• « Thierry Mertens, orphèvre. »
    (vu sur France 2, le 16 février 2023.) 

     

     

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Aperçu dans l'émission Affaire conclue : la vie des objets, un « orphèvre » de curieuse facture.

    Pas de quoi pousser des cris d'orphraie − pardon, d'orfraie (ou, plus exactement, d'effraie) −, me direz-vous ; mais enfin j'en étais resté pour ma part à la graphie avec f, l'intéressé ayant été ciselé (vers 1210, selon le Dictionnaire historique) sur l'ancien français fèvre (« ouvrier, artisan travaillant le métal, forgeron »), lui-même issu du latin faber (« ouvrier, artisan »).

    Seulement voilà, plusieurs témoignages confirment l'existence d'une graphie phaber − fautive, savante ou hellénisante, selon les points de vue − en latin médiéval : « WOLVINUS MAGIS(TER) PHABER » (signature d'un artiste du IXe siècle, à Milan), « Other general terms used in inscriptions are actor/auctor, fabricator/factor, or faber/phaber » (A Companion to Medieval Art, 2006). De là, peut-être, la concurrence observée en moyen français entre les graphies avec f et celles avec ph.

    Toujours est-il que ces dernières sont attestées de longue date dans notre lexique, si l'on en croit Godefroy : « orphevre » (1349), « orphevre et orphavresse » (1374), « orphaire » (1499), « orphavre » (1511), « orphebvre » (1518), « orphaivre » (1521), « orpheuvre » (1556)... Au tournant du XVIIe siècle, Agrippa d'Aubigné alternait encore les formes orphevre, orfeuvre, aurfaivre. Les académiciens eux-mêmes laissèrent échapper un « aiguille d'orphevre » dans la première édition (1694) de leur Dictionnaire. Il n'empêche : depuis lors, seule la graphie orfèvre y a droit de cité.
    Et l'on sait à quel point les Immortels parlent d'or.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Orfèvre.


    2 commentaires
  • « Un élu de l'Oise condamné pour avoir abusé sexuellement une ado de 12 ans pendant plusieurs années. »
    (paru sur ouestfrance.fr, le 30 janvier 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Le sujet du jour ne peut que paraître dérisoire au regard de la gravité des faits relatés. Il n'en est pas moins digne d'intérêt pour le chroniqueur de langue. Abuser fait partie de ces verbes qui admettent tantôt un objet direct, tantôt un objet indirect introduit par de. Et gare à ceux qui, à l'instar de notre journaliste, confondraient les deux constructions : à chacune correspond un sens différent, nous assure le Larousse en ligne. Abuser quelqu'un, c'est le tromper, l'induire en erreur : « Il l'a abusée par de fausses promesses » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie) ; abuser de quelqu'un, c'est user avec excès (d'où profiter) de la complaisance, de la bonté, de la naïveté ou de la patience de cette personne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (Id.) et, par euphémisme, lui faire violence, la violer : « Déshonorer une femme, une fille, abuser d'elle » (Id.).

    Mais voilà que se multiplient avec ce dernier sens les emplois à l'actif sans préposition et − « depuis peu », dixit Goosse en 2011 − au passif : « Il a été abusé par son père dès cinq ans » (Le Monde, 2004), « À l'époque, [Polanski] est soupçonné d'avoir abusé une adolescente de 13 ans » (Le Figaro, 2009), « Andréa Bescond a été cette petite fille fragile, blessée, abusée » (Danièle Sallenave, 2016), « M. Polanski aurait dû demander à la jeune fille abusée si elle y consentait ? » (Patrick Rambaud, 2020), « Vanessa Springora raconte dans Le Consentement comment elle a été abusée [par Gabriel Matzneff] » (Michel Onfray, 2021).

    Les uns crient à l'abus de langage :

    « La faute la plus fréquemment commise [est] le tour être abusé par, quand abuser a le sens de "profiter, exploiter [sexuellement]" » (Andrée A. Michaud, 2000), « L'homme, présumé avoir abusé sept enfants, aurait lui-même été abusé dans son jeune âge. On voit, par ces exemples de plus en plus courants de transitivation "abusive", à quel contresens majeur peut conduire l'emploi impropre du verbe abuser » (Jean Brua, Défense de la langue française n° 209, 2003), « [Abuser au sens de "violer"] a été transitif indirect pendant des siècles : on abusait d'une femme. En l'espace de quelques semaines, sans qu'on puisse savoir comment c'est arrivé, le voilà devenu transitif direct : on abuse une femme [...]. Par voie de conséquence, on ne peut plus faire la différence entre "tromper" et "violer" [*]. Toute violence faite à la grammaire se paie d'ambiguïté » (Jacques Drillon, 2014).

    Les autres, à l'anglicisme :

    « D'après l'anglais to abuse, abuser (par exemple un enfant) se dit en français du Canada (depuis 1913) pour "maltraiter", et (1973) "entraîner à des activités sexuelles (en profitant de la faiblesse physique ou psychologique de la personne objet de l'abus)". Cet anglicisme tend à s'employer en français d'Europe » (Dictionnaire historique de la langue française, 2011), « Abusé. Ce mot est un anglicisme au sens de "maltraité, violenté, agressé" » (Lexique des difficultés du français dans les médias, 2010), « On en est venu, sous l'influence de l'anglais, à lui [= le verbe abuser] donner une connotation sexuelle qu'il n'avait pas [!] » (André Racicot, 2013), « Être abusé physiquement ou sexuellement sont des calques de l'anglais to be physically/sexually abused » (Clefs du français pratique), « [Abuser employé au sens de "faire subir des violences sexuelles, violer" est] une importation frauduleuse de l'anglo-américain to abuse » (site barbarisme.com), « [Par la faute de traducteurs négligents,] abuser un enfant ["lui faire croire des sornettes"] est souvent employé aujourd'hui au sens erroné de abuser d'un enfant ["le prendre de force pour partenaire sexuel"] » (site de la Mission linguistique francophone).

    À y regarder de près, l'affaire est plus complexe qu'il n'y paraît.

    1. D'abord, et n'en déplaise aux âmes sensibles, parce que abuser est attesté de longue date au sens de « maltraiter, opprimer quelqu'un » (selon le Dictionnaire historique de l'Académie), « nuire à quelqu'un (en se servant de lui pour satisfaire ses désirs personnels [et spécialement sexuels]) » (selon le Dictionnaire du moyen français). Certes, le verbe, dans cette acception, appelle d'ordinaire un objet indirect :

    « [Il] avoit concupiscence de le [= un enfant] mangier et concupiscence de abuser en par delectacion de luxure inconveniente » (Oresme, vers 1370), « Notez contre ceulx qui tournent a erreurs les femmes pour en abuser » (Jean de Gerson, 1402), « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Id., vers 1404), « [Ceux] qui ont mespris, abusé [= mal agi] ou autrement delinqué envers nous et justice » (Jean Le Clerc, 1502), « [Le tyran] abuse des personnes et des biens de ses subjects » (Pierre Charron, 1601).

    Mais la construction directe se rencontre également :

    « Vous prenez plaisir d'abuser femmes [...]. Et qui plus est vous ne pouvez pas ignorer qu'en ce faisant vous ne dampnés vostre ame » (Cent Nouvelles nouvelles, vers 1460), « Car de legier abuse et fourvoie en auctorité et puissance toute creature » (Guillebert de Lannoy, milieu du XVe siècle), « Et est bien raison quilz soyent persecutez de toutes creatures quant ilz ont abuse toute creature » (Guillaume Lemenand, 1487), « [Pierre Mossard] ne peult demorer a lescole [...] a cause quil abuse [= maltraite] les enfans » (Registres du Conseil de Genève, 1554), « Ils cherchent d'avoir leurs esbats et recreations a abuser femmes et filles mal avisees » (Michel Cop, 1556).

    La belle affaire ! me direz-vous. Tout ça, c'était dans l'ancienne langue, il ne faudrait pas abuser ! Voire.

    Goosse n'a pas manqué de relever que « l'Académie a enregistré de 1694 à 1878 abuser une fille "la séduire, la suborner" [ne vous laissez pas... abuser par le verbe séduire, qui s'entend ici au sens de « corrompre, débaucher »], qu'elle distinguait de abuser d'une fille "en jouir sans l'avoir épousée" − ce qui n'équivaut [toutefois] pas à "violer" ». Certes, mais ce que le continuateur du Bon Usage oublie de préciser, c'est que ladite distinction, pour le moins délicate à mettre en œuvre, était loin d'être strictement observée. Andreas Blinkenberg n'en veut pour preuve que ces exemples empruntés à Molière, où « le sens paraît être exactement le même » (Le Problème de la transitivité en français moderne, 1960) : « Vous autres courtisans estes des enjoleus qui ne songez qu'à abuser les filles » (Dom Juan, 1682), « Il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu'à abuser des filles » (Ibid.) − on pourrait aussi bien citer le Dictionnaire (1690) de Furetière : « Il faut être bien malhonneste homme pour abuser de la femme de son amy, pour abuser la fille de son hoste. » L'Académie elle-même finit par en convenir dans son propre Dictionnaire historique (1865), où elle écrit : « Par une confusion des sens du verbe neutre [abuser de quelqu'un] et du verbe actif [abuser quelqu'un], le premier se prend, comme l'autre, pour Posséder un femme d'une manière illégitime, criminelle, la corrompre par artifice ou la déshonorer par violence » − ce qui inclut bien, cette fois, le crime de viol. Qui plus est, la formulation retenue par les académiciens donne le sentiment que la construction directe serait la tournure correcte (**). Le médiéviste Paulin Paris n'est pas loin de partager cet avis : « En général, la forme active s'emploie pour les personnes, la forme oblique pour les choses. Cependant on diroit abuser d'une fille, parce qu'on sous-entend toujours la foiblesse et l'inexpérience de cette fille. La forme elliptique est ici plus énergique », lit-on dans son Essai d'un dictionnaire historique de la langue française (1847).

    Toujours est-il que l'analyse des textes confirme la concurrence des deux constructions au cours des siècles, même si celle avec de l'emporte nettement, si je ne m'abuse, dans le cas d'une relation non consentie. Qu'on en juge :

    (avec de) « Vostre confesseur [...] m'a confessé avoir abusé de vostre personne [par acte villain et deshonneste] » (Marguerite d'Angoulême, 1559), « [Rodoaldus], surpris en adultere, fut tué par le mary de la femme dont il abusoit » (Pierre de La Primaudaye, 1577), « Il eut pour butin une jeune fille [...] par luy forcée [...], et puis l'envoya à ses officiers pour en abuser de mesme » (Conseil salutaire d'un bon Français aux Parisiens, 1589), « Ce ne furent plus que meurtres et que violemens. [...] quant aux jeunes filles et aux jeunes garçons, ils les ravirent [...] pour en abuser » (Nicolas Coeffeteau, 1621), « Accusé d'adultere avec Julie fille de Germanicus, et d'avoir abusé de mesmes d'Agrippine mere de Neron » (François de La Mothe Le Vayer, 1642), « Il se trouve divers historiens qui disent que Neron avoit abusé [...] de Britannicus » (Nicolas Perrot d'Ablancourt, avant 1664), « Ne se contentant pas de sa femme il abusoit avec violence de quelques filles » (Robert Arnauld d'Andilly, 1664), « Pour venger sa fille dont Roderic abusoit » (Bossuet, 1681), « Violer. Prendre une personne de force pour en abuser » (Dictionnaire de Furetière, 1690), « [Alexandre VI] était accusé [...] d'abuser de sa propre fille Lucrèce » (Voltaire, 1756), « [Ils] ont abusé de quelques beaux garçons » (Id., 1762), « Cet homme, condamné pour attentat aux mœurs, avait abusé d'un enfant confié à ses soins » (Littré, 1863), « Ce serait mal d'abuser de cette enfant. [...] et l'image de la possession l'affolait » (Zola, 1887) ;

    (sans de) « Tu m'as seduitte, abusee et perdue [dit une femme adultère et repentante] » (Jacques Amyot, 1572), « Abuser une femme, une amante Soubs ombre de l'aneau [= sous le prétexte d'une promesse de mariage] » (André de Rivaudeau, avant 1580), « L'ayant abusée [ici employé au sens étroit de "séduite" ?] et violée » (Pierre Crespet, 1604), « Les amours d'une de vos présidentes veuves, découvertes par l'enflure de son ventre, et celles d'une pauvre fille abusée [= déshonorée, à qui l'on a fait perdre la virginité] par un de vos conseillers, qui étoit en même état » (Malherbe, 1613), « [Il] avoit abusé deux filles et eu d'elles des enfans » (Antoine Despeisses, avant 1658), « Mais l'ayant abusée, entre nous, Vous estes obligé, monsieur, en conscience, A l'épouser » (Montfleury fils, 1673), « Seduire, débaucher, abuser une femme » (Das Grosse königliche Wörter-Buch, 1690), « En parlant d'un homme qui a fait violence à une fille, ou qui l'a abusée, on dit qu'Il est le ravisseur de son honneur » (Dictionnaire de l'Académie, 1694), « Demoiselle Ignorance étoit grosse d'enfant. Demandez-moi qui l'avoit abusée » (Antoine Houdar de La Motte, 1719), « On [n'] entend parler que de peres irrités, de filles abusées, d'amans infidelles et de maris chagrins » (Montesquieu, 1721), « Je soussignée fille abusée par Etienne de Sainfroid » (Les Amours de Sainfroid et d'Eulalie, 1729), « Une femme esclave rendue vile par son maître, c'est-à-dire abusée par son maître, ou dont on fait que son maître abuse » (commentaire sur La Sainte Bible, 1743), « Une loi par laquelle une fille abusée étoit punie avec le séducteur » (Rousseau, 1762), « Elle avou[a] devant les juges avoir été abusée par son père » (Giovanni Ferri, 1788), « Vous l'avez abusée, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort là » (Marmontel, avant 1799), « [Les marques de violence] prouvent-elles toujours la résistance d'une femme contre un homme qui l'a abusée ? » (Joseph Capuron, médecin, 1821), « Si un garçon abusoit une fille [...], il étoit obligé de l'épouser » (Jacques-Pierre Fleury, avant 1832), « Quel misérable ! abuser une enfant, comme s'il n'y avait pas tant de femmes qui n'auraient pas demandé mieux que de satisfaire ce Lovelace ! » (Le Tribunal de famille, 1879), « D'aucuns disent qu'il n'est pas si grand péché d'abuser une femme publique et qui est déjà prête à mal faire, que d'aller débaucher une fille ou femme mariée » (Joséphin Péladan, 1884), « Une fille qu'un homme avait abusée après l'avoir endormie avec du punch » (Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1886).

    2. Ensuite, et c'est là la conséquence de ce qui précède, parce que l'argument de l'anglicisme perd singulièrement de son poids. « Cette construction transitive [directe ne] serait-elle [pas plutôt] un archaïsme ? » s'interroge Goosse à bon droit. Convenons, à tout le moins, que le tour anglais renoue avec un ancien usage français, de sens approchant.

    3. Enfin, parce que ce ne serait pas la première fois qu'un verbe transitif indirect se construirait régulièrement à la voie passive : « Obéir ayant été autrefois transitif [direct], il s'emploie aussi à la voix passive. J'entends être obéi sur-le-champ », lit-on dans la dernière édition du Dictionnaire de l'Académie. Tout aussi grande est la tentation, avec abuser, d'alterner construction active indirecte et construction passive avec le même sens :

    « D'un sousdiacre qui avoit abusé d'une fille sous promesse de mariage [...]. Fille abusée par un sousdiacre sous promesse de mariage » (Journal des audiences du Parlement, 1678), « La promesse de mariage, sur la foy de laquelle une fille a été abusée [...]. Celuy qui a abusé d'une fille sous promesse de mariage » (Pierre-Jacques Brillon, avocat, 1711), « S'il est vrai que l'on désigne sous le nom de viol l'effort fait pour abuser d'une fille ou d'une femme malgré leur volonté, il est également certain que dans le plus grand nombre des cas, la personne abusée est une fille encore vierge » (Mathieu Orfila, médecin, 1823), « L'autre dame en deuil était sa fille, abusée par le fils du riche laboureur. [...] j'aurais désiré vous voir [...] le forcer d'épouser ma fille en accomplissement de la parole qu'il lui a donnée, avant que d'abuser d'elle » (Frédéric de Brotonne traduisant Cervantes, 1837), « Certains parents [pédophiles] bénéficiaient même d'une aide sociale pour abuser de ces enfants dont certains avaient six ans. Plus de mille enfants auraient été ainsi abusés pendant des années » (Michel Onfray, 2021).

    Impossible de conclure ce billet sans évoquer le cas, tout aussi controversé, de l'expression abus sexuel. Selon Florence Montreynaud, il s'agit d'un calque de l'anglais « child abuse ou sexual abuse [...]. Or le nom anglais abuse a un sens plus large que le français abus : il peut signifier, comme en français, usage mauvais ou excessif d'une chose, mais il a aussi le sens de injure (à une personne), dégradation (d'un bien), ou le sens plus fort de viol. En français, abus d'alcool ou abus d'autorité sous-entend qu'il existe un usage bon ou raisonnable de cette chose. L'expression abus sexuel est donc absurde : elle signifierait qu'on peut user sexuellement, de manière bonne ou raisonnable, d'un enfant » (Le Roi des cons, 2018). Absurde ? Pas pour Mael Germain, qui soupçonne une confusion entre abus sexuel et abus de sexualité : « L'abus de sexualité [où le complément introduit par de précise l'objet de l'abus, comme dans abus d'alcool, abus d'autorité...] est le fait d'abuser de la sexualité, [alors que l'abus sexuel est] le fait de commettre un abus de pouvoir à des fins sexuelles » (Essai sur l'influence du pédophile à l'égard du silence des tiers, 2018). Les uns saluent l'élasticité d'une notion susceptible de recouvrir des situations très diverses : « L'expression "abus sexuel" a l'avantage de ne pas réduire le phénomène, ni aux sévices [...] ni aux violences » (Les Abus sexuels à l'égard des enfants, 1990), quand d'autres dénoncent le voile pudique qu'elle jette sur la réalité : « Ce terme consacré d'abus est bien curieux et presque indulgent pour désigner des viols ou en tout cas des violences sexuelles sous la contrainte » (site des correcteurs du monde.fr). L'Office québécois de la langue française considère, quant à lui, que l'anglicisme abus sexuel « s'intègre au système linguistique du français, puisque le terme abus a le sens de "fait d'user mal d'une position d'autorité ou d'une relation de confiance" ».
    Bornons-nous, de notre côté, à rappeler que le mot abus possédait plus d'une acception dans l'ancienne langue : « usage mauvais, irrégulier, excessif ou injuste (d'une chose, d'un pouvoir, de la force...) », « excès, désordre », « tromperie », « erreur, divagation »... mais aussi « action abusive exercée contre quelqu'un, mauvais traitement, exaction », comme dans ce vers du Mystère de saint Laurent (1499) : « Sathan et Lucifer [...] aux pecheurs font maintz abus. » C'est à ce dernier sens que le Dictionnaire du moyen français rattache l'emploi de abus − parfois complété de l'épithète charnel − pour qualifier diverses activités sexuelles condamnables (viol, inceste, adultère, masturbation...) :

    « Abus de délit charnel avecques enfans masles » (Oresme, vers 1370 ; délit charnel désignant le plaisir de la chair), « Inceste [...] est abuz charnel de ses cousines, parentes et affines » (Noël de Fribois, 1459), « L'abus charnel entre le fils et la fille » (Jacques Severt, 1621), « [Il] advertissoit [son fils] d'eviter toute fornication et appelloit crime tout usage, ou plustost abus de femme hors de l'épouse legitime » (Étienne Molinier, 1641), « Que ce recit serve d'enseignement aux clercs, pour n'abuser pas des femmes d'autruy [ny] des femmes publiques de l'abus desquelles on ne peut pas dire absolument que ce soit un crime » (Michel de Marolles, 1668), « Abus de soi-même. C'est une expression dont se servent quelques auteurs modernes pour dénoter le crime de la pollution volontaire [= masturbation] » (Encyclopédie méthodique, 1751), « Abus d'une fille mineure » (François Dareau, avocat, 1775), « Abus charnel d'une fille au-dessous de dix ans » (Commentaires sur les lois anglaises, 1823) − à distinguer de : « Il fait crever Attila d'un abus [= usage excessif et immodéré] de femmes et de vin » (Alexandre Dumas fils, 1871).

    Résumons. Abuser (comme abus) connaît depuis plus de six siècles des emplois ayant trait aux mœurs sexuelles. Sans doute est-il préférable, dans ce domaine, de s'en tenir à la construction indirecte, seule consignée désormais par les dictionnaires usuels au sens de « faire violence à, violer ». Mais se pose alors la question du bien-fondé de la forme passive : abusé serait d'un emploi régulier − quoique vieilli − « en parlant d'une femme séduite et déshonorée » (Dictionnaire historique de l'Académie), mais passerait pour un détestable anglicisme au sens de « violé, agressé sexuellement ». Avouez que la différence de traitement paraît un tantinet... abusive.
     

    (*) Argument peu convaincant, puisqu'il vaut déjà pour le tour indirect, comme cela n'a pas échappé à Féraud : « Madame de Sévigné écrit à sa fille : "J'abuse de vous : voyez quels fagots [= nouvelles de peu d'importance] je vous conte." Si c'eût été un homme qui eût écrit à Madame de Grignan, il eût manqué à la décence » (Dictionnaire critique, 1787).

    (**) Sinon, pourquoi ne pas avoir écrit : « les deux se prennent pour [...] » ?

    Remarque 1 : Selon l'outil canadien Clés du français pratique, l'expression abuser de quelqu'un « implique nécessairement un abus de nature sexuelle ». Tel n'est pourtant pas toujours le cas, nous l'avons vu, ni dans l'ancienne langue : « Mais aussi par pechie l'omme abuse de toute creature » (Jean de Gerson), ni en français moderne : « Ces enfants abusent sans vergogne de leur père » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Trop de bonté, de générosité de votre part inciteront les autres à abuser de vous » (TLFi).
    L'ennui, c'est que cette méprise donne à croire que l'expression abuser sexuellement (charnellement, physiquement) de quelqu'un verse dans le pléonasme : « Abuser remplace souvent violer, ce qui donne le pléonasme abuser sexuellement » (Françoise Nore, 2021). Là encore, rien n'est moins sûr : « [Il] abandonna [une jeune femme] a tous ceulx qui en vouldroient charnellement abuser » (Claude de Seyssel, avant 1520), « [Il] abusoit charnellement du plus jeune des freres » (Jacques Amyot, 1559), « Celuy qui viole et qui abuse charnellement d'une personne » (Nicolas de Hauteville, 1657), « Cet ecclesiastique qui abuse charnellement de ses pénitentes » (Jacques de Sainte-Beuve, 1662), « [Absalon fait tuer Amnon], parce qu'il avoit abusé violemment de sa sœur Thamar » (François Le Tellier de Bellefons, 1695), « Lequel enfant, après que ledit Gilles en eut charnellement et criminellement abusé, fut tué » (Georges Bataille, 1959), « [Il] avait abusé sexuellement de plusieurs jeunes femmes » (Didier Decoin, 2014).

    Remarque 2 : D'après le Dictionnaire historique de la langue française, « le verbe abuser semble dérivé de abus mais est attesté antérieurement (1312) ; on peut supposer un latin populaire °abusare ». Abus, quant à lui, est emprunté du latin abusus (participe passé de abuti « user complètement de, détourner de son usage »), employé comme terme juridique au sens de « utilisation d'un bien fongible, usage suprême et définitif d'une chose ».


    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    Condamné pour avoir abusé (sexuellement) d'une adolescente.


    votre commentaire
  • Êtes-vous fluent en français ?

    « À l'entrée en CM1, tous les élèves qui n'arrivent pas à lire un texte avec fluidité et expressivité, à une vitesse d'environ 90 mots par minute, doivent bénéficier d'une pratique quotidienne spécifique [...]. Durant les deux années du cours moyen, tous les élèves doivent lire chaque jour à voix haute pour entraîner leur fluence et atteindre la moyenne de 120 mots par minute à la fin du CM2. Aux évaluations de 6e de 2022, ils ne sont que 56 % à y parvenir. »
    (Bulletin officiel de l'Éducation nationale, le 12 janvier 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    « Fluence, c'est français ou c'est un affreux néo-anglicisme ? » s'enquiert un internaute sur le forum Neoprofs.org.
    Affreux ? Allez dire ça à Dupré ! Il vous rétorquera aussi sec que « tous [les mots] dont le groupe initial est fl » sont, au contraire, « fort agréable[s] ».
    Anglicisme ? Étiemble, pourtant grand pourfendeur du franglais devant l'Éternel, ne partage pas davantage cet avis. Ne prend-il pas le risque de faire couler un peu d'encre en déclarant, sans barguigner, à propos de l'emploi de l'adjectif correspondant comme terme de philosophie : « Fluent, voilà du bon français » (Le Babélien, 1959) ?
    Et pourtant, le doute subsiste : « Fluent est un anglicisme qui est petit à petit adopté par les neuropsychologues de langue française » (F. Michel, dans la revue Lyon médical, 1979), « Cet anglicisme [fluence] m'horripile. Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas utilisé simplement fluidité » (Twitter, 2020).
    Le sujet, ballotté par ce flux et reflux d'opinions contraires, mérite bien que l'on s'y attarde un instant.

    Première surprise : fluence est inconnu du Dictionnaire de l'Académie et du Dictionnaire historique de la langue française ; seul fluent y a ses entrées − et encore, depuis les années 2000 pour ce qui est du premier ouvrage. À tout seigneur tout honneur, c'est par l'adjectif que je commencerai donc :

    « XIVe siècle. Emprunté du latin fluens, de même sens, participe présent de fluere, "couler".
    1. MÉD. Se dit de lésions d'où s'écoule un liquide.
    2. Qui coule, qui bouge sans cesse, Des terres fluentes. Fig. et litt. Qui change sans cesse, au point de devenir insaisissable. Le caractère fluent du temps. Par ext. Se dit d'un style coulant, d'une manière de parler, d'écrire, qui a de l'aisance » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).

    « Fluent, tiré du participe présent [de fluer], s'applique à ce qui est fluide (XIVe s.), seulement en médecine (1800) ; il se dit en philosophie (XVIe s.) de ce qui s'écoule et au figuré pour "changeant, versatile" (1767), emploi rare » (Dictionnaire historique).

    Peut-on imaginer analyses plus dissemblables ? L'étymologie, d'abord : emprunt du latin fluens ou forme adjectivée du participe présent français fluant ? L'hésitation n'en finit pas de se refléter dans l'alternance (encore observée de nos jours) des graphies fluent / fluant, auxquelles Littré et le TLFi consacrent − bien artificiellement (1) − des entrées distinctes.
    Le sens, ensuite. Sans doute l'Académie aurait-elle été bien inspirée de se donner la peine de préciser les acceptions de l'étymon latin plutôt que de recourir à la formule de facilité « de même sens » ; cela lui aurait évité d'en oublier certaines, pourtant passées dans notre langue.

    Au propre, fluent se dit aussi bien de ce qui coule, s'écoule, glisse (fluide, matière malléable ou meuble) que de ce qui laisse s'écouler un fluide (plaie, hémorroïdes...) :

    « Plaies fluentes et liquides » (Martin de Saint-Gille, avant 1365), « Je vous meneray jusques a la terre fluente de laict et de miel » (Postilles et expositions des Epistres, 1508), « Le murmure des fluentes eaues » (traduction anonyme des œuvres de Virgile, 1529), « La langue de Nestor est comparee a myel fluent » (Geoffroy Tory, 1529), « Mes cicatrices puantes Sont fluantes De sang de corruption » (Clément Marot, 1542), « Clemens et amyables comme l'huille d'olive est doulce et fluente » (Nicolas Herberay des Essarts, 1550), « Plusieurs ont estimé que l'ambre jaune est une fluente liqueur terrestre » (Pierre Belon, 1555), « Desseicher les hemorrhoïdes fluentes » (Christofle Landré, 1558), « La fluante bourbe de la neige qui fondoit » (Jean de Hamelin, 1559), « Les mois [= menstrues] par trop fluents » (Jean Liébault, 1570), « La marne est une terre tendre et fluante. [...] lesquels sels ou matieres metaliques sont fluentes et se laissent couler avec les eaux qui entrent dans la terre » (Bernard Palissy, 1580), « Le flegme tempere la chaleur du sang, l'esclarcit, le rend legier et plus fluant » (Guillaume de Lerisse, 1608), « [Les peuples] du Sud ont le sang plus fluent » (Edme Gallimard, 1626), « Nez fluant, narines fluantes de morve » (Matthias Kramer, 1712), « L'aure fluante » (Diderot, 1765).

    Laisser entendre que cette acception de l'adjectif n'est désormais plus usitée qu'en médecine semble exagéré. Je n'en veux pour preuve que ces contre-exemples postérieurs à 1800 :

    « Les eaux [...] stagnantes, tombantes ou fluentes » (Jean-Marie Morel, 1802), « Des argiles [...] friables en temps sec et fluentes en temps humide » (Rapport au roi sur les canaux, 1823), « [Terres] où sont les eaux de sources fluantes » (Journal des annonces judiciaires de la ville de Lyon, 1826), « De bonnes potées grasses et fluantes » (Balzac, 1831), « Sources minérales toujours fluentes » (Isidore Bourdon, 1846), « Ces glaces se sont comportées non pas comme un liquide fluant [...], mais bien comme un liquide visqueux » (Albert Falsan et Ernest Chantre, 1880), « Lorsqu'enfin la fente est si mince que l'huile ne passe pas, le miel plus fluent peut passer » (Moïse Schwab, 1883), « J'ai goûté ces eaux fluentes, elles sont salées ! » (Victor-Eugène Ardouin-Dumazet, 1898), « Les délices de l'eau fluente » (Mathieu Varille, 1930), « Une longue oasis dit la fécondité des eaux fluentes » (Louis Artus, 1939), « Ceux qui voient dans le ciel immobile un liquide fluant, qui s'anime du moindre nuage » (Gaston Bachelard, 1943), « Ses eaux fluantes, bruyantes ou stagnantes » (Charles Gringoz, 1949), « L'épais de l'ombre et de l'eau fluente » (Philippe Beaussant, 1989), « Là où la terre est fluente de lait et riche en cyprine » (Jacques Cauda, 2020).

    Au figuré, fluent se dit pour « mouvant, ondoyant, flottant ; flasque, amolli » et, avec une valeur temporelle, pour « qui coule, qui passe, qui change sans cesse (au point de devenir insaisissable) ; qui s'écoule dans le devenir [selon la définition de Wartburg], qui n'est pas permanent » :

    (à propos d'une chose) « Ce monde labile et fluent plus que leaue dun ruisseau de fontaine » (Jehan Henry, 1516), « Or n'est la voix sinon un esprit fluant, perceptible a l'ouye par la verberation de l'air » (Jean Martin, 1547), « C'est chose mobile que le temps, et qui apparoist comme en umbre avec la matiere coulante et fluente toujours, sans jamais demourer stable ny permanente » (Jacques Amyot traduisant Plutarque, 1572 [2]), « Causes instrumentales divinement instituées et vertus fluentes conjoinctement » (Jacques Severt, 1622), « Faute de l'ame vegetative, [un corps mort] est de nature fluante » (Vincent Wuillard, 1650), « Ce présent est un point indivisible et fluant » (Diderot, 1766), « L'artiste avoit su [donner à ses figures] ce contour mou et fluent » (Id., 1767), « Les vêtemens larges et fluents qui ne deformoient aucune partie du corps » (Guillaume-Thomas Raynal, 1792), « [Jules César Scaliger] a distingué le nom et le verbe en choses permanentes et en choses fluentes » (Séguier de Saint-Brisson, 1838), « Autant de têtes, autant d'opinions vacillantes et fluantes, coulant sur l'esprit sans y pénétrer » (Lamennais, 1843), « Le dos fluant d'un peut-être ou d'un il semblerait » (Barbey d'Aurevilly, 1860), « Héraclite [disait :] "Tout existe et tout n'existe pas", car tout est fluent, tout est dans une éternelle transformation, dans un éternel devenir et mourir » (La Revue socialiste traduisant Engels, 1880), « La transparence de ses chairs fluentes rebutait les plus rudes appétits » (Jean Lorrain, 1904), « Ce qu'il [= le temps] a de fluent » (Henri Bergson, 1907), « Tout ce qui est flasque et fluent, verbal et conventionnel, est dangereux » (Léon Daudet, 1923), « La notion phénoménologique de motivation est l'un de ces concepts "fluents" ["flieszende" chez Husserl] qu'il faut bien former » (Merleau-Ponty, 1945), « La fluante réalité » (Emmanuel Mounier, 1946), « Sous le nom d'adverbes, on groupe un ensemble très complexe et surtout très fluent de mots et de particules » (Albert Dauzat cité par le Grand Larousse, avant 1955), « Caractère irrationnel et fluent du milieu temporel » (Jankélévitch, 1957), « [Les] plis fluants de la brise » (Léon Laleau, 1973) ;

    (plus rarement, à propos d'une personne dont les formes sont flasques, molles, dont le caractère est changeant, versatile ou encore dont la fluidité d'esprit permet la compréhension de sujets variés) : « Une longue créature blondasse, larveuse, fluente » (Edmond de Goncourt, 1877), « Ce personnage indécis et fluent qui se promène, pareil à une ombre chinoise » (Huysmans, 1884), « Ce Gendarme appartient au répertoire fantaisiste d'Hervé : il est fluent et dérisoire » (Édouard Drumont, 1896), « [Des] bedeaux fluents et agités » (Bernard Lazare, 1897), « Personnage fluent et incapturable » (Manuel de Diéguez, 2001), « Le portrait à multiples facettes de cet écrivain fluent » (Pierre Masson, 2002), « Sainte-Beuve est présenté comme [...] un personnage fluent, "écrivain d'une souplesse remarquable, d'une élasticité rare" » (François-Marie Mourad, 2003).

    En particulier, il s'applique − en bonne ou en mauvaise part, à l'instar du latin fluens (3) − à une expression (orale ou écrite) coulante, aisée, facile, abondante ou bien trop uniforme, flasque, relâchée, et aussi, par métonymie, à une personne qui parle beaucoup et avec aisance (acception ignorée par nos deux dictionnaires) :

    (à propos de paroles, d'écrits, de style) « Ovide, fontaine de fluantes et doulces parolles » (Geoffroy Tory, 1529), « La copieuse et fluente eloquence de Cicero » (Étienne de Laigue, 1531), « Je n'ay veu de plus aisé langage Ne plus fluent » (Jean Bouchet, 1537), « Vostre eloquent parler Est si fluent qu'il volite par l'air » (Id., 1545), « Ta plume tant fluante » (Pernette du Guillet, 1545), « La rime riche et fluente » (Charles Fontaine, 1555), « Vostre fluante et douce poësie » (Id.), « D'une bouche fluante il profera ces mots » (Siméon-Guillaume de La Roque, 1597), « Ung stile si doux et si fluant » (Brantôme, avant 1614), « Un stile fluant de sapience » (Jean Balcet, 1636), « Elle [= une cantatrice] avait la langue fluente, ce qui lui donnait la facilité de prononcer les mots rapidement et distinctement » (Charles Brack traduisant l'anglais de Burney, 1810), « Son style mou et fluent » (Louis Marie de Lahaye de Cormenin, 1837), « Aucun d'eux ne possédait un style assez fluant pour aligner soixante vers d'une seule période » (Paul Lacroix, 1842), « Ces hommes illustres n'avaient pas tous la parole fluente, l'expression facile et le regard assuré » (Charles Dupin, 1847), « Un style fluent et mièvre » (Bernard Lazare, 1891), « [Elle a] le verbe fluent, parfois insolent, toujours facile » (Charles d'Héricault, 1893), « [Tel vers] est ductile, fluent, allégé » (Albert Mockel, 1894), « La plume fluente de Mme Craven » (Lucien Descaves, 1935), « Écriture romantique, fluente » (Albert Thibaudet, avant 1936), « Cerner d'un contour qui ne tremble pas la pensée fluente » (Julien Gracq, 1948), « Bonheur de dire quelques vers fluents et tendres » (Louis Jouvet, avant 1951), « Jargon pâteux, fluent, mou » (Lucien Thomas, 1965), « Une rudesse de langage différente de ce style fluent » (Jean Meyer, 1993), « Ce n'est pas le texte le plus fluent, c'est-à-dire le plus clair, le plus explicite, le plus facile à traiter, qui favorise toujours le meilleur niveau de compréhension profonde » (Joëlle Proust, 2021) ;

    (plus rarement, à propos d'une personne éloquente, volubile ou prolixe) « Les fluans orateurs rethoriques » (Jean d'Auton, avant 1528), « Et les ditez des fluens orateurs » (Id.), « [M. Poincaré] connaît bien la rhétorique ; il est fluent » (Charles d'Héricault, 1896), « Ce rhéteur vide et fluent » (Charles Maurras cité par Bruno Fuligni, 1910), « M. de Cadenet, parleur fluent et disert » (La Dépêche de Brest, 1939), « Des poètes fluents » (André Gillois, 1953).

    Et voilà poindre la deuxième surprise : la phrase « Mon (parler) anglais est fluent » n'aurait rien que de très correct − tout au plus son auteur risquerait-il de se voir taxer d'archaïsme ou de latinisme. De là à affirmer tout de go être soi-même fluent en anglais (au sens de « parler couramment une langue étrangère »), c'est une autre paire... de Manche !

    Signalons enfin, d'une part et à titre de curiosité, un emploi technique (XVIIe siècle) dans la papeterie : papier fluant « qui est confectionné sans colle et a tendance à boire l'encre » et, d'autre part, des emplois substantivés, le plus souvent avec valeur de neutre : « La fonction de la forme est précisément de saisir, de fixer, d'immobiliser ce que j'entends quelquefois appeler le "fluent" des choses » (Ferdinand Brunetière, 1893), « [Procéder] du fixé au fluent » (Jules Vuillemin, 1919), « Ce poète de l'Insaisissable et du Fluent » (Jean-Édouard Spenlé, 1935), lesquels nous conduisent tout droit au nom féminin associé.

    Fluence n'a pas attendu la bénédiction des académiciens pour se faire une (petite) place dans notre lexique : renseignements pris dans les dictionnaires d'ancienne langue (4), l'intéressé est attesté sous diverses graphies (fluence, fluente, fluance, fluante) depuis quelque... sept cents ans − et c'est là la troisième surprise ! Ce n'est pourtant qu'au début du XIXe siècle (si l'on excepte un emploi en mathématiques consigné dès 1756 dans l'Encyclopédie de Diderot sous la forme fluente) qu'il se verra ouvrir les portes des ouvrages de référence. Reconnaissance tardive et toute relative : présenté à tort comme un néologisme (5), ignoré par le Dictionnaire de l'Académie, fluence (encore parfois orthographié fluance) reste peu usité en dehors de la langue philosophique ou littéraire. Il n'en reprend pas moins la plupart des emplois de l'adjectif et s'entend, au propre comme au figuré, de l'action de fluer, du mouvement de ce qui coule ou s'écoule, à l'instar du bas latin fluentia (« écoulement » [6]) :

    (à propos d'un fluide, d'une matière malléable ou meuble) « La Mer de Grece i bat, dont li fluente est lés [= large] » (Les Continuations de Jérusalem, fin du XIIIe siècle selon le Dictionnaire étymologique de l'ancien français), « Comme eloquence bien ordonné soit si comme fluence de miel et sang du corps du parlant » (Christine de Pizan, 1413), « Les eaues [...] demouroient derriere en sy grant fluence et haulteur que les prez et hiretaiges [...] en estoient noyez et gastez » (Cartulaire de l'abbaye de Marquette, 1438), « La fluente des ruisseaux et rivieres » (Les Us et coutumes de la mer, édition de 1671), « [Le] soulphre n'est qu'une fluance terrestre eschauffée qui est comme feu » (Le Tombeau de la pauvreté, 1672), « La fluance des humeurs acres êtoit si grande » (François Deboze, 1682), « [Construire] des murs de soutènement pour s'opposer à la fluence des argiles » (Rapport au roi sur la situation des canaux, 1847), « La fluence chaude et aigrelette [...] du vin de Chablis » (Paul Adam, 1886), « Fluance du nuage » (Joséphin Péladan, 1889), « [Ils se tenaient] dans la fluence solaire presque horizontale » (Jean de La Varende, 1944), « La fluence des eaux et des airs » (Benoît Blihau, 1947), « Amélie regardait les œufs, pensait à ce qu'elle avait entendue, et des images de fluence et de viscosités se glissaient dans son esprit » (Henri Troyat, 1953), « Les Girlandenboden donnent bien l'impression qu'il y a eu fluence, écoulement boueux » (Étude des sols gelés, 1954), « La fluence du fleuve » (Jean-Paul Dollé, 1976), « Vénus, autre figure qui n'est pas sans affinité avec la fluence des flots » (Thierry Belleguic, 2000), « La fluance d'eau et de sang expulsée après [le nouveau-né] » (Pierre Pelot, 2003) ;

    (à propos du temps, de la parole...) « La fluence du temps » (Discours apollogetic pour monsieur le baron de Billehe et de Vierset, 1633), « Au moment que je parlais ainsi, l'éternité durait, la fluente du tems courait » (Voltaire, Questions sur l'Encyclopédie, 1771 ; on trouve fluence dans des éditions ultérieures), « Dans la fluente du tems qui engloutit tout » (Id., Correspondance, 1773), « Le tems [est] une fluence également uniforme et continue » (Charles de Nieuport, 1805), « La seule fluence des phrases dénouera sans effort la situation » (Paul Valéry, 1897), « Des flots de vocables. Des mots ! [...] une fluence verbale » (Henri d'Arles, 1926 ; le sens est ici proche de « logorrhée »), « Le devenir est lié à une image cinétique d'écoulement, de passage, de fluence ; [l'être] à une image de stabilité, d'immobilité » (Gustave Guillaume, 1942), « La hantise de la fluence du Temps » (Julien Teppe, 1946), « La fluence (nous ne disons pas la confusion) des contours » (Charles de Moré-Pontgibaud, 1955), « Toute Littérature [...] doit être un récit, une fluence de paroles au service d'un événement ou d'une idée qui "va son chemin" » (Roland Barthes, 1962), « La valeur de pour [chez Sainte-Beuve] est fluente et nuancée, et le critique joue précisément sur cette fluence » (Jean Chaillet, 1969), « La fluence du parler, les glissements verbaux mécaniques élargissent constamment la distance entre un discours significatif et justifié et un flot de paroles gratuites » (Paul Vernois, 1981), « Bloquer la fluence des mots pour faire naître de cette retenue la fleur magique du verbe » (Bernard Chouvier, 1994), « Refus de toute fluence lyrique » (Jean-Claude Pinson, 1994), « La fluence du discours cinématographique » (Freddy Buache, 1996), « La fluence généralisée des passions qui constitue "le cours général" des affaires humaines » (Jean-Pierre Cléro, 1998).

    Mais voilà que, sous... l'influence de leurs équivalents anglais, nos deux compères développent sur le tard de nouveaux emplois techniques. Comme terme de physique, fluence désigne notamment « la propriété que possède une poudre de s'écouler librement à travers un orifice » (La Banque des mots, 1977), « [l']intégrale d'une densité de flux de particules sur un intervalle de temps donné » (site France Terme, 1989). Dans le domaine de la neurolinguistique, les troubles de la fluence verbale, qui affectent le débit de l'expression orale, sont évalués à l'aide de tests, où le sujet doit énoncer des mots (commençant par telle lettre, appartenant à telle catégorie sémantique, etc.) en un temps donné ; sur le même principe sont élaborés des tests de fluence de lecture, pour mesurer (en nombre de mots correctement lus à la minute) la capacité des élèves à lire un texte à voix haute avec précision, fluidité et expressivité (7) :

    « Des épreuves de compréhension verbale, de fluence verbale » (J.-L. Laroche, Recherches sur les aptitudes des écoliers du Katanga industriel, 1960), « Rôle respectif des atteintes frontales et de la latéralisation lésionnelle dans les déficits de la "fluence verbale" » (Anne-Marie Ramier et Henri Hecaen, 1970), « On parle d'aphasie fluente de Wernicke chez le sujet dont la compréhension est plus atteinte que l'expression, d'aphasie non fluente de Broca lorsque l'expression est plus perturbée que la compréhension » (Véronique Sichem, 1995), « La fluence, ou fluidité de lecture orale (du terme anglais reading fluency), a d'abord été associée à la rapidité du débit de la parole » (Alain Desrochers, L'Approche de la réponse à l'intervention et l'enseignement de la lecture-écriture, 2022).

    Le piquant de l'affaire, cela dit, c'est que plus d'un spécialiste est persuadé que les formes fluence, fluency furent françaises avant d'avoir été anglaises : « Fluence, [altfrz. fluance, lat. fluo] » (Joseph Leonhard Hilpert, A Dictionary of the English and German Languages, 1828), « Fluency. [Lat. fluentia, Fr. fluence] » (Webster's Dictionary, édition de 1864), « Fluence. Early 17th cent., from French, from Latin fluentia, from fluere » (Oxford Dictionary of English, 2010), « The evolution of the word [fluency] looks like this : Latin fluere > Latin fluentem an accusative singular form of the present participle > Old French fluencie, fluency [!] > Modern French fluence > English Fluence » (Bill Casselman, Word Stash, 2017). Le phénomène, au demeurant, ne serait pas nouveau.
    Il n'empêche : quand bien même le flacon serait de facture française (et latine), l'ivresse, elle, s'abreuve désormais aux meilleures sources anglaises. De là à voir se soulever dans le pays une vague d'indignation contre les anglicismes rampants, beaucoup d'eau devrait encore fluer sous les ponts...

    (1) Comparez : « Fluant, qui ne dure pas » et « Fluent, qui coule, qui passe ; qui ondoie, qui flotte ; (figuré) qui semble couler » (Littré) ; « Fluant, qui change » et « Fluent, qui laisse couler le sang ; qui bouge, qui change sans cesse ; qui s'écoule, qui passe » (TLFi).

    (2) La formule sera reprise par Montaigne, grand admirateur de Plutarque et d'Amyot, avec la graphie fluante (Essais, 1580).

    (3) « [En parlant du style] : a) coulant, d'un cours égal ; b) coulant de façon trop uniforme [sans les temps marqués du rythme], ou bien lâche, flottant à l'aventure [sans les entraves du rythme] », lit-on dans le Gaffiot.

    (4) « Fluance. Écoulement, action de couler » (Jean-Baptiste-Bonaventure de Roquefort, Glossaire de la langue romane, 1808), « Fluente. Écoulement, action de couler » (Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l'ancienne langue française, 1885 ; en 1895, l'auteur apporte la correction suivante dans les Errata : « Au lieu de fluente, lisez fluence »), « Fluence. Écoulement, flot » (Joël Blanchard et Michel Quereuil, Lexique de Christine de Pizan, 1999).
    Pour ne rien simplifier, la graphie fluance est également attestée avec le sens de « influence » : « Lune et Souleil et le vieil Saturnus Gouvernassent si par leur fluance Les corps humains » (Eustache Deschamps, avant 1404) et de « abondance, affluence » : « Parmy la fluence des grandeurs qui l'entourent » (Le Heraut et l'arrest des trois estats, 1649), « La grande fluance de monde et de bestail » (texte daté 1676). L'adjectif a connu la même évolution : « Le moys de may [...] Ou sont fluans [= abondants] tous fruictz ambrosiens » (Charles de Bourdigné, 1532).

    (5) « La fluence du temps qui court sans cesse comme un fleuve étonnamment rapide étourdit ma pensée » (Louis-Sébastien Mercier, Néologie, 1801), « Mot nouveau imaginé par Mercier. Il propose de dire la fluence du temps pour dire la rapidité du temps, la course rapide du temps » (Jean-Charles Laveaux, Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires, 1822), « Néologisme. Écoulement. Il s'est dit de la marche du temps » (Complément du Dictionnaire de l'Académie, 1842, qui écrit par ailleurs : « Fluance (vieux langage), écoulement, action de couler »).
    La mention « néologisme » disparaît à partir de 1845 : « Marche du temps. La manière dont il s'écoule » (Bescherelle, Dictionnaire national, 1845), « Au propre et au figuré, état de tout ce qui s'écoule, de tout ce qui passe » (Ibid., édition de 1890), « État, mouvement de ce qui coule » (Littré, 1863), « État mouvementé de ce qui coule » (Camille Flammarion, Dictionnaire encyclopédique, 1894), « Peu usité. Mouvement de ce qui coule ou s'écoule : fluence du temps » (Petit Larousse illustré, 1906), « Action de couler, mouvement de ce qui coule » (TLFi, 1971), « Rare. Action de fluer, de couler, de glisser » (Grand Larousse, 1973), « Littéraire. Manière de parler facile, style plein d'aisance » (Larousse en ligne).

    (6) « Fluentia loquendi [= flux de paroles] » (Ammien Marcellin, historien, IVe siècle), « Fluentiam retinere [=  arrêter l'écoulement (des humeurs, du sang)] » (Célius Aurélien, médecin, Ve siècle).

    (7) Selon l'universitaire Roland Goigoux, « le ministère de l'Éducation nationale conserve les deux termes fluence et fluidité, mais au prix d'une certaine confusion [...]. Pragmatiques, la plupart [des enseignants] considèrent que la fluence est ce que mesure le test imposé par le ministère : un nombre de mots lus correctement dans un temps imparti » (L'Engouement pour la fluence, 2022).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ?


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  • « À QUEL ÂGE PARTENT EN RETRAITE NOS VOISINS EUROPÉENS ? Alors que la Première ministre va dévoiler ce mardi un nouvel âge légal de départ en retraite, petit tour d'horizon des différentes obligations légales en la matière chez nos voisins européens. »
    (Frédéric Bianchi, sur bfmtv.com, le 10 janvier 2023.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    Il n'en ira pas du second quinquennat d'Emmanuel Macron comme du premier : en 2023, on nous l'assure, le gouvernement ne battra pas en retraite sur le terrain miné de la réforme annoncée.
    Sur celui de la langue, la situation n'est guère plus apaisée. Car enfin, je vous le demande, doit-on dire (être, mettre, partir) à la retraite ou en retraite ?

    L'Académie, une fois n'est pas coutume, se montre bonne fille et laisse le choix entre les deux prépositions en concurrence : « Départ à la retraite, en retraite [1]. Un officier, un fonctionnaire à la retraite, en retraite » (à l'article « retraite » de la dernière édition de son Dictionnaire). Mais elle donne l'impression de vouloir maintenir après le verbe mettre la distinction entre retraite « fait de cesser son activité professionnelle à partir d'un certain âge ; la situation qui en résulte » et retraite « éloignement temporaire de la vie séculière, du monde, pour méditer ou prier, pour se préparer à un engagement, à une étape de sa vie spirituelle ». Comparez : « Cet officier a été mis à la retraite » (1935) et « Un tel est allé faire une retraite, s'est mis en retraite » (1694-1878).

    Les vétérans Goosse et Hanse disent à peu près la même chose :

    « En parlant de quelqu'un qui s'est retiré d'une fonction ou d'un emploi, tout en continuant à toucher une somme mensuelle, on dit qu'il est à la retraite ou en retraite [...]. C'est à la retraite qui est demandé après mettre ou mise, admettre ou admission » (Le Bon Usage(2).

    « Un fonctionnaire à la retraite ou en retraite, mis à la retraite » (Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne).

    Mais voilà que s'élèvent des voix discordantes. À commencer par celle de Louis-Nicolas Bescherelle, qui ne trouve rien à redire, lui, à l'emploi de mettre, mise en retraite dans l'acception qui nous occupe. Ne lit-on pas dans son Dictionnaire national (1845-1846) : « Un officier en retraite, c'est-à-dire mis en retraite » (à l'article « en ») à côté de « Mettre un employé à la retraite » (à l'article « employé »), « Mettre un militaire à la retraite » (à l'article « mettre ») ? De même, le Dictionnaire général d'administration (1846-1849) écrit indifféremment : « la mise en retraite de l'employé pensionnaire », « l'officier mis en retraite » ou « sa mise à la retraite », « [le directeur général] révoque, destitue et met à la retraite les employés ». Qui a dit que l'administration ne savait pas faire preuve de souplesse ? (3)

    D'autres, à l'inverse, auraient plutôt tendance à alimenter le « compte pénibilité » des usagers de la langue, à force de chercher à établir un distinguo entre nos deux formules. Ainsi du Grand Robert, qui considère que « en retraite est moins usuel [que à la retraite] et connote une situation plus importante : Officier, fonctionnaire en retraite. Employé, salarié à la retraite ». Les contre-exemples ne sont pourtant pas rares sous les plumes (autrefois) actives :

    « Un préfet à la retraite » (Jean Dutourd, 1950), « Ce colonel à la retraite » (Pierre-Henri Simon, 1967), « Des ambassadeurs à la retraite » (Raymond Aron, 1974), « On ne fait pas la révolution avec des généraux à la retraite » (Régine Deforges, 2003), « Un général étatsunien à la retraite » (Alain Rey, 2003 ; un comble !), « Un capitaine de cavalerie à la retraite » (Jean d'Ormesson, 2008), « Un inspecteur des finances à la retraite » (Jean Tulard, 2012), « Général britannique à la retraite, Baden-Powell [...] » (Jean Pruvost, 2013), « Un ministre à la retraite » (Jean-Marie Rouart, 2017) ; « J'épouse un facteur en retraite ! » (Max Jacob, avant 1944), « Cantonnier en retraite » (Claude Roy, 1955), « Devenu brasseur, ou boucher en retraite » (Robert Sabatier, 1964), « Des bourgeois en retraite » (Maurice Genevoix, 1970), « [Antoine] Sylvère, paisible entrepreneur en retraite » (Claude Duneton, 1990), « Commerçants en retraite » (Jean Dutourd, 2009).

    Girodet, quant à lui, enverrait bien partir à la retraite... à la (ou en ?) retraite anticipée, et sans lettre de motivation : « On écrira : prendre sa retraite, plutôt que partir à la retraite » (4). Quid du suppléant partir en retraite ? Michel Massian lui règle son (solde de tout) compte sans plus de cérémonie − histoire, là encore, d'éviter toute ambiguïté avec la retraite spirituelle ? : « [On ne dit pas :] Partir en retraite. [On dit :] Partir à la retraite, prendre sa retraite » (Et si l'on écrivait correctement le français ?, 1985). Opinion d'autant plus savoureuse que la variante avec en est précisément celle que certains ouvrages de référence ont choisi de mettre en avant dans leurs colonnes (5) :

    « À partir de 1580 (Montaigne), retraite exprime, sans idée de mouvement physique, l'action de se retirer de la vie professionnelle ou mondaine [et, spécialement,] la situation d'une personne qui ne travaille plus et touche une pension, notamment dans en retraite et à la retraite (mettre, être mis à la retraite, partir en retraite) » (Dictionnaire historique de la langue française, à l'article « retraite »).

    « À propos de l'obligation de partir en retraite » (TLFi, à l'article « gérontophobie »).

    Vous l'aurez compris : cette affaire est de toute évidence placée sous le signe de la subjectivité, de l'opinion non argumentée. Rien d'étonnant, à ce régime (spécial)-là, que d'aucuns soient tentés d'aller jouer les prolongations (de négociations, pas de trimestres !) dans la rue...
     

    (1) Peut-on en déduire, avec le Portail linguistique du Canada, qu'« on dit également partir à la retraite/en retraite » ?
    Quid, par ailleurs, du cas de préretraite ? L'alternance entre à et en est-elle encore de mise ? Force est de constater que « départ en préretraite » est le seul exemple proposé par le Dictionnaire de l'Académie...

    (2) Grevisse, de son côté, se contentait d'écrire : « [Être] à la retraite (on dit aussi : en retraite) » (Le Français correct, 1973), « Indifféremment : Un officier en retraite ou à la retraite » (Quelle préposition ?, 1977).
    On notera au passage que c'est à tort qu'Irène Kalinowska affirme, dans la réédition augmentée du dernier ouvrage, que le tour en retraite est « non répertorié au Dictionnaire de l'Académie (8e édition) ». Il se trouve un peu en retrait, à l'article « en » : « Un officier en activité, en retraite. »

    (3) Le Dictionnaire des termes de marine (1883) ne retient toutefois que les graphies avec en (sous l'influence toute militaire de battre, marcher en retraite ?) : « Officier en retraite. Les capitaines de vaisseau seront mis en retraite à l'âge de... Mise en retraite d'office. »

    (4) Le tour n'en continue pas moins de faire carrière : « Une forte préoccupation pour nos hommes, lorsqu'ils partent à la retraite, est de savoir comme ils vont être traités » (Les Retraites d'ouvriers en Belgique, 1904), « Permettre à nos officiers fatigués de partir à la retraite lorsqu'ils ne peuvent plus rendre de services » (Débats parlementaires, 1923), « Le secrétaire général devait partir à la retraite » (Roger Hagnauer, 1961), « Le jour où il était parti à la retraite » (Bernard Clavel, 2002), « Un général [...] partait à la retraite » (Michel Onfray, 2010), « Le docteur Bosquet part à la retraite » (Éric-Emmanuel Schmitt, 2014), « Il va partir à la retraite » (Christophe Barbier, 2015), « Au moment de partir à la retraite » (Patrick Besson, 2016), jusque dans des ouvrages didactiques : « Il va partir à la retraite dans dix ans » (Cécile Narjoux, Le Grevisse de l'étudiant, 2018), « Il part à la retraite l'an prochain » (Bescherelle L'essentiel, 2013).

    (5) Parce qu'elle est la plus ancienne, à défaut d'être la plus fréquente de nos jours ? Citons : « Le capitaine Lainé, partant en retraite, à ses camarades » (La Sentinelle, 1842), « De telle sorte qu'aucun officier ne soit exposé à partir en retraite sans avoir ce dernier grade » (Bulletin de la réunion des officiers, 1874), « Ce brave officier allait partir en retraite, ayant trente ans de service » (Émile Simond, 1889), « Nos vieux chefs de feu sont partis en retraite, et nous n'en formons pas de nouveaux » (Romain Léopold Eynaud, 1894).

    Remarque : Retraite est la forme féminine substantivée du participe passé de l'ancien verbe retraire (« raconter, relater ; contracter ; retirer ; abandonner un lieu »), lui-même dérivé du latin trahere (« tirer, traîner »).

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La même chose ? Ou : À quel âge partent-ils à la retraiteprennent-ils leur retraite ?

     


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  • Une victoire à l'odeur de... souffre

    « Ce samedi 17 décembre, sept millions de téléspectateurs ont assisté au sacre d'Indira Ampiot. La victoire de la jeune femme de 18 ans ne souffre d'aucune contestation. »
    (paru sur public.fr, le 18 décembre 2022.) 

     

    FlècheCe que j'en pense

     
    J'entends d'ici les mêmes crier au massacre de la langue. Car enfin, feront-ils valoir avec quelque apparence de raison, le verbe souffrir n'est-il pas censé construire son complément sans préposition quand il est employé au sens de « admettre, connaître, comporter (avec un sujet inanimé) ; permettre, supporter, tolérer (avec un sujet animé) » ? Pour preuve ces quelques exemples repérés sur les podiums des meilleurs ouvrages de référence :

    « Cela va tout seul, cela ne souffre aucune difficulté » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie).
    « Une règle qui ne souffre aucune exception » (Robert en ligne).
    « Il ne souffrait aucun acte d'autorité. Cela ne souffrait aucun retard, aucune discussion » (Larousse).
    « Canonique, qui ne souffre aucune contestation » (Dictionnaire du moyen français).
    « Quand le sens ne souffre aucune ambiguïté » (Littré).

    Seulement voilà : souffrir s'emploie plus couramment avec la préposition de suivie d'un substantif. Il prend alors le sens propre de « éprouver une douleur physique ou morale » (le substantif précisant la cause dudit mal) : souffrir du dos, d'un cancer, du mal du pays et, avec un sujet de chose, le sens figuré de « être victime de ; être affecté par ; subir (un préjudice, un dommage, une altération) » : « Les vignes ont souffert de la gelée. Le pays souffrit beaucoup des ravages de la guerre » (Littré), « Le pays souffre du chômage. Le niveau de vie souffre de l'inflation » (TLFi). De là : « Entièreté, état d'une chose qui ne souffre d'aucune restriction » (Dictionnaire du moyen français) à côté de « Absolu signifie selon moi : "dont la définition ne souffre aucune restriction" » (Bernard Cerquiglini, 2012) − certains substantifs s'accommodant des deux constructions (1).

    Mais revenons à Miss France 2023 : le journaliste a-t-il voulu dire que sa victoire n'était entachée d'aucune contestation (souffrir de) ou bien qu'elle n'était sujette à aucune contestation (souffrir) ? La suite de l'article nous éclaire sur ce point : « Le cabinet d'huissier en charge de [sic] comptabiliser les votes a dévoilé sur son site le détail des choix du jury et du public. Elle est arrivée en tête des votes dans les deux catégories. » C'est bien la construction sans préposition qui s'imposait ici.

    À la décharge du contrevenant, reconnaissons que les écueils ne manquent pas dans cette affaire. Il n'est que de remplacer la négation ne... aucun(e) par ne... pas (ou ne... point) pour voir surgir un article de (2) prompt à tromper son monde sur la nature de la construction : « Incontestablement, d'une manière incontestable ou qui ne souffre pas de contestation » (Le Grand Dictionnaire françois-flamand, 1733), « Cela ne souffre point de difficulté, de discussion » (neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie), « Des lois qui ne souffrent pas d'exception » (Grand Robert).
    Pour couronner le tout, les spécialistes eux-mêmes ne s'accordent pas sur l'analyse de souffrir de + substantif : les uns (Larousse en ligne, Usito) y voient une construction transitive indirecte (avec un COI, donc), les autres (Grevisse, Hanse, Blinkenberg, TLFi, Robert en ligne, Le Bescherelle pratique) une construction intransitive (avec un nom complément de cause).

    La langue prend décidément un malin plaisir à se payer notre pomme (dauphine). Le pis, c'est qu'elle n'en fait pas miss... tère !

    (1) Comparez encore : « Ce qu'ils avaient à se dire ne souffrait aucune indiscrétion » (Jean-Paul Malaval, 2003) et « Je ne sais ce qu'il disait aux curieux [...] mais nous n'eûmes à souffrir d'aucune importunité et d'aucune indiscrétion » (George Sand, 1864) ; « Il ne souffrirait aucun désordre parmi les siens » (Ernest Lavisse, 1880) et « L'univers matériel [...] ne souffre d'aucun désordre » (Martial Guéroult, 1959) ; « [Dieu] ne peut souffrir aucune souillure » (Jean-Baptiste Saint-Jure, 1634) et « Ces régions enchantées où l'âme ne souffre d'aucune souillure » (Julien Green, 1972) ; etc.

    (2) Sur le modèle : J'ai une voiture → Je n'ai pas de voiture.

     

    Flèche

    Ce qu'il conviendrait de dire


    La victoire ne souffre aucune contestation.

     


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