des prédictions, des prophéties » (à l'article « pythonisse »). Et que dire encore de cette phrase extraite d'un discours prononcé en 1990 par Maurice Druon lui-même à l'Assemblée générale de l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) : « L'Académie, Messieurs, se réjouit fort de ce que l'AUPELF réponde sans cesse davantage à la mission que son président, le recteur Bakary Tio Touré, hier, définissait et résumait dans cette magnifique formule [...] : "Délivrer en français le message du progrès" » ? Magnifique formule ou anglicisme de la plus belle eau ? Le secrétaire perpétuel de l'Académie française récidiva en 1995 : « Si de surcroît ils [= des membres d'autres Compagnies] délivrent sur les écrans leur propre philosophie sur l'état des mœurs et du monde, on est en pleine confusion des genres. » Il ne croyait pas si bien dire... Maurice Druon, au demeurant, n'est pas le seul académicien, tant s'en faut, à compter parmi les contrevenants. Jugez-en plutôt : « Un monument si riche, si complet, si pleinement significatif du message que l'humanité d'alors avait à délivrer » (Henri Petiot), « [...] laissant à l'orateur de service le soin de délivrer le message » (Jean Delay), « Le troisième message de l'histoire fut délivré par "un homme aux traits fins" » (Edgar Faure), « L'occasion, non point de délivrer un message, mais de peindre » (Georges Duby), « Nous voudrions [...] vous "délivrer un message" » (Jean Dutourd, notez les guillemets), « Délivrer, en quelque sorte, sa recette du bonheur » (Yves Pouliquen), « Cet hymne aux grandes œuvres contemporaines, qui nous délivrent la vérité de notre temps » (Pierre Nora), « Un orateur qui doit délivrer le message qui sauve » (Marc Fumaroli), « J'ai un message à délivrer au monde » (Amin Maalouf), « Harrow parut écouter cette fragile mélodie, comme si elle lui délivrait un message » (Jean-Christophe Rufin), « [...] sérieux comme des médecins avant de délivrer leur diagnostic » (Erik Orsenna), « Ce haut enseignement était délivré à des centaines de garçons » (Alain Peyrefitte), « [Les] écoles dites "réales" (délivrant un enseignement secondaire moderne) » (Hélène Carrère d'Encausse), « Ne pas informer, [...] c'est délivrer un autre type de connaissance que l'information » (Alain Finkielkraut). Avouez que pareille liste de cautions a de quoi semer le trouble... Aucune délivrance n'est, hélas ! à attendre du côté du TLFi, où l'acception qui nous occupe, ignorée comme il se doit à l'article « délivrer », s'invite à l'article « message » : « Délivrer, remplir un message », ainsi qu'à l'article « injuste », au détour d'une citation d'André Gide : « [...] c'est peut-être le meilleur du message qu'ils nous délivrent. » On pourrait encore évoquer cette définition pour le moins ambiguë trouvée dans le Larousse en ligne : « Émettre quelque chose : Délivrer un signal »... au sens physique (comme dans ce « délivrer un courant » consigné à l'article « électrode » du Dictionnaire de l'Académie) ou au sens controversé (délivrer un signal de fermeté) ?
À la réflexion, tout porte à croire qu'il s'agit là d'un mauvais procès. Nul besoin, tout d'abord, d'invoquer l'anglais to deliver (a course, a lecture, a message...) pour expliquer l'emploi de délivrer à propos de choses immatérielles. Il n'est que de consulter les dictionnaires d'ancien français pour s'aviser que tel était déjà le cas au XIVe siècle, où notre verbe est attesté au sens de « expliquer » (selon le Dictionnaire de l'ancienne langue française de Godefroy) : « Ung seul ne pourroit entendre ne bien delivrer ou expedier toutes les causes et les controversies d'ung grant peuple » (Oresme), « En loquence étoit paisible et abundant et appertement délivroit et manifestoit par paroles quanques il voulloit » (Les Grandes Chroniques de France) ; au sens juridique de « expédier (une affaire, une cause) » (selon le Dictionnaire du moyen français) : « Il est à entendre qu'ils delivreront toutes les enquestes qui ne toucheront l'honneur du corps ou heritages » (ordonnance de 1307), « Le Roy veut et ordonne qu'il ayt en son parlement une personne qui ayt cure de faire avancier et delivrer les propres causes du Roy [et] qu'en la chambre des enquestes ayt une autre personne qui ayt cure de faire cerchier et delivrer les enquêtes qui touchent le Roy » (ordonnance de 1318), « Il [= le juge] doit les autres causes qui sont entre parties appeller et delivrer l'un après l'autre » (Instrucions et ensaignemens, vers 1390). Ensuite, il est permis de penser que les tours délivrer un enseignement, une formation, un message, un avertissement, etc. ont pu éclore à la faveur d'une métonymie prompte à substituer la formation au diplôme qui la sanctionne, l'information orale à sa notification écrite... ou au messager chargé de la transmettre : « Ne fist mie moult longue attente / Ma dame bonne, belle et sage / Ainsois delivra mon message [comprenez : le messager fut laissé libre, rendu disponible une fois le message remis] / Si brief, que ce fu la journee / Que ma lettre li fu donnee » (Guillaume de Machaut, 1364). De même, la formation du tour délivrer sa vérité, attesté au XVIIe siècle dans des lettres de religieuses de Port-Royal − « Dieu delivre sa verité par des Miracles visibles » (1656), « [Le Sauveur] ne nous veut point délivrer qu'en délivrant sa verité » (1666) −, semble le devoir moins à la perfide Albion qu'à l'idée de libérer une parole, considérée elle-même comme libératrice. Enfin, quand bien même l'influence d'outre-Manche serait avérée, force est de constater qu'elle ne date pas d'hier : « Autrefois un Message étant délivré à l'une des Chambres, il étoit aussi tôt communiqué à l'autre » (Histoire de la rébellion et des guerres civiles d'Angleterre, 1709), « Le Comte d'Oxford, Grand Tresorier, délivra un Message de la Reine » (Recueil des gazettes, 1712), « Je m'en vais vous délivrer mon message » (Philippe Néricault Destouches, académicien, 1751), « [...] après que j'eus délivré le message » (Journal historique et politique de Genève, 1779), « Le message que M. Pitt avait à délivrer [...] » (Mercure de France, 1784), « [...] le Juge lorsqu'il délivre son opinion » (Charles-Alexandre de Calonne, 1787), « Le discours délivré par le roi à son parlement » (L'Esprit des journaux, 1792), « Si quelqu'un osoit délivrer une opinion contraire à la faction » (Chateaubriand, 1797). Est-il vraiment justifié, quelque trois cents ans plus tard, de s'entêter à livrer bataille au cri de « Sus aux Anglais ! » pour une cause aussi incertaine ? Le silence de Girodet, Grevisse, Hanse et Thomas sur ce sujet est éloquent (2).
Si René Georgin, de son côté, endosse sa livrée de combat, c'est pour prendre position sur le front du style. Plus que d'anglicisme, c'est de pédantisme, nous assure l'auteur de La Prose d'aujourd'hui (1956), que l'usager de délivrer s'expose à être taxé : « On ne parlera plus de l'originalité d'un poète, mais de son message ; cela fait plus d'effet : "Rousseau, père de la révolution française, et Gobineau, père du racisme, nous ont envoyé des messages l’un et l’autre" (Jean-Paul Sartre, Situations). Le mot, déjà prétentieux par lui-même, le paraît plus encore, flanqué du pompeux délivrer. Ce sont alors les grandes orgues du lyrisme qui se déchaînent : "Ainsi doit-on recommander aux auteurs contemporains de délivrer des messages, c'est-à-dire de limiter volontairement leurs écrits à l'expression involontaire de leurs âmes" (ibid.). "J'attendais qu'ils me délivrent quelque message éclatant ; et ils me parlaient de gens quelconques" (Simone de Beauvoir, Les Mandarins). La phrase serait encore plus pédante avec un imparfait du subjonctif, mais c'est un temps dont notre auteur semble ignorer l’existence. » Gageons que la langue soignée saura se délivrer de ce travers et reprendre goût au simple fait d'adresser un message, de prononcer un discours, de donner une réponse, de faire une prédiction, de remettre un rapport, de dispenser un enseignement, d'assurer un service...
(1) Un anglicisme sémantique, donc, dans la mesure où c'est l'anglais to deliver qui a d'abord été emprunté à l’ancien français delivrer, avant de nous revenir avec un sens que d'aucuns jugent dénaturé.
(2) À ma connaissance, seul Robert Le Bidois, dans Les Mots trompeurs (1970), partage les réserves des académiciens sur « cet affreux délivré » puisé aux sources corrompues d'Albion et promis à un succès grandissant.
Remarque 1 : La distinction entre livrer et délivrer (que l'anglais confond dans un même verbe) n'est pas toujours aisée à percevoir. Délivrer une marchandise, lit-on dans le Petit Lexique juridique d'Édouard Umberto Goût et de Frédéric-Jérôme Pansier, « c'est la libérer d'un point de vue matériel (transférer sa possession) et juridique (abandonner ses droits sur elle) » ; livrer ladite marchandise, c'est la transporter au lieu convenu pour la remettre à son bénéficiaire. Ainsi la FNAC est-elle dans l'obligation de délivrer à l'internaute le livre qu'il a acheté, quand la société Chronopost est tenue de le lui livrer.
Ajoutons avec Hanse qu'il est abusif, « malgré la fréquence et certaines cautions », de dire livrer quelqu'un dans le sens de « lui livrer la marchandise commandée ». Selon Dupré, il faut dire : Je vais livrer chez M. Martin, et non : Je vais livrer M. Martin, ce qui supposerait qu'on le transporte avec soi.Remarque 2 : Littré observe que délivrer s'est dit familièrement pour « appliquer, donner (des coups) » : « [Il] lui délivre un coup de poing dans le dos » (Laurent Decointre), « [Les boxeurs] se délivraient des crochets dans les côtes » (Paul Morand).
Ce qu'il conviendrait de dire
Il a donné (ou fait passer) quelques messages.
Tags : délivrer, délivrer un message, anglicisme, délivrer une formation
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