« Climat : des députés veulent stopper les vols domestiques trop polluants. »
(paru sur lefigaro.fr, le 1er juin 2019)
Ce que j'en pense
Dans la rubrique Dire, ne pas dire de son site Internet, l'Académie préconise d'écrire : un vol intérieur, national, plutôt que un vol domestique. L'argument avancé sur le tarmac par les aiguilleurs de la langue française est le suivant : « L'adjectif français domestique vient du latin domesticus, adjectif correspondant au nom domus, qui désigne la maison. En latin comme en français, ces adjectifs qualifient ce qui a trait à la maison, à la vie de la maison, comme dans les locutions affaires, travaux domestiques ou économie domestique [1]. Si l'anglais domestic a également ce sens, il en a un second, qui en est l'extension, et qui correspond sans doute à une vision plus large de l'habitat : il qualifie tout ce qui concerne un pays, un territoire délimité à l'intérieur de ses frontières, le pays étant en quelque sorte l'échelon supérieur à la maison. Mais le français possède plusieurs adjectifs, national, intérieur en particulier, qui pourront être employés en lieu et place de cet anglicisme inutile. »
Les académiciens, au demeurant, ne sont pas les seuls à tenir ce cap. Jugez-en plutôt : « Le mot français ne paraît pas avoir autant évolué que le mot anglais au point de vue de l’étendue de ses emplois. En ceci, [domestique pour "local, régional" est] un anglicisme » (Edward Pousland, 1933), « On nous signale le terme adopté par la plus connue de nos compagnies de navigation aérienne : Parcours domestique pour désigner le transit organisé d'un point de l'Union française à l'autre. C'est un calque assez ridicule de domestic flight qui signifie un voyage à l'intérieur des frontières nationales. [...] Pour tuer dans l'œuf cet anglicisme qui est fort laid (à cause des nuances qu'a prises chez nous l'adjectif domestique), il y aurait lieu de lui substituer bonnement national, opposé à l'épithète des voyages internationaux. Et, si on veut préciser, on appellera voyage intérieur celui qui relie deux villes de la métropole » (André Thérive, 1956), « Je ne sais pas, je ne veux pas savoir [...] ce que sont des vols domestiques » (Dominique Jamet, 1996), « Vol domestique pour vol intérieur est un anglicisme sémantique » (Jean-Paul Kurtz, 2013), « L'anglais domestic a une extension de sens plus grande, et celle-ci a donné lieu à l'anglicisme domestique, employé pour désigner "ce qui concerne un pays ou un territoire bien délimité, à l'intérieur de ses frontières" » (Office québécois de la langue française).
Seulement voilà : les académiciens (et leur escadrille de chasseurs d'anglicismes) ont la mémoire courte. Car enfin, il n'est que de consulter les anciennes éditions (1718-1878) de leur propre Dictionnaire pour s'aviser que ladite extension de sens n'est pas propre à l'anglais : « Domestique se dit encore par opposition à Étranger. Exemples domestiques. Troubles domestiques. Guerres domestiques. Ennemi domestique. » Bescherelle et Littré la consignent également sans réserve : « Intérieur, du dedans, par opposition à extérieur, du dehors. Guerres domestiques. Le récit de nos divisions domestiques. Devenir la proie des ennemis étrangers et domestiques (Esprit Fléchier) » (selon le premier, 1845), « Il se dit par opposition à étranger. Les troubles domestiques de la France » (selon le second, 1872) (2). Le Dictionnaire du moyen français croit même en retrouver la trace au XVe siècle : « Par extension. "Qui appartient au pays, à la nation" : Helas, sire, pour Dieu levez vous, et destruisez voz ennemis tant anciens que domestiques (Jean Jouvenel des Ursins, 1440). Par analogie. "Interne" : Cil domestique fureur (Martin Le Franc, vers 1440). La partie domestique au tallon (Nicole Prévost, 1492) (3) » ; et le Gaffiot, à l'époque latine : « Qui tient aux foyers, à la patrie, qui est du pays. Domesticum bellum (Jules César, Cicéron), guerre à l'intérieur du pays. » À l'intérieur du pays, vous avez bien lu ! Inutile de vous faire un plan de vol détaillé : le français domestique, au sens étendu de « qui concerne le pays que l'on habite (par opposition à étranger) », est attesté de longue date sous nos latitudes et le doit davantage au latin qu'à l'anglais.
Entendons-nous bien. Loin de moi l'intention de voler, contre vents et turbulences, au secours de notre adjectif et de nier naïvement toute influence de l'anglais dans l'extension de sens critiquée. Je constate simplement que les contacts avec la langue de Shakespeare ont surtout contribué, hier comme aujourd'hui, à raviver une acception déjà attestée dans notre lexique (4). Aussi peine-t-on à comprendre pourquoi le site Internet de l'Académie condamne sans autre forme de procès, par exemple, la phrase « Le commerce domestique [pour "intérieur"] progresse », alors que cet emploi est documenté sans interruption... depuis la fin du XVIIe siècle : « Outre ce commerce domestique, ils ont celuy des païs étranger » (Louis Moréri, 1681), « Ces sortes de marchandises ne sont pas si propres pour le commerce domestique que pour l'étranger » (Encyclopédie d'Yverdon, 1774), « Le commerce, selon son opinion, est ou domestique ou étranger, c'est-à-dire intérieur ou extérieur » (Jean-Baptiste Robinet évoquant les Considérations de John Law, 1780), « Toutes les sortes de marchandises étrangères qui peuvent entrer en concurrence avec ce qui compose le produit de l'industrie domestique » (Jean-Nicolas Démeunier, 1786), « Cet article comprend non seulement les bénéfices du commerce extérieur, mais les profits infiniment plus considérables et plus variés du commerce domestique » (Nicolas Villiaumé, 1857). De même, il est étonnant de voir les correcteurs du monde.fr affirmer sur leur site que c'est « sous la pression de l'anglais [que] l'adjectif domestique a pris le sens, selon nous usurpé, de "national" ou "intérieur", par opposition à international ». Certes, admet Robert, « ce sens archaïque [...] nous revient par l'anglais domestic "intérieur", parfois calqué en français », mais de là à en attribuer la paternité à nos voisins d'outre-Manche (à balai...), il y a un couloir aérien que Bescherelle, Littré et compagnie nous soufflent de ne pas emprunter. Vous l'aurez compris : l'argument de l'anglicisme a du plomb dans l'aile. Il faut croire que l'équipage du monde.fr en a vaguement conscience, puisqu'il s'empresse d'ajouter : « Ainsi des "vols domestiques", dont on peut se demander, hors contexte, s'ils relèvent de l’aéronautique ou de l'ancillaire. » Le voilà, l'argument massue : le risque de confusion ? Soyons sérieux. L'ambiguïté ici dénoncée est toute théorique (« hors contexte »...) ; quant à la polysémie de l'adjectif domestique, je ne sache pas que nos écrivains de haut vol aient jamais eu à s'en plaindre − comparez : « C'était beaucoup pour des Anglais appauvris par les guerres de France et par leurs troubles domestiques [= nationaux, à l'intérieur du pays] » (Voltaire, 1756) et « Contristerai-je par des troubles domestiques [= privés, intimes] les vieux jours d'un père ? » (Rousseau, 1761) ; « Il n'en est pas de plus propre [que Les Caractères de la Bruyère] à faire respecter l'esprit français à l'étranger (ce qui n'est pas également vrai de tous nos chefs-d'œuvre domestiques [= nationaux]) » et « [Bossuet] fut élevé au milieu des livres et dans la bibliothèque domestique [= familiale] » (Sainte-Beuve, avant 1862). Seul André Thérive, à ma connaissance, s'en était ému dans son livre Clinique du langage (1956) : « Quant à vol domestique, il est impossible, puisqu'il est déjà retenu par le jargon du droit de désigner un larcin commis à l'intérieur d'un ménage par le personnel de la maison ! » Force est de constater que les mentalités ont évolué depuis lors et que la langue courante contemporaine, perfusée de politiquement correct, ne perçoit plus, dans l'expression vol domestique, que l'acception aéronautique. L'argument du risque de confusion ne tient donc pas davantage, de nos jours.
Je rejoins toutefois André Thérive sur un point : puisque l'on dit vol international, la logique et la prudence plaident en faveur de vol national. Histoire d'éviter de se prendre un vol plané au-dessus du quai Conti...
(1) Expression que d'aucuns qualifient pourtant de redondante au regard de l'étymologie : le nom grec oikonomia signifie « administration de la maison » et l'adjectif latin domesticus, « ce qui relève de la maison ».
(2) Citons à titre d'exemple : « Tels ennemis auroient le pouvoir d'exciter des troubles domestiques » (édit du roi Henri IV, 1607), « Des troubles domestiques qui étoient survenus en Moscovie » (Bossuet, 1681), « [Il] avait à conserver son nouveau royaume contre les ennemis étrangers et domestiques » (Voltaire, 1731), « Chaque nation a eu là-dessus ses leçons et ses exemples domestiques » (Jean-Baptiste Massillon, avant 1742), « Dans tout le cours de son règne la France a été exempte des troubles domestiques et des invasions de l'étranger » (Claude-François Lizarde de Radonvilliers, 1774), « D'après la situation extérieure, elle [= la diplomatie] réagit sur le gouvernement même, détermine sa marche domestique » (Édouard Bignon, 1829), « Sa ville natale [consacra] une autre gloire domestique » (Henri Patin, 1854), « L'Allemagne, qu'il accusait avec justice d'avoir, de son lourd esprit domestique, attenté au bon sens des races latines » (Léon Bloy, 1897) et, substantivement, « En louant et esmerveillant ce qui a esté commis par eux, les mettons au rang de noz concitoyens et domestiques [= compatriotes, selon Huguet] » (Filbert Bretin, 1582), « Les étrangers ont démenti l'histoire que les domestiques avaient publiée » (Guez de Balzac, 1631).
(3) Ce sens perdure chez Voltaire : « Accoutumer son estomac à cette purge domestique » (1775).
(4) D'aucuns parlent dans ce cas d'« anglicisme de fréquence ».
Ce qu'il conviendrait de dire
La même chose (ou, selon l'Académie, les vols nationaux, intérieurs).