« Les archéologues du Centre National de Recherche Archéologique ont exhumé un squelette de... dromadaire, datant de l'époque romaine. [...] il aurait s'agit d'un robuste étalon de 6,7 ans. »
(paru sur rtl.lu, le 12 août 2017)
Ce que j'en pense
Quelle ne fut pas ma surprise, ce mardi, alors que je musardais sur la Toile, de tomber sur cet os grammatical : il aurait s'agit, en lieu et place de : il se serait agi. Chameau comme je suis, j'ai d'abord cru à un barbarisme isolé, né dans l'esprit ensablé d'un journaliste oublieux de la conjugaison. Si invraisemblable que cela paraisse, force est de constater que le mal est plus répandu et plus profond. Jugez-en plutôt : « Aujourd'hui, les relations entre les deux partis sont néanmoins cordiales, notamment sur le terrain lorsqu'il a s'agit de mobiliser les troupes contre la loi travail » (Libération), « L'actrice en herbe a ainsi révélé sur Europe 1 qu'il avait s'agit d'un gros carton en Chine l'année dernière » (Paris Match), « Il aurait s'agit de faire rembourser à la victime une dette liée à la vente de stupéfiants » (La Dépêche), « Ce fut le cas au conseil municipal, mardi soir, quand il eut s'agit d'accepter le don de la société [X] » (Var-Matin) et aussi, la liste n'étant rien moins que squelettique : « Il est s'agit dans un premier temps de [...] », « S'il était s'agit d'un autre parti », « Le film ne m'aurait pas fait plus rire s'il avait s'agit de mecs », « Quand il eut s'agit de finaliser l'accord », etc.
Renseignements pris, la faute, quand elle ne remonterait ni à l'ère préhistorique ni aux calendes grecques, ne date pas d'hier. Elle est attestée dès le milieu du XVIIIe siècle : « Quand il a s'agi d'un livre qui leur etoit prétieux » (Michel Galart, Plainte, 1742), « Lorsqu'il avoit s'agi du mariage du prince de Galles » (Nouvel abrégé chronologique de l'histoire d'Angleterre, 1751), « Quand il a s'agi de graver les lettres » (Mercure danois, 1758), « Quand il a sagi de lui ôter son bénéfice » (texte anonyme de 1790), « Avec quel sang-froid il aurait s'agi de se replier une seconde fois » (Jean Le Déist de Botidoux, député à l'Assemblée nationale constituante, 1809)... et dénoncée dans la foulée, souvent comme un régionalisme vicieux :
« Au prétérit, il s'est agi, et non pas il a s'agi » (Jean-François Féraud, Dictionnaire grammatical, 1761), « D'autres, au prétérit, disent : dont il a s'agi, pour dont il s'est agi ; cette dernière faute est encore plus grossière. Les verbes réciproques ou pronominaux prènent tous l'auxiliaire être » (Id., Dictionnaire critique, 1787).
« On doit dire il s'est agi, il s'était agi, au lieu de il a s'agi, il avait s'agi » (Emmanuel Develey, Observations sur le langage du Pays de Vaud, 1806).
« [Ne dites pas :] Il a s'agi. [Dites :] Il s'est agi » (Jean-Michel Rolland, Dictionnaire des expressions vicieuses dans les Hautes et les Basses-Alpes, 1810).
« Pourquoi [dire] il a s'agi, au lieu de il s'est agi ? » (Alphonse Guillebert, Le Dialecte neuchâtelois, 1825).
« Locution vicieuse : Je ne crois pas qu'il ait s'agi de le faire. Locution corrigée : Je ne crois pas qu'il se soit agi de le faire. S'agir se conjugue, dans tous ses temps composés, avec être, et non avec avoir, et le pronom personnel se doit toujours être placé devant le verbe auxiliaire. Il s'est agi, il se sera agi, il se serait agi, il se fût agi, qu'il se soit agi, qu'il se fût agi » (Louis Platt, Dictionnaire critique et raisonné du langage vicieux, 1835).
« Plusieurs personnes disent : L'affaire dont il a s'agi, pour, dont il s'est agi. Cette faute est on ne peut plus grossière. » (Louis-Nicolas Bescherelle, Dictionnaire national, 1845).
« [Ne dites pas :] quand il a s'agi de se mettre à table ; dites, en conjuguant se verbe avec l'auxiliaire être : quand il s'est agi » (Jean Humbert, Nouveau Glossaire genevois, 1852).
« Comment se fait-il que des personnes, pourvues d'ailleurs d'une instruction assez solide, fassent entendre un solécisme tel que celui-ci : quand il a s'agi ! » (Henri-Joseph Forir, Dictionnaire liégeois-français, 1866).
« Ne dites pas (région de Paimpol) : Quand il a s'agi de... Mais dites : Quand il s'est agi de... » (journal L'Ouest-Éclair, 1926).
« Noter le monstre : il a s'agi de » (Auguste Brun, Le Français de Marseille, 1931). (1)
Dans ces façons négligées de s'exprimer, tout se passe comme si l'on avait affaire à un verbe actif sagir (2), pour ainsi dire « dépronominalisé » (qu'il soit écrit avec ou sans l'apostrophe, comprenez avec ou sans agglutination du pronom personnel) et conjugué avec l'auxiliaire avoir (parfois avec être) : il a sagi (ou s'agi), sur le modèle de il a fini.
« On entend dire : Quand il a s'agi de..., je ne crois pas qu'il ait s'agi de..., etc. (ou : il s'a agi, qu'il s'ait agi... etc.). Ces façons de parler (où s'agir est traité comme si l'on avait affaire à un actif sagir) sont barbares : le verbe pronominal impersonnel il s'agit se conjugue avec l'auxiliaire être » (Maurice Grevisse, Le Bon Usage, 1964).
« Dans la langue parlée négligée qu'il convient d'éviter, l'on entend : il a s'agi de... comme s'il existait le verbe sagir » (Michèle Lenoble-Pinson, Écrire sans faute, 2017).
« Le verbe s'agir, dont le caractère pronominal est souvent mal reconnu par les locuteurs, se trouve parfois conjugué avec avoir, ce qui est considéré comme fautif. Il est alors réanalysé comme sagir (verbe non réfléchi) » (Anne Abeillé et Danièle Godard, La Grande Grammaire du français, 2021).
« Pour les formes pronominales, l'auxiliaire de conjugaison est le verbe être. Mais pour certains locuteurs/auteurs, le se est tellement intégré au verbe que l'auxiliaire de conjugaison est avoir. Des requêtes effectuées sur tout Internet au moyen du moteur de recherche de Google (le 2 juin 2009) donnent ainsi "environ 410" occurrences de il a s'agi de, à comparer aux "environ 127000" occurrences de il s'est agi de » (Laurence Danlos, Benoît Sagot, Constructions pronominales, 2010).
Le rôle du pronom se y est à ce point imperceptible (3) que d'aucuns se croient fondés, à l'occasion, à recourir − un comble ! − à la (double) forme pronominale : il s'est sagi (ou s'agi), sur le modèle de il s'est dit. Pour preuve, ces exemples à ne pas suivre : « Lorsqu'il s'est s'agi d'exécuter quelques commissions » (Samuel Engel, 1767) et, plus récemment, « Quand il s'est s'agi de rendre les "restes" du corps » (Le Monde), « Il s'est sagit de mettre aux normes » (La Dépêche), « S'il s'était s'agit d'une salle de sport » (La Voix du Nord). Rappelons à toutes fins utiles que s'agir est un verbe pronominal (qui, comme tel, se conjugue aux temps composés avec l'auxiliaire être), employé de façon impersonnelle (il s'agit de, il s'agit que), écrit en deux mots et invariable au participe passé (lequel ne prend pas de t final) : « Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI » (Chateaubriand), « Quand il s'est agi d'exploiter » (Balzac), « Tant qu'il ne s'était agi que de science » (Jules Romains), « Comme s'il se fût agi d'un libraire obscur et non pas d'un roi » (Blaise Cendrars), « Lorsqu'il s'est agi de tenir cette gageure » (Henri Troyat), « À moins qu'il ne se soit agi d'une extravagante séance de cirque » (Philippe Sollers). Il s'agirait de ne pas l'oublier...
(1) Et aussi : « A s'agi. Qui croirait que cette étrange expression est proférée par des professeurs de littérature française ? Ils disent cependant très bien : Il s'est accompli de grandes choses, et non pas : Il a s'accompli, etc. Pourquoi alors ne disent-ils pas aussi, en bonne langue française : Il s'est agi de telle chose, etc., au lieu de : Il a s'agi, etc. » (Dictionnaire de tout le monde, par trois académiciens, 1842), « Ne dites pas : quand il a s'agi de parler ; dites : quand il s'est agi » (Nicolas-Joseph Carpentier, Dictionnaire du bon langage, 1860), « Employé comme verbe impersonnel et dans la forme pronominale, il s'agit prend toujours l'auxiliaire être. C'est une faute grossière de dire : Quand il a s'agi de payer, pour quand il s'est agi » (Grand Larousse du XIXe siècle, 1864), « Aux temps composés, on ne peut dire [il a s'agi de] au lieu de il s'est agi de » (Joseph Hanse, Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, 1983), « S'agir est un verbe pronominal : il se conjugue donc avec être (ne pas écrire il a s'agi, qui n'est pas correctement construit) » (Bénédicte Gaillard, 100 jours pour ne plus faire de fautes, 2015), « Une forme comme il a s'agi (vs il s'est agi) [suffirait] à déclasser un discours » (Françoise Gadet, Langue et variation, 2020).
(2) La forme sagir serait attestée en picard, mais avec le sens de « acquérir de l'expérience », si l'on en croit le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW). On trouve dans notre lexique les verbes ensagir (ancien français), dessagir (moyen français) et assagir, tous dérivés de sage, lui-même vraisemblablement emprunté du latin sapidus (« qui a du goût, de la saveur », puis « sage, vertueux ») ; rien à voir, donc, avec l'étymologie du verbe agir, issu quant à lui du latin agere (« pousser devant soi », « mener », « faire [dans un exercice continu] »).
(3) L'origine particulière du pronominal impersonnel s'agir n'est sans doute pas étrangère à ce phénomène. D'après André Goosse, il ne... s'agit pas d'un « développement spontané du verbe agir » ; le tour il s'agit de serait un calque de la construction passive du latin agere employé impersonnellement avec de + ablatif : « Agitur de parricidio [= il s'agit d'un parricide] » (Cicéron) − agitur pouvant aussi s'employer personnellement avec le nominatif de la chose dont il est question : « Agitur populi Romani gloria [= il s'agit de la gloire du peuple romain] » (Cicéron). On notera toutefois que s'agir fut d'abord attesté dans une construction avec à + infinitif : « Puis qu'il ne s'agit qu'à façonner Jardins » (Olivier de Serres, 1600), avant d'être attelé à la préposition de : « S'il s'agissoit ici de le faire empereur » (Corneille, 1647).
Ce qu'il conviendrait de dire
Il se serait agi (ou mieux : il s'agirait) d'un robuste étalon.