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Vous m'en direz tant...

Vous m'en direz tant...

« Tant de solitude et de grandeur donne à ces lieux un visage inoubliable. »
(Albert Camus, dans Le Minotaure, rédigé en 1939)  

 

 

FlècheCe que j'en pense


Littré est pourtant catégorique : « Avec tant de et un substantif, le verbe et l'adjectif qui suivent s'accordent avec le substantif, non avec tant. » Un siècle plus tôt, l'académicien Pierre-Joseph Thoulier d'Olivet tenait déjà le même discours sans nuances : « Aussi est-ce une règle sans exception que, dans toutes les phrases où l'adverbe de quantité fait partie du nominatif, la syntaxe est fondée sur le nombre et le genre du substantif. Tant de philosophes se sont égarés » (Remarques sur la langue française, 1767). Pour preuve ces exemples de tous les temps : « Tant de richeces sont destruictes » (Guyart des Moulins, fin du XIIIe siècle), « Tant de belles gens d'armes [...] se departoient sans riens faire » (Jean Froissart, XIVe siècle), « D'ou me viennent [...] Tant de remors furieux » (Joachim du Bellay, avant 1560), « Tant de cœurs [...] sont forcés à vous déplaire » (Molière, 1671), « Tant de politesses me supposeroient un amour propre ridicule » (Marivaux, 1732), « Tant de richesse est bien belle » (Proust, vers 1895), « Tant d'admiration n'était pas absolument désintéressée » (Émile Henriot, 1953). Sans doute ces auteurs considéraient-ils que, placé devant un nom concret pour indiquer une grande quantité ou devant un nom abstrait (ou indénombrable) pour exprimer une intensité de haut degré, tant de joue le rôle d'un déterminant indéfini et que ledit nom déterminé porte l'idée principale et commande donc l'accord. Louis-Nicolas Bescherelle se montre plus exhaustif que ses aînés, en évoquant le cas particulier qui nous intéresse : « Le verbe se mettrait également au pluriel, si l'adverbe de quantité était suivi de plusieurs noms singuliers, ou s'il était lui-même répété » (Grammaire nationale, 1834). Le lecteur un tant soit peu attentif peut aisément en juger : « Comme si tant de guerres et tant de carnages n'étaient pas capables de rassasier notre impitoyable inhumanité » (Bossuet, XVIIe siècle), « Tant de soins, tant de flamme, Tant d'abandonnement ont pénétré ton âme » (Voltaire, 1740), « Tant de galanterie et tant d'esprit n'étaient pas bon signe » (Marivaux, avant 1742), « Tant de barbarie et tant d'acharnement m'ont surpris au dépourvu » (Rousseau, 1762), « Tant de charmes et de grâces seront-ils perdus ? » (Rétif de la Bretonne, 1784), « À cette époque [...] où brillaient tant de talent et de génie » (Charles-Marie de Feletz, 1827), « Tant de sang-froid, tant de sagesse dans les précautions m'indiquent assez que [...] » (Stendhal, 1830), « Tant de délicatesse d’âme, tant de prévenance de cœur, tant de noblesse morale n’ont pas été dépensées vainement » (Robert de Flers, 1921), « Tant d'étroitesse et d'ingratitude l'indignèrent » (Marcel Aymé, 1938). Albert Camus se serait-il donc fourvoyé, me demande une correspondante ? Le conditionnel prudemment employé par Bescherelle (« se mettrait ») montre assez que les certitudes ne sont jamais absolues en matière de langue...

C'est que les exemples d'accord au masculin singulier avec l'adverbe tant ne sont pas si rares, tant s'en faut, depuis la fin du XVIIIe siècle : « Tant de grandeur et de bonté ne put toucher les cœurs de ses fils » (Gabriel-Henri Gaillard, avant 1777), « Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre » (Musset, 1839), « Comme s'il n'eût pas pu comprendre que tant de prudence, de courage et de dévouement s'alliât avec [ce] visage » (Alexandre Dumas, 1844), « Tant de lieues le tenait séparé de sa ville » (Charles Maurras, 1901), « Tant de douceur et de tristesse embellissait ce visage fané » (Martin du Gard, 1928), « Il ressentait un peu d'amertume de ce que tant de joie et de pureté fût, en somme, bêtement réservé » (Marcel Aymé, 1941), « Tant de prévenance était écœurant à la longue » (Henri Troyat, 2011). Alexandre Boniface témoigne de cette évolution de l'usage dès 1844, dans sa Grammaire française : « Il y a des cas où l'accord doit se faire avec le substantif, et d'autres avec l'expression de quantité qui le précède ; ainsi je dirais avec Voltaire : Tant de témérité serait bientôt punie. Mais je dirais aussi : Comment tant de vertu peut-il être ignoré ! parce que l'esprit se porte principalement sur le mot tant. L'accord dans ce cas dépend donc du point de vue. » Cet accord selon l'intention avec tant de, Goosse le tolère du bout des lèvres : « [C'est le nom qui suit] qui détermine ordinairement l'accord. Il en va de même s'il y a plusieurs noms coordonnés après tant de, répété ou non. Il arrive pourtant que l'accord se fasse avec l'adverbe, lorsque celui-ci exprime l'idée dominante » (Le Bon Usage, 2011). Il faut dire qu'il avait eu la dent particulièrement dure, quelque cinquante ans plus tôt, contre les auteurs du Précis de syntaxe du français contemporain : « Voici d'autres endroits où l'exposé est absurde ou faux, écrivait-il en 1964 dans Raisonnement et observation dans l'étude de la syntaxe : "Il peut arriver que l'idée principale repose sur l'adverbe, non sur son régime ; en ce cas, le verbe est au singulier : trop d'élèves vaut mieux que trop peu ; tant de lieues le tenait séparé de sa ville (Maurras). » Au moins le continuateur de Grevisse a-t-il eu le mérite d'assouplir sa position. D'autres n'ont pas fait preuve de tant de scrupules et persistent dans leur entêtement : « Lorsqu'un nom est précédé de cette expression [tant de], l'accord du verbe, du participe ou de l'attribut qui le suit se fait avec le nom, et non avec tant de » (Office québécois de la langue française) ou entretiennent la confusion : « S'il y a plusieurs sujets, le pluriel s'impose : Tant de cruauté, tant de cynisme montrent bien la personnalité de l'accusé » (Henri Briet, L'Accord du verbe, 2009). En fait, corrige à bon droit Dupré, « l'accord est différent selon le sens. L'accord se fait avec le complément de tant quand ce complément est le véritable sujet logique, tant de lui ajoutant seulement la nuance : "... et en telle quantité" ; c'est le cas le plus souvent au pluriel, quand chacun des objets considérés est séparément sujet du verbe : tant d'erreurs sont surprenantes de sa part ("il y a beaucoup d'erreurs dont chacune est surprenante"). Au contraire, on ne doit pas faire l'accord quand tant de signifie "le chiffre atteint par", "le degré atteint par" et est donc le véritable sujet : tant d'intelligence est exceptionnel ("ce degré d'intelligence...") ; tant d'erreurs est surprenant de sa part ("l'accumulation des erreurs, non chaque erreur prise séparément"). Dans la langue classique, l'accord se faisait même dans ce cas, mais aujourd'hui cela aurait un parfum d'archaïsme, comme dans la citation de Proust. » Autrement dit, il est théoriquement possible de distinguer les tours suivants :

  • Tant de mauvaise foi est révoltante (= une si grande mauvaise foi),
  • Tant de mauvaise foi est révoltant (= un tel degré de mauvaise foi),
  • Tant de sottises sont révoltantes (= il y a beaucoup de sottises dont chacune est révoltante),
  • Tant de sottises est révoltant (= l'accumulation des sottises, le fait de dire tant de sottises),
  • Tant de sottises et de mauvaise foi sont révoltantes (= il y a beaucoup de sottises et une si grande mauvaise foi, qui toutes sont révoltantes),
  • Tant de sottises et de mauvaise foi est révoltant (= l'accumulation des sottises et de la mauvaise foi).


Dans la pratique, la nuance de sens avec un féminin singulier désignant une réalité abstraite est parfois difficile à saisir (cf. les deux premiers tours), ce qui fait écrire à Dupré (peut-être un peu précipitamment) : « En général, avec un féminin singulier, on ne fera pas l'accord. » (2)

Mais revenons-en à l'exemple qui nous occupe. Que nous dit Camus, en optant pour l'accord avec l'adverbe tant plutôt que pour celui avec les noms coordonnés ? que ce n'est pas tant la solitude et la grandeur qui donnaient à ces lieux un visage inoubliable que le fait qu'il y en avait... tant !

(1) Et aussi : « Tant de belles choses qui passent ma portée » (Vaugelas, 1647), « Si tant de mères se sont tues, Que ne vous taisez-vous aussi ? » (La Fontaine, 1678), « Tant d'années d'habitude étoient des chaînes de fer » (Fénelon, 1699), « Tant et de si belles actions meritoient bien la glorieuse récompense » (Observations de l'Académie française sur les Remarques de M. de Vaugelas, 1704), « Ainsi furent accomplies tant de prédictions » (Noël-François De Wailly, avant 1770), « Voilà pourquoi Tant d'angoisse est empreinte au fond des cénobites » (Hugo, 1856), « Tant d'ingénuité est apaisante » (Émile Hinzelin, 1897), « Tant de scrupules m'assaillent » (Léon Blum, 1907), « Tant de politesse devient extrêmement suspecte » (Charles Péguy, 1910), « Tant d'années écoulées depuis ce témoignage d'amour doivent avoir guéri la blessure » (Apollinaire, 1918), « Tant de vigilance est perdue ! » (Montherlant, 1924), « Tant de beauté est effrayante à méditer » (Francis Jammes, avant 1938), « Jamais tant de vaisselle ne fut cassée » (Cocteau, 1947), « Tant de persévérance était récompensée » (Henri Calet, 1952), « Tant de souffrance était passée par là » (Paule Constant, 1994).

(2) Force est pourtant de constater que, si l'invariabilité de l'attribut après tant de est désormais admise dans plusieurs ouvrages de référence − « Tant de stupidité lui paraissait navrant » (Grand Larousse), « Tant de gentillesse me semble suspect » (Jean-Paul Jauneau) −, les exemples d'invariabilité avec un seul féminin singulier ne sont pas légion dans l'usage littéraire contemporain, où l'accord reste privilégié.

Remarque 1 : Dans sa Nouvelle Grammaire française (1876), Alexis Chassang se demande si Racine n'appliquait pas déjà à tant de la règle de l'accord selon l'intention. Comparez : « Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ? » et « Je sais que tant d'amour n'en peut être effacé » (alors que amour, au singulier, était resté féminin en poésie). 

Remarque 2 : Tant peut s'employer absolument, comme nominal désignant un nombre indéterminé : Il gagne tant par mois. Le tant du mois.

 

Flèche

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A
Excellent billet, qui montre bien toute la subtilité de notre belle langue. Merci!
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